Ceci n´est pas un conte.
Lorsqu´on fait un conte, c´est à quelqu´un qui l´écoute ; et pour peu que le conte dure, il est rare que le conteur ne soit pas interrompu quelquefois par son auditeur. Voilà pourquoi j´ai introduit dans le récit qu´on va lire, et qui n´est pas un conte ou qui est un mauvais conte, si vous vous en doutez, un personnage qui fasse à peu près le rôle du lecteur; et je commence.
" Et vous concluez de là ?
- Qu´un sujet aussi intéressant devait mettre toutes les têtes
en l´air, défrayer pendant un mois tous les cercles de la ville
; y être tourné et retourné jusqu´à l´insipidité ; fournir
à mille disputes, à vingt brochures au moins, et à quelques
centaines de pièces de vers pour et contre ; et qu´en dépit de
toute la finesse, de toutes les connaissances, de tout l´esprit
de l´auteur, puisque son ouvrage n´a excité aucune fermentation
violente, il est médiocre, et très médiocre.
- Mais il me semble que nous lui devons pourtant une soirée
assez agréable, et que cette lecture a amené...
- Quoi ? une litanie d´historiettes usées qu´on se décochait de
part et d´autre, et qui ne disaient qu´une chose connue de toute
éternité, c´est que l´homme et la femme sont deux bêtes très
malfaisantes.
- Cependant l´épidémie vous a gagné, et vous avez payé votre
écot tout comme un autre.
- C´est que bon gré, mal gré qu´on en ait, on se prête au ton
donné ; qu´en entrant dans une société, on arrange à la porte
d´un appartement jusqu´à sa physionomie sur celles qu´on voit ;
qu´on contrefait le plaisant quand on est triste ; le triste
quand on serait tenté d´être plaisant ; qu´on ne veut être
étranger à quoi que ce soit ; que le littérateur politique ;
que le politique métaphysique; que le métaphysicien moralise ;
que le moraliste parle finance ; le financier, belles-lettres ou
géométrie ; que, plutôt que d´écouter ou se taire, chacun
bavarde de ce qu´il ignore, et que tous s´ennuient par sotte
vanité ou par politesse.
- Vous avez de l´humeur.
- A mon ordinaire.
- Et je crois qu´il est à propos que je réserve mon historiette
pour un moment plus favorable.
- C´est-à-dire que vous attendrez que je n´y sois pas.
- Ce n´est pas cela.
- Ou que vous craignez que je n´aie moins d´indulgence pour vous,
tête à tête, que je n´en aurais pour un indifférent en
société.
- Ce n´est pas cela.
- Ayez donc pour agréable de me dire ce que c´est.
- C´est que mon historiette ne prouve pas plus que celles qui
vous ont excédé.
- Eh ! dites toujours.
- Non, non, vous en avez assez.
- Savez-vous que de toutes les manières qu´ils ont de me faire
enrager, la vôtre m´est la plus antipathique ?
- Et quelle est la mienne ?
- Celle d´être prié de la chose que vous mourez de faire. Eh
bien ! mon ami, je vous prie, je vous supplie de vouloir bien
vous satisfaire.
- Me satisfaire !
- Commencez, pour Dieu, commencez.
- Je tâcherai d´être court.
- Cela n´en sera pas plus mal. "
Ici, un peu par malice, je toussai, je crachai, je développai
lentement mon mouchoir, je me mouchai, j´ouvris ma tabatière, je
pris une prise de tabac, et j´entendais mon homme qui disait
entre ses dents : " Si l´histoire est courte, les préliminaires
sont longs. " Il me prit envie d´appeler un domestique sous
prétexte de quelque commission ; mais je n´en fis rien, et je
dis :
CECI N´EST PAS UN CONTE
" Il faut avouer qu´il y a des hommes bien bons et
des femmes bien méchantes.
- C´est ce qu´on voit tous les jours et quelquefois sans sortir
de chez soi. Après ?
- Après ? J´ai connu une Alsacienne belle, mais belle à faire
accourir les vieillards et à arrêter tout court les jeunes
gens.
- Et moi aussi, je l´ai connue, elle s´appelait Mme Reymer.
- Il est vrai. Un nouveau débarqué de Nancy, appelé Tanié, en
devint éperdument amoureux. Il était pauvre. C´était un de ces
enfants perdus, que la dureté des parents qui ont une famille
nombreuse chasse de la maison et qui se jettent dans le monde
sans savoir ce qu´ils deviendront, par un instinct qui leur dit
qu´ils n´y auront pas un sort pire que celui qu´ils fuient.
Tanié, amoureux de Mme Reymer, exalté par une passion qui
soutenait son courage et ennoblissait à ses yeux toutes ses
actions, se soumettait sans répugnance aux plus pénibles et aux
plus viles, pour soulager la misère de son amie. Le jour, il
allait travailler sur les ports ; à la chute du jour, il
mendiait dans les rues.
- Cela était fort beau, mais cela ne pouvait durer.
- Aussi Tanié, las ou de lutter contre le besoin, ou plutôt de
retenir dans l´indigence une femme charmante obsédée d´hommes
opulents qui la pressaient de chasser ce gueux de Tanié...
- Ce qu´elle aurait fait quinze jours, un mois plus tard.
- Et d´accepter leurs richesses, résolut de la quitter et
d´aller tenter la fortune au loin. Il sollicite, il obtient son
passage sur un vaisseau de roi. Le moment de son départ est
venu. Il va prendre congé de Mme Reymer. "Mon amie, lui
dit-il, je ne saurais abuser plus longtemps de votre tendresse.
J´ai pris mon parti, je m´en vais.
- Vous vous en allez !
- Oui.
- Et où allez-vous ?
- Aux îles. Vous êtes digne d´un autre sort, et je ne saurais
l´éloigner plus longtemps."
- Le bon Tanié !
- "Et que voulez-vous que je devienne ?"
- La traîtresse !
- "Vous êtes environnée de gens qui cherchent à vous
plaire. Je vous rends vos promesses. Je vous rends vos serments.
Voyez celui d´entre ces prétendants qui vous est le plus
agréable. Acceptez-le, c´est moi qui vous en conjure.
- Ah ! Tanié, c´est vous qui me proposez..."
- Je vous dispense de la pantomime de Mme Reymer. Je la vois, je
la sais.
- "En m´éloignant, la seule grâce que j´exige de vous,
c´est de ne former aucun engagement qui nous sépare à jamais.
Jurez-le-moi, ma belle amie. Quelle que soit la contrée de la
terre que j´habiterai, il faudra que j´y sois bien malheureux
s´il se passe une année sans vous donner des preuves certaines
de mon tendre attachement. Ne pleurez pas."
- Elles pleurent toutes quand elles veulent.
- "Et ne combattez pas un projet que les reproches de mon
coeur m´ont enfin inspiré, et auquel ils ne tarderaient pas à
me ramener."
- Et voilà Tanié parti pour Saint-Domingue, et parti tout à
temps pour Mme Reymer et pour lui.
- Qu´en savez-vous ?
- Je sais, tout aussi bien qu´on peut le savoir, que quand Tanié
lui conseilla de faire un choix, il était fait.
- Bon !
- Continuez votre récit.
- Tanié avait de l´esprit et une grande aptitude aux affaires.
Il ne tarda pas d´être connu. Il entra au conseil souverain du
Cap. Il s´y distingua par ses lumières et par son équité. Il
n´ambitionnait pas une grande fortune, il ne la désirait
qu´honnête et rapide. Chaque année il en envoyait une portion
à Mme Reymer. Il revint au bout...
- De neuf à dix ans. Non, je ne crois pas que son absence ait
été plus longue.
- Présenter à son amie un petit portefeuille qui renferrnait le
produit de ses vertus et de ses travaux.
- Et heureusement pour Tanié, ce fut un moment où elle venait
de se séparer du dernier des successeurs de Tanié.
- Du dernier ?
- Oui.
- Elle en avait donc eu plusieurs ?
- Assurément. Allez, allez.
- Mais je n´ai peut-être rien à vous dire que vous ne sachiez
mieux que moi.
- Qu´importe, allez toujours.
- Mme Reymer et Tanié occupaient un assez beau logement rue
Sainte-Marguerite, à ma porte. Je faisais grand cas de Tanié,
et je fréquentais sa maison qui était, sinon opulente, du moins
fort aisée.
- Je puis vous assurer, moi, sans avoir compté avec la Reymer,
qu´elle avait mieux de quinze mille livres de rente avant le
retour de Tanié.
- A qui elle dissimulait sa fortune ?
- Oui.
- Et pourquoi ?
- Parce qu´elle était avare et rapace.
- Passe pour rapace, mais avare ! une courtisane avare ! il y
avait cinq à six ans que ces deux amants vivaient dans la
meilleure intelligence.
- Grâce à l´extrême finesse de l´un et à la confiance sans
bornes de l´autre.
- Oh ! il est vrai qu´il était impossible à l´ombre d´un
soupçon d´entrer dans une âme aussi pure que celle de Tanié.
La seule chose dont je me sois quelquefois aperçu, c´est que Mme
Reymer avait bientôt oublié sa première indigence; qu´elle
était tourmentée de l´amour du faste et de la richesse ;
qu´elle était humiliée qu´une aussi belle femme allât à pied.
- Que n´allait-elle en carrosse ?
- Et que l´éclat du vice lui en dérobait la bassesse. Vous riez
? Ce fut alors que M. de Maurepas fonda le projet d´établir au
Nord une maison de commerce. Le succès de cette entreprise
demandait un homme actif et intelligent. Il jeta les yeux sur
Tanié à qui il avait confié la conduite de plusieurs affaires
importantes pendant son séjour au Cap, et qui s´en était
toujours acquitté à la satisfaction du ministre. Tanié fut
désolé de cette marque de distinction ; il était si content,
si heureux à côté de sa belle amie ! Il aimait, il était ou
il se croyait aimé.
- C´est bien dit.
- Qu´est-ce que l´or pouvait ajouter à son bonheur ? Rien.
Cependant le ministre insistait ; il fallait se déterminer, il
fallait s´ouvrir à Mme Reymer. J´arrivai chez lui précisément
sur la fin de cette scène fâcheuse. Le pauvre Tanié fondait en
larmes. "Qu´avez-vous donc, lui dis-je, mon ami ?" Il
me dit en sanglotant : "C´est cette femme!" Mme Reymer
travaillait tranquillement à un métier de tapisserie. Tanié se
leva brusquement et sortit. Je restai seul avec son amie qui ne
me laissa pas ignorer ce qu´elle qualifiait de la déraison de
Tanié. Elle m´exagéra la modicité de son état ; elle mit à
son plaidoyer tout l´art dont un esprit délié sait pallier les
sophismes de l´ambition. "De quoi s´agit-il ? D´une absence
de deux ou trois ans au plus. - C´est bien du temps pour un homme
que vous aimez et qui vous aime autant que lui. - Lui, il m´aime
? S´il m´aimait, balancerait-il à me satisfaire ? - Mais,
madame, que ne le suivez-vous ? - Moi ! je ne vais point là, et
tout extravagant qu´il est, il ne s´est point avisé de me le
proposer. Doute-t-il de moi ? - Je n´en crois rien. - Après
l´avoir attendu pendant douze ans, il peut bien s´en reposer deux
ou trois sur ma bonne foi. Monsieur, c´est que c´est une de ces
occasions singulières qui ne se présentent qu´une fois dans la
vie, et je ne veux pas qu´il ait un jour à se repentir et à me
reprocher peut-être de l´avoir manquée. - Tanié ne regrettera
rien, tant qu´il aura le bonheur de vous plaire. -Cela est fort
honnête, mais soyez sûr qu´il sera très content d´être riche,
quand je serai vieille. Le travers des femmes est de ne jamais
penser à l´avenir ; ce n´est pas le mien." Le ministre
était à Paris ; de la rue Sainte-Marguerite à son hôtel, il
n´y avait qu´un pas. Tanié y était allé, et s´était engagé.
Il rentra l´oeil sec, mais l´âme serrée. "Madame, lui
dit-il, j´ai vu M. de Maurepas; il a ma parole, je m´en irai, je
m´en irai et vous serez satisfaite. - Ah ! mon ami !..." Mme
Reymer écarte son métier, s´élance vers Tanié, jette ses bras
autour de son cou, l´accable de caresses et de propos doux.
"Ah ! c´est pour cette fois que je vois que je vous suis
chère !" Tanié lui répondit froidement : "Vous
voulez être riche."
- Elle l´était, la coquine, dix fois plus qu´elle ne méritait.
- "Et vous le serez. Puisque c´est l´or que vous aimez, il
faut aller vous chercher de l´or." C´était le mardi, et le
ministre avait fixé son départ au vendredi sans délai. J´allai
lui faire mes adieux au moment où il luttait avec lui-même, où
il tâchait de s´arracher des bras de la belle, indigne et
cruelle Reymer. C´était un désordre d´idées, un désespoir,
une agonie, dont je n´ai jamais vu un second exemple. Ce n´était
pas de la plainte, c´était un long cri. Mme Reymer était encore
au lit; il tenait une de ses mains. Il ne cessait de dire et de
répéter : "Cruelle femme ! femme cruelle ! que te faut-il
de plus que l´aisance dont tu jouis, et un ami, un amant tel que
moi ? J´ai été lui chercher la fortune dans les contrées
brûlantes de l´Amérique, elle veut que j´aille la lui chercher
encore au milieu des glaces du Nord. Mon ami, je sens que cette
femme est folle, je sens que je suis un insensé ; mais il m´est
moins affreux de mourir que de la contrister. Tu veux que je te
quitte, je vais te quitter." Il était à genoux au bord de
son lit, la bouche collée sur sa main et le visage caché dans
les couvertures qui, en étouffant son murmure, ne le rendaient
que plus triste et plus effrayant. La porte de la chambre
s´ouvrit, il releva brusquement la tête ; il vit le postillon
qui venait lui annoncer que les chevaux étaient à la chaise. Il
fit un cri et recacha son visage sous les couvertures. Après un
moment de silence, il se leva; il dit à son amie :
"Embrassez-moi, madame; embrasse-moi encore une fois, car tu
ne me verras plus." Son pressentiment n´était que trop
vrai. Il partit ; il arriva à Pétersbourg, et trois jours
après, il fut attaqué d´une fièvre dont il mourut le
quatrième.
- Je savais tout cela.
- Vous avez peut-être été un des successeurs de Tanié ?
- Vous l´avez dit, et c´est avec cette belle abominable que j´ai
dérangé mes affaires.
- Ce pauvre Tanié !
- Il y a des gens dans le monde qui vous diraient que c´est un
sot.
- Je ne le défendrai pas, mais je souhaiterais au fond de mon
coeur que leur mauvais destin les adresse à une femme aussi
belle et aussi artificieuse que Mme Reymer.
- Vous êtes cruel dans vos vengeances.
- Et puis s´il y a des femmes très méchantes et des hommes
très bons, il y a aussi des femmes très bonnes et des hommes
très méchants ; et ce que je vais ajouter n´est pas plus un
conte que ce qui précède.
- J´en suis convaincu.
- M. d´Hérouville...
- Celui qui vit encore ? le lieutenant général des armées du
roi ? celui qui épousa cette charmante créature appelée
Lolotte ?
- Lui-même.
- C´est un galant homme, ami des sciences.
- Et des savants. Il s´est longtemps occupé d´une histoire
générale de la guerre dans tous les siècles et chez toutes les
nations.
- Le projet est vaste.
- Pour le remplir, il avait appelé autour de lui quelques jeunes
gens d´un mérite distingué, tels que M. de Montucla, l´auteur
de l´Histoire des mathématiques.
- Diable ! En avait-il beaucoup de cette force-là ?
- Mais celui qui se nommait Gardeil, le héros de l´aventure que
je vais vous raconter, ne lui cédait guère dans sa partie. Une
fureur commune pour l´étude de la langue grecque commença entre
Gardeil et moi une liaison que le temps, la réciprocité des
conseils, le goût de la retraite, et surtout la facilité de se
voir, conduisirent à une assez grande intimité.
- Vous demeuriez alors à l´Estrapade.
- Lui, rue Saint-Hyacinthe, et son amie, Mlle de La Chaux, place
Saint-Michel. Je la nomme de son propre nom, parce que la pauvre
malheureuse n´est plus, parce que sa vie ne peut que l´honorer
dans tous les esprits bien faits, et lui mériter l´admiration,
les regrets et les larmes de ceux que la nature aura favorisés
ou punis d´une petite portion de la sensibilité de son âme.
- Mais votre voix s´entrecoupe, et je crois que vous pleurez.
- Il me semble encore que je vois ses grands yeux noirs,
brillants et doux, et que le son de sa voix touchante retentisse
dans mon oreille et trouble mon coeur. Créature charmante !
Créature unique ! Tu n´es plus ! Il y a près de vingt ans que
tu n´es plus, et mon coeur se serre encore à ton souvenir.
- Vous l´avez aimée ?
- Non. Ô La Chaux ! Ô Gardeil ! Vous fûtes l´un et l´autre
deux prodiges, vous de la tendresse de la femme, vous de
l´ingratitude de l´homme. Mlle de La Chaux était d´une famille
honnête ; elle quitta ses parents pour se jeter entre les bras
de Gardeil. Gardeil n´avait rien; Mlle de La Chaux jouissait de
quelque bien, et ce bien fut entièrement sacrifié aux besoins
et aux fantaisies de Gardeil. Elle ne regretta ni sa fortune
dissipée, ni son honneur flétri ; son amant lui tenait lieu de
tout.
- Ce Gardeil était donc bien séduisant, bien aimable ?
- Point du tout. Un petit homme bourru, taciturne et caustique,
le visage sec, le teint basané, en tout, une figure mince et
chétive ; laid, si un homme peut l´être avec la physionomie de
l´esprit.
- Et voilà ce qui avait renversé la tête à une fille
charmante ?
- Et cela vous surprend ?
- Toujours.
- Vous ?
- Moi.
- Mais, vous ne vous rappelez donc plus votre aventure avec la
Deschamps et le profond désespoir où vous tombâtes lorsque
cette créature vous ferma sa porte ?
- Laissons cela ; continuez.
- Je vous disais : "Elle est donc bien belle ?" Et vous
me répondiez tristement : "Non. - Elle a donc bien de
l´esprit? - C´est une sotte. - Ce sont donc ses talents qui vous
entraînent ? - Elle n´en a qu´un. - Et ce rare, ce sublime, ce
merveilleux talent ? - C´est de me rendre plus heureux entre ses
bras que je ne le fus jamais entre les bras d´aucune autre femme
- Mais Mlle de La Chaux ?
- L´honnête, la sensible Mlle de La Chaux se promettait
secrètement, d´instinct, à son insu, le bonheur que vous
connaissiez et qui vous faisait dire de la Deschamps : "Si
cette malheureuse, si cette infâme s´obstine à me chasser de
chez elle, je prends un pistolet et je me brise la cervelle dans
son antichambre." L´avez-vous dit ou non ?
- Je l´ai dit, et même à présent, je ne sais pourquoi je ne
l´ai pas fait.
- Convenez donc.
- Je conviens de tout ce qu´il vous plaira.
- Mon ami, le plus sage d´entre nous est bien heureux de n´avoir
pas rencontré la femme belle ou laide, spirituelle ou sotte, qui
l´aurait rendu fou à enfermer aux Petites-Maisons. Plaignons
beaucoup les hommes, blâmons-les sobrement, regardons nos
années passées comme autant de moments dérobés à la
méchanceté qui nous suit; et ne pensons jamais qu´en tremblant
à la violence de certains attraits de nature, surtout pour les
âmes chaudes et les imaginations ardentes. L´étincelle qui
tombe fortuitement sur un baril de poudre ne produit pas un effet
plus terrible. Le doigt prêt à secouer sur vous ou sur moi
cette fatale étincelle est peut-être levé.
" M. d´Hérouville, jaloux d´accélérer son ouvrage, excédait
de fatigue ses coopérateurs. La santé de Gardeil en fut
altérée. Pour alléger sa tâche, Mlle de La Chaux apprit
l´hébreu, et tandis que son ami reposait, elle passait une
partie de la nuit à interpréter et transcrire des lambeaux
d´auteurs hébreux. Le temps de dépouiller les auteurs grecs
arriva ; Mlle de La Chaux se hâta de se perfectionner dans cette
langue dont elle avait déjà quelque teinture, et tandis que
Gardeil dormait, elle était occupée à traduire et à copier
des passages de Xénophon et de Thucydide. A la connaissance du
grec et de l´hébreu elle joignit celle de l´italien et de
l´anglais. Elle posséda l´anglais au point de rendre en
français les premiers essais de métaphysique de M. Hume,
ouvrage où la difficulté de la matière ajoutait infiniment à
celle de l´idiome. Lorsque l´étude avait épuisé ses forces,
elle s´amusait à graver de la musique. Lorsqu´elle craignait que
l´ennui ne s´emparât de son amant, elle chantait. Je n´exagère
rien, j´en atteste M. Le Camus, docteur en médecine, qui l´a
consolée dans ses peines et secourue dans son indigence ; qui
lui a rendu les services les plus continus ; qui l´a suivie dans
le grenier où sa pauvreté l´avait reléguée, et qui lui a
fermé les yeux quand elle est morte. Mais j´oublie un de ses
premiers malheurs ; c´est la persécution qu´elle eut à souffrir
d´une famille indignée d´un attachement public et scandaleux. On
employa et la vérité et le mensonge pour disposer de sa
liberté d´une manière infamante. Ses parents et les prêtres la
poursuivirent de quartier en quartier, de maison en maison, et la
réduisirent plusieurs années à vivre seule et cachée. Elle
passait les journées à travailler pour Gardeil ; nous lui
apparaissions la nuit, et à la présence de son amant, tout son
chagrin, toute son inquiétude étaient évanouis.
- Quoi ! jeune, pusillanime, sensible au milieu de tant de
traverses !
- Elle était heureuse.
- Heureuse !
- Oui, elle ne cessa de l´être que quand Gardeil fut ingrat.
- Mais il est impossible que l´ingratitude ait été la
récompense de tant de qualités rares, tant de marques de
tendresse, tant de sacrifices de toute espèce.
- Vous vous trompez, Gardeil fut ingrat. Un jour, Mlle de La
Chaux se trouva seule dans ce monde, sans honneur, sans fortune,
sans appui. Je vous en impose, je lui restai pendant quelque
temps : le docteur Le Camus lui resta toujours.
- Ô les hommes, les hommes!
- De qui parlez-vous ?
- De Gardeil.
- Vous regardez le méchant et vous ne voyez pas tout à côté
l´homme de bien. Ce jour de douleur et de désespoir, elle
accourut chez moi. C´était le matin. Elle était pâle comme la
mort. Elle ne savait son sort que de la veille, et elle offrait
l´image des longues douleurs. Elle ne pleurait pas, mais on
voyait qu´elle avait beaucoup pleuré. Elle se jeta dans un
fauteuil. Elle ne parlait pas, elle ne pouvait parler. Elle me
tendait les bras, et en même temps elle poussait des cris.
"Qu´est-ce qu´il y a, lui dis-je ? Est-ce qu´il est mort ? -
C´est pis : il ne m´aime plus; il m´abandonne."
- Allez donc.
- Je ne saurais. Je la vois, je l´entends, et mes yeux se
remplissent de pleurs. "Il ne vous aime plus ? - Non. - Il
vous abandonne ! - Eh ! oui. Après tout ce que j´ai fait !
Monsieur, ma tête s´embarrasse. Ayez pitié de moi. Ne me
quittez pas; surtout ne me quittez pas." En prononçant ces
mots, elle m´avait saisi le bras qu´elle serrait fortement, comme
s´il y avait eu quelqu´un près d´elle qui la menaçât de
l´arracher et de lentraîner. "Ne craignez rien,
mademoiselle. - Je ne crains que moi. - Que faut-il faire pour
vous ? - D´abord me sauver de moi-même. Il ne m´aime plus, je le
fatigue, je l´excède, je l´ennuie, il me hait, il m´abandonne,
il me laisse, il me laisse !" A ce mot répété succéda
un silence profond, et à ce silence des éclats d´un rire
convulsif plus effrayants mille fois que les accents du
désespoir ou le râle de l´agonie. Ce furent ensuite des pleurs,
des cris, des mots inarticulés, des regards tournés vers le
ciel, des lèvres tremblantes, un torrent de douleurs qu´il
fallait abandonner à son cours ; ce que je fis; et je ne
commençai à m´adresser à sa raison que quand je vis son âme
brisée et stupide. Alors je repris : "Il vous hait, il vous
laisse ! et qui est-ce qui vous l´a dit ? - Lui. - Allons,
mademoiselle, un peu d´espérance et de courage ; ce n´est pas un
monstre. - Vous ne le connaissez pas, vous le connaîtriez. C´est
un monstre comme il n´y en a point, comme il n´y en eut jamais. -
Je ne saurais le croire. - Vous le verrez. - Est-ce qu´il aime
ailleurs ? - Non. - Ne lui avez-vous donné aucun soupçon, aucun
mécontentement ? - Aucun, aucun. -Qu´est-ce donc ? - Mon
inutilité. Je n´ai plus rien, je ne lui suis plus bonne à rien;
son ambition, il a toujours été ambitieux ; la perte de ma
santé, celle de mes charmes, j´ai tant souffert et tant fatigué
; l´ennui, le dégoût. - On cesse d´être amants, mais on reste
amis. - Je suis devenue un objet insupportable ; ma présence lui
pèse, ma vue l´afflige et le blesse. Si vous saviez ce qu´il m´a
dit! Oui, monsieur; il m´a dit que s´il était condamné à
passer vingt-quatre heures avec moi, il se jetterait par les
fenêtres. - Mais cette aversion n´a pas été l´ouvrage d´un
moment. - Que sais-je ? Il est naturellement si dédaigneux, si
indifférent, si froid ! Il est si difficile de lire au fond de
ces âmes, et l´on a tant de répugnance à lire son arrêt de
mort ! Il me l´a prononcé, et avec quelle dureté ! - Je n´y
conçois rien. - J´ai une grâce à vous demander, et c´est pour
cela que je suis venue. Me l´accorderez-vous ? -Quelle qu´elle
soit. - Ecoutez ; il vous respecte. Vous savez tout ce qu´il me
doit. Peut-être rougira-t-il de se montrer à vous tel qu´il
est. Non, je ne crois pas qu´il en ait ni le front ni la force.
Je ne suis qu´une femme et vous êtes un homme. Un homme tendre,
honnête et juste en impose. Vous lui en imposerez. Donnez-moi le
bras, et ne refusez pas de m´accompagner chez lui. Je veux lui
parler devant vous. Qui sait ce que ma douleur et votre présence
pourront faire sur lui ? Vous m´accompagnerez ? - Très
volontiers. - Allons."
- Je crains bien que sa douleur et votre présence n´y fassent
que de l´eau claire. Le dégoût ! c´est une terrible chose que
le dégoût en amour, et d´une femme.
- J´envoyai chercher une chaise à porteurs, car elle n´était
guère en état de marcher. Nous arrivons chez Gardeil, à cette
grande maison neuve, la seule qu´il y ait à droite dans la rue
Saint-Hyacinthe ; en entrant par la place Saint-Michel. Là, les
porteurs arrêtent ; ils ouvrent. J´attends, elle ne sort point.
Je m´approche et je vois une femme saisie d´un tremblement
universel, ses dents se frappaient comme dans le frisson de la
fièvre, ses genoux se battaient l´un contre l´autre. "Un
moment, monsieur, me dit-elle. Je vous demande pardon; je vous
demande pardon, je ne saurais. Que vais-je faire là ? Je vous
aurai dérangé de vos affaires inutilement. J´en suis fâchée.
Je vous demande pardon." Cependant je lui tendais le bras ;
elle le prit, elle essaya de se lever ; elle ne le put.
"Encore un moment, monsieur, me dit-elle. Je vous fais
peine, vous pâtissez de mon état." Enfin elle se rassura
un peu, et en sortant de la chaise elle ajouta tout bas :
"Il faut entrer, il faut le voir. Que sait-on ? j´y mourrai
peut-être." Voilà la cour traversée, nous voilà à la
porte de l´appartement; nous voilà dans le cabinet de Gardeil.
Il était à son bureau en robe de chambre et en bonnet de nuit.
Il me fit un salut de la main et continua le travail qu´il avait
commencé. Ensuite il vint à moi, et me dit : "Convenez,
monsieur, que les femmes sont bien incommodes ; je vous fais
mille excuses des extravagances de mademoiselle." Puis
s´adressant à la pauvre créature qui était plus morte que vive
: "Mademoiselle, lui dit-il, que prétendez-vous encore de
moi ? Il me semble qu´après la manière nette et précise dont
je me suis expliqué, tout doit être fini entre nous. Je vous ai
dit que je ne vous aimais plus ; je vous l´ai dit seul à seul ;
votre dessein est apparemment que je vous le répète devant
monsieur. Eh bien ! mademoiselle, je ne vous aime plus ; l´amour
est un sentiment éteint dans mon coeur pour vous, et
j´ajouterai, si cela peut vous consoler, pour toute autre femme.
- Mais apprenez-moi pourquoi vous ne m´aimez plus. - Je l´ignore.
Tout ce que je sais, c´est que j´ai commencé sans savoir
pourquoi, que j´ai cessé sans savoir pourquoi, et que je sens
qu´il est impossible que cette passion revienne. C´est une gourme
que j´ai jetée et dont je me crois et me félicite d´être
parfaitement guéri. - Quels sont mes torts ? - Vous n´en avez
aucun. - Auriez-vous quelque objection secrète à faire à ma
conduite ? - Pas la moindre ; vous avez été la femme la plus
constante, la plus honnête, la plus tendre qu´un homme pût
désirer. - Ai-je omis quelque chose qu´il fût en mon pouvoir de
faire? - Rien. - Ne vous ai-je pas sacrifié mes parents ? - Il
est vrai. - Ma fortune ? - J´en suis au désespoir. Ma santé ? -
Cela se peut. - Mon honneur, ma réputation, mon repos ? - Tout
ce qu´il vous plaira. - Et je te suis odieuse ? - Cela est dur à
dire, dur à entendre, mais puisque cela est, il faut en
convenir. - Je lui suis odieuse !... - Je le sens, et ne m´en
estime pas davantage. - Odieuse ! ah ! dieux !" A ces mots
une pâleur mortelle se répandit sur son visage ; ses lèvres se
décolorèrent ; les gouttes d´une sueur froide qui se formaient
sur ses joues, se mêlaient aux larmes qui descendaient de ses
yeux ; ils étaient fermés ; sa tête se renversa sur le dos de
son fauteuil ; ses dents se serrèrent ; tous ses membres
tressaillaient; à ce tressaillement succéda une défaillance
qui me parut l´accomplissement de l´espérance qu´elle avait
conçue à la porte de cette maison. La durée de cet état
acheva de m´effrayer. Je lui ôtai son mantelet, je desserrai les
cordons de sa robe, je relâchai ceux de ses jupons, et je lui
jetai quelques gouttes d´eau fraîche sur le visage. Ses yeux se
rouvrirent à demi, il se fit entendre un murmure sourd dans sa
gorge ; elle voulait prononcer: Je lui suis odieuse, et elle
n´articulait que les dernières syllabes du mot. Puis elle
poussait un cri aigu, ses paupières s´abaissaient, et
l´évanouissement reprenait. Gardeil, froidement assis dans son
fauteuil, son coude appuyé sur sa table et sa tête appuyée sur
sa main, la regardait sans émotion et me laissait le soin de la
secourir. Je lui dis à plusieurs reprises : "Mais,
monsieur, elle se meurt, il faudrait appeler." Il me
répondit en souriant et haussant les épaules : "Les femmes
ont la vie dure, elles ne meurent pas pour si peu ; ce n´est
rien, cela se passera. Vous ne les connaissez pas, elles font de
leur corps tout ce qu´elles veulent. - Elle se meurt, vous
dis-je." En effet son corps était comme sans force et sans
vie, il s´échappait de dessus son fauteuil, et elle serait
tombée à terre de droite ou de gauche, si je ne l´avais
retenue. Cependant Gardeil s´était levé brusquement; et en se
promenant dans son appartement, il disait d´un ton d´impatience
et d´humeur : "Je me serais bien passé de cette maussade
scène, mais j´espère que ce sera la dernière. A qui diable en
veut cette créature ? Je l´ai aimée, je me battrais la tête
contre le mur qu´il n´en serait ni plus ni moins. Je ne l´aime
plus ; elle le sait à présent ou elle ne le saura jamais. Tout
est dit. - Non, monsieur, tout n´est pas dit. Quoi ! vous croyez
qu´un homme de bien n´a qu´à dépouiller une femme de tout ce
qu´elle a, et la laisser ? - Que voulez-vous que je fasse ? je
suis aussi gueux qu´elle. - Ce que je veux que vous fassiez ? que
vous associiez votre misère à celle où vous l´avez réduite.
Cela vous plaît à dire. Elle n´en serait pas mieux et j´en
serais beaucoup plus mal. - En useriez-vous ainsi avec un ami qui
vous aurait tout sacrifié ? - Un ami ! je n´ai pas grande foi
aux amis, et cette expérience m´a appris à n´en avoir aucune
aux passions. Je suis fâché de ne l´avoir pas su plus tôt. -
Et il est juste que cette malheureuse femme soit la victime de
l´erreur de votre coeur ? - Et qui vous a dit qu´un mois, un jour
plus tard, je ne l´aurais pas été, moi, tout aussi cruellement
de l´erreur du sien ? - Qui me l´a dit ? Tout ce qu´elle a fait
pour vous, et l´état où vous la voyez. - Ce qu´elle a fait pour
moi Oh ! pardieu, il est acquitté de reste par la perte de mon
temps. - Ah! monsieur Gardeil, quelle comparaison de votre temps
et de toutes les choses sans prix que vous lui avez enlevées ! -
Je n´ai rien fait, je ne suis rien, j´ai trente ans, il est temps
ou jamais de penser à soi et d´apprécier toutes ces
fadaises-là ce qu´elles valent." Cependant la pauvre
demoiselle était un peu revenue à elle-même. A ces derniers
mots elle reprit avec assez de vivacité : "Qu´a-t-il dit de
la perte de son temps ? J´ai appris quatre langues, pour le
soulager dans ses travaux; j´ai lu mille volumes ; j´ai écrit,
traduit, copié les jours et les nuits ; j´ai épuisé mes
forces, usé mes yeux, brûlé mon sang ; j´ai contracté une
maladie fâcheuse dont je ne guérirai peut-être jamais. La
cause de son dégoût, il n´ose l´avouer, mais vous allez la
connaître." A l´instant elle arrache son fichu ; elle sort
un de ses bras de sa robe, elle met son épaule à nu, et, me
montrant une tache érysipélateuse : "La raison de son
changement, la voilà, me dit-elle, la voilà. Voilà l´effet des
nuits que j´ai veillées. Il arrivait le matin avec ses rouleaux
de parchemin. M. d´Hérouville, me disait-il, est très pressé
de savoir ce qu´il y a là-dedans, il faudrait que cette besogne
fût faite demain, et elle l´était." Dans ce moment nous
entendîmes le pas de quelqu´un qui s´avançait vers la porte.
C´était un domestique qui annonçait l´arrivée de M.
d´Hérouville. Gardeil en pâlit. J´invitai Mlle de La Chaux à
se rajuster et à se retirer. "Non, dit-elle, non, je reste.
Je veux démasquer l´indigne. J´attendrai M. d´Hérouville, je
lui parlerai. - Et à quoi cela servira-t-il ? - A rien, me
répondit-elle ; vous avez raison. - Demain vous en seriez
désolée. Laissez-lui tous ses torts, c´est une vengeance digne
de vous. - Mais est-elle digne de lui? Est-ce que vous ne voyez
pas que cet homme-là n´est... Partons, monsieur, partons vite ;
car je ne puis répondre ni de ce que je ferais, ni de ce que je
dirais." Mlle de La Chaux répara en un clin d´oeil le
désordre que cette scène avait mis dans ses vêtements,
s´élança comme un trait hors du cabinet de Gardeil ; je la
suivis, et j´entendis la porte qui se fermait sur nous avec
violence. Depuis, j´ai appris qu´on avait donné son signalement
au portier.
" Je la conduisis chez elle où je trouvai le docteur Le Camus
qui nous attendait. La passion qu´il avait prise pour cette jeune
fille différait peu de celle qu´elle ressentait pour Gardeil. Je
lui fis le récit de notre visite, et tout à travers les signes
de sa colère, de sa douleur, de son indignation...
- Il n´était pas trop difficile de démêler sur son visage que
votre peu de succès ne lui déplaisait pas trop ?
- Il est vrai.
- Voilà l´homme; il n´est pas meilleur que cela.
- Cette rupture fut suivie d´une maladie violente, pendant
laquelle le bon, l´honnête, le tendre et délicat docteur lui
rendit des soins qu´il n´aurait pas eus pour la plus grande dame
de France. Il venait trois, quatre fois par jour. Tant qu´il y
eut du péril, il coucha dans sa chambre sur un lit de sangle.
C´est un bonheur qu´une maladie dans les grands chagrins.
- En nous rapprochant de nous, elle écarte le souvenir des
autres, et puis c´est un prétexte pour s´affliger sans
indiscrétion et sans contrainte.
- Cette réflexion, juste d´ailleurs, n´était pas applicable à
Mlle de La Chaux.
" Pendant sa convalescence, nous arrangeâmes l´emploi de son
temps. Elle avait de l´esprit, de l´imagination, du goût, des
connaissances plus qu´il n´en fallait pour être admise à
l´Académie des inscriptions. Elle nous avait tant et tant
entendus métaphysiquer, que les matières les plus abstraites
lui étaient devenues familières, et sa première tentative
littéraire fut la traduction des premiers ouvrages de Hume. Je
la revis, et en vérité elle m´avait laissé bien peu de chose
à rectifier. Cette traduction fut imprimée en Hollande et bien
accueillie du public.
" Ma Lettre sur les sourds et muets
parut presque en même temps ; quelques objections très fines
qu´elle me proposa donnèrent lieu à une addition qui lui fut
dédiée. Cette addition n´est pas ce que j´ai fait de plus mal.
" La gaieté de Mlle de La Chaux était un peu revenue. Le
docteur nous donnait quelquefois à manger, et ces dîners
n´étaient pas trop tristes. Depuis l´éloignement de Gardeil, la
passion de Le Camus avait fait de merveilleux progrès. Un jour,
à table, au dessert, qu´il s´en expliquait avec toute
l´honnêteté, toute la sensibilité, toute la naïveté d´un
enfant, toute la finesse d´un homme d´esprit, elle lui dit avec
une franchise qui me plut infiniment, mais qui déplaira
peut-être à d´autres : "Docteur, il est impossible que
l´estime que j´ai pour vous s´accroisse jamais. Je suis comblée
de vos services, et je serais aussi noire que le monstre de la
rue Saint-Hyacinthe, si je n´étais pénétrée de la plus vive
reconnaissance. Votre tour d´esprit me plaît on ne saurait
davantage ; vous me parlez de votre passion avec tant de
délicatesse et de grâce, que je serais, je crois, fâchée que
vous ne m´en parlassiez plus. La seule idée de perdre votre
société ou d´être privée de votre amitié suffirait pour me
rendre malheureuse. Vous êtes un homme de bien s´il en fut
jamais. Vous êtes d´une bonté et d´une douceur de caractère
incomparables. Je ne crois pas qu´un coeur puisse tomber en de
meilleures mains. Je prêche le mien du matin au soir en votre
faveur; mais a beau prêcher qui n´a envie de bien faire. Je n´en
avance pas davantage. Cependant vous souffrez, et j´en ressens
une peine cruelle. Je ne connais personne qui soit plus digne que
vous du bonheur que vous sollicitez, et je ne sais ce que je
n´oserais pas pour vous rendre heureux. Tout le possible sans
exception. Tenez, docteur, j´irais... oui, j´irais jusqu´à
coucher : jusque-là inclusivement. Voulez-vous coucher avec moi
? vous n´avez qu´à dire. Voilà tout ce que je puis faire pour
votre service ; mais vous voulez être aimé, et c´est ce que je
ne saurais." Le docteur l´écoutait, lui prenait la main, la
baisait, la mouillait de ses larmes, et moi, je ne savais si je
devais rire ou pleurer. Mlle de La Chaux connaissait bien le
docteur, et le lendemain que je lui disais : "Mais,
mademoiselle, si le docteur vous eût prise au mot ?" elle
me répondit : "J´aurais tenu parole ; mais cela ne pouvait
arriver : mes offres n´étaient pas de nature à pouvoir être
acceptées par un homme tel que lui. - Pourquoi non ? Il me
semble qu´à la place du docteur, j´aurais espéré que le reste
viendrait après. - Oui ; mais à la place du docteur, Mlle de La
Chaux ne vous aurait pas fait la même proposition."
" La traduction de Hume ne lui avait pas rendu grand argent. Les
Hollandais impriment tant qu´on veut pourvu qu´ils ne payent
rien.
- Heureusement pour nous , car avec les entraves qu´on donne à
l´esprit, s´ils s´avisent une fois de payer les auteurs, ils
attireront chez eux tout le commerce de la librairie.
- Nous lui conseillâmes de faire un ouvrage d´agrément auquel
il y aurait plus d´honneur et plus de profit. Elle s´en occupa
pendant quatre à cinq mois, au bout desquels elle m´apporta un
petit roman historique intitulé Les Trois
Favorites. Il y avait de la légèreté de
style, de la finesse et de l´intérêt ; mais sans qu´elle s´en
fût doutée, car elle était incapable d´aucune malice, il
était parsemé d´une multitude de traits applicables à la
maîtresse du souverain, la marquise de Pompadour; et je ne lui
dissimulai pas que, quelque sacrifice qu´elle fit, soit en
adoucissant, soit en supprimant ces endroits, il était presque
impossible que son ouvrage parût sans la compromettre, et que le
chagrin de gâter ce qui était bien ne la garantirait pas d´un
autre.
" Elle sentit toute la justesse de mon observation, et n´en fut
que plus affligée. Le bon docteur prévenait tous ses besoins,
mais elle usait de sa bienfaisance avec d´autant plus de réserve
qu´elle se sentait moins disposée à la sorte de reconnaissance
qu´il en pouvait espérer. D´ailleurs, le docteur n´était pas
riche alors, et il n´était pas trop fait pour le devenir. De
temps en temps elle tirait son manuscrit de son portefeuille, et
elle me disait tristement: "Eh bien! il n´y a donc pas moyen
d´en rien faire, et il faut qu´il reste là ?" Je lui donnai
un conseil singulier : ce fut d´envoyer l´ouvrage tel qu´il
était, sans adoucir, sans changer, à Mme de Pompadour même,
avec un bout de lettre qui la mît au fait de cet envoi. Cette
idée lui plut. Elle écrivit une lettre charmante de tous
points, mais surtout par un ton de vérité auquel il était
impossible de se refuser. Deux ou trois mois s´écoulèrent sans
qu´elle entendit parler de rien, et elle tenait la tentative pour
infructueuse, lorsqu´une croix de Saint-Louis se présenta chez
elle avec une réponse de la marquise. L´ouvrage y était loué
comme il le méritait; on remerciait du sacrifice; on convenait
des applications ; on n´en était point offensée, et l´on
invitait l´auteur à venir à Versailles où l´on trouverait une
femme reconnaissante et disposée à rendre les services qui
dépendraient d´elle. L´envoyé, en sortant de chez Mlle de La
Chaux, laissa adroitement sur sa cheminée un rouleau de
cinquante louis.
" Nous la pressâmes, le docteur et moi, de profiter de la
bienveillance de Mme de Pompadour; mais nous avions affaire à
une fille dont la modestie et la timidité égalaient le mérite.
Comment se présenter là avec ses haillons ? Le docteur leva
tout de suite cette difficulté. Après les habits ce furent
d´autres prétextes, et puis d´autres prétextes encore. Le
voyage de Versailles fut différé de jour en jour, jusqu´à ce
qu´il ne convenait presque plus de le faire. Il y avait déjà
longtemps que nous ne lui en parlions pas, lorsque le même
émissaire revint avec une seconde lettre remplie des reproches
les plus obligeants et une autre gratification équivalente à la
première et offerte avec le même ménagement. Cette action
généreuse de Mme de Pompadour n´a point été connue. J´en ai
parlé à M. Collin, son homme de confiance et le distributeur de
ses grâces secrètes. Il l´ignorait, et j´aime à me persuader
que ce n´est pas la seule que sa tombe recèle.
" Ce fut ainsi que Mlle de La Chaux manqua deux fois l´occasion
de se tirer de la détresse.
" Depuis elle transporta sa demeure sur les extrémités de la
ville, et je la perdis tout à fait de vue. Ce que j´ai su du
reste de sa vie, c´est qu´il n´a été qu´un tissu de chagrins,
d´infirmités et de misère. Les portes de sa famille lui furent
opiniâtrement fermées. Elle sollicita inutilement
l´intercession de ces saints personnages qui l´avaient
persécutée avec tant de zèle.
- Cela est dans la règle.
- Le docteur ne l´abandonna point. Elle mourut sur la paille dans
un grenier, tandis que le petit tigre de la rue Saint-Hyacinthe,
le seul amant qu´elle ait eu, exerçait la médecine à
Montpellier ou à Toulouse, et jouissait dans la plus grande
aisance de la réputation méritée d´habile homme, et de la
réputation usurpée d´honnête homme.
- Mais cela est encore à peu près dans la règle. S´il y a un
bon et honnête Tanié, c´est à une Reymer que la Providence
l´envoie. S´il y a une bonne et honnête de La Chaux, elle
deviendra le partage d´un Gardeil, afin que tout soit fait pour
le mieux. "
Mais on me dira peut-être que c´est aller bien vite que de
prononcer définitivement sur le caractère d´un homme d´après
une seule action; qu´une règle aussi sévère réduirait le
nombre des gens de bien au point d´en laisser moins sur la terre
que l´Evangile du chrétien n´admet d´élus dans le ciel ; qu´on
peut être inconstant en amour, se piquer même de peu de
religion avec les femmes, sans être dépourvu d´honneur et de
probité ; qu´on n´est le maître ni d´arrêter une passion qui
s´allume, ni d´en prolonger une qui s´éteint; qu´il y a déjà
assez d´hommes dans les maisons et les rues qui méritent à
juste titre le nom de coquins, sans inventer des crimes
imaginaires qui les multiplieraient à l´infini. On me demandera
si je n´ai jamais ni trahi, ni trompé, ni délaissé aucune
femme sans sujet. Si je voulais répondre à ces questions, ma
réponse ne demeurerait pas sans réplique, et ce serait une
dispute à ne finir qu´au jugement dernier. Mais mettez la main
sur la conscience et dites-moi, vous, monsieur l´apologiste des
trompeurs et des infidèles, si vous prendriez le docteur de
Toulouse pour votre ami. Vous hésitez? Tout est dit ; et sur ce,
je prie Dieu de tenir en sa sainte garde toute femme à qui il
vous prendra fantaisie d´adresser votre hommage.