Diderot

Histoire des Deux Indes



Sommaire´:

FRAGMENTS POLITIQUES

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FP.1 - FP.2 - FP.3 - FP.4 - FP.5 - FP.6 - FP.7 - FP.8 - FP.9 - FP.10 - FP.11 - FP.12 - FP.13 - FP.14 - FP.15 - FP.16

PENSEES DETACHEES

I. Religion
     - Origine des religions ( F.217-D)
     - Intolérance ( F204D)
     - Gouvernement théocratique

II. Morale (PD43-51) (F.267-D)

III. Nations civilisées (F.220-D - F.91-D)
     - L´homme est fait pour la société
     - Nations en général (F35D)
     - Supériorité de la loi sur les souverains dans les monarchies ( - F.6-C)
     - Despotisme ( - F227-C - F113-B)
     - L´intérêt du gouvernement est le même que celui de la nation - F212-D
     - Cession des sujets (F187A)

IV. Nations sauvages ( - F189B - F124B - F11C - F176A - F58D - F93D - F94B - F75D)

V. Sur la Guerre (- F60D - F121D)

VI. Du commerce ( - F48C)
     - Des colonies en général ( - F73D - F89D - F107D - F150D - F154D - F44D)

     - Colonies anglaises ( - F17B)
     - Colonies françaises ( - F34C - F42D - F.55-D)
     - Les Flibustiers (F112B)
     - Créoles (F133B / F134A / F135A)
     - Colonies espagnoles (F.52-B - F.53-D - F.63-C - - F.69-A - F.56-B
- F.70-D - F.82-B- F.117-B - F55D - F88D)
     - Colonies hollandaises
     - Commerce des Indes

VII. Beaux-arts
(F22A - F23D - F51D - - F.98A - F123D
- F172B - F207D- F.117-B - F264D- F55D)


MELANGES

I. A Louis XVI (F33D)
II. Au roi de Prusse (F41B)
III. Monuments (F.36-D / F.159A)
IV. Asiles (F54D)
V. Hôpitaux (F140D-F141D)
VI. Sermon d´un jésuite (F97D)
VII. Montagnes
X. Gouvernement ecclésiastique
XI. Discours d'un philosophe à un roi (F105B)
XII. Impôt et crédit public( - F148-D- F258D-261D)
XIII. Etat de la Chine suivant ses détracteurs (F7C)
XIV. Révolution de l´Amérique anglaise ( - F213D - F216D)
XVIII. Les Flibustiers ( - F118-119A))
XIX. Caractère du Français
XXII. Esclavage
XXIII. Sur les femmes


FRAGMENTS IMPRIMES

Philosophie des Brames
Eloge funèbre d´Eliza Draper

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Fragments POLITIQUES



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1. Vous dites qu´il y a une morale universelle, et je veux bien en convenir ; mais cette morale universelle ne peut être l´effet d´une cause locale et particulière. Elle a été la même dans tous les temps passés, elle sera la même dans tous les siècles à venir ; elle ne peut donc avoir pour base les opinions religieuses qui, depuis l´origine monde et d´un pôle à l´autre, ont toujours varié. Les Grecs ont des dieux méchants ; les Romains ont eu des dieux méchants ; nous avons un dieu bon ou méchant selon la tête de celui qui y croit ; l´adorateur stupide du fétiche adore plutôt un diable qu´un dieu : cependant ils ont tous eu les mêmes idées de la justice, de la bonté, de la commisération, de l´amitié, de la fidélité, de la reconnaissance, de l´ingratitude, de tous les vices, de toutes les vertus. Où chercherons-nous l´origine de cette unanimité de jugement si constante et si générale au milieu d´opinions contradictoires et passagères? Où nous la chercherons ? Dans une cause physique constante et éternelle. Et est cette cause ? Elle est dans l´homme même, dans la similitude d´organisation d´un homme à un autre, similitude d´organisation qui entraîne celle des mêmes besoins, des mêmes plaisirs, des mêmes peines, de la même force, de la même faiblesse; source de la nécessité de la société ou d´une lutte commune et concertée contre des dangers communs et naissants du sein de la nature même qui menace l´homme de cent côtés différents. Voïlà l´origine des liens particuliers et des vertus domestiques ; voilà l´origine des liens généraux et des vertus publiques ; voilà la source de la notion d´une utilité personnelle et publique ; voilà la tous les pactes individuelles et de toutes les lois ; voilà la cause de la force de ces lois dans une nation pauvre et menacée ; voilà la cause de leur faiblesse dans une nation tranquille et opulente ; voilà la cause de leur presque nullité d´une nation à une autre.



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2. Il semble que la nature ait posé une limite au bonheur et au malheur des espèces. On n´obtient rien que par l´industrie et par le travail, on n´a aucune jouissance douce qui n´ait été précèdée par quelque peine ; tout ce qui est au-delà des besoins physiques rigoureux ne mérite presque que le nom de fantaisie. Pour savoir si la condition de l´homme brut abandonné au pur instinct animal, dont la journée employée à chasser, à se nourrir, à produire son semblable et à se reposer est le modèle de toutes ses journées et de toute sa vie, pour savoir, dis-je, si cette condition est meilleure ou pire que celle de cet être merveilleux qui trie le duvet pour se coucher, file le cocon du ver à soie pour se vêtir, a changé la caverne sa première demeure en un palais, a su multiplier, varier ses commodités et ses besoins de mille manières différentes, il faudrait, à ce que je crois, trouver une mesure commune à ces deux conditions ; et il y en a une : c´est la durée. Si les prétendus avantages de l´homme en societé abrègent sa durée, si la misère apparente de l´homme des bois allonge la sienne, c´est que l´un est plus fatigué, plus épuisé, plus tôt détruit, consommé par ses commodités, que l´autre ne l´est par ses fatigues. C´est un principe généralement applicable à toutes les machines semblables entre elles. Or je demande si notre vie moyenne est plus longue ou plus courte que la vie moyenne de l´homme des bois. N´y a-t-il pas parmi nous plus de maladies héréditaires et accidentelles, plus d´êtres viciés et contrefaits ? N´en serait-il pas des commodités de la vie comme de l´opulence ? Si le bonheur de l´individu dans la société est placé dans l´aisance, entre la richesse extrême et la misère, le bonheur de l´espèce n´aurait-il pas aussi son terme d´heureuse médiocrité placé entré la masse énorme de nos superfluités et l´indigence etroite de l´homme brut ? Faut-il arracher à la nature tout ce qu´on en peut obtenir, ou notre lutte contre elle ne devrait-elle pas se borner à rendre plus aisées le petit nombre de grandes fonctions auxquelles elle nous a destinée, se loger, se vêtir, se nourrir, se reproduire dans son semblable et se se reposer en sureté ? Tout le reste ne serait-il pas par hasard l´extravagance de l´espèce, comme tout ce qui excède l´ambition d´une certaine fortune est parmi nous l´extravagance de l´individu, c´est-à-dire un moyen sûr de vivre misérable, en s´occupant trop d´être heureux ?. Si ces idées étaient vraies cependant, combien les hommes se seraient tourmentés en vain ! Ils auraient perdu de vue le but primitif, la lutte contre la nature. Lorsque la nature a été vaincue, le reste n´est qu´un étalage de triomphe qui nous coûte plus qu´il ne nous rend.



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3. L´habitant de la Hollande placé sur une montagne et découvrant au loin la mer s´élevant au-dessus du niveau des terres de dix-huit à vingt pieds, qui la voit s´avancer en mugissant contre les digues qu´il a élevées, rêve et se dit secrètement en lui-même : Tôt ou tard cette bête féroce sera la plus forte. Il prend en dédain un domicile aussi précaire, et sa maison en bois ou en pierre à Amsterdam n´est plus sa maison ; c´est son vaisseau qui est son asile et son vrai domicile, et peu à peu il prend une indifférence et des mœurs conformes à cette idée. L´eau est pour lui ce qu´est le voisinage des volcans pour d´autres peuples. L´esprit patriotique doit être aussi faible à La Haye qu´à Naples.



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4. Quelqu´un disait : "Telle est la sagesse du gouvernement chinois, que les vainqueurs se sont toujours soumis à la législation des vaincus. Les Tartares ont dépouillé leurs mœurs pour prendre celles de leurs esclaves. - Quelle folie, disait un autre, que d´attribuer un effet général et commun à une cause aussi extraordinaire ! N´est-il pas dans la nature que les grandes masses fassent la loi aux petites ?" Eh bien ! c´est par une conséquence de ce principe si simple que l´invasion de la: Chine n´a rien changé ni à ses lois, ni à ses coutumes, ni à ses usages. Les Tartares répandus dans l´empire le plus peuplé de la terre, s´y trouvaient dans un rapport moindre que celui d´un à soixante nille, ainsi, pour qu´il en arrivât autrement qu´il n´en est arrivé, il eût fallu qu´un Tartare prévalût sur soixante mille Chinois. Concevez-vous que cela fût possible ? Laissez donc là cette preuve de la prétendue sagesse du gouvernement de la Chine. Ce gouvenement eût été plus extravagant que les nôtres, que la poignée des vainqueurs, s´y seraient conformés. Les mœurs de ce vaste empire auraient été moins encore altérées par les mœurs des Tartares que les eaux de la ne Seine, après un violent orage, de toutes les ordures que les rues y conduisent. Et puis ces Tartares n´avaient ni lois ni mœurs ni coutumes ni usages fixes. Quelle merveille qu´ils aient adopté les institutions qu´ils trouvaient tout établies bonnes ou mauvaises ?



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5. Ce qui constitue essentiellement un état démocratique, c´est le concert des volontés. De là l´impossibilité d´une grande démocratie, et l´atrocité des lois dans petites aristocraties. Là ou le concert des volontés qui se touchent en les isolant par la terreur ; on établit entre les citoyens une distance morale équivalente pour les effets à une distance physique ; et cette distance morale s´établit par un iniquisiieur civil qui rôde perpétuellement entre les individus la hache levée sur le cou de quiconque osera dire ou du bien ou du mal de l´administration. Le grand crime dans ces pays est la satire ou l´éloge du gouvernement. Le sénateur de Venise caché derrière une grille dit à son sujet : "Qui es-tu pour oser approuver noire conduite ?" Un rideau se tire, le pauvre Vénitien tremblant voit un cadavre attaché à une potence, et entend une voix redoutable qui lui crie de derrière la grille : " C´est ainsi que nous traitons noitre apologiste ; retourne dans ta maison, et tais-toi."



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6. On a dit quelquefois que le gouvernement le plus heureux serait celui d´un despote juste et éclairé : c´est une assertion très téméraire. Il pourrait aisement arriver que la volonté de ce maître absolu fût en contradiction avec la volonté de ses sujets. A]ors, malgré toute sa justice et toutes ses lumières, il aurait tort de les dépouiller de leurs droits, même pour leur avantage. On peut abuser de son pouvoir pour faire le bien comme pour faire le mal ; et il n´est jamais permis à un homme, quel qu´il soit, de traiter ses commettants comme un troupeau de bêtes. On force celles-ci à quitter un mauvais pâturage pour passer dans un plus gras ; mais ce serait une tyrannie d´employer la même violence avec une société d´hommes. S´ils disent : Nous sommes bien ici ; s´ils disent même : D´accord, nous y sommes mal, mais nous y voulons rester, il faut tâcher de les éclairer, de les détromper, de les amener à des vues saines par la voie de la persuasion, mais jamais par celle de la force. Convenir avec un souverain qu´il est le maître absolu pour le bien, c´est convenir qu´il est le maître absolu pour le mal, tandis qu´il ne l´est ni pour l´un, ni pour l´autre. Il me semble que l´on a confondu les idées de père avec celles de roi. Un père est peut-être un roi dans sa famille ; mais un roi, même un bon roi, n´est point un père dans la société : il n´en est que l´intendant. C´est à lui qu´elle a remis ses intérêts, pour être dignement récompensé s´il gère bien, sévèrement puni s´il gère mal. Des enfants qui se constituent juges d´un mauvais père et qui le condamnent à mourir, sont des parricides. Des sujets qui s´assemblent et qui se font justice d´un mauvais souverain, ne méritent point ce nom odieux ; ils ne le mériteraient mêmes pas en faisant justice d´un bon souverain qui aurait fait le bien contre la volonté générale. Il serait punissable par la seule raison qu´il aurait outrepassé ses droits ; il serait criminel de lèse-société pour le présent et pour l´avenir : car s´il est éclairé et juste, son successeur, sans hériter de sa raison et de sa vertu, héritera sûrement de son autorité dont les peuples seront les victimes. Peuples, ne permettez donc pas à vos prétendus maîtres de faire même le bien contre votre volonté générale. Songez que la condition de celui qui vous gouverne n´est pas autre que celle de ce cacique à qui l´on demandait s´il avait des esclaves, et qui répondait : "Des esclaves ? Je n´en connais qu´un dans rtoute ma contrée, et cet esclave c´est moi!"



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7. Il y. a dans toute administration bien entendue deux parties très distinctes à considérer, l´une relative à la masse des individus qui composent une société, comme la sûreté générale et la tranquillité intérieure, le soin des armées, l´entretien des forteresses, l´observation des lois ; c´est une pure affaire de police. Sous ce point de vue tout gouvememeni a et doit avoir la forme et la rigidité monastiques ; le souverain ou celui qui le représente est un supérieur de couvent. Mais dans un monastère tout est à tous, rien n´est individuellement à personne, tous les biens forment une propriété commune ; c´est un seul animaal à vingt, trente, quarante, mille, dix mille têtes. Il´n´en est pas ainsi d´une société civile ou politique : ici chacun a sa tête et sa propriété, une portion de la richesse générale dont il est maître absolu, sur laquelle il est roi, et dont il peut user ou même abuser à discrétion. Il faut qu´un particulier puisse laisser sa terre en friche, si cela lui convient, sans que ni l´administration ni la police s´en mêle. Si le maître se constitue juge de l´abus, il ne tardera pas à se constituer juge de l´us, et toute véritable notion de propriété et de liberté sera détruite. S´il peut exiger que j´emploie ma chose à sa fantaisie, s´il inflige des peines à la contravention, à la négligence, à la folie, ei cela sous prétexte de l´utilité générale et publique, je ne suis plus maître absolu de ma chose, je n´en suis que l´administrateur au gré d´un autre. Il faut abandonner à l´homme en société la liberté d´être un mauvais citoyen en ce point, parce qu´il ne tardera pas à en etre sévèrement puni par Ia misère, et par le mépris plus cruel encore que la misère. Celui qui brûle sa denrée ou qui jette son argent par la fenêtre, est un stupide trop rare pour qu´on doive le lier par des lois Prohibitives ; et ces lois prohibitives seraient trop nuisibles par leur atteinte à la notion essentielle et sacrée de la propriété. La partie de Police n´est déjà pour le maître qu´une occasion trop fréquente d´abuser du prétexte de l´utilité générale, sans lui donner un second prétexte d´abuser de cette notion par voie d´administration. Partout où vous verrez chez les nations l´autorité souveraine s´étendre au-delà de la partie de police, dites qu´elles sont mal gouvernées. Partout où vous verrez cette partie de police exposer le citoyen à une surcharge d´impôts, en sorte qu´il n´y ait aucun réviseur national du livre de recette et de dépense de l´intendant ou souverain, dites que la nation est exposée à la déprédation. Ô redoutable notion de l´utilité publique ! Parcourez les temps et les nations, et cette grande et belle idée d´utilité publique se présentera à votre imagination sous l´image symbolique d´un Hercule qui assomme une partie du peuple aux cris de joie et aux acclamations de l´autre partie qui ne sent pas qu´incessamment elle tombera écrasée sous la même massue aux cris de joie et aux acclamations des individus actuellement vexés. Les uns rient quand les autres pleurent ; mais la véritable notion de la propriété entraînant le droit d´us et d´abus, jamais un homme ne peut être la propriété d´un souverain, un enfant la propriété d´un père, une femme la propriété d´un mari, un domestique la propriété d´un maître, un nègre la propriété d´un colon. Il ne peut donc y avoir d´esclave, pas même par le droit de conquête, encore moins par celui de vente et d´achat. Les Grecs ont donc été des bêtes féroces contre lesquelles leurs esclaves ont pu en toute justice se révolter. Les Romains ont donc été des bêtes féroces dont leurs esclaves ont pu s´affranchir par toutes sortes de voies, sans qu´il y en ait eu aucune d´illégitime. Les seigneurs féodaux ont donc été des bêtes féroces dignes d´être assommées par leurs vassaux. Voilà donc le vrai principe qui absout le tyrannicide; il n´en faut pas chercher d´autre. Voilà donc le vrai principe qui brise les portes de tout asile civil ou religieux où l´homme est réduit à la condition de la servitude ; il n´y a ni pacte ni serment qui tiennent. Jamais un homme n´a pu permettre par un pacte ou par un serment à un autre homme, quel qu´il soit, d´user et d´abuser de lui. S´il a consenti ce pacte ou fait ce serment, c´est dans un accès d´ignorance ou de folie, et il en est relevé au moment où il se connît, au revenir à sa raison. Comme toutes les vérités s´enchaînent ! La nature de l´homme et la notion de la propriété concourent à l´affranchir, et la liberté conduit l´individu et la société au plus grand bonheur qu´ils puissent désirer. Je dis la liberté qu´il ne faut non plus confondre avec la licence que la police d´un État avec son administration. La police obvie à la licence ; l´administration assure la liberté.



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8. Nous avons découvert un nouveau monde qui a changé les mœurs de l´ancien. La navigation perfectionnée a rapproché les distances les plus éloignées. Trois siècles de découvertes successives fournissent de nouveaux sujets à notre surprise, de nouveaux aliments à notre curiosité et ouvrent un vaste champ à nos conjectures. Toutefois je ne pense pas que le goût de l´histoire ancienne soit passé ni qu´il s´use jamais. C´est un tableau continu de mœurs grandes et fortes qui intéressera et émerveillera d´autant plus les siècles à venir que le monde vieillira, plus les hommes deviendront pauvres, petits et mesquins. Il ne faut plus s´attendre à des fondations de peuples presque miraculeuses, à des soulèvements généraux de nations contre nations, à des expéditions où l´on voit une poignée d´hommes conduits par un chef ambitieux parcourant une portion du globe, subjuguant, dévastant, égorgeant tout ce qui s´opposait à sa marche. Cet homme en présence duquel la terre étonnée garda le silence, ne se reverra plus. Des circonstances particulières pourront encore, renfermer entre des collines une troupe de brigands ; mais ces brigands promptement exterminés auront à peine le temps et la facilité de s´emparer des chaumières adjacentes de leur retraite. Il faudrait que quelque grand phénomène physique bouleversât l´Europe, détruisît les arts, dispersât les empires, réduisît les nations à quelques familles isolées, pour que l´on vît renaître dans l´avenir des événements et une histoire comparable à l´histoire ancienne. L´Europe, le seul continent du globe sur lequel il faille arrêter les yeux paraît avoir pris une assiette trop solide et trop fixe pour donner lieu à des révolutions rapides et surprenantes. Ce sont des sociétés presque également peuplées, éclairées, étendues, fortes et jalouses. Elles se presseront, elles agiront et réagiront les unes sur les autres ; au milieu de cette fluctuation continuelle, les unes s´étendront, d´autres seront resserrées, quelques-unes peut-être disparaîtront ; mais quand il en existerait une au centre que son malheur destinerait à dévorer de proche en proche toutes les autres, cette réunion de toutes les puissances en une seule ne pourrait s´exécuter que par une suite de funestes prospérités et dans un laps de temps qui ne se conçoivent pas. Le fanatisme de religion et l´esprit conquête, ces deux muses perturbatrices du globe, ont cessé. Ce levier ont l´extrémité est sur la terre et le point d´appui dans le ciel, est presque rompu, et les souverains commencent à avoir le pressentiment sinon la conviction que le bonheur, non de leurs peuples dont ils ne se soucient guère, mais le leur ne consiste pas dans des possessions immenses. Il me semble qu´on veut avoir la sûreté et la richesse chez soi, et que le nouveau monde sera longtemps la pomme de discorde de celui-ci. On entretient de nombreuses armées, on fortifie ses frontières, et on songe au commerce. Il s´établit en Europe un esprit de trocs et d´échanges, esprit qui peut donner lieu à de vastes spéculations dans les têtes des particuliers, mais esprit ami de la tranquillité et de la paix. Une guerre au milieu de différentes nations commerçantes est un incendie nuisible à toutes. C´est un, procès qui menace la fortune d´un grand négociant, et qui fait pâlir tous ses créanciers. S´il n´est pas encore arrivé, il n´est pas loin ce temps où la sanction tacite des gouvernements s´étendra aux engagements particuliers des sujets d´une nation avec les sujets d´une autre nation et où ces banqueroutes dont les contrecoups se font sentir à des distances immenses, deviendront des considérations d´État. Toute anarchie est passagère, et il n´y a que ce moyen également utile à toutes les contrées qui puisse faire cesser l´anarchie encore subsistante du commerce général. Il en est de la bonne foi comme du patriotisme ; ce sont deux ressorts passagers, l´un du commerce, l´autre d´un empire.

Si l´on me demande ce que deviendront la philosophie, les lettres et les beaux-arts sous le calme et la durée de ces sociétés mercantiles où la découverte d´une île, l´importation d´une nouvelle denrée, l´invention d´une machine, l´établissement d´un comptoir, l´invasion d´une branche de commerce, la construction d´un port, deviendront les transactions les plus importantes, je répondrai par une autre question, et je, demanderai qu´est-ce qu´il y a dans ces objets qui puisse échauffer les âmes, les élever, y produire l´enthousiasme ? Un grand négociant est-il un personnage bien propre à devenir le héros d´un poème épique ? Je ne le crois pas, Heureusement toute cette espèce de luxe n´est pas fort essentielle au bonheur des nations. Peut-être ne trouverait-on pas une belle statue dans toute la Suisse, et je ne pense pas que les treize cantons en soient plus malheureux, Quelle est la cause des progrès et de l´éclat des lettres et.des beaux-arts chez les peuples tant anciens que modernes ? La multitude d´actions héroïques et de grands hommes à célébrer. Tarissez la source des périls, et vous tarissez en même temps celle des vertus, des forfaits, des historiens, des orateurs et des poètes. Ce fut au milieu des orages continus de là Grèce, que cette contrée se peupla de peintres, de sculpteurs et de poètes. Ce fut dans les temps où cette bête féroce, qu´on appèlait le peuple romain, ou se dévorait elle-même ou s´occupait à dévorer les nations, que les historiens écrivirent et que les poètes chantèrent. Ce fut au milieu des troubles civils en Angleterre, en France après les massacres de la Ligue et de la Fronde, que des auteurs immortels parurent. A mesure que les secousses violentes d´une nation s´apaisent et s´éloignent, les âmes se calment, les images des dangers s´effacent, et les lettres se taisent. Les grands génies se couvent dans les temps difficiles, ils éclosent dans les temps voisins des temps difficiles ; ils suivent le déclin des nations, ils s´éteignent avec elles : mais comme il est rare qu´une nation disparaisse sans un long enchaînement de désastres, alors l´enthousiasme renaît dans quelques âmes privilégiées, et les productions du génie sont un mélange bizarre de bon et de mauvais goût ; on y remarque la richesse du moment passé et la misère du moment présent. Ces génies sont comme les derniéres pulsations du pouls d´un moribond. Français, tâtez-vous le pouls.

Tirer un peuple de l´état de barbarie, le soutenir dans sa splendeur, l´arrêter sur le penchant de sa chute, sont trois opérations difficiles ; mais la dernière est la plus difficile. On sort de la barbarie par des élans intermittents. On se soutient au sommet de la prospérité par les forces qu´on a acquises. On décline par un affaissement général auquel on s´est acheminé par des symptômes imperceptibles répandus sur toute la durée fastidieuse d´un long règne. Il faut aux nations barbares de longs règnes ; il faut des règnes courts aux nations heureuses. La longue imbécillité d´un monarque caduc prépare à son successeur des presque impossibles à réparer.

De toutes les sciences aujourd´hui cultivées, l´histoire naturelle est la seule qui s´enrichira pendant des siècles de la découverte du Nouveau Monde. J´avertis cependant nos grands faiseurs de théories sur le monde et ses révolutions, que s´ils différent plus longtemps de visiter les nouvelles contrées, ils perdront le moment favorable aux observations, le moment où l´image brute et sauvage de la nature n´a pas encore été tout à fait défigurée par les travaux des hommes policés.

Un monde affreux à voir pour un homme doué d´une âme sensible, un spectacle dont il détourne la vue, est une nature en friche une humanité réduite à la condition animale et luttant sans cesse avec ses seules forces contre tous les assauts de l´air, de la terre et des eaux ; des campagnes sans récoltes, des trésors sans possesseurs, des sociétés sans police, des hommes sans mœurs. Mais ce spectacle serait plein d´intérêt et d´instruction pour un philosophe. Si au lieu de ces chrétiens qui dédaignant d´exterminer une race innocente et malheureuse les armes à la main, s´avisèrent de donner la commission de les dévorer à des dogues, les premiers Européens qui descendirent dans ces contrées nouvellement découvertes avaient eu la sagesse d´un Locke, la pénétration d´un Buffon, les connaissances d´un Linnaeus, le génie d´un Montesquieu, les vues et la bonté d´un Helvétius, quelle lecture aurait été aussi surprenante, aussi délicieuse, aussi pathétique que le récit de leur voyage ?

Toute cette longue suite de voyageurs européens que l´avidité a conduits dans le Nouveau Monde ne nous ont appris qu´une chose, c´est jusqu´où la soif de l´or était capable de porter les hommes, jusqu´où elle était capable de les aveugler. Il n´y a sorte d´horreurs que les uns n´aient commises pour s´en procurer, ce qui est moins extraordinaire peut-être encore que notre jalousie, notre ivresse, notre étonnement qui, l´ont emporté sur le cri de l´humanité, et ont épargné jusqu´à ce jour aux premiers conquérants de l´Amérique l´infamie qu´ils méritaient. Les noms de Lima, du Pérou ou du Potose ne nous font pas frissonner, et nous sommes des hommes ! Dirai-je plus ? Aujourd´hui même que l´esprit de justice et le sentiment de l´humanité sont devenus l´âme de nos écrits, la règle invariable de nos jugements, je ne doute pas qu´un navigateur qui descendrait dans nos ports avec un vaisseau chargé de richesses notoirement acquises par des moyens barbares ne passât de son bord dans sa maison au bruit général de nos acclamations. Quelle est donc notre prétendue sagesse ? Qu´est-ce donc que cet or qui nous ôte l´idée du crime et l´horreur du sang ? Je connais tous les avantages d´un moyen général d´échange entre les nations, d´un signe représentatif de toutes les sortes de richesses, d´une évaluation commune de tous les travaux ; mais je demande s´il ne vaudrait pas mieux que les nations fussent demeurées sédentaires, isolées, ignorantes et hospitalières, que de s´être empoisonnées de la plus féroce de toutes les passions.



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9. Sur les cruautés exercées par les Espagnols en Amérique. Est-ce la soif de l´or, le fanatisme, le mépris pour des mœurs simples, ou est-ce la férocité naturelle de l´homme renaissant dans des contrées éloignées où elle n´était enchaînée ni par la frayeur des châtiments, ni par aucune sorte de honte, ni par la présence de témoins policés, qui dérobait aux yeux des Européens l´image primitive de la morale, et qui les portait sans remords à traiter leurs frères nouvellement decouverts comme ils traitaient les bêtes sauvages de leur pays ? Quelles étaient les fonctions habituelles de ces premiers voyageurs ? La cruauté de l´esprit militaire ne s´accroît-elle pas en raison des périls qu´on a courus, de ceux que l´on court, et de ceux qui restent à courir ? Le soldat n´est-il pas plus sanguinaireà une grande distance que sur les frontières de sa patrie ? Le sentiment de l´humanité ne s´affaiblit-il pas à mesure qu´on s´éloigne du lieu de son séjour ? Ces hommes qu´on prit dans le premier moment pour des dieux ne craignirent-ils pas d´être démasqués et exterminés ? Malgré toutes les démonstrations de bienveillance qu´on leur prodiguait, ne s´en méfièrent-ils pas ? N´était-il pas naturel qu´ils s´en méfiassent ?

Ces causes séparées ou réunies ne suffisent-elles pas à expliquer les fureurs des Espagnols dans le Nouveau Monde ? Nous sommes bien éloignés du dessein de les excuser ; mais n´ont-elles pas toutes été entraînées peut-être par la fatalité d´un premier moment ? La première goutte de sang versée, la sécurité n´exigea-t-elle pas qu´on le répandît à flots ? Il faudrait avoir été soi-même du nombre de cette poignée d´hommes enveloppée d´une multitude innombrable d´indigènes dont elle n´entendait pas la langue, et dont les mœurs et les usages lui étaient inconnus, pour en bien concevoir les alarmes et tout ce que des terreurs bien ou mal fondées pouvaient inspirer. Mais le phénomène incompréhensible c´est la stupide barbarie du gouvernement qui approuvait tant d´horreurs et qui stipendiait des chiens exercés à poursuivre et à dévorer des hommes, Le ministère espagnol était-il bien persuadé que ces hommes sentaient, pensaient, marchaient à deux pieds comme les Espagnols ?



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10. Du goût antiphysique des Américains. En Amérique les hommes se livraient généralement à cette débauche honteuse qui choque la nature et pervertit l´instinct animal. On a voulu attribuer cette dépravation à la faiblesse physique. Mais la faiblesse physique, loin d´entraîner. à cette sorte de dépravation, en éloigne. Je crois qu´il en faut chercher la cause dans la chaleur du climat, dans le mépris pour un sexe faible, dans l´insipidité du plaisir entre les bras d´une femme harassée de fatigues, dans l´inconstance du goût, dans la bizarrerie qui pousse en tout à des jouissances moins communes, dans une recherche de volupté plus facile à concevoir qu´honnête à expliquer, peut-être dans une conformation d´organes qui établissait plus de proportions entre un homme et un homme américains qu´entre un homme américain et une femme américaine; disproportion qui développerait également et le dégoût des Américains pour leurs femmes et le goût des Américaines pour les Européens. D´ailleurs ces chasses qui séparaient quelquefois pendant des mois entiers l´homme de la femme, ne tendaient-elles pas à rapprocher l´homme de l´homme ? Le reste n´est plus que la suite d´une passion générale et violente qui foule aux pieds, même dans les contrées policées, l´honneur, la vertu, la décence, la probité, les lois du sang, le sentiment patriotique, parce que la nature qui a tout ordonné pour la conservation de l´espèce, a peu veillé à celle des individus ; sans compter qu´il est des actions auxquelles les peuples policés ont avec raison attaché des idées de moralité tout à fait étrangères à des sauvages.



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11. De l´anthropophagie. L´anthropophagie est aussi le penchantt ou la maladie dont quelques individus bizarres sont attaqués même parmi les sauvages les plus doux. Ces espèces d´assassins ou de maniaques, comme il vous plaira de les nommer, se retirent de leur horde, se cantonnent seuls dans un coin de forêt, attendent le passant, comme le chasseur ou le sauvage même attendrait une bête à la rentrée ou à l´affût, le tirent, le tuent, se jettent sur le cadavre et le dévorent.

Lorsque ce n´est pas une maladie, je crois que l´essai de la chair humaine dans les sacrifices des prisonniers et la paresse peuvent être comptés parmi les causes de cette anthropophagie particulière. L´homme policé vit de son travail, l´homme sauvage vit de sa chasse. Voler parmi nous est la manière la plus courte et la moins pénible d´acquérir ; tuer son semblable et le manger, quand on le trouve bon, est la chasse la moins pénible d´un sauvage : on a bien plus tôt tué un homme qu´un animal. Un paresseux veut avoir parmi nous de l´argent sans prendre la fatigue de le gagner, chez les sauvages un paresseux veut manger sans se donner la peine de chasser ; et le même vice conduit l´un et l´autre à un même crime : car partout la paresse est une anthropophagie. Et sous ce point de vue l´anthropophagie est. encore plus commune dans la société qu´au fond des forêts du Canada. S´il est jamais possible d´examiner ceux d´entre les sauvages qui se livrent à l´anthropophagie, je ne doute point qu´on ne les trouve faibles, lâches, paresseux, dominés des vices de nos assassins et de nos mendiants.

Nous savons que si l´opulence est la mère des vices, la misère est la mère des crimes, et ce principe n´est pas moins vrai dans les bois que dans les cités. Quelle est l´opulence du sauvage ? L´abondance de gibier autour de sa retraite. Quelle est sa misère ? La disette de gibier. Quels sont les crimes inspirés par la disette ? Le vol et l´assassinat. L´homme policé vole et tue pour vivre, le sauvage tue pour manger.

Lorsque c´est une maladie, interrogez le médecin, il vous dira qu´un sauvage peut être attaqué d´une faim canine, ainsi qu´un homme policé. Si ce sauvage est faible, et si ses forces ne peuvent suffire à la fatigue que son besoin de manger continu exigerait, que fera-t-il ? Il tuera et mangera son semblable. Il ne peut chasser qu´un instant, et il veut toujours manger.

Il est une infinité de maladies et de vices de conformation naturelle qui n´ont aucune suite fâcheuse ou qui ont des suites toutes différentes dans l´état de société, et qui ne peuvent conduire le sauvage qu´à l´anthropophagie, parce que la vie est le seul bien du sauvage.

Tous les vices moraux qui conduisent l´homme policé au vol doivent conduire le sauvage au même résultat, le vol ; or le seul vol qu´un sauvage soit tenté de faire, c´est la vie d´un homme qu´il trouve bon à manger.

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12. Court essai sur le caractère de l´homme sauvage. L´homme sauvage doit être jaloux de sa liberté. L´oiseau pris au filet se casse la tête contre les barreaux de sa cage. On n´a point encore vu un sauvage quitter le fond des forêts pour nos cités, et il n´est pas rare que des hommes policés les aient quittées pour embrasser la vie sauvage.

L´homme sauvage doit garder un ressentiment profond de l´injure. C´est à son cœur et à sa force qu´il en appelle. Le ressentiment supplée à la loi qui ne le venge pas.

L´homme sauvage ne doit avoir aucune idée de la pudeur qui rougit de l´ouvrage de la nature.

L´homme sauvage connaît peu la générosité et les autres vertus produites à la longue chez les nations policées, par le raffinement de la morale.

L´homme sauvage dont la vie est ou fatigante ou insipide et les idées très bornées, doit faire peu de cas de la vie et moins encore de la mort.

L´homme sauvage ignorant et peureux doit avoir sa superstition.

L´homme sauvage qui reçoit un bienfait de son égal qui ne lui doit rien, doit en être très reconnaissant.

Le baron de Dieskau fait emporter un sauvage qui était resté blessé sur le champ de bataille, il le fait soigner. Le sauvage guérit. "Tu peux à présent, lui dit son bienfaiteur, aller retrouver les tiens. - Je te dois la vie, lui répond le sauvage, je ne te quitte plus." Ce sauvage le suivit, il couchait à la porte de sa tente ; il y mourut.

L´homme sauvage doit se soumettre sans peine à la raison, parce qu´il n´est entêté d´aucun préjugé, d´aucun devoir factice.

Des sauvages poursuivis par leurs ennemis emportaient un vieillard sur leurs épaules. Ce fardeau ralentissait leur fuite. Le vieillard leur dit : "Mes enfants, vous ne me sauverez pas, et je serai la cause de votre perte ; mettez-moi à terre. - Tu as raison", lui répondirentils, et ils le mirent à terre.

Le fils de Saint-Pierre, gouverneur de Québec, suit une femme sauvage dont il était amoureux. Il en a des enfants. Il passe vingt ans avec elle. Le souvenir de son père et de sa famille lui est rappelé ou lui revient. Il s´attriste. Sa femme s´en aperçoit et lui dit : "Qu´as tu ? - Mon père, ma mère, lui répond Saint-Pierre en soupirant. - Eh bien ! mon ami, lui dit sa femme, va-t´en, si tu t´ennuies." Cette femme avait un frère qu´elle aimait tendrement ; un jour il disparut de la cabane. Le premier jour sa sœur s´attrista ; le second elle se mit à pleurer ; le troisième elle refusa de manger. Saint-Pierre impatienté prit ses armes et sortit pour tâcher de découvrir le frère de sa femme. Il rencontra sur son chemin une horde de sauvages qui lui demandèrent où il allait. "Je vais chercher mon frère. - Et ton frère, comment est-il ?" Saint-Pierre donne le signalement de son frère. Les sauvages lui dirent : "Retourne sur tes pas ; ton frère mange les hommes. Tiens, il habite ce coin de forêt que tu vois là-bas. Il a un chien qui l´avertit des passants, et il les tue. Retourne sur tes pas, car il te tuera." Saint-Pierre continue son chemin, arrive à l´endroit où son frère était embusqué. La voix du chien se fait entendre. Il regarde. Il aperçoit la tête et le fusil de son frère. Il crie : "C´est moi, c´est ton frère, ne tire pas." L´anthropophage tire. Saint-Pierre le poursuit. Désespérant de l´atteindre, il lui lâche son coup de fusil et le tue. Cela fait, il revient à la cabane. Sa femme, en l´apercevant, lui crie : "Et mon frère ? - Ton frère, lui dit SaintPierre, était anthropophage. Il m´a tiré, il m´a manqué. Je l´ai poursuivi, je l´ai tiré, je l´ai tué." Sa femme lui répondit : "Donne-moi à manger."

Un prisonnier sauvage est adopté dans une cabane. On s´aperçoit qu´il est estropié d´une main. On lui dit : "Tu vois bien que tu nous es inutile ; tu ne peux nous servir ni nous défendre. - Il est vrai. - Il faut que tu sois mangé. - Il est vrai. - Mais nous t´avons adopté, et nous espérons que tu mourras bravement. - Vous pouvezy compter." Cet enthousiasme qui aliène l´homme de lui-même, et qui le rend impassible, rare parmi nous, est commun chez le sauvage.

L´homme sauvage est-il plus ou moins heureux que l´homme policé ? Peut-être n´est-il pas donné à l´homme d´étendre ou de restreindre la sphère de son bonheur ou de son malheur. Quoi qu´il en soit, si l´on considère l´homme comme une machine que la peine et le plaisir détruisent alternativement, il est un terme de comparaison entre l´homme sauvage et l´homme policé, c´est la durée. La vie moyenne de l´homme sauvage est-elle plus ou moins longue que celle de l´homme policé ? La vie la plus fatiguée est la plus misérable et la plus courte, quelles que soient les causes qui l´abrègent. Or je crois que la vie moyenne de l´homme policé est plus longue que celle de l´homme sauvage.



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13. Rêveries à J´occasion de la révolution de Suède. Une nation pauvre est presque nécessairement belliqueuse. Sa pauvreté dont le fardeau l´importune sans cesse lui inspire tôt ou tard le désir de s´en délivrer, et ce désir devient avec le temps l´esprit général de la nation et le ressort du gouvernement. La Suède est un pays pauvre.

Ce caractère belliqueux se fortifie ou s´affaiblit par la position géographique. Il s´affaiblit, si la nation peut s´étayer de la protection, de l´alliance et des secours des puissances voisines. Il se fortifie, si cette ressource lui manque, si continuellement pressée par des voisins ennemis, son existence et sa sécurité sont précaires. Alors elle est contrainte d´avoir toujours les armes à la main. La Suède est menacée depuis des siècles par le Danemark et la Russie, et la menace des Russes est devenue depuis le tsar Pierre Ier de plus en plus redoutable.

Pour que le gouvernement d´un pays tel que celui que je peins, passe rapidement de l´état d´une monarchie tempérée à l´état du despotisme le plus illimité, il ne lui faut que quelques souverains de suite heureux à la guerre. Le maître fier de ses triomphes se croit tout permis, ne connaît plus de loi que sa volonté, et ses soldats qu´il a conduits tant de fois à la victoire, prêts à le servir envers et contre tous deviennent par leur dévouement la terreur de leurs concitoyens et les vrais fabricateurs des chaînes de leur pays. Les peuples de leur côté n´osent refuser leurs bras à ces chaînes qui leur sont présentées par celui qui joint à l´autorité de son rang celle qu´il tient de la reconnaissance et de l´admiration due à ses succès. C´est l´histoire de la Suède que je fais.

Le joug imposé par le monarque guerrier et victorieux pèse sans doute, mais on n´ose le secouer. Il s´appesantit sous des successeurs qui n´ont pas le même droit à la patience de leurs sujets. Il ne faut alors qu´un grand revers pour abandonner le despote à la merci de son peuple. Alors ce peuple indigné de sa longue souffrance ne manque guère de profiter du moment de disgrâce de la fortune pour rentrer dans ses droits. Mais comme il n´a ni vues ni projets, il passe en un clin d´œil de l´esclavage à l´anarchie. Au milieu de ce tumulte général on n´entend qu´un cri, c´est : "Liberté !" Mais comment s´assurer ce bien précieux ? On l´ignore ; et voilà la nation divisée en diverses factions mues par différents intérêts. Tel a été le sort de la Suède.

Entre ces factions, s´il en est une qui désespère de prévaloir, elle se détache, elle oublie le bien général ; et plus jalouse de nuire aux factions opposées que de servir la patrie, elle se range autour du souverain. A l´instant il n´y a plus que deux partis dans l´État, distingués par deux noms qui, quels qu´ils soient, ne signifient jamais que royalistes et antiroyalistes. C´est alors le moment des grandes secousses, c´est le moment des complots, c´est le moment ou du triomphe ou de la ruine entière de l´autorité souveraine. Ces principes sont généraux, mais l´application en est facile à la Suède.

Quel est alors le rôle des puissances voisines ? Tel qu´il a toujours été dans tous les temps et dans toutes les contrées. C´est de semer des ombrages entre les sujets et le maître ; c´est de soutenir les peuples, troupeau toujours désuni, dont elles n´ont rien à redouter tant qu´il n´aura point de chef; c´est d´irriter les antiroyalistes; c´est de leur suggérer tous les moyens d´abaisser, d´avilir, d´anéantir la souveraineté ; c´est de corrompre ceux mêmes qui se sont rangés autour du trône, c´est de faire adopter quelque forme d´administration. également nuisible et à tout le corps national qu´elle perd sous prétexte de travailler à sa liberté, et au souverain dont elle réduit les prérogatives à rien. Le roi de Suède n´avait pas seulement le choix des personnes de son service, il n´avait pas même le pouvoir de renvoyer un officier subalterne de sa maison.

Alors le monarque trouve autant d´autorités opposées à la sienne qu´il y a d´ordres différents dans l´État. Alors sa volonté n´est rien sans le concours de ces différentes volontés. Alors il faut qu´il assemble, qu´il propose, qu´on délibère sur la chose de la moindre importance. Alors on lui donne des tuteurs comme à un pupille imbécile ; et ces tuteurs sont toujours des hommes sur la malveillance desquels il peut compter. Un roi de Suède ne pouvait rien sans la participation du sénat.

Quel est alors l´état de la nation ? Qu´a produit l´influence des puissances étrangères ? Elle a tout confondu, tout bouleversé, tout séduit par son argent et par ses menées. A l´origine des divisions le sang des bons et des mauvais citoyens avait été également versé, parce que c´était un moyen d´exercer toutes sortes de haines particulières ; dans la suite il faut n´être rien ou se vendre à l´étranger. On se vend donc. Il n´y a plus qu´un parti, c´est le parti de l´étranger. Il n´y a plus que des factieux hypocrites. Le royalisme est une hypocrisie, l´antiroyalisme en est une autre ; ce sont deux masques divers de l´ambition et de la cupidité. La nation n´est plus qu´un amas d´âmes dégradées et vénales. Presque sûr de toutes les voix il n´y a point de projets, si extravagants qu´ils soient, que l´étranger n´ose proposer, et qu´il ne puisse se promettre de faire adopter., On a dit aux Suédois : "Démolissez vos fortifications", et ils ont été sur le point de le faire.

Alors cette noblesse qui avait su conserver dans une chaumière et sous ses haillons une fierté qu´elle avait tétée avec le lait, tombe dans le dernier degré d´avilissement ; elle ne sent plus. Les ordres inférieurs partagent cette corruption. Si´un député à la diète se présente à la table d´un ambassadeur étranger, et qu´il n´y ait plus de place pour lui, on le tire dans une embrasure de fenêtre, on lui met un petit écu dans la main, et il va chercher son dîner à la taverne. On dit que cela s´est vu quelquefois à Stockholm.

Le sort d´une nation réduite à cette extrémité de honte et de déshonneur n´est pas difficile à deviner. Il faut que les puissances étrangères et ennemies qui l´ont corrompue soient trompées dans leurs espérances. Elles ne se sont pas aperçues qu´elles en faisaient trop ; que peut-être même elles faisaient tout le contraire de ce qu´une politique plus profonde leur aurait dicté ; qu´elles coupaient le nerf national, tandis que tous leurs efforts ne faisaient que tenir courbé le nerf de la souveraineté, et que ce nerf venant un jour à se redresser avec toute l´impétuosité de son ressort, il ne rencontrerait aucun obstacle capable le l´arrêter qu´il ne fallait qu´un homme et un instant pour produire cet effet inattendu, mais inévitable.

Il est venu cet instant, il s´est montré cet homme ; et tous ces lâches de la création des puissances étrangères se sont prosternés, devant lui. Il a dit à ces hommes qui se croyaient tout : Vous n´êtes rien ; et ils ont répondu : Nous ne sommes rien. Il leur a dit : Je suis le maître ; et ils ont répondu unanimement : Vous êtes le maître. Il leur a dit : Voilà les conditions sous lesquelles je veux vous soumettre ; et ils ont répondu : Nous les acceptons. A peine s´est-il élevé une voix qui ait réclamé.

Quelles seront les suites de cette révolution ? Je l´ignore. Si le maître veut profiter de la circonstance, jamais la Suède n´aura été gouvernée par un despote plus absolu. S´il est sage, s´il conçoit que la souveraineté illimitée ne peut avoir de sujets, parce qu´elle ne peut avoir de propriétaires ; qu´on ne commande qu´à ceux qui ont quelque chose, et que l´autorité n´a point de prise sur ceux qui ne possèdent rien, la nation reprendra peut-être son premier esprit. Quels que soient son caractère et ses projets, la Suède ne sera jamais plus malheureuse qu´elle l´était.



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14. Sur les Chinois. Il est bon d´observer que les sciences et les beaux-arts n´ont fait aucun progrès à la Chine, et que cette nation n´a eu ni grand édifice, ni belle statue, ni poème, ni musique, ni peinture, ni éloquence au milieu d´un luxe auquel le luxe ancien des Asiatiques pourrait à peine se comparer, avec le secours de l´imprimerie et la communication aisée d´un lieu de l´empire à l´autre, c´est-à-dire avec tous les moyens généraux de l´instruction et de l´émulation. Quand je parle de l´état stationnaire des sciences à la Chine, je n´en exclus pas même les mathématiques ni ces branches de la connaissance humaine qu´un homme seul, isolé, méditatif pouvait dans cette contrée, ainsi qu´on le remarque ailleurs, porter par ses efforts à un grand, point de perfection. C´est que partout où la population surabondera, l´utile sera la limite des travaux. Dans aucun siècle, en aucun endroit de la terre, on n´a vu enfant d´un homme opulent se faire peintre, poète, philosophe, musicien, statuaire par état. Ces talents sortent des conditions subalternes, trop pauvres, trop malheureuses, trop occupées à la Chine à pourvoir aux premiers besoins de la vie. Il manque là l´intérêt et la considération, les deux aiguillons de la science et des beaux-arts, aiguillons également nécessaires pour se soutenir longtemps dans les contrées savantes. La richesse sans honneur, l´honneur sans richesses ne suffisent pas pour leur durée. Or il y a plus d´honneur et de profit à l´invention d´un petit art utile chez une nation très peuplée, qu´à la plus sublime découverte qui ne montre que du génie. On y fait plus de cas de celui qui sait tirer parti des recoupes de la gaze, que de celui qui résout le problème des trois corps. C´est là surtout que se fait la question qu´on n´entend que trop fréquemment ici : "A quoi cela sert-il ?" Elle est dans tous les cas tacitement et universellement faite et répondue à Pékin. On n´élève des monuments éternels à l´honneur de l´esprit humain que quand on est bien pourvu de toutes les sortes de nécessaires ; car ces monuments sont la plus grande superfluité de toutes les superfluités de ce monde. Une nation telle que la chinoise, où le sol est couvert à peu près d´un tiers d´habitants de plus qu´il n´en peut nourrir dans les années médiocres, où les mœurs ne permettent pas les émigrations, où l´inconvénient de la population excessive va toujours en s´accroissant, est pleine d´activité, de mouvement, d´inquiétude. Il n´y a pas un brin de paille à négliger, pas un instant de temps qui n´ait sa valeur, l´attente de la disette presse cesse. C´est le mobile secret de toutes les âmes, tandis que la culture de l´esprit demande une vie tranquille, oisive, retirée, immobile. il n´y a donc qu´une science vers laquelle les têtes pensives doivent se tourner à la Chine, c´est la morale, la police et la législation, dont l´importance est d´autant plus grande qu´une société est plus nombreuse. C´est là qu´on connaît le mieux la vertu et qu´on la pratique le moins ; c´est là qu´il y a plus de mensonges, plus de fraude, plus de vols, moins d´honneur, moins de procédés, de sentiment et de délicatesse. Tout l´empire est un marché général où il n´y a non plus de sûreté et de bonne foi que dans les nôtres. Les âmes y sont basses, l´esprit petit, intéressé, rétréci et mesquin. S´il y a un peuple au monde vide de tout enthousiasme, c´est le chinois.

Je le dis et je le prouve par un fait que je tiens du plus intelligent de nos supercargues. Un Européen achète des étoffes à Canton ; il est trompé sur la quantité, sur la qualité et le prix. Les marchandises sont déposées sur son bord. La friponnerie du marchand chinois avait été reconnue, lorsqu´il vint chercher son argent. L´Européen lui dit : "Chinois, tu m´as trompé." Le Chinois lui répondit : "Européen, cela se peut ; mais il faut payer." L´Européen : "Tu m´as trompé sur la quantité, la qualité et le prix." Le Chinois : "Cela se peut ; mais il faut payer." L´Européen : "Mais tu es un fripon, un gueux, un misérable." Le Chinois : "Européen, cela se peut ; mais il faut payer." L´Européen paie ; le Chinois reçoit son argent, et dit en se séparant de sa dupe : "A quoi t´a servi ta colère ? Qu´ont produit tes injures ? Rien. N´aurais-tu pas beaucoup mieux fait de payer tout de suite et de te taire ?" Partout où l´on garde ce sang-froid à l´insulte, partout où l´on rougit aussi peu de la friponnerie, l´empire peut être très bien gouverné, mais les mœurs particulières sont détestables.

Si les romans chinois sont une peinture un peu fidèle des caractères, il n´y a pas plus de justice à la Chine que de probité, et les mandarins sont les plus grands fripons, les juges les plus iniques qu´il y ait au monde. Que penser de ces chefs de l´État qui portent publiquement, sans pudeur, sur leur petite bannière la marque de leur dégradation ?

Si l´on interrogeait à la Chine un Français sur ce que c´est qu´un docteur de Sorbonne ici, il dirait : C´est un homme né d´une famille honnête, communément aisée sinon opulente, dont les premières années ont été consacrées à la lecture, à l´écriture, à l´étude de sa langue et de deux ou trois langues anciennes qu´il possède, lorsqu´il passe à des sciences plus relevées, telles que la philosophie, la logiquè, la morale, la physique, les mathématiques, la théologie. Versé dans ces sciences qui ont employé son temps jusqu´à l´âge de vingt-deux à vingt-trois ans, il subit une longue suite d´examens rigoureux, sur lesquels le titre de docteur lui est accordé ou refusé. Ô le grand homme, ô l´homme étonnant qu´un docteur de Sorbonne ! s´écrieraient les Chinois. Eh bien! le mandarin est un prodige tout semblable à Paris, à s´en rapporter au récit des historiens et des voyageurs. Et pour finir par où nous avons commencé, s´il est vrai que la lutte de l´homme contre la nature soit le premier motif, la raison première de la société, partout où la population surabondera, la nature est la plus forte, la société est dans une lutte continuelle avec elle ; c´est un état où l´on dispute pour son existence, et où l´on n´a guère le temps de s´appliquer à autre chose. Un riche Chinois a des jardins somptueux ; qu´est-ce que cela prouve pour le reste de la nation ? Pas plus que les parcs de nos grands seigneurs et les palais de nos financiers ne prouvent ici.



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15. Des mines. Si l´homme est étonnant dans les travaux que son courage et son industrie nous présentent à la surface de la terre, il ne l´est guère moins dans ceux qui nous sont dérobés et qu´elle recèle dans ses entrailles ; on conçoit que je veux parler de l´exploitation des mines. A quelles conditions tirons-nous cette richesse ou ce poison de la prison où la nature l´avait caché ? A la condition de briser, de percer des rochers à une profondeur immense ; de creuser des canaux souterrains qui garantissent des eaux qui affluent et menacent de toutes parts ; d´élever des forêts coupées en étais dans d´immenses galeries souterraines ; de pratiquer ces galeries ; d´en soutenir les voûtes contre l´énorme pesanteur des terres qui tendent sans cesse à les combler et à enfouir sous leurs chutes les avares audacieux qui les ont construites ; de former des aqueducs ; d´inventer l´étonnante variété de machines hydrauliques et toutes les formes diverses des fourneaux ; de courir le danger d´être étouffé ou consumé par une exhalaison qui s´enflamme à la lueur de la lampe qui dirige le travail, et qui détone subitement avec l´éclair, le bruit et les effets du tonnerre ; de périr au bout de quelques années d´une phtisie qui réduit la vie de l´homme à la moitié de sa durée. On nous apprend bien que Henri l´illustre, margrave de Misnie, tira des mines de Freyberg et de Schneeberg le prix du royaume de Bohême ; que ces exploitations fournissaient jusqu´à cinq mille écus par semaine, et qu´en 1478 on en sortit un bloc qui fournit quatre cents quintaux d´argent ; mais on n´a pas publié la liste des hommes à qui cet argent a coûté la vie. Les mines, il est vrai, donnent aux souverains des trésors, sans épuiser la bourse de leurs sujets. Les richesses acquises par la guerre sont ensanglantées. Celles qu´on va chercher en franchissant les mers sont périlleuses. On n´en obtient point par la fraude qui ne soient honteuses. Il semble que rien ne soit plus honnête et plus juste que d´accepter un bien que la nature présente d´elle-même. Les mines ont multiplié les travaux et aiguisé l´industrie. Elles ont fondé des villes. Elles ont fait naître des manufactures. Les contrées adjacentes de la Pologne sont riches par leurs mines, la Pologne est pauvre avec ses greniers. Les mines fixent les sujets dans leur patrie. On ne peut contester toutes ces vérités. Voilà le côté séduisant ; mais le revers est affreux. Les mines exotiques ruinent les nations ; les mines indigènes ne seront jamais préférables à l´agriculture, aux manufactures et au commerce. Les nations que leur appât a séduites ressemblent parfaitement au chien de la fable qui lâcha l´aliment qu´il portait dans sa gueule pour jeter sur son image qu´il voyait au fond des eaux dans lesquelles il se noya : il lâcha la chose pour le signe. Les Espagnols, les Portugais et les autres exploiteurs de mines font-ils autrement que ce stupide? Le travail des mines n´est permis qu´aux contrées malheureuses dont elles sont l´unique ressource. Laissez l´or, si la surface de terre végétale qui le couvre peut produire un épi dont vous fassiez du pain, un brin d´herbe que vos brebis puissent paître. Le seul métal dont vous ayez vraiment besoin, et le seul que vous puissiez exploiter sans danger, c´est le fer. Faites du fer, construisez-en vos scies, vos marteaux, les socs de vos charrues ; mais ne le transformez pas en outils meurtriers que votre fureur a imaginés pour vous égorger plus sûrement. La quantité d´or et d´argent nécessaire aux échanges des nations est si petite, pourquoi donc la multiplier sans fin ? Quelle importance y a-t-il à représenter cent aunes de toile par une livre ou par vingt livres d´or ou d´argent ? Puissiez-vous réussir dans votre cupidité et vos travaux opiniâtres, au point que l´or soit un jour plus commun que le fer ! Mais malheureusement la nature y a pourvu ; presque toute la terre est couverte de mines de fer, les mines d´or et d´argent sont éparses et rares. Si l´on examine combien les travaux et l´exploitation des mines supposent d´observations, de tentatives et d´essais, on reculera l´origine du monde bien au-delà de son antiquité connue. Nous montrer l´or, le fer, le cuivre, l´étain et l´argent employés par les premiers habitants de la terre, c´est nous bercer d´un mensonge qui ne peut en imposer qu´à des enfants.




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16. Qu´il faut commencer par le commencement. On a conçu qu´il ne fallait rien attendre de grand d´un peuple esclave, et l´on a cherché comment on faisait naître dans un esclave le sentiment de la liberté. Je l´ignore, du moins pour les pères. Quant aux enfants, voici le seul moyen que je connaisse . Il faut choisir la province la plus belle et la plus féconde de son empire. Il faut y bâtir des maisons. Il faut pourvoir ces maisons de toutes les choses nécessaires à l´agriculture, Il faut attacher à chacune une portion de terre. Il faut appeler de toutes les contrées policées des hommes libres et de bonne volonté. Il faut leur accorder en toute propriété l´asile qu´on leur a préparé. Il faut gouverner cette colonie par les chefs de la nation qui n´aient aucun domaine dans la contrée. Il faut que cette intendance soit le premier pas vers les hautes places du ministère, Il faut accorder la tolérance à toutes les religions, et par conséquent permettre des cultes particuliers et domestiques et n´en point permettre de public. Il faut avoir provision de denrées pour cette peuplade. Il faut que cette provision suffise au moins à trois années de subsistance. C´est de là que le levain de la liberté se répandra insensiblement dans tout un empire.Les habitants des contrées adjacentes verront la prospérité de ces colons, ce spectacle sera le vrai prédicateur de la liberté qu´ils embrasseront d´eux-mêmes insensiblement et sans efforts. Il en faut user avec un peuple esclave comme avec un peuple sauvage ; c´est à l´exemple à les convertir. Jeté chez des sauvages, je ne leur dirais pas : Construisez des cabanes qui vous assurent une retraite commode contre l´inclémence des saisons. Ils se moqueraient de moi, Mais je bâtirais ma cabane. Les temps rigoureux arriveraient. Je jouirais de ma prévoyance. Le sauvage le verrait, et l´année suivante il m´imiterait. De même je ne dirai pas à un peuple esclave : Sois libre ; mais je lui mettrai sous les yeux les avantages de la liberté, et il la désirera. Je me garderais bien d´exiger de mes colons nouvellement transplantés le remboursement des premières dépenses que j´aurais faites pour eux ; je me garderais bien davantage de rejeter sur les survivants la dette prétendue de ceux qui mourraient sans l´avoir acquittée : cela serait d´une politique aussi fausse qu´inhumaine. L´homme de vingt ans, de vingt-cinq, de trente qui vous apporte en don sa personne, ses forces, ses talents, sa vie, ne vous gratifie-t-il pas assez ? Faut-il que vous l´accabliez d´un impôt, et qu´il vous paie la rente d´un présent qu´il vous fait ? Lorsqu´il sera opulent, vous le traiterez comme votre sujet, à la bonne heure ; encore attendrez-vous la troisième ou la quatrième génération, si vous voulez que votre projet prospère et faire affluer le reste de vos peuples vers une condition dont ils envieront les avantages qu´ils auront eu le temps de connaître.

Vous voulez civiliser vos peuples, leur inspirer le goût des lettres, la passion des beaux-arts ; mais vous commencez votre édifice par le faîte, en appelant auprès de vous des hommes de génie de toutes les contrées. Que produiront ces rares plantes exotiques ? Rien. Elles périront dans le pays comme les plantes étrangères périssent dans nos serres. On a beau former des académies des sciences, des écoles des beaux-arts ; on a beau disperser des élèves dans tous les pays où les arts ont été cultivés avec quelque succès, les faire étudier sous les meilleures maîtres : il faut que ces enfants au sortir de l´école, au retour de leurs voyages, ne trouvant aucun emploi pour leur talent, l´abandonnent pour se jeter dans des conditions subalternes qui les nourrissent . Leurs chefs-d´œuvre, quand ils seraient capables d´en produire, demeureront sans acquéreurs, et ne leur fourniront pas de quoi avoir du pain et de l´eau. C´est qu´en tout il faut commencer par le commencement, et que le commencement c´est de mettre en vigueur les arts mécaniques et les conditions basses. Sachez cultiver la terre, travailler les peaux, fabriquer les laines, faire des souliers, et avec le temps, sans même que vous vous en mêliez, on fera chez vous des tableaux et des statues, parce que de ces conditions basses il s´élèvera des maisons riches et des familles nombreuses. Quelques-uns des enfants de ces familles, enclins à la paresse qui est l´effet de l´aisance, se dégoûteront du métier pénible de leurs pères, se mettront à penser, à discourir, à arranger des syllabes, à imiter la nature de toutes les manières, et vous aurez des poètes, des philosophes, des orateurs, des statuaires et des peintres. Leurs productions, objets d´abord de pur agrément, deviendront bientôt nécessaires aux chefs des maisons riches, et ils les acquerront. Tant qu´on est dans le besoin, on travaille. On ne cesse de travailler que quand le besoin cesse. Alors naissent l´oisiveté, la paresse, et avec la paresse l´ennui ; et partout les beaux-arts sont enfants du génie, de la paresse et de l´ennui.

Étudiez les progrès de la société, et vous verrez des pasteurs ou des agriculteurs dépouillés par des brigands ; ces agriculteurs opposer à ces brigands une portion d´entre eux, et voilà les soldats. Tandis que les uns récoltent, et que les autres font sentinelle, une poignée d´autres citoyens dit au laboureur et au soldat : Vous faites un métier laborieux et pénible. Si vous vouliez, vous, soldats, nous défendre ; vous, agriculteurs, nous nourrir, nous vous déroberions une partie de votre fatigue par nos danses et nos chansons : voilà le troubadour et l´homme de lettres. Avec le temps cet homme de lettres s´est ligué tantôt avec le chef contre les peuples, et il a chanté la tyrannie, tantôt avec le peuple contre le tyran, et il a chanté la liberté ; et dans l´un et l´autre cas il est devenu un citoyen important.

Suivez la marche constante de la nature, aussi bien chercheriez-vous inutilement à vous en écarter. Vous verrez vos efforts et vos dépenses s´épuiser sans fruit ; vous verrez tout périr autour de vous. Vous vous retrouverez presque au même point de barbarie dont vous avez voulu vous tirer, et vous y resterez jusqu´à ce que les circonstances fassent sortir de votre propre sol une police indigène dont les lumières étrangères pourront accélérer les progrès. N´en espérez pas davantage et cultivez votre sol. Un autre avantage que vous y trouverez, c´est que les sciences et les arts autochtones s´avanceront peu à peu vers la perfection, et que vous serez des originaux; au lieu que si vous empruntez des modèles étrangers, vous ignorerez la raison de leur perfection, et vous vous condamnerez à n´être jamais que de faibles copies. Cette ressource, il est vrai, est incertaine, le moment de son existence est caché dans un avenir obscur. Mais il n´importe, il en faut passer par là, et se résoudre à n´être rien ou à n´être que médiocre, jusqu´à ce qu´il plaise au destin secondé d´un bon maître et d´heureux hasards, de faire de vous quelque chose.

 

 

 

 

HISTOIRE DES DEUX INDES

 

 

 

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CHAPITRE PREMIER : DE LA RELIGION





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Origine des religions



F.217D
Si l´homme avait joui sans interruption d´une félicité pure ; si la terre avait satisfait d´elle-même à toute la variété de ses besoins, on doit présumer que l´admiration et la reconnaissance n´auraient tourné que très tard vers les dieux les regards de cet être naturellement ingrat. Mais un sol stérile ne répondit pas toujours à ses travaux, Les torrents ravagèrent les champs qu´il avait cultivés. Un ciel ardent brûla ses moissons. Il éprouva la disette, il connut les maladies, et il rechercha les causes de sa misère.

Pour expliquer l´énigme de son existence, de son bonheur et de son malheur, il inventa différents systèmes également absurdes. Il peupla l´univers d´intelligences bonnes et malfaisantes ; et telle fut l´origine du polythéisme, la plus ancienne et la plus générale des religions, Du polythéisme naquit le manichéisme, dont les vestiges dureront à jamais, quels que soient les progrès de la raison, Le manichéisme simplifié engendra le déisme ; et au milieu de ces opinions diverses, il s´éleva une classe d´hommes médiateurs entre le ciel et la terre.

Ce fut alors que les régions se couvrirent d´autels ; qu´on entendit ici l´hymne de la joie, là le gémissement de la douleur ; et qu´on eut recours à la prière, aux sacrifices, les deux moyens naturels d´obtenir la faveur et de calmer le ressentiment, On offrit la gerbe ; on immola l´agneau, la chèvre, le taureau, Le sang de l´homme arrosa le tertre sacré.

Cependant on voyait souvent l´homme de bien dans la souffrance, le méchant, l´impie même dans la prospérité, et l´on imagina la doctrine de l´immortalité. Les âmes affranchies du corps ou circulèrent dans les différents êtres de la nature, ou s´en allèrent dans un autre monde recevoir la récompense de leurs vertus, le châtiment de leurs crimes. Mais l´homme en devint-il meilleur ? c´est un problème, Ce qui est sûr, c´est que depuis l´instant de sa naissance jusqu´au moment de sa mort, il fut tourmenté par la crainte des puissances invisibles, et réduit à une condition beaucoup plus fâcheuse que celle dont il avait joui.

La plupart des législateurs se sont servis de cette disposition des esprits pour conduire les peuples, et plus encore pour les asservir. Quelques-uns ont fait descendre du ciel le droit de commander ; et c´est ainsi que s´est établie la théocratie ou le despotisme sacré, la plus cruelle et la plus immorale des législations : celle où l´homme orgueilleux, malfaisant, intéressé, vicieux avec impunité, commande à l´homme de la part de Dieu ; où il n´y a de juste que ce qui lui plaît, d´injuste que ce qui lui déplaît, ou à l´être suprême avec lequel il est en commerce, et qu´il fait parler au gré de ses passions ; où c´est un crime d´examiner ses ordres, une impiété de s´y opposer ; où des révélations contradictoires sont mises à la place de la conscience et de la raison, réduites au silence par des prodiges ou par des forfaits ; où les nations enfin ne peuvent avoir des idées fixes sur les droits de l´homme, sur ce qui est bien, sur ce qui est mal, parce qu´elles ne cherchent la base de leurs privilèges et de leurs devoirs que dans des livres inspirés dont l´interprétation leur est refusée.



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Intolérance.



F.204D
L´intolérance, tout affreuse qu´elle nous paraît, est une conséquence nécessaire de l´esprit superstitieux. Ne convient-on pas que les châtiments doivent être proportionnés aux délits ? Or quel crime plus grand que l´incrédulité aux yeux de celui qui regarde la religion comme la base fondamentale de la morale ? D´après ces principes, l´irréligieux est l´ennemi commun de toute société ; l´infracteur du seul lien qui unit les hommes entre eux ; le promoteur de tous les crimes qui peuvent échapper à la sévérité des lois. C´est lui qui étouffe les remords. C´est lui qui rompt le frein des passions. C´est lui qui tient école de scélératesse. Quoi ! nous conduisons au gibet un malheureux que l´indigence embusque sur un grand chemin, qui s´élance sur le passant un pistolet à la main, et qui demande un écu dont il a besoin pour la subsistance de sa femme et de ses enfants expirant de misère ; et l´on fera grâce à un brigand infiniment plus dangereux ? Nous traitons comme un lâche celui qui souffre qu´en sa présence on parle mal de son ami ; et nous exigerons que l´homme religieux laisse l´incrédule blasphémer à son aise de son maître, de son père, de son créateur. Il faut, ou dire que toute croyance est absurde, ou gémir sur l´intolérance comme sur un mal nécessaire. Saint Louis raisonnait très conséquemment, lorsqu´il disait à Joinville : "Si tu entends jamais quelqu´un parler mal de Dieu, tire ton épée et perce-lui-en le cœur ; je te le permets." Tant il est important, que dans toutes les contrées, ainsi qu´on l´assure de la Chine, les souverains et les dépositaires de leur autorité ne soient attachés à aucun dogme, à aucune secte, à aucun culte religieux.



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Gouvernement théocratique. Ascendant des prêtres?



Quelques politiques ont avancé que le gouvernement ne devrait jamais fixer de revenu aux ecclésiastiques. Les secours spirituels qu´ils offrent seront, disent-ils, payés par ceux qui réclameront leur ministère . Cette méthode redoublera leur vigilance et leur zèle. Leur habileté pour la conduite des âmes s´accroîtra chaque jour par l´expérience, par l´étude et l´application. Ces hommes d´État ont été contredits par des philosophes qui ont prétendu qu´une économie dont le but ou l´effet augmenterait l´activité du clergé, serait funeste au repos public, et qu´il valait mieux endormir ce corps ambitieux dans l´oisiveté, que de lui donner de nouvelles forces. N´observe-t-on pas, ajoutent-ils, que les églises ou les maisons religieuses sans rente fixe sont des magasins de superstition, à la charge du bas peuple ? N´est-ce pas là que se fabriquent les saints, les miracles, les reliques, toutes les inventions dont l´imposture a accablé la religion ? Le bien des empires veut que le clergé ait une subsistance assurée; mais si modique, qu´elle borne nécessairement le faste du corps et le nombre des membres. La misère le rend fanatique, l´opulence le rend indépendant ; l´un et l´autre le rendent séditieux. Ainsi le pensait du moins un philosophe qui disait à un grand monarque : "Il est dans vos États un corps puissant, qui s´est arrogé le droit de suspendre le travail de vos sujets autant de fois qu´il lui convient de les appeler dans ses temples. Ce corps est autorisé à leur parler cent fois dans l´année, et à leur parler au nom de Dieu. Ce corps leur prêche que le plus puissant des souverains est aussi vil devant l´être des êtres que le dernier esclave. Ce corps leur enseigne qu´étant l´organe du créateur de toutes choses, il doit être cru de préférence aux maîtres du monde. Quelles doivent être les suites naturelles d´un pareil système ? De menacer la société de troubles interminables, jusqu´à ce que les ministres de la religion soient dans la dépendance absolue du magistrat ; et ils n´y tomberont efficacement qu´autant qu´ils tiendront de lui leur subsistance. Jamais on n´établira de concert entre les oracles du ciel et les maximes du gouvernement que par cette voie. C´est l´ouvrage d´une administration prudente que d´amener, sans troubles et sans secousse, le sacerdoce à cet état où sans obstacles pour le bien, il sera dans l´impuissance de faire le mal."

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Tel est l´indélébile et funeste caractère des malheurs engendrés par la superstition ´, qu´ils ne cessent jamais que pour se renouveler. Tous les cultes partent d´un tronc commun, qui subsiste et qui subsistera à jamais, sans qu´on ose l´attaquer, sans qu´on puisse prévoir la nature des branches qu´il repoussera, sans qu´il soit permis d´espérer d´en arracher une seule qu´avec effusion de sang. Il y aurait peut-être un remède : ce serait une si parfaite indifférence des gouvernements que sans aucun égard à la diversité des cultes, les talents et la vertu conduisissent seuls aux places de l´État et aux faveurs du souverain. Alors peut-être les différentes Églises se réduiraient à des différences insignifiantes d´école. Le catholique et le protestant vivraient aussi paisiblement l´un à côté de l´autre que lé cartésien et le newtonien.

Nous disons peut-être, parce qu´il n´en est pas des matières de religion ainsi que des matières de philosophie. Le défenseur du plein ou du vide ne croit ni offenser ni honorer Dieu par son système. Le plus zélé ne compromettrait pour sa défense ou sa propagation, ni son repos, ni son honneur, ni sa fortune, ni sa vie. Qu´il persiste dans son opinion ou qu´il l´abandonne, on ne l´appellera point apostat. Ses leçons ne seront point traitées d´impiétés et de blasphèmes, comme il arrive dans les disputes de religion, où l´on croit la gloire de Dieu intéressée, où l´on tremble pour son salut à venir et pour la damnation éternelle des siens, où ces considérations sanctifient les forfaits et résignent à tous les sacrifices.

Que faire donc ? Faut-il, à l´exemple d´un peuple innocent et simple, qui voyait l´embrasement religieux prêt à gagner sa paisible contrée, défendre de parler de Dieu soit en bien, soit en mal ? Non, certes. La loi d´un silence qu´on se ferait un crime d´observer ne serait que de l´huile jetée sur le feu. Faut-il laisser disputer sans s´en mêler ? Ce serait le mieux sans doute : mais ce mieux-là ne sera point sans inconvénient, tant que les premières années de nos enfants seront confiées à des hommes qui leur feront sucer avec le lait le poison du fanatisme dont ils sont enivrés. Et quand les pères deviendraient les seuls instituteurs religieux de leurs enfants, n´y aurait-il plus de désordre à craindre ? J´en doute. Encore une fois, que faire donc ?

Sans cesse parler de l´amour de nos semblables. On lit de l´île de Ternate que les prêtres y étaient muets. Il y avait un temple, au milieu du temple une pyramide, et sur cette pyramide : ADORE DIEU, OBSERVE LES LOIS, AIME TON PROCHAIN. Le temple S´ouvrait un jour de la semaine. Les insulaires s´y rendaient. Tous se prosternaient devant la pyramide ; le prêtre, debout à côté, en silence, montrait de l´extrémité de sa baguette l´inscription. Les peuples se relevaient, se retiraient, et les portes du temple se refermaient pour huit jours. J´assurerais bien qu´il n´est mention dans les annales de cette île ni de disputes, ni de guerres de religion. Mais où verra-t-on jamais un ministère indifférent, un catéchisme aussi court, et un prêtre muet ? Tâchons donc de nous résigner à toutes les calamités d´un ministère intolérant, d´un catéchisme compliqué, et d´un prêtre qui parle.

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S´il m´était permis de m´expliquer sur une matière aussi importante, j´oserais assurer que ni en Angleterre, ni dans les contrées hérétiques de l´Allemagne, des Provinces-Unies et du Nord, on n´est remonté aux véritables principes. Mieux connus, que de sang et de troubles ils auraient épargné ; de sang païen, de sang hérétique, de sang chrétien, depuis la première origine des cultes nationaux jusqu´à ce jour ; et combien ils en épargneraient dans l´avenir, si les maîtres de la terre étaient assez sages et assez fermes pour s´y conformer.

L´État, ce me semble, n´est point fait pour la religion, mais la religion est faite pour l´État. Premier principe. .

L´intérêt général est la règle de tout ce qui doit subsister dans l´État. Second principe.

Le peuple ou l´autorité souveraine dépositaire de la sienne a seule le droit de juger de la conformité de quelque institution que ce soit avec l´intérêt général. Troisième principe.

Ces trois principes me paraissent d´une évidence incontestable, et les propositions qui suivent n´en sont que des corollaires.

C´est donc à cette autorité et à cette autorité seule qu´il appartient d´examiner les dogmes et la discipline d´une religion ; les dogmes, pour s´assurer si, contraires au sens commun, ils n´exposeraient point la tranquillité à des troubles d´autant plus dangereux que les idées d´un bonheur à venir s´y compliqueront avec le zèle pour la gloire de Dieu et la soumission à des vérités qu´on regardera comme révélées ; la discipline, pour voir si elle ne choque pas les mœurs régnantes, n´éteint pas l´esprit patriotique, n´affaiblit pas le courage, ne dégoûte point de l´industrie, du mariage et des affaires publiques, ne nuit pas à la population et à la sociabilité, n´inspire pas le fanatisme et l´intolérance, ne sème point la division entre les proches de la même famille, entre les familles de la même cité, entre les cités du même royaume, entre les différents royaumes de la terre, ne diminue point le respect dû au souverain et aux magistrats, et ne prêche ni des maximes d´une austérité qui attriste, ni des conseils qui mènent à la folie.

Cette autorité, et cette autorité seule, peut donc proscrire le culte établi, en adopter un nouveau, ou même se passer de culte, si cela lui convient. La forme générale du gouvernement en étant toujours au premier instant de son adoption, comment la religion pourrait-elle prescrire par sa durée ?

L´État a la suprématie en tout. La distinction d´une puissance temporelle et d´une puissance spirituelle est une absurdité palpable ; et il ne peut et ne doit y avoir qu´une seule et unique juridiction, partout où il ne convient qu´à l´utilité publique d´ordonner ou de défendre.

Pour quelque délit que ce soit, il n´y aura qu´un tribunal ; pour quelque coupable, qu´une prison ; pour quelque action illicite, qu´une loi. Toute prétention contraire blesse l´égalité des citoyens ; toute possession est une usurpation du prétendant aux dépens de l´intérêt commun.

Point d´autre concile que l´assemblée des ministres du souverain. Quand les administrateurs de l´État sont assemblés, l´Église est assemblée. Quant l´État a prononcé, l´Église n´a plus rien à dire.

Point d´autres canons que les édits des princes et les arrêts des cours de judicature.

Qu´est-ce qu´un délit commun et un délit privilégié, où il n´y a qu´une loi, une chose publique, des citoyens ?

Les immunités et autres priviléges exclusifs sont autant d´injustices commises envers les autres conditions de la société qui en sont privées.

Un évêque, un prêtre, un clerc peut s´expatrier, s´il lui plaît : mais alors il n´est plus rien. C´est à l´État à veiller à sa conduite ; c´est à l´État à l´installer et à le déplacer.

Si l´on entend par bénéfice autre chose que le salaire que tout citoyen doit recueillir de son travail, c´est un abus à réformer promptement. Celui qui ne fait rien n´a pas le droit de manger.

Et pourquoi le prêtre ne pourrait-il pas acquérir, s´enrichir, jouir, vendre, acheter et tester comme un autre citoyen ?

Qu´il soit chaste, docile, humble, indigent même, s´il n´aime pas les femmes, s´il est d´un caractère abject, et s´il préfère du pain et de l´eau à toutes les commodités de la vie. Mais qu´il lui soit défendu d´en faire le vœu. Le vœu de chasteté répugne à la nature et nuit à la population ; le vœu de pauvreté n´est que d´un inepte ou d´un paresseux ; le vœu d´obéissance à quelque autre puissance qu´à la dominante et à la loi, est d´un esclave ou d´un rebelle.

S´il existait donc dans un recoin d´une contrée soixante mille citoyens enchaînés par ces vœux, qu´aurait à faire de mieux le souverain, que de s´y transporter avec un nombre suffisant de satellites armés de fouets, et de leur dire : "Sortez, canaille fainéante, sortez : aux champs, à l´agriculture, aux ateliers, à la milice" ?

L´aumône est le devoir commun de tous ceux qui ont au-delà du besoin absolu.

Le soulagement des vieillards et des infirmes indigents, celui de l´État qu´ils ont servi.

Point d´autres apôtres que le législateur et les magistrats.

Point d´autres livres sacrés que ceux qu´ils auront reconnus pour tels.

Rien de droit divin que le bien de la république.

Je pourrais étendre ces conséquences à beaucoup d´autres objets : mais je m´arrête ici, protestant que si dans ce que j´ai dit, il y a quelque chose de contraire au bon ordre d´une société raisonnable, età la félicité des citoyens, je le rétracte, quoique j´aie peine à me persuader que les nations puissent s´éclairer et ne pas sentir un jour la, vérité de mes principes. Au reste, je préviens mon lecteur que je n´ai parlé que de la religion extérieure. Quant à l´intérieure, l´homme n´en doit compte qu´à Dieu. C´est un secret entre lui et celui qui. l´a tiré du néant et qui peut l´y replonger.


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Par les superstitions , la ruse a partagé l´empire avec la force. Quand l´une a tout conquis, tout soumis, l´autre vient et lui donne des lois à son tour. Elles traitent ensemble ; les hommes baissent la tête et se laissent lier les mains. S´il arrive que ces deux puissances mécontentes se soulèvent l´une contre l´autre, c´est alors qu´on voit ruisseler dans les rues le sang des citoyens. Une partie se range sous l´étendard de la superstition ; l´autre marche sous les drapeaux du souverain. Les pères égorgent les enfants ; les enfants enfoncent, sans hésiter, le poignard dans le sein des pères. Toute idée dé justice cesse ; tout sentiment d´humanité s´anéantit. L´homme semble tout à coup métamorphosé en bête féroce. L´on crie d´un côté : "Rebelles, obéissez à votre monarque." On crie de l´autre : "Sacrilèges, impies, obéissez à Dieu, lé maître de votre roi, ou mourez." Je m´adresserai donc à tous les souverains de la terre, et j´oserai leur révéler la pensée secrète du sacerdoce. Qu´ils sachent que si le prêtre s´expliquait franchement, il dirait : "Si le souverain n´est pas mon licteur, il est mon ennemi. Je lui ai mis la hache à la main, mais c´est à condition que je lui désignerais les têtes qu´il faudrait abattre".



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Philosophie des brames



De temps immémorial, les brames, seuls dépositaires des livres, des connaissances et des règlements, tant civils que religieux, en avaient fait un secret que la présence de la mort, au milieu des supplices, ne leur avait point arraché. Il n´y avait aucune sorte de terreurs et de séductions auxquelles ils n´eussent résisté, lorsque tout récemment

M. Hastings, gouverneur général des établissements anglais dans le Bengale, et le plus éclairé des Européens qui soient passés aux Indes, devint possesseur du code des Indiens. Il corrompit quelques brames ; il fit sentir à d´autres le ridicule et les inconvénients de leur mystérieuse réserve. Les vieillards, que leur expérience et leurs études avaient élevés au-dessus des préjugés de leur caste, se prêtèrent à ses vues, dans l´espérance d´obtenir un plus libre exercice de leur religion et de leurs lois. Ils étaient au nombre de onze, dont le plus âgé passait quatre-vingts ans, et le plus jeune n´en avait pas moins de trente-cinq. Ils compulsérent dix-huit auteurs originaux samskrets ; et le recueil des sentences qu´ils en tirèrent, traduit en persan, sous les yeux des brames, le fut du persan en anglais par M. Halhed. Les compilateurs du code rejetèrent unanimement deux propositions ; l´une de supprimer quelques paragraphes scandaleux ; l´autre d´instruire M. Halhed dans le dialecte sacré. Tant il est vrai que l´esprit sacerdotal est partout le même, et qu´en tout temps le prêtre, par intérêt et par orgueil, s´occupe à retenir les peuples dans l´ignorance. Pour donner à l´ouvrage l´exactitude et la sanction qu´on pouvait désirer, on appela des différentes contrées du Bengale, les plus habiles d´entre les pundits ou brames jurisconsultes, Voici l´histoire abrégée de la création du monde, et de la première formation des castes, telle que ces religieux compilateurs l´ont exposée à la tête du code civil.

Brama aime, dans chaque pays, la forme du culte qu´on y observe. Il écoute dans la mosquée le dévot qui récite des prières en comptant des grains. Il est présent aux temples, à l´adoration des idoles, Il est l´intime du musulman et l´ami de l´Indien, le compagnon du chrétien et le confident du juif. Les hommes qu´il a doués d´une âme élevée ne voient dans les contrariétés des sectes et la diversité des cultes religieux qu´un des effets de la richesse qu´il a déployée dans l´œuvre de la création.

Le principe de la vérité, ou l´être suprême, avait formé la terre et les cieux, l´eau, l´air et le feu, lorsqu´il engendra Brama. Brama est l´esprit de Dieu. Il est absorbé dans la contemplation de lui-même. Il est présent à chaque partie de l´espace. Il est un. Sa science est infinie. Elle lui vient par inspiration. Son intelligence comprend tout ce qui est possible. Il est immuable. Il n´y a pour lui ni passé, ni présent, ni futur. Il est indépendant. Il est séparé de l´univers. Il anime les opérations de Dieu. Il anime les vingt-quatre puissances de la nature. L´œil reçoit son action du soleil, le vase du feu, le fer de l´aimant, le feu des matières combustibles, l´ombre du corps, la poussière du vent, le trait du ressort de l´arc et l´ombrage de l´arbre. Ainsi, par cet esprit, l´univers est doué des puissances de la volonté et des puissances de l´action. Si cet esprit vient du cœur par le canal de l´oreille, il produit la perception des sons ; par le canal de la peau, la perception du toucher ; par le canal de l´œil, la perception des objets visibles ; par le canal de la langue, la perception du goût ; par le canal du nez, la perception de l´odorat. Cet esprit anime les cinq membres d´action, les cinq membres de perception, les cinq éléments, les cinq sens, les trois dispositions de l´âme ; cause la création ou l´anéantissement des choses, contemplant le tout en spectateur indifférent. Telle est la doctrine du Reig-Beda.

Brama engendra de sa bouche la sagesse, ou le brame, dont la fonction est de prier, de lire et d´instruire ; de son bras, la force, ou le guerrier et le souverain qui tirera de l´arc, gouvernera et combattra ; de son ventre, de ses cuisses, la nourriture, ou l´agriculture et le commerçant ; de ses pieds, la servitude, ou l´artisan et l´esclave, qui passera sa vie à obéir, à travailler et à voyager.

La distinction des quatre premières castes est donc aussi vieille que le monde, et d´institution divine.

Brama produisit ensuite le reste de l´espèce humaine qui devait remplir ces quatre castes ; les animaux, les végétaux, les choses inanimées, les vices et les vertus. Il prescrivit à chaque caste ses devoirs ; et ces devoirs sont à jamais consignés dans les livres sacrés.

Le premier magistrat ou souverain du choix de Brama, eut un méchant successeur, qui pervertit l´ordre social, en autorisant le mélange des hommes et des femmes des quatre castes qu´il avait instituées ; confusion sacrilège, de laquelle sortit une cinquième caste, et de celle-ci une multitude d´autres. Les brames irrités le mirent à mort. En frottant la main droite de son cadavre, il en naquit deux fils, l´un militaire ou magistrat, l´autre brame. En frottant la main gauche, il en naquit une fille, que les brames marièrent à son frère le guerrier, à qui ils accordèrent la magistrature. Celui-ci avait médité le massacre de la cinquième caste et de toutes ses branches. Les brames l´en dissuadèrent. Leur avis fut de rassembler les individus qui la composaient, et de leur assigner différentes fonctions dans les sciences, les arts et les métiers, qu´ils exercèrent, eux et leurs descendants, à perpétuité.

D´où l´on voit que le brame fut tellement enorgueilli de son origine, qu´il aurait cru se dégrader en ambitionnant la magistrature ou la souveraineté, et qu´on parvient à rendre aux peuples leurs chaînes respectables, en les en chargeant au nom de la divinité. Jamais un Indien ne fut tenté de sortir de sa caste. La distribution des Indiens en castes qui s´élèvent les unes au-dessus des autres, caractérise la plus profonde corruption, et le plus ancien esclavage. Elle décèle une injuste et révoltante prééminence des prêtres sur les autres conditions de la société, et une stupide indifférence du premier législateur pour le bonheur général de la nation.

Cet historique de la naissance du monde n´offre rien de plus raisonnable, ou de plus insensé, que ce qu´on lit dans les autres mythologies. Partout l´homme a voulu descendre du ciel. Les Bedas, ou les livres canoniques, ne sont ni moins révérés ni moins crus dans l´Inde, que la Bible par le juif ou par le chrétien ; et la foi dans les révélations de Brama, de Raom et de Kishen est aussi robuste que la nôtre. La religion fut partout une invention d´hommes adroits et politiques, qui ne trouvant pas en eux-mêmes les moyens de gouverner leurs semblables à leur gré, cherchèrent dans le ciel la force qui leur manquait, et en firent descendre la terreur. Leurs rêveries furent généralement admises dans toute leur absurdité. Ce ne fut que par le progrès de la civilisation et des lumières qu´on s´enhardit à les examiner, et qu´on commença à rougir de sa croyance. D´entre les raisonneurs, les uns s´en moquèrent et formèrent la classe abhorrée des esprits forts ; les autres par intérêt ou pusillanimité, cherchant à concilier la folie avec la raison, recoururent à des allégories dont les instituteurs du dogme n´avaient pas eu la moindre idée, et que le peuple ne comprit pas ou rejeta pour s´en tenir purement et simplementà la foi de ses pères.

Les annales sacrées des Indiens datent des siècles les plus reculés, et se sont conservées jusqu´aux derniers temps sans aucune interruption.

Elles ne font aucune mention de l´événement le plus mémorable et le plus terrible, le déluge. Les brames prétendent que leurs livres sacrés sont antérieurs à cette époque, et que ce fléau ne s´étendit pas Sur l´Indostan. Ils distinguent quatre âges : l´âge de la pureté dont la durée fut de trois millions deux cent mille ans : alors l´homme vivait cent mille ans, et sa stature était de vingt et une coudées ; l´âge de réprobation, sous lequel un tiers du genre humain était corrompu : sa durée fut de deux millions quatre cent mille ans, et la vie de l´homme de dix mille ans ; l´âge de la corruption de la moitié de l´espèce, dont la durée fut d´un million six cent mille ans, et la vie de l´homme de mille ans ; l´âge de la corruption générale ou l´ère présente, dont la durée sera de quatre cent mille ans ; il y en a près de cinquante mille d´écoulés : au commencement de cette période, la vie de l´homme fut bornée à cent ans. Partout l´âge présent est le plus corrompu. Partout son siècle est la lie des siècles : comme si le vice et la vertu n´étaient pas aussi vieux que l´homme et le monde.

Quelque fabuleuses que ces annales nous paraissent, par qui pourraient-elles être contestées ? Serait-ce par le philosophe, qui croità l´éternité des choses ? serait-ce par le juif, dont la chronologie, les mœurs, les lois ont tant de conformité avec le dernier âge de l´Indien ? Il n´y a point d´objections contre les époques des Indiens qu´on ne puisse rétorquer contre les nôtres ; et nous n´employons aucune preuveà constater celles-ci, qu´on ne retrouve dans la bouche et les écrits du brame.

Les pundits ou brames jurisconsultes parlent aujourd´hui la langue originale des lois, langue ignorée,du peuple. Les brames parlent et écrivent le samskret. Le samskret est abondant et concis. La grammaire en est très compliquée et très régulière. L´alphabet a cinquante caractères. Les déclinaisons, au nombre de dix-sept, ont chacune un singulier, un duel et un pluriel, Il y a des syllabes brèves, plus brèves et très brèves ; dei syllabes longues, plus longues et très longues ; aiguës, plus aiguës et très aiguës ; graves, plus graves et très graves.

C´est un idiome noté et musical. La dernière Syllabe du mot bédéreo est une espèce de point d´orgue qui dure près d´une minute. La poésiea toutes sortes de vers, et la versification toutes les sortes de piçds et de difficultés des autres langues, sans en excepter la rime. Les auteurs composent par stances dont le sujet est communément moral : "Un père dissipateur est l´ennemi de son fils. - Une mère débauchée est l´ennemie de ses enfants. - Une belle femme est l´ennemie de son mari. - Un enfant mal élevé est l´ennemi de ses parents." Voici un exemple de leurs pièces : "Par la soif de l´or, j´ai fouillé la terre et je me suis livré à la transmutation des métaux. - J´ai traversé les mers, et j´ai rampé sous les grands. - J´ai fui le monde ; je me suis occupé de l´art des enchantements ; et j´ai veillé parmi les tombeaux. - Il ne m´en est pas revenu un cowri. Avarice, retire-toi ; j´ai renoncéà tes chimériques promesses." Quel laps de temps ne suppose pas une langue aussi difficile et aussi perfectionnée ? Que les folies modernes sont vieilles ? Il est parlé dans le samskret des jugements de Dieu par l´eau et par le feu : combien les mêmes erreurs et les mêmes vérités ont fait de fois le tour du globe! Au temps où le samskret était écrit et parlé, les sept jours de la semaine portaient déjà, et dans le même ordre, les noms des sept planètes ; la culture de la canne à sucre était exercée ; la chimie était connue ; le feu grégeois était inventé ; il y avait des armesà feu ; un javelot qui, lancé, se divisait en flèches ou pointes ardentes qui ne s´éteignaient point ; une machine qui lançait un grand nombre de ces javelots et qui pouvait tuer jusqu´à cent hommes en un instant. Mais c´est surtout dans le code civil des Indiens où nous allons entrer, qu´on trouve les attestations les plus fortes de l´incroyable antiquité de la nation.

Enfin nous les possédons ces lois d´un peuple qui semble avoir instruit tous les autres, et qui, depuis sa réunion, n´a subi dans ses mœurs et ses préjugés d´autres altérations que celles qui sont inséparables du caractère de l´homme et de l´influence des temps.

Le code civil des Indiens s´ouvre par les devoirs du souverain ou magistrat. On lit dans un paragraphe séparé "qu´il soit aimé, respecté, instruit, ferme et redouté. Qu´il traite ses sujets comme ses enfants. Qu´il protège le mérite et récompense la vertu. Qu´il se montre à ses peuples. Qu´il s´abstienne du vin. Qu´il règne d´abord sur lui-même. Qu´il ne soit jamais ni joueur ni chasseur. Que dans toute occasion il épargne le brame et l´excuse. Qu´il encourage surtout la culture des terres. Il n´envahira point la propriété du dernier de ses sujets. S´il est vainqueur dans la guerre, il en rendra grâces aux dieux du pays, et comblera le brame des dépouilles de l´ennemi. Il aura à son service un nombre de bouffons, ou parasites, de farceurs, de danseurs et de lutteurs. S´il ne peut saisir le malfaiteur, le méfait sera réparé à ses dépens. Si percevant le tribut, il ne protège pas, il ira aux enfers. S´il usurpe une portion des legs ou donations pieuses, il sera châtié pendant mille ans aux enfers, Qu´il sache que partout où les hommes d´un certain rang fréquentent les prostituées et se livrent à la débauche de la table, l´État marche à sa ruine. Son autorité durera peu, s´il confie ses projets à d´autres qu´à ses conseillers. Malheur à lui s´il consulte le vieillard imbécile ou la femme légère. Qu´il tienne son conseil au haut de la maison, sur la montagne, au fond du désert, loin des perroquets et des oiseaux babillards." Il n´y aurait dans le code entier que la ligne sur les donations pieuses, qu´on y reconnaîtrait le doigt du prêtre. Mais quelle est l´utilité des bouffons, des danseurs, des farceurs à la cour du magistrat ? Serait-ce de le délasser de ses fonctions pénibles, de le récréer de ses devoirs sérieux ?

Combien la formation d´un code civil, surtout pour une grande nation, ne suppose-t-elle pas de qualités réunies ? Quelle connaissance de l´homme, du climat, de la religion, des mœurs, des usages, des préjugés, de la justice naturelle, des droits, des rapports, des conditions, des choses, des devoirs dans tous les états, de la proportion des châtiments aux délits ! Quel jugement ! quelle impartialité ! quelle expérience ? Le code des Indiens a-t-il été l´ouvrage du génie ou le résultat de la sagesse des siècles ? C´est une question que nous laisserons à décider à celui qui se donnera la peine de la méditer profondément.

On y traite d´abord du prêt, le premier lien des hommes entre eux ; de la propriété, le premier pas de l´association ; de la justice, sans laquelle aucune société ne peut subsister ; des formes de la justice, sans lesquelles l´exercice en devient arbitraire ; des dépôts, des partages, des donations, des gages, des esclaves, des citoyens, des pères, des mères, des enfants, des époux, des femmes, des danseuses, des chanteuses. A la suite de ces objets, qui marquent une population nombreuse, des liaisons infinies, une expérience consommée de la méchanceté des hommes, on passe aux loyers et aux baux, aux partages des terres et aux récoltes, aux villes et aux bourgs, aux amendes, à toutes sortes d´injures et de rixes, aux charlatans, aux filous, aux vols entre lesquels on compte le vol de la personne, à l´incontinence et à l´adultère ; et chacune de ces matières est traitée dans un détail qui s´étend depuis les espèces les plus communes jusqu´à des délits qui semblent chimériques. Presque tout a été prévu avec jugement, distingué avec finesse, et prescrit, défendu ou châtié avec justice. De cette multitude de lois, nous n´exposerons que celles qui caractérisent les premiers temps de la nation, et qui doivent.nous frapper ou par leur sagesse ou par leur singularité.

Il est défendu de prêter à la femme, à l´enfant et à son serviteur. L´intérêt du prêt s´accroît à mesure que la caste de l´emprunteur descend : police inhumaine où l´on a plus consulté la sécurité du riche que le besoin du pauvre, Quelle que soit la durée du prêt, l´intérêt ne s´élèvera jamais au double du capital. Celui qui hypothéquera le même effet à deux créanciers sera puni de mort : cela est juste, c´est une espèce de vol, Le créancier saisira son débiteur insolvable dans les castes subalternes, l´enfermera chez lui, et le fera travailler à son profit. Cela est moins cruel que de l´étendre sur de la paille dans une prison.

La femme de mauvaises mœurs n´héritera point, ni la veuve sans enfants, ni la femme stérile, ni l´homme sans principes, ni l´eunuque, ni l´imbécile, ni le banni de sa caste, ni l´expulsé de sa famille, ni l´aveugle ou sourd de naissance, ni le muet, ni l´impuissant, ni le maléficié, ni le lépreux, ni celui qui aura frappé son père, Que ceux qui les remplacent les revêtent et les nourrissent.

Les Indiens ne testent point. Les degrés d´affinité fixent les prétentions et les droits. La portion de l´enfant qui aura profité de son éducation sera double de celle de l´enfant ignorant.

Presque toutes les lois du code sur les propriétés, les successions et les partages, sont conformes aux lois romaines, parce que la raison et l´équité sont de tous les temps et dictent les mêmes règlements, à moins qu´ils ne soient contrariés par des usages bizarres ou des préjugés extravagants dont l´origine se perd dans la nuit des temps, que leur antiquité soutient contre le sens commun, et qui font le désespoir du législateur.

S´il se commet une injustice au tribunal de la loi, le dommage se répartira sur tous ceux qui y auront participé, sans en excepter le juge. Il serait à souhaiter que partout le juge pût être pris à partie. S´il a mal jugé par incapacité, il est coupable ; par iniquité, il l´est bien davantage.

Après avoir condamné le faux témoin à la peine du talion, on permet le faux témoignage contre une déposition vraie qui conduirait le coupable à la mort. Quelle étrange association de sagesse et de folie ! Dans la détresse, le mari pourra livrer sa femme, si elle y consent ; le père vendre son fils, s´il en a plusieurs. De ces deux lois, l´une est infâme, l´autre inhumaine. La première réduit la mère de famille à la condition de prostituée ; la seconde l´enfant de la maison à l´état d´esclave.

Les différentes classes d´esclaves sont énormément multipliées parmi les Indiens. La loi en permet l´affranchissement qui a son cérémonial. L´esclave remplit une cruche d´eau, y met du riz qu´il a mondé avec quelques feuilles d´un légume ; il se tient debout devant son maître, la cruche sur son épaule, le maître l´élève sur sa tête, la casse, et dit trois fois, tandis que le contenu de la cruche se répand sur l´esclave : "Je te rends libre", et l´esclave est affranchi.

Celui qui tuera un animal, un cheval, un bœuf, une chèvre, un chameau, aura la main ou le pied coupé ; et voilà l´homme mis sur la ligne de la brute. S´il tue un tigre, un ours, un serpent, la peine sera pécuniaire. Ces délits sont des conséquences superstitieuses de la métempsycose, qui, faisant regarder le corps d´un animal comme le domicile d´une âme humaine, montre la mort violente d´un reptile comme une espèce d´assassinat. Le brame, avant que de s´asseoir à terre, balayait la place avec un pan de sa robe, et disait à Dieu : "Si j´ai fait descendre ma bienveillance jusqu´à la fourmi, j´espère,que tu feras descendre la tienne jusqu´à moi." La population est un devoir primitif, un ordre de la nature si sacré, que la loi permet de tromper, de mentir, de se parjurer pour favoriser un mariage. C´est une action malhonnête qui se fait partout, mais qui ne fut licite que chez les Indiens. Ne serait-il pas de la sagesse du législateur, dans plusieurs autres cas, d´autoriser ce qu´il ne peut ni empêcher, ni punir ?

La polygamie est permise par toutes les religions de l´Asie, et la pluralité des maris tolérée par quelques-unes. Dans les royaumes de Boutan et dû Thibet, une seule femme sert souvent à toute une famille, sans jalousie et sans trouble domestique.

La virginité est une condition essentielle à la validité de l´union conjugale. La femme est sous le despotisme de son mari. Le code des Indiens dit que la femme maîtresse d´elle-même se conduira toujours mal, et qu´il ne faut jamais compter sur sa vertu. Si elle n´engendre que des filles, son époux sera dispensé d´habiter avec elle, Elle ne sortira point de la maison sans sa permission, Elle aura toujours le sein couvert, A la mort de son mari, il convient qu´elle se brûle sur le même bûcher, à moins qu´elle ne soit enceinte, que son mari ne soit absent, qu´elle ne puisse se procurer son turban, ou sa ceinture, ou qu´elle ne se voue à la chasteté et au célibat. Si elle partage le bûcher avec le cadavre de son mari, le ciel le plus élevé sera sa demeure ; et elle y sera placée à côté de l´homme qui n´aura jamais menti.

La législation des Indiens, qu´on trouvera trop indulgente sur certains crimes, tels que l´assassinat d´un esclave, la pédérastie, la bestialité, dont on obtenait l´absolution avec de l´argent, paraîtra sans doute atroce sur le commerce illicite des deux sexes. C´est vraisemblablement une suite de la lubricité des femmes et de la faiblesse des hommes sous un climat brûlant, de la jalowle effrénée de ceux-ci, de la crainte du mélange des castes; des idées folles de continence, accréditées dans toutes les contrées., parmi des prêtres incontinents, et une preuve de l´ancienneté du code, A mesure que les sociétés s´accroissent et durent, la corruption s´étend ; les délits, surtout ceux qui naissent de la nature du climat dont l´influence ne cesse point, se multiplient, et les châtiments tombent en désuétude; à moins que le code ne soit sous la sanction des dieux. Nos lois ont prononcé une peine sévère contre l´adultère, Qui est-ce qui s´en doute ?

Ce que nous appelons commerce galant, le code l´appelle adultère.

Il y a l´adultère de la coquetterie de l´homme ou de la femme, dont le châtiment est pécuniaire ; l´adultère des présents, qui est châtié dans l´homme par la mutilation ; l´adultère consommé, qui est puni de mort. La fille d´un brame qui se prostitue est condamnée au feu.

L´attouchement déshonnête, dont la loi spécifie les différences, parce qu´elle est sans pudeur, mais que la décence supprime dans un historien, a sa peine effrayante. L´homme d´une caste supérieure, convaincu d´avoir habité avec une femme du peuple, sera marqué sur le front de la figure d´un homme sans tête. Le brame adultère sera marqué sur le front des parties sexuelles de la femme : on les déchireraà sa complice, et elle sera mise à mort.

Les chanteuses, danseuses et femmes publiques forment des commu.nautés protégées par la police. Elles sont employées dans les solennités :

on les envoie à la rencontre des hommes publics. Cet état était moins méprisé dans les anciens temps. Avant les lois, la condition de l´homme .différait peu de la conditions animale, et aucun préjugé n´attachait de la turpitude à une action naturelle.

La courtisane qui aura manqué à sa parole, rendra le double de la somme qu´elle aura reçue. Celui qui l´avilira par une jouissance abusive, lui paiera huit fois la même somme, et autant au magistrat.

Le châtiment sera le même, s´il l´a prostituée à un autre.

On ne jouera point sans le consentement du magistrat. La dette du jeu clandestin ne sera point exigible.

Celui qui frappera un brame de la main ou du pied, aura la main ou le pied coupé.

On versera de l´huile bouillante dans la bouche du sooder, ou de l´homme de la quatrième caste, convaincu d´avoir lu les livres sacrés.

S´il a entendu la lecture des Bedas, ses oreilles seront remplies d´huile chaude, et bouchées avec de la cire, Le sooder qui s´assoira sur le tapis du brame, aura la fesse percée d´un fer chaud, et sera banni. Quelque crime que le brame ait commis, il ne sera point mis à mort. Tuer un brame est le plus grand crime qu´on puisse commettre.

La propriété d´un brame est sacrée : elle ne passera point en des mains étrangères, pas même dans celles du souverain. Et voilà, dans les premiers temps, des hommes de mainmorte parmi les Indiens.

La réprimande suppléera au silence de la loi. Le châtiment d´une faute s´accroîtra par les récidives. L´instrument de l´art ou du métier, même celui de la femme publique, ne sera point confisqué. Que dirait l´Indien, s´il voyait nos huissiers démeubler la chaumière du paysan, et ses bœufs, ses autres instruments de labour mis à l´encan ?

Et pour terminer cette courte analyse d´un code trop peu connu, par quelques grands traits, on lit au paragraphe du souverain : "S´il n´y a dans l´État ni voleurs, ni adultères, ni assassins, ni hommes de mauvais principes, le ciel est assuré au magistrat. Son empire fleurira ; sa gloire s´étendra pendant sa vie ; et sa récompense sera la même après la mort, si les coupables ont été sévèrement punis" : car, dit le code, avec autant d´énergie que de simplicité : "Le châtiment est le magistrat ; le châtiment inspire la terreur à tous ; le châtiment est le défenseur du peuple ; le châtiment est son protecteur dans la calamité ; le châtiment est le gardien de celui qui dort ; le châtiment, au visage noir et à l´œil rouge, est l´effroi du coupable." Malgré les vices de ce code, dont les plus frappants sont trop de faveur pour les prêtres, et trop de rigueur contre les femmes, il n´en justifie pas moins la haute réputation de la sagesse des brames, dans les siècles les plus reculés. Dans le grand nombre des lois sensées qu´on y remarque, s´il en est qui paraissent trop indulgentes ou trop sévères, d´autres qui prescrivent des actions basses ou malhonnêtes, quelques-unes qui infligent des peines atroces pour des délits légers, ou des châtiments légers pour des crimes atroces, l´homme sage, avant que de blâmer, pèsera les circonstances, qui ne permettent souvent au législateur de donner à un peuple que les meilleures lois qu´il peut recevoir. Il conclura sans hésiter de la régularité compliquée de la grammaire samskréte, de l´antiquité de cette langue commune autrefois, et depuis si longtemps ignorée, et de la confection d´un code aussi étendu que celui des Indiens, que dans l´Inde, il s´est écoulé un grand nombre de siècles entre l´état de barbarie et l´état policé, et que les prêtres se sont rendus coupables envers leurs compatriotes et les étrangers, par un secret mystérieux, qui retardait de toutes parts les progrès de la civilisation.

Le sceau qui fermait la bouche au brame est rompu ; et il est à présumer qu´un avenir qui n´est pas éloigné, nous révélera ce qui resteà savoir de la religion et de la jurisprudence anciennes des Indiens.

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CHAPITRE II : SUR LA MORALE



S´il y a une morale universelle, elle ne peut être l´effet d´une cause particulière. Elle a été la même dans les temps passés, elle sera la même dans les siècles à venir ; elle ne peut donc avoir pour base les opinions religieuses, qui, depuis l´origine du monde et d´un pôle à l´autre, ont toujours varié. Les Grecs ont eu des dieux méchants ; les Romains ont eu des dieux méchants ; l´adorateur stupide du fétiche adore plutôt un diable qu´un dieu. Chaque peuple se fit des dieux, et les fit comme il lui plut ; les uns bons, et les autres cruels ; les uns débauchés, et les autres de mœurs austères. On dirait que chaque peuple a voulu déifier ses passions et ses opinions. Malgré cette diversité de systèmes religieux et de cultes, toutes les nations ont senti qu´il fallait être juste. Toutes les nations ont honoré comme des vertus, la bonté, la commisération, l´amitié, la fidélité, la sincérité, la reconnaissance, l´amour de la patrie, la tendresse paternelle, le respect filial, tous les sentiments enfin qu´on peut regarder comme autant de liens propres à unir plus étroitement les hommes. L´origine de cette unanimité de jugement si constante et si générale, ne devait donc pas être cherchée au milieu d´opinions contradictoires et passagères. Si les ministres de la religion ont paru penser autrement, c´est que par leur système, ils devenaient les maîtres de régler toutes les actions des hommes ; ils disposaient de toutes les fortunes, de toutes les volontés ; ils s´assuraient au nom du ciel le gouvernement arbitraire de la terre. Leur empire était si absolu, qu´ils étaient parvenus à établir une morale barbare qui mettait les seuls plaisirs qui fassent supporter la vie au rang des plus grands forfaits ; une morale abjecte qui imposait l´obligation de se plaire dans l´humiliation et dans l´opprobre ; une morale extravagante qui menaçait des mêmes supplices et les faiblesses de l´amour et les actions les plus atroces ; une morale superstitieuse qui enjoignait d´égorger sans pitié tout ce qui s´écartait des opinions dominantes ; une morale puérile qui fondait les devoirs les plus essentiels sur des contes également dégoûtants et ridicules ; une morale intéressée qui n´admettait de vertus que celles qui étaient utiles au sacerdoce, ni de crimes, que ce qui leur était contraire. Si les prêtres eussent seulement encouragé les hommes à l´observation de la morale naturelle par l´espérance ou par la crainte des récompenses et des peines futures, ils auraient bien mérité des sociétés : mais en voulant soutenir par la violence des dogmes utiles qui ne s´étaient introduits que par la voie douce de la persuasion, ils ont dérangé le bandeau qui voilait les profondeurs de leur ambition. Le masque est tombé.

Il y a plus de deux mille ans que Socrate, étendant un voile audessus de nos têtes, avait prononcé que rien de ce qui se passait audelà du voile ne nous importait, et que les actions des hommes n´étaient pas bonnes parce qu´elles plaisaient aux dieux, mais qu´elles plaisaient aux dieux parce qu´elles étaient bonnes : principe qui isolait la morale de la religion.

En effet, au tribunal de la philosophie et de la raison, la morale est une science dont l´objet est la conservation et le bonheur commun de l´espèce humaine. C´est à ce double but que ses règles doivent se rapporter. Leur principe physique, constant et éternel, est dans l´homme même, dans la similitude d´organisation d´un homme à un autre : similitude d´organisation qui entraîne celle des mêmes besoins, des mêmes plaisirs, des mêmes peines, de la même force, de la même faiblesse ; source de la nécessité de la société, ou d´une lutte commune contre les dangers communs et naissants du sein de la nature même, qui menace l´homme de cent côtés différents. Voilà l´origine des liens particuliers et des vertus domestiques ; voilà l´origine des liens généraux et des vertus publiques ; voilà la source de la notion d´une utilité personnelle et générale ; voilà la source de tous les pactes individuels et de toutes les lois.

Il n´y a proprement qu´une vertu, c´est la justice ; et qu´un devoir, c´est de se rendre heureux. L´homme vertueux est celui qui a les notions les plus exactes de la justice et du bonheur, et qui y conforme le plus rigoureusement sa conduite. Il y a deux tribunaux, celui de la nature et celui des lois. L´un connaît des délits de l´homme contre ses semblables ; l´autre des délits de l´homme contre lui-même. La loi châtie les crimes ; la nature châtie les vices. La loi montre le gibet à l´assassin ; la nature montre ou l´hydropisie ou la phtisie à l´intempérant.
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Les obligations de l´homme isolé me sont inconnues. Je n´en vois ni l´origine ni le terme. Puisqu´il vit seul, il a droit de ne vivre que pour lui seul. Nul être n´est en droit d´exiger de lui des secours qu´il n´implore pas. C´est tout le contraire pour celui qui vit dans l´état social. Il n´est rien par lui-même. C´est ce qui l´entoure qui le soutient. Ses possessions, ses jouissances, ses forces et jusqu´à son existence, il doit tout au corps politique auquel il appartient.

Les maux de la société deviennent les maux du citoyen. Il court risque d´être écrasé, quelque partie de l´édifice qui s´écroule. L´injustice qu´il commet le menace d´une injustice semblable. S´il se livre au crime, d´autres pourront devenir criminels à son préjudice. Il doit donc tendre constamment au bien général, puisque c´est de cette prospérité que dépend la sienne.

Qu´un seul s´occupe de ses intérêts, sans s´embarrasser de l´intérêt public, qu´il s´exempte du devoir commun sous prétexte que les actions d´un particulier ne peuvent pas avoir une influence marquée sur l´ordre général, d´autres auront des volontés aussi personnelles. Alors tous les membres de la république seront à leur tour bourreaux et victimes. Chacun nuira et recevra des dommages ; chacun dépouillera et sera dépouillé ; chacun frappera et sera frappé. Ce sera un état de guerre de tous contre tous. L´État sera perdu, et les citoyens seront perdus avec l´État.

Les premiers hommes qui se réunirent ne saisirent pas d´abord sans doute l´ensemble de ces vérités. Pénétrés du sentiment de leur force, c´est d´elle vraisemblablement qu´ils voulurent tout obtenir. Des calamités répétées les avertirent avec le temps de la nécessité des conventions. Les obligations réciproques s´accrurent à mesure que le besoin s´en fit sentir. Ainsi ce fut avec la société que commença le devoir.

Le devoir peut donc être défini l´obligation rigoureuse de faire ce qui convient à la société. Il renferme la pratique de toutes les vertus, puisqu´il n´en est aucune qui ne soit utile au corps politique ; il exclut tous les vices, puisqu´il n´en est aucun qui ne lui soit nuisible.

Ce serait raisonner pitoyablement que de se croire en droit de mépriser, avec quelques cœurs pervers, toutes les vertus, sous prétexte qu´elles ne sont que des institutions de convenance. Malheureux, tu vivrais dans cette société qui ne peut subsister sans elles ; tu jouirais des avantages qui en sont le fruit, et tu te croirais dispensé de les pratiquer, même de les estimer. Eh ! quel pourrait être leur objet, si elles étaient sans relation avec les hommes ? Eût-on accordé ce beau nom à des actes purement stériles ? C´est leur nécessité qui en fait l´essence et le mérite.

Le maintien de l´ordre, encore une fois, constitue donc toute la morale. Ses principes sont constants et uniformes : mais leur application varie quelquefois à raison du climat et de la situation locale ou politique des peuples. En général la polygamie est plus naturelle aux pays chauds qu´aux pays froids. Cependant les circonstances du temps dérogeant à la loi du climat, peuvent ordonner la monogamie dans une île d´Afrique, et permettre la polygamie au Kamtchatka, si l´une est un moyen d´arrêter l´excès de la population à Madagascar, et l´autre d´en hâter les progrès sur les côtes de la mer glaciale, Mais rien ne peut autoriser l´adultère et la fornication dans ces deux zones, quand les conventions ont établi les lois du mariage ou de la propriété dans l´usage des femmes.

Il en est de même pour les terres et pour les biens. Ce qui est larcin dans un État où la propriété se trouve justement répartie, devient usufruit dans un État où les biens sont en commun, Ainsi le vol et l´adultère n´étaient pas permis à Sparte ; mais le droit public y permettait ce qu´on regarde ailleurs comme vol et comme adultère. Ce n´était pas la femme et le bien d´autrui qu´on prenait alors, mais la femme et le bien de tous, quand les lois accordaient pour récompense à l´adresse ce qu´elle pouvait se procurer.

Partout on connaît le juste et l´injuste, mais on n´a pas attaché universellement ces idées aux mêmes actions. Dans les pays chauds où le climat ne demande point de vêtements, les nudités n´offensent point la pudeur, mais l´abus, quel qu´il soit, du commerce des sexes, les attentats précoces sur la virginité sont des crimes qui doivent révolter. Dans l´Inde où tout fait une vertu de l´acte même de la génération, c´est une cruauté d´égorger la vache qui nourrit l´homme de son lait, de détruire les animaux dont la vie n´est point nuisible ni la mort utile à l´espèce humaine. L´Iroquois ou le Huron qui tuent leur père d´un coup de massue, plutôt que de l´exposer à mourir de faim, ou sur le bûcher de l´ennemi, croient faire un acte de pitié filiale, en obéissant aux dernières volontés de ce père qui leur demande la mort comme une grâce. Les moyens les plus opposés en apparence tendent tous également au même but, au maintien, à la prospérité du corps politique.

Voilà cette morale universelle qui tenant à la nature de l´homme, tient à la nature des sociétés ; cette morale qui peut bien varier dans ses applications, mais jamais dans son essence ; cette morale enfin à laquelle toutes les lois doivent se rapporter, se subordonner. D´après cette règle commune de toutes nos actions publiques et privées, voyons s´il y a jamais eu, s´il peut y avoir de bonnes mœurs en Europe.

F267-D Nous vivons sous trois codes, le code naturel, le code civil, le code religieux. Il est évident que tant que ces trois sortes de législations seront contradictoires entre elles, il est impossible qu´on soit vertueux. Il faudra tantôt fouler aux pieds la nature pour obéir aux institutions sociales, et les institutions sociales pour se conformer aux préceptes de la religion. Qu´en arrivera-t-il ? C´est qu´alternativement infracteurs de ces différentes autorités, nous n´en respecterons aucune, et que nous ne serons ni hommes, ni citoyens, ni pieux.

Les bonnes mœurs exigeraient donc une réforme préliminaire qui réduidt les codes à l´identité, La religion ne devrait nous défendre ou nous prescrire que ce qui nous serait prescrit ou défendu par la loi civile, et les lois civiles et religieuses se modeler sur la loi naturelle qui a été, qui est, et qui sera toujours la plus forte, D´où l´on voit que le vrai législateur est encore à nâtre ; que ce ne fut ni Moïse, ni Solon, ni Numa, ni Mahomet, ni même Confucius ; que ce n´est pas seulement dans Athènes, mais par toute la terre qu´on a prescrit aux hommes, non la meilleure législation qu´on pouvait leur donner, mais la meilleure qu´ils pouvaient recevoir ; et qu´à ne considérer que la morale, ils seraient peut-être moins éloignés du bien, s´ils étaient restés sous l´état simple et innocent de certains sauvages : car rien n´est si difficile que de déraciner des préjugés invétérés et sanctifiés. Pour celui qui projette un grand édifice, il vaut mieux une aire unie, qu´une aire couverte de mauvais matériaux entassés sans méthode et sans plan, et malheureusement liés par les ciments les plus durables, ceux du temps, de l´usage et de l´autorité souveraine et des prêtres. Alors le sage ne travaille qu´avec timidité, court plus de risque, et perd plus de temps à démolir qu´à construire.
[...]

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Mais dans ce trafic sordide qu´introduit l´amour des richesses, l´altération la plus sensible est celle qui se fait dans les mœurs des femmes.

Il n´y a point de vice qui naisse d´autant de vices et qui en produise un plus grand nombre que l´incontinence d´un sexe dont la pudeur et la modestie sont le véritable apanage et la plus belle parure. Je n´entends point par incontinence la promiscuité des femmes : le sage Platon la conseille dans sa République ; ni leur pluralité, le présent des contrées ardentes et voluptueuses de l´Orient ; ni la liberté, soit indéfinie, soit limitée, que l´usage lui accorde en certains pays de se prêter au désir de plusieurs hommes. C´est chez quelques peuples un des devoirs de l´hospitalité ; chez d´autres un moyen de perfectionner l´espèce humaine ; ailleurs une offrande faite aux dieux, un acte de piété consacrée par la religion, J´appelle incontinence tout commerce entre les deux sexes interdit par les lois de l´État .

Quel est le résultat de cette galanterie nationale ? Un libertinage précoce, qui ruine la santé des jeunes gens avant la maturité de l´âge, et fane la beauté des femmes à la fleur de leurs années ; une race d´hommes sans instruction, sans force et sans courage, incapables de servir la patrie ; des magistrats sans dignité et sans principes ; la préférence de l´esprit au bon sens, de l´agrément au devoir, de la politesse au sentiment de l´humanité, de l´art de plaire aux talents, à la vertu ; des hommes personnels substitués à des hommes officieux ; des offres sans réalité ; des connaissances sans nombre et point d´amis ; des maîtresses et point d´épouses ; des amants et plus d´époux ; des séparations ; des divorces ; des enfants sans éducation ; des fortunes dérangées ; des mères jalouses et des femmes vaporeuses ; les maladies des nerfs ; des vieillesses chagrines et des morts prématurées.

Les femmes galantes échappent difficilement au péril du temps critique. Le dépit d´un abandon qui les menace achève de vicier le sang et les humeurs, dans un moment où le calme qui naît de la conscience d´une vie honnête serait salutaire. Il est affreux de chercher inutilement en soi les consolations de la vertu, lorsque les maux de la nature viennent nous assaillir.

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CHAPITRE III SUR LES NATIONS CIVILISÉES



L´homme est fait pour la société

F.220-D
On a comparé les hommes isolés à des ressorts épars. Si dans l´état de nature, sans législation, sans gouvernement, sans chefs, sans magistrats, sans tribunaux, sans lois, un de ces ressorts en choquait un autre, ou celui-ci brisait le premier, ou il en était brisé, ou ils se brisaient tous deux. Mais lorsqu´en les rassemblant et les ordonnant on en eut formé ces énormes machines qu´on appelle sociétés, où, bandés les uns contre les autres, ils agissent et réagissent avec toute la violence de leur énergie particulière, on créa artificiellement un véritable état de guerre, et d´une guerre variée par une multitude innombrable d´intérêts et d´opinions. Ce fut bien un autre désordre, lorsque deux, trois, quatre ou cinq de ces terribles machines vinrent à se heurter en même temps. C´est alors qu´on vit dans la durée de quelques heures, plus de ressorts brisés, mis en pièces, qu´il n´y en aurait eu pendant la durée de vingt siècles, avant ou sans cette sublime institution. C´est ainsi qu´on fait la satire des premiers fondateurs des nations, par la supposition d´un état sauvage, idéal et chimérique. Jamais les hommes ne furent isolés comme on les montre ici. Ils portèrent en eux un germe de sociabilité qui tendait sans cesse à se développer. Ils auraient voulu se séparer, qu´ils ne l´auraient pu ; ils l´auraient pu, qu´ils ne l´auraient pas dû, les vices de leur association se compensant par de plus grands avantages.

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F.91D
L´homme sans doute est fait pour la société. Sa faiblesse et ses besoins le démontrent. Mais des sociétés de vingt à trente millions d´hommes, des cités de quatre à cinq cent mille âmes, ce sont des monstres dans la nature. Ce n´est point elle qui les forme. C´est elle au contraire qui tend sans cesse à les détruire. Elles ne se soutiennent que par une prévoyance continue et par des efforts inouïs. Elles ne tarderaient pas à se dissiper, si une portion considérable de cette multitude ne veillait à leur conservation. L´air en est infecté ; les eaux en sont corrompues ; la terre épuisée à de grandes distances ; la durée de la vie s´y abrège ; les douceurs de l´abondance y sont peu senties ; les horreurs de la disette y sont extrêmes. C´est le lieu de la naissance des maladies épidémiques ; c´est la demeure du crime, du vice, des mœurs dissolues. Ces énormes et funestes entassements d´hommes sont encore un des fléaux de la souveraineté, autour de laquelle la cupidité appelle et grossit sans interruption la foule des esclaves, sous une infinité de fonctions, de dénominations. Ces amas surnaturels de populations sont sujets à fermentation et à corruption pendant la paix. La guerre vient-elle à leur imprimer un mouvement plus vif, le choc en est épouvantable.

Les sociétés naturelles sont peu nombreuses. Elles subsistent d´elles-mêmes. On n´y attend point la surabondance incommode de la population pour la diviser. Chaque division va se placer à des distances convenables. Tel fut partout l´état primitif des contrées anciennes ; tel celui du nouveau continent.

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Des nations en général

F.35-D
Les nations les plus puissantes, ainsi que les plus grands fleuves, n´ont rien été à leur origine. Il serait difficile d´en tirer une seule, depuis la création du monde, qui se soit étendue ou enrichie d´ellemême, pendant un long intervalle de tranquillité, par les seuls progrès de son industrie, par les seules ressources de sa population. La nature, qui fait les vautours et les colombes, prépare aussi l´horde féroce qui doit s´élancer un jour sur la société paisible qui s´est formée dans son voisinage, ou qu´elle rencontrera dans ses courses vagabondes. La pureté du sang entre les nations, s´il est permis de s´exprimer ainsi, de même que la pureté du sang entre les familles, ne peut être que momentanée, à moins que quelques institutions bizarres et religieuses ne s´y opposent. Le mélange est un effet nécessaire d´une infinité de causes ; et partout il résulte du mélange une race ou perfectionnée ou dégradée, selon que le caractère et les mœurs du conquérant se sont prêtés au caractère et aux mœurs du peuple conquis, ou que le caractère et les mœurs du peuple conquis ont cédé au caractère et aux mœurs du conquérant. Entre les causes qui accélèrent la confusion, celle qui se présente comme la première et la principale, c´est l´émigration, plus ou moins promptement amenée par la stérilité du sol et par l´ingratitude du séjour. Si l´aigle trouvait une subsistance aisée entre les rochers déserts qui l´ont vu naître, jamais son vol rapide ne le porterait, le bec entrouvert et les serres étendues, sur les troupeaux innocents qui paissent au pied de sa demeure escarpée. Mais que fait l´oiseau guerrier et vorace après s´être emparé de sa proie ? il regagne le sommet de son roc, pour n´en descendre que quand il sera de nouveau sollicité par le besoin. C´est aussi de la même manière que le barbare en use avec son voisin policé ; et ce brigandage serait éternel, si la nature avait mis entre l´habitant d´une contrée et l´habitant d´une autre contrée, entre l´homme de la montagne et l´homme de la plaine ou des marais, la même barrière qui sépare les différentes espèces d´animaux.

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Du gouvernement

Les grands hommes qui peuvent former et mûrir une nation naissante, ne sauraient rajeunir une nation vieillie et tombée.

Il s´en présente un grand nombre de raisons, toutes également palpables. Le fondateur s´adresse à un homme neuf, qui sent son malheur, dont la leçon continue le dispose à la docilité ; il n´a qu´à présenter le visage et le caractère de la bienfaisance, pour se faire écouter, obéir et chérir ; l´expérience journalière donne de la confiance en sa personne et de la force à ses conseils. On est bientôt forcé de lui reconnàtre une grande supériorité de lumières. Il prêche la vertu qui sera toujours d´autant plus impérieuse que le disciple sera plus simple, Il ne lui est pas difficile de dècrier le vice dont le vicieux est la première victime, Il n´attaque de vive force que les préjugés qu´il se promet de renverser, Il emploie la main du temps à couper la racine des autres ; et l´ignorance, qui ne saurait démêler le but de ses projets, lui en assure le succès. Sa politique lui suggère cent moyens d´étonner, et il ne tarde pas à obtenir de la vénération. Alors il commande, et ses ordres seront appuyés, selon la circonstance, de l´autorité du ciel, Il est grand prêtre et législateur pendant sa vie. Après sa mort, il a des autels ; il est invoqué ; il est dieu. La condition du restaurateur d´une nation corrompue est bien différente. C´est un architecte qui se propose de bâtir sur une aire couverte de ruines. C´est un médecin qui tente la guérison d´un cadavre gangrené. C´est un sage qui prêche la réforme à des endurcis, Il n´a que de la haine et des persécutions à obtenir de la génération présente, Il ne verra pas la génération future, Il produira peu de fruit, avec beaucoup de peine, pendant sa vie, et n´obtiendra que de stériles regrets après sa mort. Une nation ne se régénère que dans un bain de sang. C´est l´image du vieil Eson, à qui Médée ne rendit la jeunesse qu´en le dépeçant et en le faisant bouillir. Quand elle est déchue, il n´appartient pas à un homme de la relever, Il semble que ce soit l´ouvrage d´une longue suite de révolutions. L´homme de génie passe. trop vite, et ne laisse point de postérité.

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Apostrophe à Louis XVI

F33D
Jeune prince, toi qui as pu conserver l´horreur du vice et de la dissipation, au milieu de la cour la plus dissolue, et sous le plus inepte des instituteurs, daigne m´écouter avec indulgence, parce que je suis un homme de bien et un de tes meilleurs sujets, parce que je n´ai aucune prétention à tes grâces, et que, le matin et le soir, je lève des mains pures vers le ciel, pour le bonheur de l´espèce humaine et pour la prospérité et la gloire de ton règne. La hardiesse avec laquelle je te dirai des vérités que ton prédécesseur n´entendit jamais de la bouche de ses flatteurs, et que tu n´entendras pas davantage de ceux qui t´entourent, est le plus grand éloge que je puisse faire de ton caractère.

Tu règnes sur le plus bel empire de l´univers. Malgré la décadence où il est tombé, il n´y a aucun endroit de la terre où les arts et les sciences se soutiennent avec autant de splendeur. Les nations voisines ont besoin de toi, et tu peux te passer d´elles. Si tes provinces jouissaient de la fécondité dont elles sont susceptibles ; si tes troupes, sans être beaucoup plus nombreuses, étaient aussi bien disciplinées qu´elles peuvent l´être ; si tes revenus, sans s´accritre, étaient mieux administrés; si l´esprit d´économie dirigeait les dépenses de tes ministres et celles de ton palais ; si tes dettes étaient acquittées, quelle puissance serait aussi formidable que la tienne ?

Dis-moi quel est le monarque qui commande à des sujets aussi patients, aussi fidèles, aussi affectionnés. Est-il une nation plus franche, plus active, plus industrieuse ? L´Europe entière n´y a-t-elle pas pris cet esprit social qui distingue si heureusement notre âge des siècles qui l´ont précédé ? Les hommes d´État de tous les pays n´ontils pas jugé ton empire inépuisable ? Toi-même, tu connàtras toute l´étendue de ses ressources, si tu te dis. sans délai : "Je suis jeune, mais je veux le bien. La fermeté triomphe de tous les obstacles. Qu´on me présente un tableau fidèle de ma situation : quel qu´il soit, je n´en serai point effrayé." Tu as ordonné ; je vais obéir. Ah ! si, tandis que je parlerai, deux larmes s´échappent de tes yeux, nous sommes sauvés.

Lorsqu´un événement inattendu fit passer le sceptre dans tes mains inexpérimentées, la marine française, un moment, un seul moment redoutable, avait cessé d´exister. La faiblesse, le désordre et la corruption l´avaient replongée dans le néant d´où elle était sortie à l´époque la plus brillante de la monarchie. Elle n´avait pu ni défendre nos possessions éloignées, ni préserver nos côtes de l´invasion et du pillage. Sur toutes les plages du globe, nos navigateurs, nos commerçants étaient exposés à des avanies ruineuses et à des humiliations cent fois plus intolérables, Les forces et les trésors de la nation avaient été prodigués pour des intérêts étrangers et peut-être opposés aux nôtres. Mais qu´est-ce que l´or, qu´est-ce que le sang en comparaison de l´honneur ? Nos armes, autrefois si redoutées, n´inspiraient plus aucun effroi. A peine nous accordait-on du courage.

Nos envoyés, qui, si longtemps, allèrent moins négocier dans les autres cours, qu´y manifester les intentions, j´ai presque dit les volontés de leur maître, nos envoyés étaient dédaignés. Les transactions les plus importantes y étaient conclues sans qu´on s´en fût expliqué avec eux. Des puissances alliées partageaient entre elles des empires à notre insu : à notre insu1 A-t-on jamais annoncé d´une manière plus outrageante et moins équivoque, le peu de poids dont on nous comptait dans la balance générale des affaires politiques de l´Europe ? Ô splendeur, à respect du nom français, qu´étais-tu devenu ?

Voilà, jeune souverain, ta position hors des limites de ton empire. Tu baisses les yeux, tu n´oses la regarder. Au-dedans, elle n´est pas meilleure.

J´en atteste cette continuité de banqueroutes exécutées d´année en année, de mois en mois, sous le règne de tes prédécesseurs. C´est ainsi qu´on a conduit insensiblement à la dernière indigence une multitude de sujets à qui l´on n´eut d´autre reproche à faire que d´avoir indiscrètement confié leur fortune à leurs souverains, et d´avoir ignoré la valeur de leur promesse sacrée. On rougirait de manquer à son ennemi, et les rois, les pères de la patrie, ne rougissent point de manquer aussi cruellement, aussi bassement à leurs enfants ! Ô prostitution abominable de leurs serments ! Encore si ces malheureuses victimes pouvaient se consoler par la nécessité des circonstances, par l´urgence toujours renaissante des besoins publics : mais c´est après des années d´une longue paix que ces perfidies ont été consenties, sans qu´on en vît d´autre motif que le pillage des finances abandonnéesà une foule de mains aussi viles que rapaces. Vois-en la chaîne descendre du trône vers ses premières marches, et de là s´étendre vers les derniers confins de la société. Vois ce qui arrive lorsque le monarque sépare ses intérêts des intérêts de ses peuples.

Jette les yeux sur la capitale de ton empire, et tu y trouveras deux classes de citoyens. Les uns, regorgeant de richesses, étalent un luxe qui indigne ceux qu´il ne corrompt pas ; les autres, plongés dans l´indigence, l´accroissent encore par le masque d´une aisance qui leur manque : car telle est la puissance de l´or, lorsqu´il est devenu le dieu d´une nation, qu´il supplée à tout talent, qu´il remplace toute vertu, qu´il faut avoir des richesses ou faire croire qu´on en a. Au milieu de ce ramas d´hommes dissolus, tu verras quelques citoyens laborieux, honnêtes, économes, industrieux, à demi proscrits par des lois vicieuses que l´intolérance a dictées, éloignés de toutes les fonctions publiques, toujours prêts à s´expatrier, parce qu´il ne leur est pas permis de s´enraciner par des propriétés dans un État où ils existent sans honneur civil et sans sécurité.

Fixe tes regards sur les provinces où s´éteignent tous les genres d´industrie. Tu les verras succombant sous le fardeau des.impositions et sous les vexations aussi variées que cruelles de la nuée des satellites du traitant.

Abaisse-les ensuite sur les campagnes et considère d´un œil sec, si tu le peux, celui qui nous enrichit condamné à mourir de misère, l´infortuné laboureur auquel il reste à peine, des terres qu´il a cultivées,assez de paille pour couvrir sa chaumière et se faire un lit. Vois le concussionnaire protégé tourner auprès de sa pauvre demeure, pour trouver dans l´apparence de quelque amélioration à son triste sort le prétexte de redoubler ses extorsions. Vois des troupes d´hommes, qui n´ont rien, quitter dès l´aurore leur habitation et s´acheminer, eux, leurs femmes, leurs enfants, leurs bestiaux, sans salaire, sans nourriture, à la confection des routes, dont l´avantage n´est que pour ceux qui possèdent tout.

Je le vois. Ton âme sensible est accablée de douleur ; et tu demandes, en soupirant, quel est le remède à tant de maux. On te le dira ; tu te le diras à toi-même. Mais auparavant sache que le monarque qui n´a que des vertus pacifiques peut se faire aimer de ses sujets, mais qu´il n´y a que la force qui le fasse respecter de ses voisins ; que les rois n´ont point de parents, et que les pactes de famille ne durent qu´autant que les contractants y trouvent leur intérêt ; qu´il y a encore moins de fond à faire sur ton alliance avec une maison artificieuse, qui exige rigoureusement l´observation des traités faits avec elle, sans jamais manquer de prétextes pour en éluder les conditions, lorsqu´elles traversent son agrandissement ; qu´un roi, le seul homme qui ignore s´il a à ses côtés un véritable ami, n´en a point hors de ses États et ne doit compter que sur lui-même ; qu´un empire ne peut pas plus subsister sans mœurs et sans vertu, qu´une famille particulière ; qu´il s´avance comme elle à sa ruine par les dissipations, et ne se peut relever comme elle que par l´économie ; que le faste n´ajoute rien à la majesté du trône ; qu´un de tes àieux ne se montra jamais plus grand que lorsque accompagné de quelques gardes qui lui étaient inutiles, plus simplement vêtu qu´un de ses sujets, le dos appuyé contre un chêne, il écoutait les plaintes et décidait les différends ; et que ton État sortira de l´abîme creusé par tes àieux, si tu te résous à conformer ta conduite à celle d´un particulier riche, mais obéré, et cependant assez honnête pour vouloir satisfaire aux engagements inconsidérés de ses pères, et assez juste pour s´indigner de tous les moyens tyranniques et les rejeter.

Demande-toi pendant le jour, pendant la nuit, au milieu du tumulte de ta cour, dans le silence de ton cabinet, lorsque tu méditeras, et quel est l´instant où tu ne dusses pas méditer sur le bonheur de vingtdeux millions d´hommes que tu chéris, qui t´aiment et qui pressent par leurs vœux le moment de t´adorer : demande-toi si ton intention est de perpétuer les profusions insensées de ton palais.

De garder cette multitude d´officiers grands et subalternes qui te dévorent.

D´éterniser le dispendieux entretien de tant de châteaux inutiles et les énormes salaires de ceux qui les gouvernent.

De doubler, tripler les dépenses de ta maison par des voyages non moins coûteux qu´inutiles.

De dissiper en fêtes scandaleuses la subsistance de ton peuple.

De permettre qu´on élève sous tes yeux des tables d´un jeu ruineux, source d´avilissement et de corruption.

D´épuiser ton trésor pour fournir au faste des tiens et leur continuer un état dont la magnificence soit l´émule de la tienne.

De souffrir que l´exemple d´un luxe perfide dérange la tête de nos femmes et fasse le désespoir de leurs époux.

De sacrifier chaque jour à la nourriture de tes chevaux des subsistances dont l´équivalent nourrirait plusieurs milliers de tes sujets qui meurent de faim et de misère.

D´accorder à des membres qui ne sont déjà que trop gratifiés et à des militaires largement stipendiés pendant de longues années d´oisiveté, des sommes extraordinaires pour des opérations qui sont de leur devoir, et que dans tout autre gouvernement que le tien, ils exécuteraient à leurs dépens.

De persister dans l´infructueuse possession de domaines immenses qui ne te rendent rien, et dont l´aliénation, en acquittant une partie de ta dette, accroîtrait et ton revenu et la richesse de la nation. Celuià qui tout appartient comme souverain ne doit rien avoir comme particulier.

De te prêter à l´insatiable avidité de tes courtisans, et des courtisans de tes proches.

De permettre que les grands, les magistrats, tous les hommes puissants ou protégés de ton empire continuent d´écarter loin d´eux le fardeau de l´impôt pour le faire retomber sur le peuple : espèce de concussion contre laquelle le gémissement des opprimés et les remontrances des hommes éclairés réclament inutilement et depuis si longtemps.

De confirmer dans un corps qui possède le quart des biens du royaume, le privilège absurde de s´imposer à sa discrétion, et par l´épithète de gratuits qu´il ne rougit pas de donner à ses subsides, de te signifier qu´il ne te doit rien ; qu´il n´en a pas moins droit à ta protection et à tous les avantages de la société, sans en acquitter aucune des charges;, et que tu n´en as aucun à sa reconnaissance.

Lorsque à ces questions, tu auras fait toi-même les réponses justes et vraies que ton âme sensible et royale t´inspirera, agis en conséquence. Sois ferme. Ne te laisse ébranler par aucune de ces représentations que la duplicité et l´intérêt personnel imagineront pour t´arrêter, peutêtre même pour t´inspirer de l´effroi ; et sois sûr d´être bientôt le plus honoré et le plus redoutable des potentats de la terre.

Oui, Louis XVI, tel est le sort qui t´attend ; et c´est dans la confiance que tu l´obtiendras, que je suis attaché à la vie. Il ne me reste plus qu´un mot à te dire, mais il est important. C´est de regarder comme le plus dangereux des imposteurs, comme l´ennemi le plus cruel de notre bonheur et de ta gloire, le flatteur impudent qui ne balancera pas à t´assoupir dans une tranquillité funeste, soit en affaiblissant à tes yeux la peinture affligeante de ta situation, soit en t´exagérant l´indécence, le danger, la difficulté de l´emploi des ressources qui se présenteront à ton esprit.

Tu entendras murmurer autour de toi : "Cela ne se peut, et quand cela se pourrait, ce sont des innovations." Des innovations ! Soit. Mais tant de découvertes dans les sciences et dans les arts n´en ontelles pas été ? L´art de bien gouverner est-il donc le seul qu´on ne puisse perfectionner ? L´assemblée des états d´une grande nation ; le retour à la liberté primitive ; l´exercice respectable des premiers actes de la justice naturelle, seraient-ce donc des innovations ?

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Discours d´un philosophe à un roi

F105B
Sire, si vous voulez des prêtres, vous ne voulez point de philosophes, et si vous voulez des philosophes, vous ne voulez point de prêtres ; car les uns étant par état les amis de la raison et les promoteurs de la science, et les autres les ennemis de la raison et les fauteurs de l´ignorance, si les premiers font le bien, les seconds font le mal ; et vous ne voulez pas en même temps le bien et le mal. Vous avez, me dites-vous, des philosophes et des prêtres : des philosophes qui sont pauvres et peu redoutables, des prêtres très riches et très dangereux. Vous ne vous souciez pas trop d´enrichir vos philosophes, parce que la richesse nuit à la philosophie, mais votre dessein serait de les garder ; et vous désireriez fort d´appauvrir vos prêtres et de vous en débarrasser. Vous vous en débarrasserez sûrement et avec eux de tous mensonges dont ils infectent votre nation, en les appauvrissant ; car appauvris, bientôt ils seront avilis, et qui est-ce qui voudra entrer dans un état où il n´y aura ni honneur à acquérir ni fortune à faire ? Mais comment les appauvrirez-vous ? Je vais vous le dire. Vous vous garderez bien d´attaquer leurs privilèges et de chercher d´abord à les réduire à la condition générale de vos citoyens. Cela serait injuste et maladroit ; injuste, parce que leurs priviléges leur appartiennent comme votre couronne à vous ; parce qu´ils les possèdent, et que si vous remuez les titres de leur possession, on remuera les titres de la vôtre ; parce que vous n´avez rien de mieux à faire que de respecter la loi de prescription qui vous est au moins aussi favorable qu´à eux ; parce que ce sont des dons de vos ancêtres et des ancêtres de vos sujets, et que rien n´est plus pur que le don ; parce que vous n´avez été admis au trône qu´à la condition de laisser à chaque état sa prérogative ; parce que, si vous manquez à votre serment envers un des corps de votre royaume, pourquoi ne vous parjureriez-vous pas envers les autres ? parce que vous les alarmeriez tous alors ; qu´il n´y aurait plus rien de fixe autour de vous ; que vous ébranleriez les fondements de la propriété, sans laquelle il n´y a plus ni roi ni sujets, il n´y a qu´un tyran et des esclaves ; et c´est en cela que vous serez encore maladroit. Que ferez-vous donc ? vous laisserez les choses dans l´état où elles sont, Votre orgueilleux clergé aime mieux vous accorder des dons gratuits que de vous payer l´impôt ; demandez-lui des dons gratuits. Votre clergé célibataire, qui se soucie fort peu de ses successeurs, ne voudra pas payer de sa bourse, mais il empruntera de vos sujets : tant mieux ; laissez-le emprunter ; aidez-le à contracter une dette énorme avec le reste de la nation ; alors faites une chose juste : contraignez-le à payer. Il ne pourra payer qu´en aliénant une partie de ses fonds ; ces fonds ont beau être sacrés, soyez très sûr que vos´sujets ne se feront aucun scrupule de les prendre lorsqu´ils se trouveront dans la nécessité ou de les accepter en payement ou de se ruiner en´perdant leur créance. C´est ainsi que, de dons gratuits en dons gratuits, vous leur ferez contracter une seconde dette, une troisième, une quatrième, à l´acquittement de laquelle vous les contraindrez jusqu´à ce qu´ils soient réduits à un état /de médiocrité ou d´indigence qui les rende aussi vils qu´ils sont inutiles, Il ne tiendra qu´à vous et à vos successeurs qu´on les voie un jour déguenillés sous les portiques de leurs somptueux édifices, offrant aux peuples leurs prières et leurs sacrifices. au rabais, - Mais, me direz-vous, je n´aurai plus de religion. - Vous vous trompez, sire, vous en aurez toujours une ; "car´la religion est une plante rampante et vivace qui ne périt jamais ; elle ne fait que changer de forme. Celle qui résultera de la pauvreté et de l´avilissement de ses membres sera la moins incommode, la moins triste, la plus tranquille et là plus innocente. Faites contre la superstition régnante ce que Constantin fit contre le paganisme : il ruina les prêtres païens, et bientôt on ne vit plus au fond de ses temples magnifiques qu´une vieille avec une oie fatidique disant la bonne aventure à la plus basse populace ; à la porte, que des misérables se prêtant au vice et aux intrigues amoureuses ; un père serait mort de honte s´il avait souffert que son enfant se fit prêtre. Et si vous daignez m´écouter, je serai de tous les philosophes le plus dangereux jour les prêtres, car le plus dangereux des philosophes est celui qui met sous les yeux du monarque l´état des sommes immenses que ces orgueilleux et inutiles fainéants coûtent à ses États ; celui qui lui dit, comme je vous le dis, que vous avez cent cinquante mille hommes à qui vous et vos sujets payez à peu près cent cinquante mille écus par jour pour brailler dans un édifice et nous assourdir de leurs cloches ; qui lui dit que cent fois l´année, à une certaine heure marquée, ces hommes-là parlent à dix-huit millions de vos sujets rassemblés et disposés à croire et à faire tout ce qu´ils leur enjoindront de la part de Dieu ; qui lui dit qu´un roi n´est rien, mais rien du tout, où quelqu´un peut commander dans son empire au nom d´un être reconnu pour le maître du roi ; qui lui dit que ces créateurs de fêtes ferment les boutiques de sa nation tous les jours où ils ouvrent la leur, c´est-à-dire un tiers de l´année ; qui lui dit que ce sont des couteaux à deux tranchants se déposant alternativement, selon leurs intérêts, ou entre les mains du roi pour couper le peuple, ou entre les mains du peuple pour couper le roi ; qui lui dit que, s´il savait s´y prendre, il lui serait plus facile de décrier tout son clergé qu´une manufacture de bons draps, parce que le drap est utile et qu´on se passe plus aisément de messes et de sermons que de souliers ; qui ôte à ces saints personnages leur caractère prétendu sacré; comme je fais à présentj et qui vous apprend à les dévorer sans scrupule lorsque vous serez pressé par la faim ; qui vous conseille, en attendant les grands coups, de vous. jeter sur la multitude de ces riches bénéfices à mesure qu´ils viendront à vaquer, et de n´y nommer que ceux qui voudront bien les accepter pour le tiers de leur revenu, vous réservant, à vous et aux besoins urgents de votre État, les deux autres tiers pour cinq. ans, pour dix ans, pour toujours, comme c´est votre usage ; qui vous remontre que, si vous avez pu rendre sans conséquence fâcheuse vos magistrats amovibles, .il y a bien moins d´inconvénient à rendre vos prêtres amovibles ; que tant que vous croirez en avoir besoin, il faut. que vous les stipendiiez, parce qu´un prêtre stipendié n´est qu´un homme pusillanime qui craint d´être chassé et ruiné ; qui vous montre que l´homme qui tient sa subsistance de vos bienfaits n´a plus de courage et n´ose rien de grand et de hardi, témoin ceux qui composent vos académies et à qui la crainte de perdre leur place et leur pension en impose au point qu´on les ignorerait, sans les ouvrages qui les ont précédemment illustrés. Puisque vous avez le secret de faire taire le phi.losophe, que ne l´employez-vous pour imposer silence au prêtre ? L´un est bien d´une autre importance que l´autre.

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Au roi de Prusse

F.41B
Ô Frédéric, Frédéric1 tu reçus de la nature une imagination vive et hardie, une curiosité sans bornes, du goût pour le travail, des forces pour le supporter. L´étude du gouvernement, de la politique, de la législation, occupa ta jeunesse. L´humanité partout enchaînée, partout abattue, essuya ses larmes à la vue de tes premiers travaux, et sembla se consoler de ses malheurs, dans l´espérance de trouver en toi son vengeur. Elle augura et bénit d´avance tes succès. L´Europe te donna le nom de roi philosophe.

Lorsque tu parus sur le théâtre de la guerre, la célérité de tes marches, l´art de tes campements, l´ordre de tes batailles étonnèrent toutes les nations. On ne cessait d´exalter cette discipline inviolable de tes troupes qui leur assurait la victoire ; cette subordination mécanique qui ne fait de plusieurs armées qu´un corps dont tous les mouvements dirigés par une impulsion unique frappent à la fois au même but. Les philosophes mêmes, prévenus par l´espoir dont tu les avais remplis, enorgueillis de voir un ami des arts et des hommes parmi les rois, applaudissaient peut-être à tes succès sanglants. Tu fus regardé comme le modèle des rois guerriers.

Il existe un titre plus glorieux : c´est celui de roi citoyen. On ne l´accorde pas aux princes qui, confondant les erreurs et les vérités, la justice et les préjugés, les sources du bien et du mal, envisagent les principes de la morale comme des hypothèses de métaphysique, ne .voient dans la raison qu´un orateur gagé par l´intérêt. Ô si l´amour de la gloire s´était éteint au fond de ton cœur ! Si ton âme, épuisée par tes grandes actions, avait perdu son ressort et son énergie ! Si les faibles passions de la vieillesse voulaient te faire rentrer dans la foule des rois ! Que deviendrait ta mémoire ? Que deviendraient les éloges que toutes les bouches de la renommée, que la voix immortelle des lettres et des arts t´ont prodigués ? Mais non : ton règne et ta vie ne.seio´nt pas un problème dans l´histoire. Rouvre ton cœur aux sentiments nobles et vertueux qui firent tes premières délices. Occupe tes derniers jours du bonheur de tes peuples. Prépare la félicité des générations futures, par la félicité de la générati,ou actuelle. La puissance de la Prusse appartient à ton génie. C´est toi qui l´as créée, c´est toi qui la soutiens. Il faut la rendre propre à l´État .qui te doit sa gloire.

Que ces innombrables métaux enfouis dans tes coffres, en rentrant dans la circulation, rendent la vie au corps politique ; que tes richesses personnelles, qu´un revers peut dissiper, n´aient désormais pour base que la richesse nationale, qui ne tarira jamais ; que tes sujets courbés sous le joug intolérable d´une administration violente et arbitraire, retrouvent les tendresses d´un père, au lieu des vexations d´un oppresseur ; que des droits exorbitants sur les personnes et les consommations cessent d´étouffer également la culture et l´industrie ; que les habitants de la campagne sortis d´esclavage, que ceux des villes, véritablement libres, se multiplient au gré de leurs penchants et de leurs efforts. Ainsi tu parviendras à donner de la stabilité à l´empire que tes qualités brillantes ont illustré, ont étendu ; tu seras placé dans la liste respectable et peu nombreuse des rois citoyens.

Ose davantage : donne le repos à la terre. Que l´autorité de ta médiation, que le pouvoir de tes armes force à la paix des nations inquiètes. L´univers est la patrie d´un grand homme ; c´est le théâtre qui convientà tes talents : deviens le bienfaiteur de tous les peuples.

Tel était le discours que je t´adressais, au sein du repos où tu te flattais d´achever une carrière honorée, semblable, s´il est permis de le dire, à l´Éternel vers lequel l´hymne s´élève de toutes les contrées de la terre, lorsqu´un grand événement te fit reprendre ton tonnerre. Une puissance qui ne consulta jamais que son agrandissement sur les motifs de faire la guerre ou la paix ; sans égard pour la constitution germanique, ni pour les traités qui la garantissent ; sans respect pour le droit des gens et des familles ; au mépris des lois usuelles et générales de l´hérédité : cette puissance forme des prétentions, rassemble des armées, envahit dans sa pensée la dépouille des princes trop faibles pour lui résister, et menace la liberté de l´empire ?. Tu l´as prévenue. Le vieux lion a secoué sa crinière. Il est sorti de sa demeure en rugissant, et son jeune rival en a frémi. Frédéric, jusqu´à ce moment, s´était montré fort. L´occasion de se montrer juste s´est présentée, et il l´a saisie. L´Europe a retenti des vœux qu´on faisait pour ses efforts : c´est qu´il n´était alors ni un conquérant ambitieux, ni un commerçant avide, ni un usurpateur politique. On l´avait admiré, et iI´sera béni. J´avais gravé au pied de sa statue : LES PUISSANCES LES PLUS FORMIDABLES DE L´EUROPE SE RÉUNIRENT CONTRE LUI, ET DISPARURENT DEVANT LUI. J´en graverai une moins fastueuse, mais plus instructive et plus noble : PEUPLES, IL BRISA LES CHAÎNES QU´ON VOUS PRÉPARAIT. PRINCES DE L´EMPIRE GERMANIQUE, IL NE SERA PAS TOUJOURS. SONGEZ A VOUS.

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Sur les monuments érigés aux souverains

F.36-D / F.159A Lorsque je pense à´ces monuments publics consacrés à un souverain de son vivant, je ne puis me distraire de son manque de pudeur. En les ordonnant lui-même, le prince semble dire à ses peuples : "Je suis un grand homme, je suis un grand roi. Je ne saurais aller tous les jours me présenter à vos yeux, et recevoir le témoignage éclatant de votre admiration et de votre amour. Mais voilà mon image. Entourezla ; satisfaites-vous. Quand je ne serai plus, vous conduirez votre enfant aux pieds de ma statue, et vous lui direz : "Tiens, mon fils, regarde-le bien. C´est celui-là qui repoussa les ennemis de l´État ; qui commanda ses armées en personne ; qui paya les dettes de ses aïeux ; qui fertilisa nos champs ; qui protégea nos agriculteurs ; qui ne gêna point nos consciences ; qui nous permit d´être heureux, libres et riches ; et que son nom soit à jamais béni.""

Quel insolent orgueil, si cela est ! Quelle impudence si cela n´est pas1 Mais combien il y aurait peu de ces monuments, si l´on n´en eût élevé qu´aux princes qui les méritaient ? Si l´on abattait tous les autres, combien en resterait-il ? Si la vérité avait dicté les inscriptions dont ils sont environnés, qu´y lirait-on ? "A Néron, après avoir assassiné sa mère, tué sa femme, égorgé son instituteur, et trempé ses mains dans le sang des citoyens les plus dignes." Vous frémissez d´horreur. Eh ! viles nations, que ne m´est-il permis de substituer les véritables inscriptions à celles dont vous avez décoré les monuments de vos souverains. On n´y lirait pas les mêmes forfaits, mais on y en lirait d´autres ; et vous frémiriez encore.

J´écrirais ici, comme autrefois sur la colonne de Pompée : "A Pompée, après avoir massacré trois millions d´hommes." J´écrirais là... Lâches, craignez-vous donc que vos maîtres ne rougissent de leur méchanceté ? Lorsque vous leur rendez de pareils hommages, comment peuvent-ils croire à votre malheur ? Comment ne sejrendront-ils pas pour les idoles de vos cœurs, lorsque vous applaudissez par vos acclamations à la bassesse des courtisans ?

Mais les nations me répondent : "Ces monuments ne sont pas notre ouvrage. Jamais nous n´aurions pensé à conférer les honneurs du bronze à iun tyran qui nous tenait plongés dans la misère, et à qui notre profond silence annonça tant de fois l´indignation dont nous étions pénétrés, lorsqu´il traversait en personne l´enceinte de notre ville. Nous ! nous ! nous aurions été assez insensés pour aller déposer dans un moule le reste du sang, dont il avait épuisé nos veines ? Vous ne le croyez pas."

Souverains, si vous êtes bons, la statue que vous vous élevez à vous-même vous est assurée. La nation dont vous aurez fait la félicité vous l´accordera cent ans après votre mort, lorsque l´histoire vous aura jugé, Si vous êtes méchants et vicieux, vous n´éternisez que votre méchanceté et vos vices. Le monarque qui aura quelque dignité, attendra. Celui qui aurait l´âme vraiment grande dédaignerait peutêtre une sorte d´encens prodiguée dans tous les siècles au vice indistinctement et à la vertu. Au moment où l´on graverait autour de sa statue : A TRES GRAND, TRES BON, TRES PUISSANT, TRES GLORIEUX, TRES MAGNIFIQUE prince un tel, il se rappellerait que les mêmes titres furent gravés sous un Tibère, un Domitien, un Caligula ; et il s´écrierait avec un digne Romain : "Épargnez-moi un hommage trop suspect. Loin de moi des honneurs flétris. Mon temple est dans vos cœurs. C´est là que mon image est belle et qu´elle durera."

En effet, quelle que soit la solidité que l´on donne aux monuments, un peu plus tôt, un peu plus tard, le temps les frappe et les renverse. La pointe de sa faux s´émousse au contraire sur la page de l´histoire. Elle ne peut rien ni sur le cœur, ni sur la mémoire de l´homme. La vénération se transmet d´âge en âge, et les siècles qui se succèdent en sont les éternels échos, Flots orgueilleux de la Seine, soulevez-vous, si vous l´osez : vous emporterez et nos ponts et la statue d´Henri : mais son nom restera. C´est devant la statue de ce bon roi que le peuple attendri, que l´étranger s´arrête, Si l´on visite aussi les monuments qui vous sont consacrés, souverains, ne vous en imposez pas. Ce ne sont pas vos personnes qu´on vient honorer ; c´est l´ouvrage de l´art qu´on vient admirer : encore regrette-t-on qu´un talent sublime, qui se devait à la vertu, se soit bassement prostitué au crime. Aux pieds de votre statue, quelle est la pensée du citoyen et de l´étranger, lorsqu´il se voit entouré de malheureux dont l´aspect lui montre la misère, et dont la voix plaintive sollicite un modique secours ? N´estce pas comme s´ils disaient : VOIS ET SOULAGE LE MAL QUE CET HOMME DE BRONZE NOUS A FAIT. Élevez des statues aux grands hommes de votre nation, et l´on y cherchera la vôtre, Mais il n´y a qu´un homme et qu´une statue dans toutes les contrées soumises à la tyrannie. Là, le bronze parle, et le marbre dit : PEUPLES, APPRENEZ QUE JE SUIS TOUT, ET QUE VOUS N´êTES RIEN. Et qu´on me pardonne cet écart. L´écrivain serait trop à plaindre, s´il ne se livrait pas quelquefois au sentiment qui l´oppresse.

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Supériorité de la loi sur les souverains dans les monarchies

F.6C
Dans i´île de Ceylan, les lois furent autrefois si respectées, que le monarque n´était pas plus dispensé de leur observation que le dernier des citoyens. S´il les violait, il était çondamné à la mort, mais avec cette distinction qu´on lui épargnait les humiliations du supplice. Tout commerce, toute consolation, tous les secours de la vie lui étaient refusés, et il finissait misérablement ses jours dans cette espèce d´excommunication, Si les peuples connaissaient leurs prérogatives, cet ancien usage du Ceylan subsisterait dans toutes les contrées de la terre ; et tant que les lois ne seront faites que pour les sujets, ceux-ci s´appelleront comme ils voudront ; ils ne seront que des esclaves. La loi n´est rien, si ce n´est pas un glaive qui se promène indistinctement sur toutes les têtes, et qui abat ce qui s´élève au-dessus du plan horizontal sur lequel il se meut. La loi ne commande à personne ou commande à tous. Devant la loi, ainsi que devant Dieu, tous sont égaux. Le châtiment particulier ne venge que l´infraction de la loi : mais le châtiment du souverain en venge le mépris. Qui osera braver la loi, si le souverain même ne la brave pas impunément ? La mémoire de cette grande leçon dure des siècles, et inspire un effroi plus salutaire que la mort de mille autres coupables.

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Du despotisme

[...]
La liberté de la presse produit sans doute ces inconvénients : mais ils sont si frivoles, si passagers, en comparaison des avantages, que je ne daignerai pas m´y arrêter. La question se réduit à ces deux mots : "Vaut-il mieux qu´un peuple soit éternellement abruti que d´être quelquefois turbulent ?" Souverains, voulez-vous être méchants ? Laissez écrire ; il se trouvera des hommes pervers qui vous serviront selon votre mauvais génie et qui vous perfectionneront dans l´art des Tibéres. Voulez-vous être bons ? Laissez encore écrire ; il se trouvera des hommes honnêtes qui vous perfectionneront dans l´art des Trajans. Combien il vous reste de choses à savoir pour être grands, soit en bien, Soit en mal !

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État de la Chine selon ses détracteurs

F7C
1. La Chine jouissait ou était affligée d´une population immense, lorsqu´elle fut conquise par les Tartares ; et de ce que les lois de cet empire furent adoptées par le vainqueur, on en conclut qu´elles devaient être bien sages.

Cette soumission du Tartare au gouvernement chinois ne nous paraît pas une preuve de sa bonté. La nature veut que les grandes masses commandent aux petites ; et cette loi s´exécute au moral comme au physique. Or, si l´on compare le nombre des conquérants de la Chine au nombre des peuples conquis, on trouvera que pour un Tartare il y avait cinquante mille Chinois. Un individu peut-il changer les usages, les mœurs, la législation de cinquante mille hommes ? et d´ailleurs, comment ces Tartares n´auraient-ils pas adopté les lois de la Chine, bonnes ou mauvaises, n´en ayant point à leur substituer ? Ce que cette étrange révolution montre le plus évidemment, c´est la lâcheté de la nation ; c´est son indifférence pour ses maîtres, un des principaux caractères de l´esclave. Passons à la population de la Chine.
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2° L´agriculture a été de temps immémorial en honneur à la Chine. C´est un fait sur lequel il n´y a pas deux sentiments. Or, toute région agricole, qui jouit d´une longue paix ; qui n´éprouve point de révolutions sanglantes ; qui n´est ni opprimée par la tyrannie, ni dévastée par des maladies de climat, et où l´on voit le laborieux citoyen ramasser dans la plaine un panier de terre, le porter au sommet des montagnes, en couvrir la pointe nue d´un rocher, et la retenir par de petites palissades, doit abonder en habitants. En effet, ces habitants se livreraient-ils à des travaux insensés, si la plaine où ils ont ramassé la poignée de terre était inculte, déserte et abandonnée au premier qui voudrait l´occuper ? S´il leur était libre de s´étendre dans les campagnes, resteraient-ils entassés aux environs des villes ? La Chine et toute la Chine est donc très peuplée.

Le pays est coupé par un grand nombre de canaux. Ces canaux seraient superflus, s´ils n´établissaient pas une communication nécessaire et fréquente d´un lieu à un autre lieu. Qu´annoncent-ils, sinon un grand mouvement intérieur, et conséquemment une population très considérable ?

Toute contrée agricole, où les disettes sont fréquentes, où ces disettes soulèvent des milliers d´hommes ; où dans ces soulèvements il se commet plus de forfaits, plus de meurtres, plus d´incendies, plus de pillage qu´il ne s´en commettrait dans l´irruption d´une horde de sauvages, et où, le temps de la disette et de. la révolte passé, l´administration ne recherche pas le coupable renferme certainement plus d´habitants qu´elle n´en peut nourrir. Ne serait-ce pas le plus absurde des peuples que le chinois, si le défaut accidentel des subsistances provenait de sa négligence, soit à cultiver ses terres, soità pourvoir à ses aprovisionnements ? Mais la Chine, pays immense, contrée fertile, si bien cultivée, si merveilleusement administrée, n´en est pas moins exposée à cette sorte de calamité. Il faut donc qu´il y ait dix fois, vingt fois plus d´habitants que d´arpents de terre.

Tout pays où l´on foule aux pieds un sentiment si naturel qu´il est commun à l´homme et à la brute, la tendresse des pères et des mères pour leurs petits, et où l´on se résout à les tuer, à les étouffer, à les exposer, sans que la vindicte publique s´y oppose, a trop d´habitants, ou est habité par une race d´hommes, comme il n´y en a aucune autre sur la surface du globe. Or, c´est ce qui se passe à la Chine ; et nier ce fait ou l´affaiblir, ce serait jeter de l´incertitude sur tous les autres.

Mais un dernier phénomène qui achève de confirmer l´excessive population de la Chine, c´est le peu de progrès des sciences et des arts, depuis l´époque très éloignée qu´on les y cultive. Les recherches s´y sont arrêtées au point où, cessant d´être utiles, elles commencentà devenir curieuses. Il y a plus de profit à faire à l´invention du plus petit art pratique, qu´à la plus sublime découverte qui ne montrerait que du génie. On fait plus de cas de celui qui sait tirer parti des recoupes de la gaze, que de celui qui résoudrait le problème des trois corps. C´est là surtout que se fait la question qu´on n´entend que trop souvent parmi nous : "A quoi cela sert-il ?" Je demande si ce repos, contraire au penchant naturel de l´homme qui veut toujours voir au-delà de ce qu´il a vu, peut s´expliquer autrement que par une population qui interdise l´oisiveté, l´esprit de méditation, et qui tienne la nation soucieuse, continuellement occupée de ses besoins. La Chine est donc la contrée de la terre la plus peuplée.

Cela supposé, ne s´ensuit-il pas qu´elle est la plus corrompue ? L´expérience générale ne nous apprend-elle pas que les vices des sociétés sont en proportion du nombre des individus qui la composent ? Et que me répliquerait-on si j´assurais que les mœurs chinoises doivent être, dans toute l´étendue de l´empire, plus mauvaises encore que dans nos superbes cités, où l´honneur, sentiment étranger au Chinois, donne de l´éclat aux vertus et tempère les vices ?

Ne puis-je pas demander quel est et quel doit être le caractère d´un peuple où l´on voit, dans des occasions assez fréquentes, une province fondre sur une autre province, et en égorger impitoyablement, impunément les habitants ? Si ce peuple´peut avoir des mœurs bien douces ? Si une nation où les lois ne préviennent ni ne punissent l´exposition ou le meurtre des nouveau-nés, .est civilisée ou barbare ? Si le sentiment de l´humanité, la bienfaisance, la commisération y subsistent dans un degré bien éminent ? et si un peuplé, que les circonstances les plus extraordinaires invitaient à fonder des colonies, est bien. sage, lorsqu´il n´imagine pas ou qu´il dédaigne un remède aussi simple, aussi sûr, à des malheurs effroyables et toujours renaissants ?

Il est difficile jusqu´ici de faire grand cas de la prudence chinoise. Voyons si l´examen de la constitution de l´empire, de la conduite du souverain et de ses ministres, de la science des lettrés et des mœurs du peuple, ne nous en donneront pas une idée plus sublime.
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3° Un auteur grave, qui n´est pas dans la foule des admirateurs de la sagesse chinoise, dit expressément que "le bâton est le souverain de la Chine". Sur ce mot plaisant et profond, on aura, je crois, quelque peine à se persuader qu´une nation, où l´homme est traité comme on traite ailleurs les animaux, ait quelque chose des mœurs ombrageuses et délicates de notre Europe, où un mot injurieux se lave dans le sang, où la menace du geste se venge par la mort. Le Chinois doit être pacifique et bénin. Tant mieux, ajouteront nos antagonistes.

- Cependant, c´est comme père de ses sujets que le prince à la Chine est considéré, obéi, respecté. - Et nous ajouterons à notre tour : tant pis. Cela me garantit bien l´humble soumission des enfants ; mais non la bonté du père. Veut-on précipiter un peuple dans une abjection dont il ne se relèvera jamais ? On n´a qu´à consacrer le titre de despote par celui de père. Partout les enfants qui osent lever la main sur leurs parents sont des monstres rares ; et, malgré l´autorité des lois qui limitent l´autorité paternelle, les parents qui maltraitent leurs enfants ne sont malheureusement partout que des monstres trop communs, L´enfant ne demande point à son père compte de sa conduite ; et la liberté, sans cesse en péril si le chef est à l´abri de toute poursuite par sa qualité infiniment respectable de père, sera nulle sous un despote qui imposera un silence absolu sur son administration.

Nous nous trompons peut-être ; mais les Chinois nous semblent courbés sous le joug d´une double tyrannie, de la tyrannie paternelle dans la famille, de la tyrannie civile dans l´empire. D´où nous oserions confure qu´ils doivent être les plus doux, les plus insinuants, les plus respectueux, les plus timides, les plus vils et les moins dangereux des esclaves ; à moins qu´il ne soit fait, en leur faveur, une exception à l´expérience de tous les peuples et de tous les siècles. Quel est parmi nous l´effet du despotisme paternel ? Le respect extérieur et une haine impuissante et secrète pour les pères. Quel a été et quel est chez toutes les nations l´effet du despotisme civil ? La bassesse et l´extinction de toute vertu. S´il en est autrement à la Chine, on nous apprendra comment cette merveille s´y est opérée.

Voici ce qu´on dit : "L´empereur sait qu´il règne sur une nation qui n´est attachée aux lois qu´autant qu´elles font son bonheur. - Y a-t-il entre le Chinois et l´Européen quelque différence sur ce point ? - L´empereur sait que s´il se livrait à la tyrannie, il s´exposerait à tomber du trône. - Est-ce que les histoires anciennes et modernes n´offrent pas des exemples de ce juste et terrible châtiment ? Qu´ontils produit? Dira-t-on que le Chinois souffre l´oppression plus impatiemment que l´Anglais ou le Français, ou que la Chine n´a été, n´est, et ne sera jamais gouvernée que par des monarques accomplis ?

Ô révérence des temps passés et des contrées éloignées, combien tu nous fais dire de sottises ! La clémence, la fermeté, l´application, les lumières, l´amour des peuples, la justice sont des qualités que la nature n´accorde, même séparées, qu´à des hommes rares ; et il n´en est presque aucun en qui elles ne soient malheureusement plus ou moins affaiblies par la dangereuse jouissance du pouvoir suprême. La Chine seule aura donc échappé à cette malédiction qui a commencé avec toutes les autres sociétés, et qui durera autant qu´elles.

- Assurément. Car il y a à côté du trône un tribunal toujours subsistant, qui tient un compte fidèle et rigoureux des actions de l´empereur. - Et ce tribunal n´existe-t-il pas dans toutes les contrées ? Les souverains l´ignorent-ils ? le redoutent-ils ? le respectent-ils ? La différence de notre tribunal à celui de la Chine, c´est que le nôtre, composé de la masse entière de la nation, est incorruptible, et que le tribunal chinois n´est composé que d´un petit nombre de lettrés. Ô l´heureuse contrée que la Chine ! Ô la contrée unique, où l´historiographe du prince n´est ni pusillanime, ni rampant, ni accessible à la séduction, et où le prince, qui peut faire couper .la tête ou la main à son historiographe, pâlit d´effroi, lorsque celui-ci prend la plume ! Il n´y eut jamais que les bons rois qui craignissent le jugement de leurs contemporains et le blâme de la postérité.

- Aussi, les souverains de la Chine sont-ils bons, justes, fermes, éclairés. - Tous, sans exception ? Il en est, je crois, du palais impérial de la Chine comme du palais du souverain de toutes les autres contrées. Il est un, au milieu de la multitude innombrable des habitations des sujets : c´est-à-dire que pour une fois qu´il arrive au génie et à la vertu de tomber du ciel sur la demeure du maître, cent mille fois ils doivent tomber à côté. Mais cette loi de la nature n´a peut-être pas lieu à la Chine comme en Europe, où nous serions trop heureux si, après dix mauvais successeurs d´un bon roi, il en naissait un qui lui ressemblât. .

- Mais l´autorité souveraine est limitée à la Chine. - Où ne l´est-elle pas ? Comment, par qui est-elle limitée à la Chine ? Si la barrière qui protège le peuple n´est pas hérissée de lances, d´épées, de baïonnettes dirigées vers la poitrine ou la tête sacrée de l´empereur père et despote, nous craindrons, mal à propos peut-être, mais nous craindrons que cette barrière ne soit à la Chine qu´une grande toile d´araignée sur laquelle on aurait peint l´image de la justice et de la liberté, mais au travers de laquelle l´homme qui a de bons yeux aperçoit la tête hideuse du despote. Y a-t-il eu un grand nombre de tyrans déposés, emprisonnés, jugés, mis à mort ? Voit-on sur la plaie publique un échafaud sans cesse dégouttant du sang des souverains ? Pourquoi cela n´est-il pas ? Pourquoi ? - C´est que la Chine est revenue par une suite de révolutions à l´état dont les autres contrées se sont éloignées, au gouvernement patriarcal. - Nous en demandons pardon à nos adversaires : mais le gouvernement patriarcal d´une contrée immense, d´une famille de deux cents millions d´individus, nous paraît une idée presque aussi creuse que celle d´une république de la moitié du monde connu. Le gouvernement républicain suppose une contrée assez étroite pour le prompt et facile concert des volontés ; le gouvernement patriarcal, un petit peuple nomade renfermé sous des tentes. La notion du gouvernement patriarcal de la Chine est une espèce de rêverie qui ferait sourire l´empereur et ses mandarins.
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4. - Les mandarins ne tenant point à des familles riches et puissantes, l´empire est en paix. - Chose singulière ! L´empire est en paix, et cela par la raison même qui devrait souvent le troubler ; à moins que Richelieu ne fût un mauvais politique, lorsqu´il voulait que les grandes places ne fussent pas accordées à des gens de rien qui ne tiennent qu´à leur devoir.

- Ces hommes d´État n´excitent point de troubles : c´est un fait.

- Et c´en est peut-être un encore qu´ils n´ont point de pauvres parentsà protéger, point de flatteurs à combler de grâces, point de mignons ou de maîtresses à enrichir : également supérieurs à la stduction et à l´erreur. Mais,ce qui est très incontestable, c´est que les magistrats ou chefs de la justice promènent eux-mêmes, sans pudeur, les marques de leur dégradation et de leur ignominie. Or qu´est-ce qu´un magistrat portant sa bannière ou l´enseigne de son avilissement, sans en être moins fier ? Qu´est-ce qu´un peuple chez lequel ce magistrat n´est pas moins honoré ?
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5. Après le souverain et le mandarin se présente le lettré ; et qu´estce que le lettré ? - C´est un homme élevé dans une doctrine qui inspire l´humanité ; qui la prêche ; qui prêche l´amour de l´ordre, la bienfaisance, le respect pour les lois ; qui répand ces sentiments dans le peuple, et lui en montre l´utilité. - Et n´avons-nous pas dans nos écoles, dans nos chaires, parmi nos ecclésiastiques, nos magistrats et nos philosophes, des hommes qui ne le cèdent, je crois, aux lettrés, ni en lumières, ni en bonnes mœurs ; qui exercent les mêmes fonctions, de vive voix et par écrit, dans la capitale, dans les grandes villes, dans les moindres cités, dans les bourgs et dans les hameaux ? Si la sagesse d´une nation était proportionnée au nombre de ses docteurs, aucune ne serait plus sage que la nôtre.

Nous avons parcouru les hautes classes de l´empire. Descendons maintenant aux conditions inférieures, et jetons un coup d´œil sur les mœurs populaires.
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6. On a quelques ouvrages de mœurs traduits du chinois. Qu´y voyons-nous ? d´infâmes scélérats exerçant les fonctions de la police ; j´innocent condamné, battu, fouetté, emprisonné ; le coupable absousà prix d´argent, ou châtié si l´offensé est plus puissant : tous les vices de nos cités et de l´intérieur de nos maisons, avec un aspect plus hideux et plus dégoûtant.
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7. Mais rien ne peut donner des notions plus justes des mœurs populaires que l´éducation. Comment l´enfance est-elle formée à la Chine ? On y contraint un enfant à rester assis des heures entières, immobile, en silence, les bras croisés sur la poitrine, dans l´état de méditation et de recueillement. Quel fruit espérer d´un exercice habituel aussi contraire à la nature ? Un homme d´un bon sens ordinaire répondrait : la taciturnité, la finesse, la fausseté, l´hypocrisie, et tous ces vices accompagnés du sang-froid particulier au méchant. Il penserait qu´à la Chine, la franchise, cette aimable franchise qui charme dans les enfants, cette nàive ingénuité qui se fane à mesure qu´ils avancent en âge, et qui concilie la confiance universelle au petit nombre de ceux qui ont le bonheur de la conserver, est étouffée dès le berceau.
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8. - Le code de la politesse chinoise est fort long. - Un homme d´un bon sens ordinaire en conclurait qu´elle cesse d´être à la Chine j´expression simple et naturelle des égards et de la bienveillance ; que ce n´est qu´une étiquette ; et il regarderait l´apparence cordiale de ces voituriers embourbés, qui s´agenouillent les uns devant les autres, s´embrassent, s´adressent les noms les plus tendres, et se secourent, comme une espèce de mômerie d´usage chez un peuple cérémonieux.
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9. - il y a un tribunal érigé contre les fautes dans les manières. - Un homme d´un bon sens ordinaire soupçonnerait que la justice y est mieux administrée contre ces minutieux délits, que dans les tribunaux civils contre les grands forfaits ; et il douterait beaucoup que sous les entraves des rites, des cérémonies, des formalités, l´âme pût s´élever, le génie exercer son ressort. Il penserait qu´un peuple cérémonieux ne peut être que petit ; et, sans avoir vécu ni à Pékin, ni à Nankin, il prononcerait qu´il n´y a aucune contrée sur la terre ou on se soucie moins de la vertu, et où l´on en ait plus les apparences.
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10. Tous ceux qui ont commercé avec les Chinois, conviennent unanimement que l´on ne saurait trop prendre de précautions, si l´on ne veut pas en être dupé. Ils ne rougissent pas même de leur mauvaise foi.

Un Européen, arrivé pour la première fois dans l´empire, acheta des marchandises d´un Chinois, qui le trompa sur la qualité et sur le prix. Les marchandises avaient été portées à bord du vaisseau, et le marché était consommé. L´Européen se flatta que peut-être il toucherait le Chinois par des représentations modérées, et il lui dit : "Chinois, tu m´as vendu de mauvaises marchandises. - Cela se peut, lui répondit le Chinois, mais il faut payer. - Tu as blessé les lois de la justice, et abusé de ma confiance. - Cela se peut, mais il faut payer. - Mais tu n´es donc qu´un fripon, un malheureux ? - Cela se peut, mais il faut payer. - Quelle opinion veux-tu donc que je remporte dans mon pays de ces Chinois si renommés par leur sagesse ? Je dirai que vous n´êtes que de la canaille. - Cela se peut, mais il faut payer." L´Européen, après avoir renchéri sur ces injures de toutes celles que la fureur lui dicta, sans en avoir arraché que ces mots froids et froidement prononcés : "Cela se peut, mais il faut payer", délia sa bourse et paya. Alors le Chinois prenant son argent lui dit : "Européen, au lieu de tempêter comme tu viens de faire, ne valait-il pas mieux te taire, et commencer par où tu as fini ? car qu´y as-tu gagné ?"

Le Chinois n´a donc pas même un reste de pudeur commune à tous les fripons qui veulent bien l´être, mais qui ne souffrent pas qu´on le leur dise, Il est donc parvenu au dernier degré de la dépravation. Et qu´on n´imagine pas que ce soit ici un exemple particulier. Ce flegme est l´effet naturel de cette réserve qu´inspire l´éducation chinoise.

Et qu´on ne m´objecte pas que les Chinois observent entre eux une fidélité dont ils se croient dispensés avec l´étranger. Cela n´est pas, parce que cela ne peut être. On n´est pas alternativement honnête et malhonnête. Celui qui s´est fait l´habitude de tromper l´étranger, est trop souvent exposé à la tentation de tromper ses concitoyens, pour y résister constamment.
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11. - Mais à vous entendre, me dira-t-on, la Chine est presque une contrée barbare. - C´est pis encore. Le Chinois, à demi civilisé, est à nos yeux un barbare à prétentions, un peuple profondément corrompu, condition plus malheureuse que la barbarie pure et naturelle.

Le germe de la vertu peut se développer dans le barbare par un enchaînement de circonstances favorables ; mais nous n´en connaissons pas, nous n´en imaginons point qui puissent rendre ce grand service au Chinois, en qui ce germe est non pas étouffé, mais totalement détruit. Ajoutez à la dépravation et à l´ignorance de ce peuple la vanité la plus ridicule. Ne dit-il pas qu´il a deux yeux, que nous n´en avons qu´un, et que le reste de la terre est aveugle ? Ce préjugé, l´excessive population, l´indifférence pour les souverains, qui peutêtre en est une suite, l´attachement opiniâtre à ses usages, la loi qui lui défend de sortir de son pays : toutes ces raisons doivent le fixer pendant une suite indéfinie de siècles dans son état actuel. Apprendon quelque chose à celui qui croit tout savoir, ou qui méprise ce qu´il ignore ? Comment enseigner la sagesse à celui qui s´estime le seul sage ? Comment perfectionner celui qui se tient pour parfait ? Nous osons le prédire, le Chinois ne s´améliorera ni par la guerre, ni par la peste, ni par la famine, ni par la tyrannie plus insupportable, et par cette raison même plus propre que tous les fléaux réunis à régénérer leur nation en l´accablant.
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12. Nous ignorons si les autres peuples de l´univers servent beaucoup aux Chinois, mais à quoi les Chinois sont-ils bons pour le reste de la terre ? Il semble que leurs panégyristes aient affecté de leur donner une grandeur colossale, et de nous réduire à la petite stature du Pygmée. Nous nous sommes occupés, nous, à les montrer tels qu´ils sont ; et jusqu´à ce qu´on nous apporte de Pékin des ouvrages de philosophie supérieurs à ceux de Descartes et de Locke, des traités de mathématiques à placer à côté de ceux de Newton, de Leibniz et de leurs successeurs, des morceaux de poésie, d´éloquence, de littérature, d´érudition que nos grands écrivains daignent lire, et dont ils soient forcés d´avouer la profondeur, la grâce, le goût et la finesse, des discours sur la morale, la politique, la législation, la finance et le commerce, où il y ait une ligne nouvelle pour nos bons esprits, des vases, des statues, des tableaux, de la musique, des plans d´architecture qui puissent arrêter les regards de nos artistes, des instruments de physique, des machines où notre infériorité soit bien démontrée ; jusqu´alors nous rendrons au Chinois son propos, et nous lui dirons qu´il a peut-être un œil, que nous en avons deux ; et nous nous garderons bien d´insulter aux autres nations que nous avons laissées en arrière, et qui sont peut-être destinées à nous devancer un jour. Qu´est-ce que ce Confucius dont on parle tant, si on le compare à Sidney et à Montesquieu ?
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13. - La nation chinoise est la plus laborieuse que l´on connaisse. - Nous n´en doutons pas. Il faut bien qu´elle travaille, et qu´après avoir travaillé elle travaille encore. N´y est-elle pas condamnée par la disproportion du produit de ses champs avec le nombre de ses habitants ? d´où l´on voit que cette population tant vantée a des limites au-delà desquelles c´est un fléau qui ôte à l´homme le temps du repos, l´entraîne à des actions atroces, et détruit dans son âme l´honneur, la délicatesse, la morale, et même le sentiment d´humanité.
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14. Et l´on ose s´opiniâtrer, après ce que l´on vient d´entendre, à appeler la nation chinoise "un peuple de sages !" Un peuple de sages chez lequel on expose, on étouffe les enfants ; où la plus infâme des débauches est commune ; où l´on mutile l´homme ; où l´on ne sait ni prévenir, ni châtier les forfaits occasionnés par la disette ; où le commerçant trompe l´étranger et le citoyen ; où la connaissance de la langue est le dernier terme de la science ; où l´on garde depuis des siècles un idiome et une écriture à peine suffisants au commerce de la vie ; où les inspecteurs des mœurs sont sans honneur et sans probité ; où la justice est d´une vénalité sans exemple chez les peuples les plus dépravés ; où le législateur, au nom duquel les fronts s´inclinent, ne mériterait pas d´être lu, si l´on n´excusait la pauvreté de ses écrits par l´ignorance du temps où il a vécu ; où, depuis l´empereur jusqu´au dernier de ses sujets, ce n´est qu´une longue chaîne d´êtres rapaces qui se dévorent, et où le souverain ne laisse engraisser quelques-uns de ces intermédiaires que pour les sucer à son tour, et pour obtenir, avec la dépouille du concussionnaire, le titre de vengeur du peuple.
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15. S´il est vrai, comme nous n´en doutons point, qu´à la Chine ce qui ne peut être partagé, comme la mer, les fleuves, les canaux, la navigation, la pêche, la chasse, est à tous, c´est un ordre de chose fort raisonnable. Mais un peuple si nombreux pouvait-il patiemment abandonner ses moissons à la pâture des animaux ? Et si les hautes conditions s´étaient arrogé une jouissance. exclusive des forêts et des eaux, ne s´en serait-il pas suivi une prompte et juste vengeance ? Tâchons de ne pas confondre les lois de la nécessité avec les institutions de la sagesse.
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16. Les Chinois n´ont-ils pas des moines plus intrigants, plus ´dissolus, plus oisifs et plus nombreux que les nôtres ? Des moines ! des sangsues. dans une contrée où le travail le plus opiniâtre fournit à peine la subsistance ! - Le gouvernement les méprise. - Dites plutôt qu´il les craint, et que le peuple les révère.
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17. Il serait peut-être très avantageux que dans toutes les régions, ainsi qu´on l´assure de la Chine, l´administration ne fût attachée à aucun dogme, à aucune secte, à aucun culte religieux. Cependant cette tolérance ne s´étend qu´aux religions anciennement établies dans l´empire. Le christianisme y a été proscrit, soit que le fond,mystérieux de sa doctrine ait révolté des esprits bornés, soit que les intrigues de ceux qui la prêchaient aient alarmé un gouvernement ombrageux.
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18. A la Chine, le,mérite d´un fils confère la noblesse à son père, et cette prérogative finit avec lui. On ne´peut qu´applaudir à cette institution. Cependant la noblesse héréditaire a aussi ses avantages. Quel est le descendant assez vil pour ne pas sentir le fardeau d´un nom imposant, pour ne pas s´efforcer d´y répondre ? Dégradons le noble indigne de ses ancêtres, et sur ce point nous serons aussi.sages que le Chinois.
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19. Nous ne demandons pas mieux que de louer. Aussi reconnaissons-nous volontiers de la prudence dans la manière dont les Chinois punissent la négligence à payer le tribut. Au lieu d´installer dans les foyers du débiteur des satellites qui se jettent sur son lit, sur ses ustensiles, sur ses meubles, sur ses bestiaux, sur sa personne, au lieu de le traîner dans une prison ou de le laisser sans pain étendu sur la paille dans sa chaumière dépouillée, il vaut mieux, sans doute, le condamner à nourrir le pauvre. Mais celui qui conclurait de cet excellent usage la sagesse de la Chine, ne serait-il pas aussi mauvais logicien que celui qui, d´après le nôtre, nous jugerait barbares ? On affaiblit, autant qu´on peut, les reproches que mérite la nation chinoise ; on relève cette contrée pour humilier les nôtres. On n´en vient pas jusqu´à dire que nous sommes fous ; mais on prononce, sans hésiter, que c´est à la Chine qu´habite la sagesse, et l´on ajoute tout de suite que, par le dernier dénombrement, il y avait environ soixante millions d´hommes en état de porter les armes. Apologistes insensés de la Chine, vous écoutez-vous ? Concevez-vous bien ce que c´est que deux cents millions d´individus entassés les uns sur les autres ? Croyez-moi, ou diminuez de la moitié, des trois quarts cette épouvantable population ; ou si vous persistez à y croire, convenez, d´après le bon sens qui est en vous, d´après l´expérience qui est sous vos yeux, qu´il n´y a, qu´il ne peut y avoir, ni police, ni mœurs à la Chine.
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20. - Le Chinois aime la génération à naître comme la génération vivante. - Cela est impossible. Enfants, amis du merveilleux, jusquesà quand vous bercera-t-on de pareils contes ? Tout peuple obligé de lutter sans cesse contre les besoins, ne saurait penser qu´au moment ; et sans les honneurs rendus publiquement aux ancêtres, cérémonies qui doivent réveiller et entretenir dans les esprits quelque faible idée qui s´étende au-delà du tombeau, il faudrait tenir pour démontré que, s´il y a un coin de la terre où le sentiment de l´immortalité et le respect de la postérité soient des mots vides de sens, c´est à la Chine. On ne s´aperçoit pas qu´on porte tout à l´extrême, et qu´il résulte de ces opinions outrées des contradictions palpables ; qu´une excessive population est incompatible avec de bonnes mœurs, et qu´on décore une multitude dépravée des vertus de quelques rares personnages.

Lecteur, on vient de soumettre à vos lumières les arguments des partisans et des détracteurs de la Chine. C´est à vous de prononcer. Et qui sommes-nous, pour aspirer à l´ambition de diriger vos arrêts ? S´il nous était permis d´avoir une opinion, nous dirions que, quoique les deux systèmes soient appuyés sur des témoignages respectables, ces autorités n´ont pas le grand caractère qu´exigerait une foi entière. Peut-être, pour se décider, faudrait-il attendre qu´il fût permis à des hommes désintéressés, judicieux, et profondément versés dans l´écriture et dans la langue, de faire un long séjour à la cour de Pékin, de parcourir les provinces, d´habiter les campagnes et de conférer librement avec les Chinois de toutes les conditions.

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Sur la civilisation de la Russie

Cependant vous entendrez dire que le gouvernement le plus heureux serait celui d´un despote juste, ferme, éclairé. Quelle extravagance ! ne peut-il pas arriver que la volonté de ce maître absolu soit en contradiction avec la volonté de ses sujets ? Alors, malgré toute sa justice et toutes ses lumières, n´aurait-il pas tort de les dépouiller de leurs droits, même pour leur avantage ? F.227-C Est-il jamais permis à un homme, quel qu´il soit, de traiter ses commettants comme un troupeau de bêtes ? On force celles-ci à quitter un mauvais pâturage pour passer dans un plus gras : mais ne serait-ce pas une tyrannie d´employer la même violence avec une société d´hommes ? S´ils disent : "Nous sommes bien ici", s´ils disent même : "D´accord, nous y sommes mal, mais nous voulons y rester", il faut tâcher de les éclairer, de les détromper, de les amener à des vues saines, par la voie de la persuasion, mais jamais par celle de la force. Le meilleur des princes qui aurait fait le. bien contre la volonté générale, serait criminel, par la seule raison qu´il aurait outrepassé ses droits. Il serait criminel pour le présent et pour l´avenir : car s´il est éclairé et juste, son successeur, sans être héritier de sa raison et de sa vertu, héritera sûrement de son autorité, dent la nation sera la victime. Un premier despote juste, ferme, fclairé, est un grand mal ; un second despote juste, ferme, éclairé, serait un plus grand mal ; un troisième qui leur succéderait avec ces grandes qualités serait le plus terrible fléau dont une nation pourrait être frappée. On sort de l´esclavage où l´on est précipité par la violence ; on ne sort point de celui où l´on a été conduit par .le temps et par la justice. Si le sommeil d´un peuple est l´avant-coureur de la perte de sa liberté, quel sommeil plus doux, plus profond et plus perfide que celui qu.i a duré trois règnes, pendant lesquels on a été bercé par les mains de la bonté ? .

Peuples, ne permettez donc pas à vos prétendus maîtres de faire, même le bien, contre votre volonté générale. Songez que la condition de celui qui vous gouverne n´est, pas autre que celle de ce cacique à qui l´on demandait s´il avait des esclaves, et qui répondit : "Des esclaves ! Je n´en connais qu´un dans ma contrée, et cet esclave-là, c´est moi." Il est d´autant plus important de prévenir l´établissement du pouvoir arbitraire et les calamités qui en sont la suite infaillible, que le remèdeà de si grands maux est impossible au despote lui-même. Occupât-il le trône un demi-siècle ; son administration fût-elle tout à fait tranquille ; eût-il les lumières les plus étendues ; quand son zèle pour le bonheur des peuples ne se ralentirait pas un seul instant, rien ne serait encore fait. L´affranchissement ou ce qui est le même sous un autre nom, la civilisation d´un empire est un ouvrage long et difficile, Avant qu´une nation ait été confirmée par l´habitude dans un attachement durable pour ce nouvel ordre de choses, un prince peut par ineptie, par indolence, par préjugé, par jalousie, par prédilection pour les anciens usages, par esprit de tyrannie, anéantir ou laisser tomber tout le bien opéré pendant deux ou trois règnes. Aussi tous les monuments attestent-ils que la civilisation des États a plus été l´ouvrage des circonstances que de la sagesse des souverains. Les nations ont toutes oscillé de la barbarie à l´état policé, de l´état policé à la barbarie, jusqu´à ce que des causes imprévues les aient amenées à un aplomb qu´elles ne gardent jamais parfaitement.

Ces causes concourent-elles avec les efforts qu´on fait aujourd´hui pour civiliser la Russie ? Qu´il nous soit permis d´en douter.

D´abord, le climat de cette région est-il bien favorable à la civilisation et à la population, qui tantôt en est la cause et tantôt l´effet ? La rigueur du froid n´y exige-t-elle pas la conservation des grandes forêts et par conséquent de grands espaces déserts ? Une longueur excessive des hivers suspendant les travaux sept ou huit´mois de l´année, la nation, durant ce temps d´engourdissement, ne se livre-t-elle pas au jeu, au vin, à la débauche, à l´usage immodéré des liqueurs fortes ? Peut-on introduire de bonnes mœurs malgré le climat ? Est-il possible que des peuples barbares se civilisent sans avoir des mœurs ?

L´immense étendue de l´empire, qui embrasse tous les climats depuis le plus froid jusqu´au plus chaud, n´oppose-t-elle pas un puissant obstacle au législateur ? Un même code pourrait-il convenir à tant de régions diverses, et la nécessité de plusieurs codes n´est-elle pas la même chose que l´impossibilité d´un seul ? Conçoit-on le moyen d´assujettir à une même règle des peuples qui ne s´entendent pas, qui parlent dix-sept à dix-huit langues différentes, et qui gardent de temps immémorial des coutumes et des superstitions auxquelles ils sont plus attachés qu´à leur vie même ?

L´autorité s´affaiblissant à mesure que les sujets s´éloignent du centre de la domination, se fait-on obéir à mille lieues de l´endroit d´où partent les ordres ? Si l´on me répond que la chose est possible par l´action des agents du gouvemement, je de l´âme de tous les autres : "Dieu est bien haut ; l´empereur est bien loin ; et je suis le maître ici."

L´empire se trouvant partagé en deux classes d´hommes, celle des maîtres et celle des esclaves, comment rapprocher des intérêts si opposés ? Jamais les tyrans ne consentiront librement à l´extinction de la servitude, et pour les amener à cet ordre de choses, il faudra les ruiner ou les exterminer. Mais cet obstacle surmonté, comment élever de l´abrutissement de l´esclavage au sentiment et à la dignité de la liberté, des peuples qui y sont tellement étrangers, qu´ils deviennent impotents ou féroces quand on brise leurs fers ? Ces difficultés donneront, sans doute, l´idée de créer un tiers état : mais par quels moyens ? Ces moyens fussent-ils trouvés, combien il faudrait de siècles pour en obtenir un effet sensible ?

En attendant la formation de ce tiers état, qu´on pourrait accélérer peut-être par des colons appelés des contrées libres de l´Europe, il faudrait une sûreté entière pour les pewnnes et les propriétés. Or se trouve-t-elle dans un pays où les tribunaux sont. occupés par les seuls seigneurs ; où ces espèces de magistrats se favorisent tous rétiproquement ; où il n´y a contre eux et contre leurs créatures aucune poursuite dont l´indigène et l´étranger puissent se´promettre la réparation des torts qu´on leur a faits ;. où la vénalité dispose des jugements dans. toutes sortes de contestations ? Nous demanderons s´il peut y.avoir de civilisation sans justice, et comment on établira la justice dans un pareil empire.

Les villes y sont éparses. sur un terrain immense. Il n´y a point de chemin, et ceux qu´on y pourrait construire seraient bientôt dégradés par le climat. Aussi la désolation est-elle universelle, lorsqu´un hi.ver humide arrête toute communication. Parcourez toutes les contrées de la terre, et partout où .vous ne trouverez aucune facilité de commerce d´une cité à un bourg, d´un bourg à un village, d´un village à un hameau, prononcez que les peuples sont barbares, et vous ne vous tromperez que du plus au moins. Dans cet état de choses, le plus grand bonheur qui pût arriver à.une contrée énormément étendue, ne serait-ce pas d´être démembrée par quelque grande révolution, et d´être partagée en plusieurs petites souverainetés contiguës, d´où l´ordre introduit dans quelques-unes se répandrait dans les autres ? S´il est très difficile de bien,gouverner un grand empire civilisé, ne l´est-il pas davantage de civiliser un grand empire barbare ?

La tolérance, il est vrai, subsiste à Pétersbourg, et y subsiste presque sans limites. Le judaïsme en est seul exclu., On a jugé ses sectateurs trop adroits ou trop faux dans le,commerce, pour livrer à leurs pièges un peuple qui n´était pas assez exercé pour s´en garantir. Cette tolérance dans la capitale serait un grand acheminement à la civilisation, si dans le reste de l´empire les peuples ne croupissaient pas dans les plus grossières superstitions ; si ces superstitions n´étaient pas fomentées par un clergé nombreux, plongé dans la crapule et dans l´ignorance, sans en être moins respecté. Comment civilise-t-on un État sans l´intervention des prêtres, qui sont nécessairement nuisibles s´ils ne sont utiles ?

La haute opinion qu´à l´exemple des Chinois, les Russes ont d´eux-mêmes, est un nouvel obstacle à la réformation. Ils se regardent de bonne foi comme le peuple le plus sensé de la terre, et sont confirmés dans ce fol orgueil par ceux d´entre eux qui ont visité le reste de l´Europe. Ces voyageurs rapportent ou feignent de rapporter dans leur patrie le préjugé de sa supériorité, et ne l´enrichissent que des vices qu´ils ont ramassés dans les diverses régions où le hasard les a conduits. Aussi un observateur étranger qui avait parcouru la plus grande partie de l´empire, disait-il que le Russe était pourri avant d´avoir été mûr.

On pourrait s´étendre davantage sur les difficultés que la nature et les habitudes opposent opiniâtrement à la civilisation de la Russie.Examinons les moyens imaginés pour y parvenir.

Il est impossible d´en douter, Catherine a très bien senti que la liberté était l´unique source du bonheur public. Cependant a-t-elle véritablement abdiqué l´autorité despotique ? En lisant avec attention ses instructions aux députés de l´empire, chargés en apparence de la confection des lois, y reconnaît-on quelque chose de plus que le désir de changer les dénominations, d´être appelée monarque au lieu d´autocratrice, d´appeler ses peuples sujets au lieu d´esclaves ? Les Russes, tout aveugles qu´ils sont, prendront-ils longtemps le nom pour la chose, et leur caractère sera-t-il élevé par cette comédie à cette grande énergie qu´on s´était proposé de lui donner ?

Un souverain, quel que soit son génie, fait seul rarement des changements de quelque importance, et plus rarement encore leur donne-t-il de la stabilité. Il lui faut des secours, et la Russie n´en offre que pour les combats. Le soldat y est dur, sobre, infatigable. L´esclavage qui lui a inspiré le mépris de la vie, s´est réuni à la superstition qui lui a inspiré le mépris de la mort. Il est persuadé que quelques forfaits qu´il ait commis, son âme s´élèvera au ciel, d´un champ de bataille. Mais les gens de guerre, s´ils défendent des provinces, ne les civilisent pas. On cherche autour de Catherine des hommes d´État, et l´on n´en trouve point. Ce qu´elle a fait seule peut étonner ; mais quand elle ne sera plus, qui la remplacera ?

Cette princesse fait élever dans des maisons qu´elle a fondées, de jeunes enfants des deux sexes avec le sentiment de la liberté. Il en sortira sans doute une race différente de la race présente. Mais établissements ont-ils une base solide ? Se soutiennent-ils par euxmêmes ou par les secours qu´on ne cesse de leur prodiguer ? Si le règne présent les a vus nùtre, le règne suivant ne les verra-t-il pas tomber ? Sont-ils bien agréables aux grands qui en voient la destination ? Le climat qui dispose de tout, ne prévaudra-t-il pas à la longue sur les bons principes ? La corruption épargnera-t-elle cette tendre jeunesse perdue dans l´immensité de l´empire, et assaillie de tous les côtés par l´exemple des mauvaises mœurs ?

On voit dans la capitale des académies de tous les genres, et des étrangers qui les remplissent. Ne seraient-ce pas d´inutiles et ruineux établissements dans une région où les savants ne sont pas entendus, où il n´y a point d´occupation pour les artistes ? Pour que les talents et les connaissances pussent prospérer, il faudrait qu´enfants du sol, ils fussent l´effet d´une population surabondante. Quand cette population parviendra-t-elle à ce degré d´accroissement dans un pays où l´esclave pour se consoler de la misère de sa condition, doit à la vérité produire le plus qu´il peut d´enfants, mais se soucier peu de les conserver ?

Tous ceux qui sont reçus, qui sont élevés dans l´hôpital récemment fondé des Enfants-Trouvés, sortent pour toujours de la servitude. Leurs descendants ne reprendront pas des fers ; et de même qu´en Espagne, il y a de vieux et de nouveaux chrétiens, il y aura en Russie les vieux et les nouveaux libres. Mais le produit de cette innovation n´en peut être proportionné qu´à la durée ; et peut-on compter sur quelque établissement durable là où la succession à l´empire n´est point encore inviolablement assurée, et où l´inconstance naturelle aux peuples esclaves amène de fréquentes et subites révolutions ? Si les auteurs de ces complots n´y font pas corps comme en Turquie ; s´ils sont isolés, une sourde fermentation et une haine commupé les rassemblent.

Il fut créé durant la dernière guerre une caisse de dépôt à l´usage de tous les membres de l´empire, même des esclaves. Par cette, idée d´une politique saine et profonde, le gouvernement eut des fonds dont on avait un besoin pressant, et il mit autant qu´il était possible les serfs à l´abri des vexations de leurs tyrans. Il est dans la nature des choses que la confiance accordée à ce papier-monnaie s´altère et tombe. Un despote ne doit pas obtenir du crédit ; et si quelques événements singuliers lui en ont procuré, c´est une nécessité que les événements qui suivent le lui fassent perdre.

Telles sont les difficultés qui nous ont paru s´opposer à la civilisation de l´empire russe. Si Catherine II parvient à les surmonter, nous aurons fait de son courage et de son génie le plus magnifique éloge, et peut-être la meilleure des apologies, si elle succombait dans ce grand projet.

D´après ce sage discours, on serait tenté de croire qu´un despote juste, ferme, éclairé, serait le meilleur des souverains : mais on ne pense pas que sous son règne, s´il durait, les peuples s´assoupiraient sur des droits dont ils n´auraient aucune occasion de se prévaloir, et que rien ne leur serait plus funeste que ce sommeil sous un règne semblable au premier, si ce n´est sa continuité sous un troisième. Les nations font quelquefois des tentatives pour se délivrer de l´oppression de la force, mais jamais pour sortir d´un esclavage auquel elles ont été conduites par la douceur. Tôt ou tard, le despote, ou faible, ou féroce, ou imbécile, succède à une toute-puissance qui n´a point souffert d´opposition. Les peuples qu´elle écrase se croient faits pour être écrasés. Ils ont perdu le sentiment de la liberté, qui ne s´entretient que par l´exercice. Peutêtre n´a-t-il manqué aux Anglais que trois Élisabeth pour être les derniers des esclaves.

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L´intérêt du gouvernement est le même que celui de la nation

F212D
L´art de maintenir l´autorité est un art délicat qui demande plus de circonspection qu´on ne pense. Ceux qui gouvernent sont trop accoutumés peut-être à mépriser les hommes. Ils les regardent trop comme des esclaves courbés par la nature, tandis qu´ils ne le sont que par l´habitude. Si vous les chargez d´un nouveau poids, prenez garde qu´ils ne se redressent avec fureur. N´oubliez pas que le levier de la .puissance n´a d´autre appui que l´opinion ; que la force de ceux qui gouvernent n´est réellement que la force de ceux qui se laissent .gouverner. N´avertissez pas les peuples distraits par les travaux, ou endormis dans les chaînes, de lever les yeux jusqu´à des vérités trop redoutables pour vous ; et quand ils obéissent ne les faites pas souvenir qu´ils ont le droit de commander. Dés que le moment de ce réveil terrible sera venu ; dés qu´ils auront pensé qu´ils ne sont pas faits pour leurs chefs, mais que leurs chefs sont faits pour eux ; dès qu´une fois ils auront pu se rapprocher, s´entendre et prononcer d´une voix unanime : "Nous ne voulons pas de cette loi, cet usage nous déplaît" : point de milieu, il vous faudra par une alternative inévitable, ou céder ou punir, être faibles ou tyrans ; et votre autorité désormais détestée ou avilie, quelque parti qu´elle prenne, n´aura plus à choisir de la part des peuples que l´insolence ouverte ou la haine cachée.

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Cession de sujets par une puissance à une autre

F787A
Il n´y a aucune contrée où l´on ne connaisse le prix de tout, de tout excepté de l´homme. Les nations les plus policées n´en sont pas encore venues jusque-là. Témoin la multitude de peines capitales infligées partout, et pour des délits assez frivoles. Il n´y a pas d´apparence que des nations où l´on condamne à la mort une jeune fille de dix-huit ans, qui pourrait être mère de cinq ou six enfants, un homme sain et vigoureux, de trente ans, pour le vol d´une pièce d´argent, aient médité sur ces tables de la probabilité de la vie humaine, qu´ils ont si savamment calculées, puisqu´elles ignorent combien la cruauté de la nature immolé d´individus avant que d´en amener un à cet âge. On répare, sans s´en douter, un petit dommage fait à la société par un plus grand. Par la sévérité du châtiment, on pousse le coupable du vol à l´assassinat. Quoi donc ? est-ce que la main qui a brisé la serrure d´un coffre-fort, ou même enfoncé un poignard dans le sein d´un citoyen, n´est plus bonne qu´à être coupée ? Quoi donc ? parce qu´un débiteur infidèle ou indigent n´est pas en état de s´acquitter, faut-il le réduire à l´inutilité pour la société, à l´insolvabilité pour vous, en le renfermant dans une prison ? Ne conviendrait-il pas mieux à l´intérêt public et au vôtre qu´il fit quelque usage de son industrie et de ses talents, sauf à l´action que vous avez légitimement intentée contre lui, à le suivre partout, et à s´y saisir d´une portion de son lucre, fixée par quelque sage loi ? Mais il s´expatriera ? Et que vous importe qu´il soit en Angleterre ou au Petit-Châtelet ? en serez-vous moins déchu de votre créance ? Si les nations se concertaient entre elles, le malfaiteur ne trouverait d´asile nulle part. Si vous étendez un peu vos vue, vous concevrez que le débiteur qui vous échappe par la suite, ne peut faire fortune chez l´étranger sans s´acquitter d´une portion de sa dette, par ses besoins et par les échanges réciproques des nations. C´est des vins de France qu´il s´enivrera à Londres ; c´est des soies de Lyon que sa femme se vêtira à Cadix et à Lisbonne. Mais ces spéculations sont trop abstraites et trop patriotiques pour un créancier cruel qui, tourmenté de son avarice et de sa vengeance, aime mieux tenir son malheureux débiteur dans les fers, couché sur de la paille, et l´y nourrir de pain et d´eau, que de le rendre à la liberté. Elles n´auraient pas dû échapper aux gouvernements et aux législateurs ; et c´est à eux qu´il faut s´en prendre des barbares absurdités qui existent encore à cet égard dans nos nations prétendues policées.

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Sur l´impôt et le crédit public

F.148D
Mais peut-on attendre ce trait de sagesse, ni en Danemark, ni ailleurs, tant que les dépenses publiques excéderont le revenu public ; tant que .les événements fâcheux, qui, dans l´ordre ou plutôt le désordre actuel des choses, se renouvellent continuellement, forceront l´administrationà doubler, à tripler le fardeau de malheureux sujets déjà surchargés ; tant que les conseils des souverains travailleront sans vue certaine et sans plan réfléchi ; tant que les ministres se conduiront comme si l´empire ou leurs fonctions devaient finir le lendemain ; tant que le trésor national s´épuisera par des déprédations inouïes, et que son indigence ne se réparera que par des spéculations extravagantes, dont les conséquences ruineuses ne seront point aperçues ou seront négligées pour les petits avantages du moment ; et pour me servir d´une métaphore énergique mais vraie, effrayante mais symbolique, de ce qui se pratique dans toutes les contrées, tant que la folie, l´avarice, la dissipation, l´abrutissement ou la tyrannie des maîtres auront rendu le fisc affamé ou rapace, au point qu´on brûlera les moissons pour recueillir promptement le prix des cendres ?

F.258D-F261D
"Ce tableau est effrayant, me disait un vizir, et il y a des vizirs partout. J´en gémis. Mais sans contribution, cornrnent puis-je maintenir cette force publique dont vous reconnaissez vous,même et la nécessité et les avantages ? Il faut qu´elle soit permanente et toujours égale, sans quoi plus de sécurité pour vos personnes, vos propriétés, votre industrie. Le bonheur sans défense n´est qu´un fantôme. Mes dépenses sont indépendantes de la variété des saisons, de l´inclémence des éléments, de tous les accidents. Il faudra donc que vous y fournissiez, la peste eût-elle détruit vos troupeaux, l´insecte eûtil dévoré votre vigne, la grêle eût,elle moissonné vos champs. Vous paierez, ou je tournerai contre vous cette force publique qui a été créée pour votre sûreté, et que vous devez alimenter".

Ce système oppresseur ne regardait que les propriétaires des terres. Le vizir ne tarda pas à m´apprendre les moyens dont ii se servait pour asservir au fisc les autres membres de la confédération.

"C´est principalement dans les villes que les arts mécaniques et libéraux, d´utilité et d´agrément, de nécessité ou de fantaisie, ont leur foyer, ou du moins leur activité, leur développement, leur perfection. C´est là que le citoyen riche, et par conséquent oisif, attiré ou fixé par les douceurs de la société, cherche à tromper son ennui par des besoins factices ; c´est là que pour y satisfaire, il exerce le pauvre, ou, ce qui revient au même, l´industrieux. Celui-ci, à son tour, pour satisfaire aux besoins de première nécessité qui ne sont pas longtemps les seuls qui le tourmentent, cherche à multiplier les besoins factices de l´homme riche ; d´où naît entre l´un et l´autre une dépendance mutuelle fondée sur leurs intérêts respectifs ; l´industrieux veut travailler, le riche veut jouir. Si donc je parviens à imposer les besoins de tous les habitants des villes, industrieux ou oisifs, c´est-à-dire à renchérir, au profit de l´État, les denrées et les marchandises qui y sont consommées par les besoins des uns et des autres, alors j´aurai soumis à l´impôt toutes les espèces d´industrie, et je les aurai amenéesà la condition de l´industrie agricole. J´aurai fait mieux ; et que ce point surtout ne vous échappe pas. J´aurai fait payer le riçfie pour le pauvre, parce que celui-ci ne manquera pas de renchérir ses productionsà proportion du renchérissement de ses besoins.

- Ah ! vizir, je te conjure d´épargner au moins l´air, l´eau, le feu, et même le blé qui n´est pas moins que ces trois éléments la légitime sacrée de tout homme sans exception. Sans cette légitime, nul ne peut vivre et agir ; et sans vie et sans action point d´industrie.

- J´y penserai. Mais suivez-moi dans les différentes combinaisons par lesquelles j´enlace dans mes filets tous les autres objets de besoin, surtout dans les villes. D´abord, maître des frontières de l´empire, je ne laisse rien venir de l´étranger ; je n´y laisse rien aller qu´en payantà raison du nombre, du poids et de la valeur. Par ce moyen celui qui a fabriqué, ou qui envoie, me cède une partie de son bénéfice ; et celui qui reçoit, ou qui consomme, me rend quelque chose en sus de ce qui revient au marchand ou fabricant.

- Fort bien, vizir : mais en te glissant ainsi entre le vendeur et l´acheteur, entre le fabricant ou le marchand et le consommateur, sans avoir été appelé, sans que ton entremise leur profite, puisqu´au contraire tu l´entretiens à leur détriment, n´arrive-t-il pas qu´ils cherchent de leur côté, en te trompant d´une ou d´autre manière, à diminuer ou même à te frustrer de ta part ?

- Sans doute : mais à quoi me servirait donc la force publique, si je ne l´employais pas à démêler leur fraude, à m´en garantir et à la châtier ? Si l´on essaie à garder ou à diminuer ma part, je prends tout, et même quelque chose au-delà.

- J´entends, vizir. Et voilà donc encore la guerre et l´exaction établies sur les frontières aux limites des provinces ; et cela pour pressurer cette heureuse industrie, le lien des nations les plus éloignées et des peuples les plus séparés par les mœurs et les religions.

- J´en suis fâché. Mais il faut tout sacrifier à la force publique, à ce rempart élevé contre la jalousie et la rapacité des voisins. D´ailleurs l´intérêt de tel ou tel individu ne s´accorde pas toujours avec l´intérêt du grand nombre. Un effet de la manœuvre dont vous vous plaignez, c´est de vous conserver des denrées et des productions dont le calcul de la personnalité vous priverait par l´exportation à l´étranger ; et je repousse des marchandises étrangères qui, par la surabondance qu´elles feraient avec les vôtres, rabaisseraient le prix de celles-ci.

- Je te remercie, vizir. Mais pourquoi faut-il que tu aies aussi tes troupes ? Ces troupes-là sont bien incommodes. Ne pourrais-tu pas me servir sans me faire la guerre ?

- Si vous m´interrompez sans cesse, vous perdrez le fil de mes subtiles et merveilleuses opérations. Après avoir imposé la marchandiseà l´entrée et à la sortie dé l´empire, au passage d´une province dans une autre, je suis à la piste le conducteur, le voyageur qui parcourt ma contrée pour ses affaires, par curiosité, le paysan qui porte à la ville le produit de son champ ou de sa basse-cour, et lorsque la soif le pousse dans une hôtellerie, au moyen d´une association avec le mitre...

- Quoi, vizir, le cabaretier est ton associé I- Assurément. Est-ce qu´il y a quelque chose de vil quand il s´agit du maintien de la force publique, et par conséquent de la richesse du fisc ? Au moyen de cette association, je reçois une partie du prix de la boisson consommée.

- Mais, vizir, comment te trouves-tu l´associé d´un aubergiste, d´un tavernier dans le débit de ses boissons ? Serais-tu son pourvoyeur ?

- Moi, son pourvoyeur ? je m´en suis bien gardé. Où serait le bénéfice de vendre le vin que le vigneron n1´aurait donné pour le tribut de son industrie ? J´entends un peu mieux mes affaires. J´ai d´abord avec le vigneron ou propriétaire, avec le brasseur, le distillateur de l´eau-de-vie une association par laquelle j´obtiens une partie du prix qu´ils vendent à l´aubergiste, au cabaretier ; ensuite j´en ai avec celui-ci une seconde par laquelle il me compte à son tour d´une portion du prix qu´il reçoit du consommateur, sauf au vendeur à retrouver sur le consommateur la quotité du prix qui me revient de la consommation.

- Cela est très beau, il faut en convenir. Mais, vizir, comment assistes-tu à tous les marchés de boissons qui se font dans l´empire ?

Comment n´es-tu pas pillé par ce cabaretier de mauvaise foi, dès le temps de Rome, quoique le questeur ne fût pas son collègue ? Après ce que tu m´as confié, je ne doute de rien ; mais je suis curieux.

- C´est ici que je te paraîtrai impudent, mais profond. On ne saurait aspirer à toute sorte de mérite et de gloire. D´abord, nul ne peut déplacer une pièce de vin, de cidre, de bière, d´eau-de-vie, soit du lieu de la récolte ou de la fabrication, soit du cellier, soit de la cave, soit pour vendre, soit pour envoyer, n´importe à quelle destination, sans ma permission par écrit. Je sais par là ce qu´elles deviennent. Si l´on en rencontre quelqu´une sans ce passeport, je m´en empare, et le propriétaire me paie sur-le-champ, en sus, le triple ou le quadruple de la valeur. Ensuite, les mêmes agents qui circulent nuit et jour de toutes parts pour m´assurer de la fidélité des propriétaires ou marchands en gros à tenir leur pacte d´association, descendent tous les jours, plutôt deux fois qu´une, chez chaque cabaretier ou aubergiste, sondent les tonneaux, comptent les bouteilles ; et pour peu qu´on soit soupçonné de quelque escamotage sur ma part, on est si sévèrement puni qu´on n´en est pas tenté davantage.

- Mais, vizir, pour te plaire, tes agents ne sont-ils pas autant de petits tyrans subalternes ?

- Je n´en doute pas, et je les en récompense bien.

- A merveille. Mais, vizir, j´ai un scrupule. Ces associations avec le propriétaire, le marchand en gros, le détailleur, ont un peu l´air de celles que le voleur de grand chemin contracterait avec le passant qu´il détrousse.

- Vous n´y pensez pas. Les miennes sont autorisées par la loi et par l´institution sacrée de la force publique. Rien ne vous en impose-t-il donc ? Mais venez maintenant aux portes de la cité, où je ne suis pas moins admirable. Rien n´y entre sans verser dans mes mains. Si ce sont des boissons, elles contribuent, non en raison du prix, comme dans mes autres arrangements, mais en raison de la quantité, et soyez sûr que je ne suis pas dupe. L´aubergiste ou le citoyen n´a rien à dire, quoique j´aie d´ailleurs affaire à lui lors de l´achat et du débit, puisque ce n´est pas de la même manière. Si ce sont des comestibles, j´ai mes agents, non seulement aux portes, mais aux boucheries, mais dans les marchés au poisson ; et nul n´essaierait à me voler sans risquer plus que son vol ne lui rendrait. Si c´est du bois, des fourrages, du papier, il y a moins de précautions à prendre. Ces marchandises ne se filoutent pas comme un flacon de vin ; cependant j´ai mes surveillants sur les routes et les endroits détournés ; et malheur à celui qu´on surprendrait en devoir de m´échapper. Vous voyez donc que quiconque habite les villes, qu´on y subsiste de son industrie, qu´on y emploie son revenu ou une portion de son lucre à salarier un homme industrieux, personne ne peut consommer sans payer, et que tous paient plus sur les consommations usuelles et indispensables que sur les autres. J´ai mis à contribution toute sorte d´industrie sans qu´elle s´en aperçoive. Il en est cependant quelques-unes avec lesquelles j´ai essayé de traiter plus directement, parce qu´elles n´ont pas leur asile ordinaire dans les villes, et que j´ai imaginé qu´elles me rendraient davantage par une contribution spéciale. Par exemple, j´ai des agents dans les forges et fourneaux où l´on fabrique et où l´on pèse le fer qui a tant d´usages différents ; j´en ai dans les ateliers des tanneurs où sont manufacturés les cuirs qui servent à tant de choses. J´en ai chez tous ceux qui travaillent i´or, l´argent, la vaisselle, les bijoux ; et vous ne me reprocherez pas ici d´attaquer les objets de première nécessité. A mesure que les tentatives me réussissent, je les étends. Je me flatte bien d´établir un jour mes satellites à côté du métier à ourdir la toile ; elle est d´une utilité si générale. Mais gardez-moi le secret. Mes spéculations ne s´éventent jamais qu´à mon détriment.

- Je suis vraiment frappé de ta sagacité, vizir, ou de celle de tes sublimes précurseurs. Ils ont creusé des mines d´or partout. Ils ont fait de ton pays un Pérou, dont les habitants ont eu peut-être le sort de ceux de l´autre continent ; mais que t´importe ? Le sel et le tabac que tu débites au décuple de leur valeur intrinsèque, quoique après le pain et l´eau, le sel soit de première nécessité, tu ne m´en as rien dit. Que signifie cette réticence ? Aurais-tu senti la contradiction entre cette vente et ton refus de percevoir les autres contributions en nature, .sous prétexte de l´embarras de la revente ?

- Point du tout. La différence est facile à saisir. Si je recevais du propriétaire ou du cultivateur sa portion de contribution en nature, pour la revendre ensuite, je me trouverais en concurrence avec lui dans les marchés. Mes prédécesseurs ont été sages en s´en réservant la distribution exclusive. Cela souffrait des difficultés. Pour amener ces deux fleuves d´or dans le réservoir du fisc, il fallut défendre la culture et la fabrication nationale du tabac ; ce qui ne me dispense pas de tenir sur la frontière et même au-dedans de l´empire une armée contre l´introduction et la concurrence de tout autre tabac avec le mien.

- Et cela, vizir, t´a réussi ?

- Pas aussi pleinement que j´aurais désiré, malgré la sévérité des lois pénales. Pour le sel, la difficulté fut encore plus grande ; il faut en convenir et s´en affliger. Mes prédécesseurs commirent une bévue irréparable. Sous prétexte d´une faveur utile, nécessaire à certaines provinces maritimes, ou peut-être à l´appât d´une somme forte, sans doute, mais momentanée, que d´autres provinces payèrent pour se pourvoir de sel comme elles aviseraient, ils se prêtèrent à des exceptions, en conséquence desquelles dans un tiers ou environ de l´étendue de l´empire, ce n´est pas moi qui le vends. J´espère bien revenir là contre : mais il faut attendre un moment de misère.

- Ainsi, indépendamment des armées que tu nourris sur la frontière contre le tabac et les marchandises de l´étranger, tu en as encore dans l´intérieur pour que la vente du sel des provinces libres ne concoure pas avec la vente du tien ?

- Il est vrai, Cependant il faut rendre justice à nos anciens vizirs. Ils m´ont laissé une législation bien entendue. Par exemple, ceux du pays libre qui avoisinent les provinces où je vends, ne peuvent fabriquer de leur sel que le moins qu´il est possible, afin de n´en point avoir à vendre à mon préjudice ; et par une suite de la même sagesse, ceux qui doivent acheter de moi, et qui, voisins du pays libre, pourraient être tentés de s´y approvisionner à meilleur marché, sont forcés d´en prendre plus qu´ils n´en pepvent consommer.

- Et cela est consacré par la loi ?

- Et maintenu par l´auguste force publique. Je suis autorisé au dénombrement des familles ; et si quelqu´une n´achète pas la quantité de sel que je présume nécessaire à sa consommation, elle le paie comme si elle s´en était pourvue.

- Et quiconque sale ses mets avec d´autre sel que le tien s´en trouve mal ?

- Très mal, Outre la saisie de ce sel d´iniquité, il lui en coûte plus qu´il ne dépenserait à l´approvisionnement de sa maison pendant plusieurs années.

- Et le vendeur ?

- Le vendeur ? C´est comme de raison, un voleur, un brigand, un malfaiteur que je réduis à la besace, s´il a quelque chose, ou que j´envoie aux galères, s´il n´a rien.

- Mais, vizir, tu dois avoir des procès sans fin ?

- J´en ai beaucoup : mais il y a une cour de magistrature expresse qui en a l´attribution exclusive.

- Et comment te tires-tu de là ? par l´intervention de la force publique, ton grand cheval de bataille ?

- Et avec de l´argent.

- Ah, vizir, quelle tête et quel courage ! Quelle tête pour suffire à tant d´objets ! Quel courage pour faire face à tant d´ennemis ! Tu as été figuré dans les livres saints par Ismaël, dont les mains étaient contre tous et les mains de tous contre lui.

- Hélas, j´en conviens. Mais telle est l´importance de la force publique et l´étendue de ses besoins, qu´il a fallu recourir à d´autres ressources. Outre ce que le propriétaire me doit annuellement pour les fruits de son fonds, s´il se résout à le vendre, l´acquéreur me paiera une somme surajoutée au prix convenu avec son vendeur, J´ai tarifé tous les pactes humains, et nul ne contracte sans me fournir une contribution proportionnée soit à l´objet, soit à la nature de la convention. Cet examen suppose des agents profonds. Aussi en manqué-je souvent. Le plaideur ne peut faire un seul pas, soit en demandant, soit en défendant, sans me trouver sur son chemin ; et vous conviendrez que ce tribut est bien innocent : car on n´est pas encore dégoûté des procès.

- Vizir, quand ton énumération ne serait pas à sa fin, laisse-moi respirer. Tu as lassé mon admiration et je ne sais plus quel doit être le plus grand objet de mon étonnement, ou d´une science perfide, barbare, qui embrasse tout, qui pèse sur tout, ou de la patience avec laquelle on supporte les actes réitérés d´une subtile tyrannie qui n´épargne rien. L´esclave reçoit sa subsistance en échange de sa liberté. Ton malheureux contribuable est privé de sa liberté en te fournissant sa subsistance."

Jusqu´à présent, je me suis si fréquemment livré aux mouvements de l´indignation que j´ai pensé que l´on me pardonnerait une fois d´avoir pris l´arme du ridicule et de l´ironie, qui a si souvent tranché les nœpds les plus importants.

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CHAPITRE IV Sur les nations sauvages



F.189B.
Quoi qu´il en soit et de leur origine, et de leur ancienneté, très incertaines, un objet de curiosité plus intéressant peut-être est de savoir ou d´examiner si ces nations, encore à demi sauvages, sont plus ou moins heureuses que nos peuples civilisés, si la condition de l´homme brut, abandonné au pur instinct animal, dont une journée employée à chasser, se nourrir, produire son semblable et se reposer, devient le modèle de toutes ses journées, est meilleure ou pire que celle de cet être merveilleux qui trie le duvet pour se coucher, file le coton du ver à soie pour se vêtir, a changé la caverne, sa première demeure, en un palais, a su varier ses commodités et ses besoins de mille manières différentes.

C´est dans la nature de l´homme qu´il faut chercher ses moyens de bonheur. Que lui faut-il pour être aussi heureux qu´il peut l´être ? La subsistance pour le présent, et s´il pense à l´avenir, l´espoir et la certitude de ce premier bien. Or l´homme sauvage, que les sociétés policées n´ont pas repoussé ou contenu dans les zones glaciales, manque-t-il de ce nécessaire absolu ? S´il ne fait pas de provisions, c´est que la terre et la mer sont des magasins et des réservoirs toujours ouverts à ses besoins. La pêche ou la chasse sont de toute l´année, ou suppléent à la stérilité des saisons mortes. Le sauvage n´a pas des maisons bien fermées, ni des foyers commodes ; mais ses fourrures lui servent de toit, de vêtement et de poêle. Il ne travaille que pour sa propre utilité, dort quand il est fatigué, ne connaît ni les veilles, ni les insomnies. La guerre est pour lui volontaire. Le péril, comme le travail, est une condition de sa nature, et non une profession de sa naissance, un devoir de la nation, non une servitude de famille. Le sauvage est sérieux, et point triste : on voit rarement sur son front l´empreinte des passions et des maladies qui laissent des traces si hideuses ou si funestes. Il ne peut manquer de ce qu´il ne désire point, ni désirer ce qu´il ignore. Les commodités de la vie sont la plupart des remèdes à des maux qu´il ne sent pas. Les plaisirs sont un soulagement des appétits, que rien n´excite dans ses sens. L´ennui n´entre guère dans son âme, qui n´éprouve ni privations, ni besoin de sentir ou d´agir, ni ce vide créé par les préjugés de la vanité. En un mot, le sauvage ne souffre que les maux de la nature.

Mais l´homme civilisé, qu´a-t-il de plus heureux ? Sa nourriture est plus saine et plus délicate que celle de l´homme sauvage. Il a des vêtements plus doux, un asile mieux défendu contre l´injure des saisons. Mais le peuple, qui doit faire la base et l´objet de la police sociale ; cette multitude d´hommes qui, dans tous les États, supporte les travaux pénibles et les charges de la société ; le peuple vit-il heureux, soit dans ces empires où les suites de la guerre et l´imperfection de la police l´ont mis dans l´esclavage, soit dans ces gouvernements où les progrès du luxe et de la politique l´ont conduit à la servitude ? Les gouvernements mitoyens laissent entrevoir quelques rayons de félicité dans une ombre de liberté ; mais à quel prix est-elle achetée cette sécurité ? Par des flots de sang qui repoussent quelques instants la tyrannie, pour la laisser retomber avec plus de fureur et de férocité sur une nation tôt ou tard opprimée. Voyez comment les Caligula, les Néron, ont vengé l´expulsion des Tarquins et la mort de César.

La tyrannie, dit-on, est l´ouvrage des peuples et non des rois. Pourquoi la souffre-t-on ? Pourquoi ne réclame-t-on pas avec autant de chaleur contre les entreprises du despotisme, qu´il emploie de violence et d´artifice lui-même, pour s´emparer de toutes les facultés des hommes ? Mais est-il permis de se plaindre et de murmurer sous les verges de l´oppresseur ? N´est-ce pas l´irriter, l´exciter à frapper jusqu´au dernier soupir de la victime ? A ses yeux, les cris de la servitude sont une rébellion. On les étouffe dans une prison, souvent même sur un échafaud. L´homme qui revendiquerait les droits de l´homme, périrait dans l´abandon ou dans l´infamie. On est donc réduit à souffrir la tyrannie sous le nom de l´autorité.

Dès lors, à quels outrages l´homme civil n´est-il pas exposé ? S´il a quelque propriété, jusqu´à quel point en est-il assuré, quand il est obligé d´en partager le produit entre l´homme de cour qui peut attaquer son fonds, l´homme de loi qui lui vend les moyens de le conserver, l´homme de guerre qui peut le ravager, et l´homme de finance qui vient y lever des droits toujours illimités dans le pouvoir qui les exige ? Sans propriété, comment se promettre une subsistance durable ? Quel est le genre d´industrie à l´abri des événements de la fortune et des atteintes du gouvernement ?

Dans les bois de l´Amérique, si la disette règne au nord, on dirige ses courses au midi. Le vent ou le soleil mènent une peuplade errante aux climats les moins rigoureux. Entre les portes et les barrières qui ferment nos États policés, si la famine ou la guerre ou la peste répandent la mortalité dans l´enceinte d´un empire, c´est une prison où l´on ne peut que périr dans les langueurs de la misère, ou dans les horreurs du carnage. L´homme qui s´y trouve né pour son malheur, s´y voit condamné à souffrir toutes les vexations, toutes les rigueurs que l´inclémence des saisons et l´injustice des gouvernements y peuvent exercer.

Dans nos campagnes, le colon serf de la glèbe, ou mercenaire libre, remue toute l´année des terres dont le sol et le fruit ne lui appartiennent point, trop heureux quand ses travaux assidus lui valent une portion des récoltes qu´il a semées. Observé, tourmenté par un propriétaire inquiet et dur, qui lui dispute jusqu´à la paille où la fatigue va chercher un sommeil court et troublé, ce malheureux s´expose chaque jour à des maladies qui, jointes à la disette où sa condition le réduit, lui font désirer la mort plutôt qu´une guérison dispendieuse et suivie d´infirmités et de travaux. Tenancier ou sujet, esclave à double titre, s´il a quelques arpents, un seigneur y va recueillir ce qu´il n´a point semé ; n´eût-il qu´un attelage de bœufs ou de chevaux, on les lui fait traîner à la corvée ; s´il n´a que sa personne, le prince l´enlève pour la guerre. Partout des mitres, et toujours des vexations.

Dans nos villes, l´ouvrier et l´artisan sans atelier subissent la loi des chefs avides et oisifs, qui, par le privilège du monopole, ont acheté du gouvernement le pouvoir de faire travailler l´industrie pour rien, et de vendre ses ouvrages à très haut prix. Le peuple n´a que le spectacle du luxe dont il est doublement la victime, et par les veilles et les fatigues qu´il lui coûte, et par l´insolence d´un faste qui l´humilie et l´écrase.

Quand même on supposerait que les travaux et les périls de nos métiers destructeurs, des carrières, des mines, des forges et de tous les arts à feu, de la navigation et du commerce dans toutes les mers, seraient moins pénibles, moins nuisibles que la vie errante des sauvages chasseurs ou pêcheurs ; quand on croirait que des hommes qui se lamentent pour des peines, des affronts, des maux qui ne tiennent qu´à l´opinion, sont moins malheureux que des sauvages qui, dans les tortures et les supplices même, ne versent pas une larme, il resterait encore une distance infinie entre le sort de l´homme civil et celui de l´homme sauvage : différence tout entière au désavantage de l´état social. C´est l´injustice qui règne dans l´inégalité factice des fortunes et des conditions : inégalité qui naît de l´qppression et la reproduit.

En vain l´habitude, les préjugés, l´ignorance et le travail abrutissent le peuple jusqu´à l´empêcher de sentir sa dégradation : ni la religion, ni la morale ne peuvent lui fermer les yeux sur l´injustice de la répartition des maux et des biens de la condition humaine dans l´ordre politique. Combien de fois a-t-on entendu l´homme du peuple demander au ciel quel était son crime, pour naître sur la terre dans un état d´indigence et de dépendance extrêmes ? Y eût-il de grandes peines inséparables des conditions élevées, ce qui peut-être anéantit tous les avantages et la supériorité de l´état civil sur l´état de nature, l´homme obscur et rampant, qui ne connaît pas ces peines, ne voit dans un haut rang qu´une abondance qui fait sa pauvreté. Il envie à l´opulence des plaisirs dont l´habitude même ôte le sentiment au riche qui peut en jouir. Quel est le domestique qui peut aimer son maître ? Et qù´est-ce que l´attachement des valets ? Quel est le prince vraiment chéri de ses courtisans, même lorsqu´il est haï de ses sujets ? Que si nous préférons notre état à celui des peuples sauvages, c´est par l´impuissance où la vie civile nous a réduits de supporter certairts maux de la nature où le sauvage est plus exposé que nous ; c´est pbr l´attachement à certaines douceurs dont l´habitude nous a fait un besoin. Encore, dans la force de l´âge, un homme civilisé s´accoutumera-t-il, avec des sauvages, à rentrer même dans l´état de nature : témoin cet Écossais qui, jeté et abandonné seul dans l´île Fernandez, ne fut malheureux que jusqu´au temps où les besoins physiques l´occupèrent assez pour lui faire oublier sa patrie, sa langue, son nom et jusqu´à l´articulation des mots. Après quatre ans, cet Européen se sentit soulagé du grand fardeau de la vie sociale, quand il eut le bonheur d´avoir perdu l´usage de la réflexion et de la pensée, qui le ramenaient vers le passé ou le tourmentaient de l´avenir.

Enfin le sentiment de l´indépendance étant un des premiers instincts de l´homme, celui qui joint à la jouissance de ce droit primitif, la sûreté morale d´une subsistance suffisante, est incomparablement plus heureux que l´homme riche environné de lois, de maîtres, de préjugés et de modes qui lui font sentir à chaque instant la perte de sa liberté. Comparer l´état des sauvages à celui des enfants, n´est-ce pas décider la question si fortement débattue entre les philosophes, sur les avantages de l´état de nature et de l´état social ? Les enfants, malgré les gênes de l´éducation, ne sont-ils pas dans l´âge le plus heureux de la vie humaine ? Leur gaieté habituelle, tant qu´ils ne sont pas sous la verge du pédantisme, n´est-elle pas le plus sûr indice du bonheur qui leur est propre ? Après tout, un mot peut terminer ce grand procès. Demandez à l´homme civil s´il est heureux. Demandez à l´homme sauvage s´il est malheureux. Si tous deux vous répondent : "NON", la dispute est finie.

Peuples civilisés, ce parallèle est, sans doute, affligeant pour vous : mais vous ne sauriez ressentir trop vivement les calamités sous le poids desquelles vous gémissez. Plus cette sensation vous sera douloureuse, et plus elle sera prune à vous rendre attentifs aux véritables causes de vos maux. Peut-être enfin parviendrez-vous à vous convaincre qu´ils ont leur source dans le dérèglement de vos opinions, dans les vices de vos constitutions politiques, dans les lois bizarres par lesquelles celles de la nature sont sans cesse outragées.



F.124B.
Retour au sommaire Plus les hommes s´éloignent de la nature, moins ils doivent se ressembler. C´est une ligne droite dont il y a cent moyens de s´écarter. Les conseils de la nature sont courts et assez uniformes : mais les suggestions du goût, de la fantaisie, du caprice, de l´intérêt personnel, des circonstances, des passions, des accidents de la santé, de la maladie, des rêves même, sont si nombreux et si divers, qu´ils ne sont pas et qu´ils ne peuvent jamais être épuisés. Il ne faut qu´une tête folle pour en déranger mille autres, par condescendance, par flatterie ou par imitation. Une femme d´un rang distingué, a quelque défaut du corps à cacher. Elle imagine un moyen qu´adopteront celles qui l´entourent, quoiqu´elles n´en aient pas la même raison ; et c´est ainsi que de cercles excentriques en cercles excentriques, une mode s´étend et devient nationale. Cet exemple suffit pour expliquer une infinité de bizarreries dont notre pénétration se fatiguerait à chercher le motif dans les besoins, dans la peine ou dans les plaisirs. La diversité des institutions civiles et morales qui souvent ne sont ni plus raisonnées, ni moins fortuites, jettent aussi nécessairement dans le caractère moral et dans les habitudes physiques des nuances qui sont inconnues dans les sociétés moins compliquées, D´ailleurs la nature, plus impérieuse sous la zone torride que sous les zones tempérées, laisse moins d´action aux influences morales : les hommes s´y ressemblent davantage, parce qu´ils tiennent tout d´elle, et presque rien de l´art. En Europe, un commerce étendu et diversifié, variant et multipliant les jouissances, les fortunes et les conditions, ajoute encore aux différences que le climat, les lois et les préjugés ont établies chez des peuples actifs et laborieux.





F11C.
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Il est très vrai que les Hottentots n´ont qu´un testicule. On l´a souvent remarqué. Les mêmes vues d´utilité, la présence des mêmes périls, inspirent les mêmes moyens, et dans le fond des forêts, et dans la société. Je ne sais même si cette observation ne doit pas s´étendre jusqu´aux animaux. Les oiseaux ont un ramage qui leur est propre. C´en est un autre, lorsqu´ils ont à veiller à la conservation de leurs petits, ou à la leur. Ces signes passagers, comme le besoin, sont-ils, ne sont-ils pas réfléchis ? C´est ce que nous ignorons. Mais il est certain qu´ils sont en eux, comme en nous, des effets de l´intérêt, de la crainte, de la colère, et que l´habitude les rend conventionnels. C´est ainsi que, dans les révolutions, les factieux ont des signes à l´aide desquels ils se reconnaissent, malgré le tumulte et au milieu de la mêlée : c´est une croix, une plume, une écharpe, un ruban ; c´est un cri, c´est un mot, c´est le son d´un instrument qui réveille ceux auxquels il s´adresse, tandis qu´il laisse dans l´assoupissement dù sommeil ou dans la sécurité ceux qui n´en ont pas la clef.

Telle fut, selon toute apparence, la première origine de la plupart de ces usages singuliers que nous retrouvons chez les sauvages, et même dans les sociétés policées, Ce furent des traits caractéristiques de la horde à laquelle ils appartenaient, des marques auxquelles ils se reconnaissaient. La circoncision des juifs et des mahométans n´eut peut-être pas d´autre but que les nez écrasés, que les têtes aplaties ou allongées, que les oreilles pendantes et percées, que les figures tracées sur la peau, les brûlures, les chevelures longues ou courtes, et la mutilation de certains membres. Par l´amputation du prépuce, un juif dit à un autre : "Et moi je suis juif aussi." Par l´amputation d´un testicule, un Hottentot dit à un autre Hottentot : "Et moi je suis aussi hottentot". Et pourquoi ces distinctions n´auraient-elles pas été destinées à transmettre le sentiment ou de la haine, ou de l´amitié, la conformité d´un culte religieux ; à éterniser le souvenir d´un bienfait ou d´une injure, et à en recommander à une classe d´hommes la vengeance ou la reconnaissance envers une autre classe ?

Plus la contrition des hommes sera vagabonde, plus ces sortes de réclames seront utiles. Deux individus qui n´auront eu aucune sorte de liaison dans leur contrée, se rencontrent dans une contrée éloignée. Aussitôt ils se reconnaissent, ils s´approchent avec confiance, ils s´embrassent, ils se confient leurs peines, leurs plaisirs, leurs besoins, et ils se secourent. Les législateurs, jaloux d´isoler les peuples qu´ils avaient civilisés, des nations barbares qui les entouraient, et craignant encore qu´avec le temps ils ne se fondissent dans la masse générale, mirent ces signes sous la sanction des dieux. Les sauvages les ont rendus aussi permanents qu´il était possible, par la considération qu´ilsy ont attachée et par la violence qu´ils ont faite constamment à la nature. Et c´est ainsi que le monde brut n´ayant aucun système fixe d´éducation, d´association et de morale, il y suppléa par des habitudes universelles. Le physique du climat fit le reste. Les enfants de la nature furent soumis, sans s´en douter, à une espèce singulière d´autorité qui les domina sans les vexer ; et c´est ainsi que les Hottentots prirent les mœurs des pâtres.

Mais sont-ils heureux, me demanderez-vous ? Et moi je vous demanderai quel est l´homme si entêté des avantages de nos sociétés, si étranger à nos peines, qui ne soit quelquefois retourné par la pensée au milieu des forêts, et qui n´ait du moins envié le bonheur, l´innocence et le repos de la vie patriarcale. Eh bien ! cette vie est celle de l´Hottentot. Aimez-vous la liberté ? il est libre. Aimez-vous la santé ? il ne connait d´autre maladie que la vieillesse. Aimez-vous la vertu ? il a des penchants qu´il satisfait sans remords, mais il n´a point de vices. Je sais bien que vous vous éloignerez avec dégoût d´un homme emmailloté, pour ainsi dire, dans les entrailles des animaux. Croyezvous donc que la corruption dans laquelle vous êtes plongés, vos haines, vos perfidies, votre duplicité, ne révoltent pas plus ma raison, que la malpropreté de l´Hottentot ne révolte mes sens ?

Vous riez avec mépris des superstitions de l´Hottentot. Mais vos prêtres ne vous empoisonnent-ils pas en naissant de préjugés qui font le supplice de votre vie, qui sèment la division dans vos familles, qui arment vos contrées les unes contre les autres ? Vos pères se sont cent fois égorgés pour des questions incompréhensibles. Ces temps de frénésie renaîtront, et vous vous massacrerez encore.

Vous êtes fiers de vos lumières : mais à quoi vous servent-elles ? de quelle utilité seraient-elles à l´Hottentot ? Est-il donc si important de savoir parler de la vertu sans la pratiquer ? Quelle obligation vous aura le sauvage lorsque vous lui aurez porté des arts sans lesquels iï est satisfait, des industries qui ne feraient que multiplier ses besoins et ses travaux, des lois dont il ne peut se promettre plus de sécurité que vous n´en avez ?

Encore si, lorsque vous avez abordé sur ses rivages, vous vous étiez proposé de l´amener à une vie plus policée, à des mœurs qui vous paraissaient préférables aux siennes, on vous excuserait. Mais vous êtes descendus dans son pays pour l´en dépouiller. Vous ne vous êtes approchés de sa cabane que pour l´en chasser, que pour le substituer, si vous le pouviez, à l´animal qui laboure sous le fouet de l´agriculteur, que pour achever de l´abrutir, que pour satisfaire votre cupidité.

Fuyez, malheureux Hottentots, fuyez ! enfoncez-vous dans vos forêts. Les bêtes féroces qui les habitent sont moins redoutables que les monstres sous l´empire desquels vous allez. tomber. Le tigre vous déchirera peut-être, mais il ne vous ôtera que la vie. L´autre vous ravira l´innocence et la liberté. Ou si vous vous en sentez le courage, prenez vos haches, tendez vos arcs, faites pleuvoir sur ces étrangers vos flèches empoisonnées. Puisse-t-il n´en rester aucun pour porter à leurs citoyens la nouvelle de leur désastre !

Mais hélas ! vous êtes sans défiance, et vous ne les connaissez pas. Ils ont la douceur peinte sur leurs visages. Leur maintien promet une affabilité qui vous en imposera. Et comment ne vous tromperait-elle pas ? c´est un piège pour eux-mêmes. La vérité semble habiter sur leurs lèvres. En vous abordant, ils s´inclineront. Ils auront une main placée sur la poitrine. Ils tourneront l´autre vers le ciel, ou vous la présenteront avec amitié. Leur geste sera celui de la bienfaisance ; leur regard celui de l´humanité : mais la cruauté, mais la trahison sont au fond de leur cœur. Ils disperseront vos cabanes ; ils se jetteront sur vos troupeaux ; ils corrompront vos femmes ; ils séduiront vos filles. Ou vous vous plierez à leurs folles opinions, ou ils vous massacreront sans pitié. Ils croient que celui qui ne pense pas comme eux est indigne de vivre. Hâtez-vous donc, embusquez-vous ; et lorsqu´ils se courberont d´une manière suppliante et perfide, percezleur la poitrine. Ce ne sont pas les représentations de la justice qu´ils n´écoutent pas, ce sont vos flèches qu´il faut leur adresser. Il en est temps ; Riebeck approche. Celui-ci ne vous fera peut-être pas tout le mal que je vous annonce ; mais cette feinte modération ne sera pas imitée par ceux qui le suivront. Et vous, cruels Européens, ne vous irritez pas de ma harangue. Ni l´Hottentot, ni l´habitant des contrées qui vous restent à dévaster ne l´entendront. Si mon discours vous offense, c´est que vous n´êtes pas plus humains que vos prédécesseurs ; c´est que vous voyez dans la haine que je leur ai vouée celle que j´ai pour vous.


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Une réflexion se présente. Si l´on considère la haine que les sauvages se portent de horde à horde ; leur vie dure et disetteuse ; la continuité de leurs guerres ; leur peu de population ; les pièges sans nombre que nous ne cessons de leur tendre, on ne pourra s´empêcher de prévoir qu´avant qu´il se soit écoulé trois siècles, ils auront disparu de la terre. Alors que penseront nos descendants de cette espèce d´hommes qui ne sera plus que dans l´histoire des voyageurs ? Les temps de l´homme sauvage ne seront-ils pas pour la postérité ce que sont pour nous les temps fabuleux de l´Antiquité ? Ne parlera-t-elle pas de lui comme nous parlons des centaures et des Lapithes? Combien ne trouvera-t-on pas de contradictions dans leurs mœurs, dans leurs usages ? Ceux de nos écrits qui auront échappé à l´oubli des temps, ne passeront-ils pas pour des romans semblables à celui que Platon nous a laissé sur l´ancienne Atlantide ? Combien s´élèveront sur les beaux ouvrages de notre siècle, de disputes philosophiques ? De même que nous inclinons aujourd´hui, malgré l´instabilité dont nous sommes les témoins et le jouet, à croire que l´état actuel d´une espècç.qiùélconque de créatures, surtout lorsqu´il est immémorial et universel, doit être son état nécessaire et primordial : alors, il y aura des esprits systématiques qui prouveront par une infinité de raisons, prises de la dignité de l´espèce humaine, de ses hautes destinées, de la noblesse de son sort pendant sa vie, de l´état merveilleux qui l´attend après sa mort, de la sagesse de la providence, qui ne parût avoir que des grandes vues sur l´homme ; ils prouveront qu´il n´a jamais été nu, errant, sans police, sans lois, réduit enfin à la condition animale. Selon que cette opinion sera contraire ou favorable aùx opinions théologiques qui régneront alors, elle sera orthodoxe ou hétérodoxe. On sera peut-être hérétique, impie, philosophe, hai, persécuté, flétri, mis aux fers, brûlé même, pour oser assurer un jour que l´homme fut tel qu´il est au Canada, d´après le témoignage même de nos missionnaires. Voilà, gens de foi, gens de loi, fanatiques ou politiques, hommes fourbes ou féroces par état ou par caractère, voilà comme vous vous mentez à vous-mêmes ; contre la nature qui vous accuse ; contre la terre qui vous confond ; contre le Dieu même que vous invoquez pour témoin de vos impostures, pour garant de vos injustices ! Prophètes à venir, tyrans de nos neveux1 puissent ces lignes, que la vérité inspire à l´écrivain qui vous parle d´avance, durer assez longtemps pour vous démentir !

Sans doute il est important aux générations futures de ne pas perdre le tableau de la vie et des mœurs des sauvages. C´est peut-être à cette connaissance que nous devons tous les progrès que la philosophie morale a faits parmi nous. Jusqu´ici les moralistes avaient cherché l´origine et les fondements de la société dans les sociétés qu´ils avaient sous leurs yeux. Supposant à l´homme des crimes pour lui donner des expiateurs, le jetant dans l´aveuglement pour devenir ses guides et ses mitres, ils appelaient mystérieux, surnaturel et céleste, ce qui n´est que l´ouvrage du temps, de l´ignorance, de la faiblesse ou de la fourberie. Mais depuis qu´on a vu que les institutions sociales ne dérivaient ni des besoins de la nature, ni des dogmes de la religion, puisque des peuples innombrables vivaient indépendants et sans culte, on a découvert les vices de la morale et de la législation dans l´établissement des sociétés. On a senti que ces maux originels venaient des fondateurs et des législateurs, qui, la plupart, avaient créé la police pour leur utilité propre, ou dont les sages vues de justice et de bien public avaient été perverties par l´ambition de leurs successeurs et par l´altération des temps et des mœurs, Cette découverte a déjà répandu de grandes lumières : mais elle n´est encore pour l´humanité que l´aurore d´un beau jour. Trop contraire aux préjugés établis pour avoir pu sitôt produire de grands biens, elle en fera jouir, sans doute, les races futures, et pour la génération présente, cette perspective riante doit être´une consolation. Quoi qu´il en soit, nous pouvons dire que c´est l´ignorance des sauvages qui a éclairé, en quelque sorte, les peuples policés.





F58D.
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Un respect qui n´est point exigé ne saurait guère s´affaiblir dans des enfants qu´une habitude animale plus encore que le besoin ramène toujours dans la cabane qui les a vus naître, et dont ils ne s´éloignent jamais à de grandes distances. Les séparations que l´éducation, l´industrie, le commerce occasionnent si fréquemment parmi nous, et qui ne peuvent que relâcher les liens de la parenté, les sauvages ne les connaissent point. Ils restent à côté de celui qui leur a donné l´existence,. tant qu´il vit. Comment s´écarteraient-ils de l´obéissance ? Rien ne leur est impérieusement ordonné. Point d´être plus libre que le petit sauvage. Il naît émancipé. Il va, il vient, il sort, il rentre, il découche sans qu´on lui demande ce qu´il a fait, ce qu´il est devenu. Jamais on ne s´aviserait d´employer l´autorité de la famille pour le ramener, s´il lui plaisait de disparaître. Rien de si commun dans les villes que les mauvais pères. Il n´y en a point au fond des forêts. Plus les sociétés sont opulentes, et plus il y a de luxe, moins la voix du sang s´y fait entendre. Le dirai-je ? La sévérité de notre éducation, sa variété, sa durée, ses fatigues aliènent la tendresse de nos enfants. Il n´y a que l´expérience qui les réconcilie avec nous. Nous sommes obligés d´attendre longtemps la reconnaissance de nos soins et l´oubli de nos réprimandes. Le sauvage n´en entendit jamais dans la bouche de ses parents. Jamais il n´en fut châtié. Lorsqu´il sut frapper l´animal dont il avait à se nourrir, il n´eut presque plus rien à apprendre. Ses passions étant naturelles, il les satisfait sans redouter l´œil des siens. Mille motifs contraignent nos parents à s´opposer aux nôtres. Croiton qu´il n´y ait point d´enfant parmi nous à qui le désir de jouir promptement d´une grande fortune ne fasse trouver la vie de leurs pères trop longue ? J´aimerais à me le persuader. Le cœur du sauvageà qui son père n´a rien à laisser est étranger à cette espèce de parricide.

Dans nos foyers, les pères âgés radotent souvent au jugement de leurs enfants. Il n´en est pas ainsi dans la cabane du sauvage. On y parle peu, et l´on y a une haute opinion de la prudence des pères. Ce sont leurs leçons qui suppléent au défaut d´observàtions sur les ruses des animaux, sur les forêts giboyeuses, sur lés côtes poissonneuses, sur les saisons et sur les temps propres à la chasse et à la pêche. Le vieillard raconte-t-il quelques particularités de ses guerres ou de ses voyages ? rappelle-t-il les combats qu´il a livrés, les périls qu´il a courus, les embûches qu´il a évitées ? s´élève-t-il à l´explication des phénomènes les plus simples de la nature ? le soir, dans une nuit étoilée, à l´entrée de la cabane, leur trace-t-il du doigt le cours des astres qui brillent au-dessus de leur tête, d´après les connaissances bornées qu´il en a ? il est admiré. S´il survient une tempête, quelque révolution sur la terre, dans les airs, sur les eaux, quelque événement agréable ou fâcheux, tous s´écrient : "Notre père nous l´avait prédit", et la soumission pour ses conseils, la vénération pour sa personne en sont augmentées. Lorsqu´il approche de ses derniers moments, linquiétude et la douleur se peignent sur les visages, les larmes coulent à sa mort, et un long silence règne autour de sa couche, On le dépose dans la terre, et l´endroit de sa sépulture est sacré. On lui rend des honneurs annuels, et dans les circonstances importantes ou douteuses, on va quelquefois interroger sa cendre. Hélas ! les enfants sont livrés à tant de distractions parmi nous, que les pères en sont promptement oubliés. Ce n´est pas toutefois que je préférasse l´état sauvage à l´état civilisé. C´est une protestation que j´ai déjà faite plus d´une fois. Mais plus j´y réfléchis, plus il me semble que depuis la condition de la nature la plus brute jusqu´à l´état le plus civilisé, tout se compense à peu près, vices et vertus, biens et maux physiques. Dans la forêt ainsi que dans la société, le bonheur d´un individu peut être moins ou plus grand que celui d´un autre individu : mais je soupçonne que la nature a posé des limites à celui de toute portion considérable de l´espèce humaine, au-delà desquelles il y a à peu près autant à perdre qu´à gagner.


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F93D
En général, les suites des couches sont moins fâcheuses pour les femmes sauvages que jour les femmes civilisées, parce que les premières nourrissent toutes leurs enfants, et que la paresse des hommes les condamne à une vie très laborieuse qui rend en elles l´écoulement périodique d´autant moins abondant, et les canaux excrétoires de ce sang superflu d´autant plus étroits. Un long repos après l´enfantement, loin de leur être nécessaire, leur deviendrait aussi funeste qu´il le serait parmi nous aux femmes du peuple. Cette circonstance n´est pas la seule où l´on voit les avantages des conditions diverses de compenser. Nous sentons le besoin de l´exercice. Nous allons chercher la santé à la campagne. Nos femmes commencent à mériter le nom de mères en allaitant elles-mêmes leurs enfants. Ces enfants viennent d´être affranchis des entraves du maillot. Que signifient ces utiles et sages innovations, si ce n´est que l´homme ne peut s´écarter indiscrètement des lois de la nature sans nuire à son bonheur ? Dans tous les siècles à venir, l´homme sauvage s´avancera pas à pas vers l´état civilisé. L´homme civilisé reviendra vers son état primitif ; d´où le philosophe conclura qu´il existe dans l´intervalle qui les sépare un point où réside la félicité de l´espèce. Mais qui est-ce qui fixera ce point ? Et s´il était fixé, quelle serait l´autorité capable d´y diriger, d´y arrêter l´homme ?


F94B.
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Les voyageurs étaient reçus au Brésil avec des égards marqués. Ils se voyaient entourés de femmes qui, en leur lavant les pieds, leur prodiguaient les expressions les plus obligeantes. On ne négligeait rien pour les bien traiter, mais c´était un outrage impardonnable que de quitter une famille où l´on avait été accueilli, pour aller chez une autre où l´on pouvait espérer un traitement plus agréable. Cette hospitalité est un des plus sûrs indices de l´instinct et de la destination de l´homme pour la sociabilité.

Née de la commisération naturelle, l´hospitalité fut générale dans les premiers temps. Ce fut presque l´unique lien des nations ; ce fut le germe des amitiés les plus anciennes, les plus révérées et les plus durables entre des familles séparées par des régions immenses. Un homme persécuté par ses concitoyens ou coupable de quelque délit, allait chercher au loin ou le repos ou l´impunité. Il se présentait à la porte d´une ville ou d´une bourgade, et il disait : "Je suis un tel, fils d´un tel, petit-fils d´un tel ; je viens pour telle ou telle raison" ; et il arrangeait son histoire ou son mensonge de la manière la plus merveilleuse, la plus pathétique, la plus propre à lui donner de l´importance. On l´écoutait avec avidité, et il ajoutait : "Recevezmoi : car si vous, ou vos enfants, ou les enfants de vos enfants sont jamais conduits par le malheur dans mon pays, ils me nommeront, et les miens les recevront." On s´emparait de sa personne. Celui auquel il donnait la préférenwc s´en tenait honoré. Il s´établissait dans les foyers de son hôte ; il il était traité comme un des membres de la famille ; il devenait quelquefois l´époux, le ravisseur ou le séducteur de la fille de la maison.

C´est de ces aventuriers, peut-être les premiers voyageurs, que sont issus les demi-dieux du paganisme, fruit du libertinage et de l´hospitahjé. La plupart durent la naissance à des passagers à qui l´on avait acéordé le coucher et qu´on ne revit plus.

Qu´il soit permis de le dire, il n´y a point d´état plus immoral que celui de voyageur. Le voyageur par état ressemble au possesseur d´une habitation immense qui, au lieu de s´asseoir à côté de sa femme, au milieu de ses enfants, emploierait toute sa vie à visiter ses appartements. La tyrannie, le crime, l´ambition, la misère, là curiosité, je ne sais quelle inquiétude d´esprit, le désir de connaître et de voir, l´ennui, le dégoût d´un bonheur´usé, ont expatrié et expatrieront les hommes dans tous les temps.

Mais dans les siècles antérieurs à la civilisation, au commerce, à l´invention des signes représentatifs de la richesse, lorsque l´intérêt ´n´avait point encore préparé d´asile au voyageur, l´hospitalité y suppléa. L´accueil fait à l´étranger fut une dette sacrée que les descendants de l´homme accueilli acquittaient souvent après le laps de plusieurs siècles. De retour dans son pays, il se plaisait à raconter les marques de bienveillance qu´il avait reçues ; et la mémoire s´en perpétuait dans la famille.

Ces mœurs touchantes se sont affaiblies à mesure que la communication des peuples s´est facilitée. Des hommes industrieux, rapaces et vils ont formé de tous côtés des établissements où l´on descend, où l´on ordonne, où l´on dispose des commodités de la vie, comme chez soi. Le maître de la maison ou l´hôte n´est ni votre bienfaiteur, ni votre frère, ni votre ami. C´est votre premier domestique. L´or que vous lui présentez vous autorise à le traiter comme il vous plaît. C´est de votre argent et non de vos égards qu´il se soucie. Lorsque vous êtes sorti, il ne se souvient plus de vous, et vous ne vous souvenez de lui qu´autant que vous en avez été mécontent ou satisfait. La sainte hospitalité, éteinte partout où la police et les institutions sociales ont fait des progrès, ne se retrouve plus que chez les nations sauvages et d´une manière plus marquée au Brésil que partout ailleurs.




F75D.
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Ce n´est pas au fond des forêts, c´est au centre des sociétés policées qu´on apprend à mépriser l´homme et à s´en méfier, Si un de nos marchands, dans une de nos foires, distribuait indistinctement ses effets, sans garantie, sans sûreté à tous ceux qui tendraient leurs mains pour les recevoir, croyez-vous qu´il en reparût un seul avec le prix de la chose qu´il aurait achetée ? Ce que des hommes, sous l´empire de l´honneur et des lois religieuses et civiles, ne rougiraient pas de faire, un sauvage, affranchi de toute espèce de contrainte, ne le fera pas. Ô honte de notre religion, de notre police et de nos mœurs ! Jusqu´en 1724, on vendit à ces sauvages du vin et des eaux-de-vie dont ils ont la passion comme presque tous les peuples. Dans leur ivresse, ils prenaient les armes ; ils massacraient tous les Espagnols qu´ils rencontraient ; ils dévastaient les champs de leur voisinage. Il est bien rare que le corrupteur ne soit châtié lui-même par celui qu´ila corrompu. On en a fréquemment l´exemple dans les enfants envers les pères qui ont négligé leur éducation ; dans les femmes envers leurs maris, lorsqu´ils ont de mauvaises mœurs ; dans les esclaves envers leurs mitres ; dans les sujets envers les souverains négligents ; dans les peuples assujettis envers les usurpateurs. Nous avons porté nousmêmes le châtiment des vices que nous avons semés dans l´autre hémisphère. Nous l´avons porté chez nous et chez les peuples du Nouveau Monde que nous avons subjugués: chez nous, par la multitude de besoins factices que nous nous sommes faits ; chez eux, en cent manières diverses, entre lesquelles on peut compter l´usage des liqueurs fortes que nous leur avons appris à connaître et qui souvent leur a inspiré une fureur artificielle qu´ils ont tournée contre nous. De quelque manière qu´on s´y prenne, soit par la superstition, soit par le patriotisme même, soit par les breuvages spiritueux, on n´ôte point à l´homme sa raison sans de fâcheuses conséquences, Si vous l´enivrez, quelle que soit son ivresse, ou elle cessera promptement, ou vous vous en trouverez mal.

L´ivrognerie, ou l´excès habituel des liqueurs fortes, est un vice grossier et brutal qui ôte la vigueur à l´esprit, et au corps une partie de ses forces. C´est une brèche faite à la loi naturelle qui défend à l´homme d´aliéner sa raison, le seul avantage qui le distingue des autres animaux qui broutent avec lui autour du globe.


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On les aurait oubliés sans le discours que tint Logan, chef des Shawaneses à Dunmore, gouverneur de la province : "Je demande aujourd´hui à tout homme blanc, si pressé par la faim, il est jamais entré dans la cabane de Logan sans qu´il lui ait donné à manger ; si venant nu ou transi de froid, Logan ne lui a pas donné de quoi se couvrir. Pendant le cours de la ùerniére guerre, si longue et si sanglante, Logan est resté tranquille sur sa natte, désirant d´être l´avocat de la paix. Oui, tel était mon attachement pour les Blancs, que ceux même de ma nation, lorsqu´ils passaient près de moi, me montrait au doigt, et disaient : "Logan est ami des Blancs. " J´avais même pensé à vivre,parmi vous : mais c´était avant l´injure que m´a faite un de vous. Le printemps dernier, le colonel Cressop, de sangfroid et sans étrç provoqué, a massacré tous les parents de Logan, sans épargner ni sa femme, ni ses enfants. Il ne coule plus aucune goutte de´mon sang dans les veines d´aucune créature,humaine. C´est cc qui a excité ma vengeance. Je l´ai cherchée. J´ai tué beaucoup des vôtres. Ma haine est assouvie. Je me réjouis de voir luire les rayons de la paix sur mon pays. Mais n.´allez point penser que ma joie soit la joie de la peur. Logan n´a jamais senti la crainte. Il ne tournera pas le dos pour sauver sa vie. Qui reste-t-il pour pleurer Logan quand il ne sera plus ? PERSONNE."

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CHAPITRE V SUR LA GUERRE



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On ne balancerait pas à s´occuper de la discussion de ces grands intérêts, si,les puissances se conduisaient par la raison ou la justice : mais c´est la force et la convenance qui décident tout entre elles, bien qu´aucune d´elles n´ait eu jusqu´à présent le front d´en convenir. Souverains, qu´est-ce que,cette mauvaise honte qui vous arrête ? Puisque l´équité n´est pour vous qu´un vain nom, déclarez-le, A quoi servent ces traités qui ne garantissent point de paix, auxquels le plus faible est contraint d´accéder ; qui ne marquent dans l´un et dans l´autre des contractants que l´épuisement des moyens de continuer la guerre, et qui sont toujours enfreints ? Ne signez que des suspensions d´armes, et n´en fixez point la durée. Si vous avez résolu d´être injustes, cessez au moins d´être perfides. La perfidie est si lâche, si odieuse. Ce vice ne convient pas à des potentats. Le renard sous la peau du lion, le lion sous la peau du renard sont deux animaux également ridicules.

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F121D
Hommes, vous êtes tous frères. Jusques à quand diffèrerez-vous à vous reconnaître ? Jusques à quand ne verrez-vous pas que la nature, votre mère commune, prèsente également la nourriture à tous ses enfants ? Pourquoi faut-il que vous vous entre-déchiriez, et que les mamelles de votre nourrice soient continuellement teintes de votre sang ? Ce qui vous révolterait dans les animaux, vous le faites presque depuis que vous existez. Craindriez-vous de devenir trop nombreux ? Hé ! reposez-vous sur les maladies pestilentielles, sur l´inclémence des éléments, sur vos travaux, sur vos passions, sur vos vices, sur vos préjugés, sur la faiblesse de vos organes, sur la brièveté de votre durée, du soin de vous exterminer. La sagesse de l´être à qui vous devez l´existence a prescrit à votre population et à celle de toutes les espèces vivantes des limites qui ne seront jamais franchies. N´avezvous pas dans vos besoins, sans cesse renaissants, assez d´ennemis conjurès contre vous, sans faire une ligue avec eux ? L´horilme se glorifie de son excellence sur tous les êtres de la nature ; et par une férocité qu´on ne remarque pas même dans la race des tigres, l´homme est le plus terrible fléau de l´homme. Si son vœu secret était exaucé, bientôt il n´en resterait qu´un seul sur toute la surface du globe.

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CHAPITRE VI DU COMMERCE



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L´histoire ancienne offre un magnifique spectacle. Ce tableau continu de grandes révolutions, de mœurs héroïques et d´événements extraordinaires deviendra de plus en plus intéressant, à mesure qu´il sera plus rare de trouver quelque chose qui lui ressemble. Il est passé, le temps de la fondation et du renversement des empires1 Il ne se trouvera plus, l´homme devant qui la terre se taisait ! Les nations, après de longs ébranlements, après les combats de l´ambition et de la liberté, semblent aujourd´hui fixées dans le morne repos de la servitude. On combat aujourd´hui avec la foudre, pour la prise de quelques villes, et pour le caprice de quelques hommes puissants ; on combattait autrefois avec l´èpée, pour détruire et fonder des royaumes, ou pour venger les droits naturels de l´homme. L´histoire des peuples est sèche et petite, sans que les peuples soient plus heureux. Une oppression journalière a succédé aux troubles et aux orages, et l´on voit avec peu d´intérêt des esclaves plus ou moins avilis s´assommer avec leurs chaînes, pour amuser la fantaisie de leurs maîtres.

L´Europe, cette partie du globe qui agit le plus sur toutes les autres, paraît avoir pris une assiette solide et durable. Ce sont des sociétés puissantes, éclairées, étendues, jalouses dans un degré presque égal. Elles se presseront les unes les autres ; et au milieu de cette fluctuation continuelle, les unes s´étendront, d´autres seront resserrées, et la balance penchera alternativement d´un côté et de l´autre, sans être jamais renversée. Le fanatisme de religion et l´esprit de conquête, ces deux causes perturbatrices du globe, ne sont plus ce qu´elles étaient, Le levier sacré, dont l´extrémité est sur la terre et le point d´appui dans le ciel est rompu ou très affaibli. Les souverains commencent à s´apercevoir, non pour le bonheur de leurs peuples, qui les touche peu, mais pour leur propre intérêt, que l´objet important est de réunir la sûreté et les richesses. On entretient de nombreuses armées, on fortifie ses frontières, et l´on commerce.

Il s´établit en Europe un esprit de trocs et d´échanges, qui peut donner lieu à de vastes spéculations dans les têtes des particuliers : mais cet esprit est ami de la tranquillité et de la paix. Une guerre, au .milieu des nations commerçantes, est un incendie qui les ravage toutes. Le temps n´est pas loin où la´sanction des gouvernements s´étendra aux engagements particuliers des sujets d´un peuple avec les sujets d´un autre, et où ces banqueroutes, dont les contrecoups se font sentirà des distances immenses, deviendront des considérations d´État. Dans ces sociétés mercantiles, la découverte d´une île, l´importation d´une nouvelle denrée, i´invention d´une machine, l´établissement d´un comptoir, i´invasion d´une branche de commerce, la construction d´un port, deviendront les transactions les plus importantes ! et les annales des peuples demanderont à être écrites par des commerçants philosophes, comme elles l´étaient autrefois par des historiens. orateurs.

La découverte d´un nouveau monde pouvait seule fournir des aliments à notre curiosité. Une vaste terre en friche, l´humanité réduiteà la condition animale, des campagnes sans récoltes, des trésors sans possesseurs, des sociétés sans police, des hommes sans mœurs: combien un pareil spectacle n´eût-il pas été plein d´intérêt et d´instruction pour un Locke, un Buffon, un Montesquieu ! Quelle lecture eût été aussi surprenante, aussi pathétique que le récit de leur voyage ! Mais l´image de la nature brute et sauvage est déjà défigurée, Il faut se hâter d´en rassembler les traits à demi effacés, après avoir peint et livré à l´exécration les avides et féroces chrétiens qu´un malheureux hasard conduisit d´abord dans cet autre hémisphère.

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Des colonies en général

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La raison et l´équité permettent les colonies : mais elles tracent les principes dont il ne devrait pas être permis de s´écarter dans leur fondation. .

Un nombre d´hommes, quel qu´il soit, qui descend dans une terre étrangère et inconnue, doit être considéré comme un seul homme. La force s´accroît par la multitude, mais le droit reste le même. Si cent, si deux cents hommes peuvent dire : "Ce pays nous appartient", un seul homme peut le dire aussi.

Ou la contrée est déserte, ou elle est en partie déserte et en partie habitée, ou elle est .toute peuplée.

Si elle est toute peuplée, je ne puis légitimement prétendre qu´à l´hospitalité et aux secours que l´homme doit à l´homme. Si l´on m´expose à mourir de froid ou de faim sur un rivage, je tirerai mon arme, je prendrai de force ce dont j´aurai besoin, et je tuerai celui qui s´y opposera. Mais lorsqu´on m´aura accordé l´asile, le feu et l´eau, le pain et le sel, on aura rempli ses obligations envers moi. Si j´exige au-delà, je deviens voleur et assassin. On m´a souffert. J´ai pris connaissance des lois et des mœurs. Elles me conviennent. Je désire de me fixer dans le pays. Si l´on y consent, c´est une grâce qu´on me fait, et dont le refus ne saurait m´offenser. Les Chinois sont peut-être mauvais politiques, lorsqu´ils nous ferment la porte de leur empire : mais ils ne sont pas injustes. Leur contrée est assez peuplée, et nous sommes des hôtes trop dangereux.

Si la contrée est en partie déserte, en partie occupée, la partie déserte est à moi. J´en puis prendre possession par mon travail. L´ancien habitant serait barbare, s´il venait subitement renverser mi cabane, détruire mes plantations et piller mes champs. Je pourrais repousser son irruption par la force. Je puis étendre mon domaine jusque sur les confins du sien. Les forêts, les rivières et les rivages de la mer nous sont communs, à moins que leur usage exclusif ne soit nécessaire à sa subsistance. Tout ce qu´il peut encore exiger de moi, c´est que je sois un voisin paisible, et que mon établissement n´ait rien de menaçant pour lui. Tout peuple est autorisé à pourvoir à´sa sûreté présente, à sa sûreté à venir. Si je forme une enceinte redoutable, si j´amasse des armes, si j´élève des fortifications, ses députés seront sages s´ils viennent me dire : "Es-tu notre ami ?´es-tu notre ennemi ? ami : à quoi bon tous ces préparatifs de guerre ? ennemi : tu trouveras bon que nous les détruisions" ; et la nation sera prudente, si à l´instant elle se délivre d´une terreur bien fondée. A plus forte raison pourra-t-elle, sans blesser les lois de l´humanité et de la justice, m´expulser et m´exterminer, si je m´empare de ses femmes, de ses enfants, de ses propriétés ; si j´attente à sa liberté civile ; si je la gêne dans ses opinions religieuses ; si je prétends lui donner des lois ; si j´en veux faire mon esclave.´Alors je ne suis dans son voisinage qu´une bête féroce de plus ; elle ne me doit pas plus de pitié qu´à un tigre. Si j´ai des denrées qui lui manquent et si elle en a qui me soient. utiles, je puis proposer des échanges. Nous sommes mitres elle et moi de mettre à notre chose tel prix qu´il nous conviendra. Une aiguille a plus de valeur réelle pour un peuple réduit à coudre avec l´arête d´un poisson les peaux de bête dont il se couvre, que son argent n´en peut avoir pour moi. Un sabre, une cognée seront d´une valeur infinie pour, celui qui supplée à ces instruments par des cailloux tranchants, énchâssés dans un morceau de bois durci au feu. D´ailleurs, j´ai traversé les mers pour apporter ces objets utiles, et je les traverserai derechef pour rapporter dans ma patrie les choses que j´aurai.prises en échange. Les frais du voyage, les avaries et les périls doivent entrer en calcul. Si je ris en moi-même de l´imbécillité de celui qui me donne son or pour du fer, le prétendu imbécile se rit aussi de moi qui lui cède mon fer dont il connaît toute l´utilité, pour son or qui ne lui sertà rien. Nous nous trompons tous les deux, ou plutôt nous ne nous trompons ni l´un ni l´autre. Les échanges doivent être parfaitement libres. Si je veux arracher par la force ce qu´on me refuse, ou faire accepter violemment ce qu´on dédaigne d´acquérir, on peut légitimement ou m´enchaîner ou me chasser. Si je me jette sur la denrée étrangère sans en offrir le prix, ou si je l´enlève furtivement, je suis un voleur qu´on peut tuer sans remords.

Une contrée déserte et inhabitée est la seule qu´on puisse s´approprier. La première découverte bien constatée fut une prise de possession légitime.

D´après ces principes, qui me paraissent d´éternelle vérité, que´les nations européennes se jugent et se donnent à elles-mêmes le nom qu´elles méritent. Leurs navigateurs arrivent-ils dans une .région du Nouveau Monde qui n´est occupée par aucun peuple de l´ancien, aussitôt ils enfouissent une petite lame de métal, sur laquelle ils ont gravé ces mots : CETTE CONTRÉE NOUS APPARTIENT. Et pourquoi vous appartient-elle ? N´êtes-vous pas aussi injustes, aussi insensés que des sauvages portés par hasard sur vos côtes, s´ils écrivaient sur le sable de votre rivage ou sur l´écorce de vos arbres ; CE PAYS EST A NOUS ? Vous n´avez aucun droit sur les productions insensibles et brutes de la terre où vous abordez, et vous vous en arrogez un sur l´homme votre semblable. Au lieu de reconnaître dans cet homme un frère, vous n´y voyez qu´un esclave, une bête de somme. Ô mes concitoyens ! vous pensez ainsi, vous en usez de cette manière ; et vous avez des notions de justice ; une morale, une religion sainte, une mère commune avec ceux que vous traitez si tyranniquement.



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L´esprit national est le résultat d´un grand nombre de causes, dont les unes sont constantes et les autres variables. Cette partie de l´histoire d´un peuple est peut-être la plus intéressante et la moins difficile à suivre. Les causes constantes sont fixées sur la partie du globe qu´il habite. Les causes variables sont consignées dans ses annales, et manifestées par les effets qu´elles ont produits. Tant que ces causes agissent contradictoirement, la nation est insensée. Elle ne commenceà prendre l´esprit qui lui convient qu´au moment où ses principes spéculatifs conspirent avec sa position physique. C´est alors qu´elle s´avance à grands pas vers la splendeur, l´opulence et le bonheur qu´elle peut se promettre du libre usage de ses ressources locales. .

Mais cet esprit, qui doit présider au conseil des peuples, et qui n´y préside pas toujours, ne règle presque jamais les actions des particuliers. Ils ont des intérêts qui les dominent, des passions qui les tourmentent ou les aveuglent ; et il n´en est presque aucun qui n´élevât sa prospérité sur la ruine publique. Les métropoles des empires sont les foyers de l´esprit national, c´est-à-dire les endroits où il se montre avec le plus d´énergie dans le discours, et où il est le plus parfaitement dédaigné dans les actions. Je n´en excepte que quelques circonstances rares, où il s´agit du salut général. A mesure que la distance de la capitale s´accroît, ce masque se détache. Il tombe sur la frontière. D´un hémisphère à l´autre que devient-il ? rien.

Passé l´Équateur, l´homme n´est ni anglais, ni hollandais, ni français, ni espagnol, ni portugais. Il ne conserve de sa patrie que les principes et les préjugés qui autorisent ou excusent sa conduite. Rampant quand il est faible, violent quand il est fort, pressé d´acquérir, pressé de jouir, et capable de tous les forfaits qui le conduiront le plus rapidement à ses fins. C´est un tigre domestique qui rentre dans la forêt. La soif du sang le reprend. Tels se sont montrés tous les Européens, tous indistinctement, dans les contrées du Nouveau Monde, où ils ont porté une fureur commune, la soif de l´or.

N´aurait-il pas été plus humain, plus utile et moins dispendieux, de faire passer dans chacune de ces régions lointaines quelques centaines de jeunes hommes, quelques centaines de jeunes femmes ? Les hommes auraient épousé les femmes, les femmes auraient épousé les hommes de la contrée. La consanguinité, le plus prompt et le plus fort des liens, aurait bientôt fait des étrangers et des naturels du pays une seule et même famille.

Dans cette liaison intime, l´habitant sauvage n´aurait pas tardé à comprendre que les arts et les connaissances qu´on lui portait étaient très favorables à l´amélioration de son sort. Il eût pris la plus haute opinion des instituteurs suppliants et modérés que les flots lui auraient amenés, et il se serait livré à eux sans réserve.

De cette heureuse confiance serait sortie la paix, qui aurait été impraticable, si les nouveaux venus fussent arrivés avec le ton impérieux et le ton imposant de maîtres et d´usurpateurs. Le commerce s´établit sans trouble entre des hommes qui ont des besoins réciproques, et bientôt ils s´accoutument à regarder comme des amis, comme des frères, ceux que l´intérêt ou d´autres motifs conduisent dans leur contrée. L´Indiens auraient adopté le culte de l´Europe, par la raison qu´une religion devient commune à tous les citoyens d´un empire, lorsque le gouvernement l´abandonne à elle-même, et que l´intolérance et la folie des prêtres n´en font pas un instrument de discorde. Pareillement la civilisation suit du penchant qui entraîne tout homme à rendre sa condition meilleure, pourvu qu´on ne veuille pas l´y contraindre par la force, et que ces avantages ne lui soient pas présentés par des étrangers suspects.

Tels seraient les heureux effets que produirait, dans une colonie naissante, l´attrait du plus impérieux des sens. Point d´armes, point de soldats : mais beaucoup de jeunes femmes pour les hommes, beaucoup de jeunes hommes pour les femmes.



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On se demande si l´homme une fois affranchi, par quelque cause que ce soit, de la contrainte des lois, n´est pas plus méchant que l´homme qui ne l´a jamais sentie. Des êtres assez mécontents de leur sort, assez dénués de ressources dans leur propre contrée, assez indigents ou assez ambitieux pour dédaigner la vie et s´exposer à des dangers, à des travaux infinis sur l´espérance vague d´une fortune rapide, ne portaient-ils pas au fond de leurs cœur le germe fatal d´une déprédation qui dut se développer avec une célérité et une fureur inconcevables, lorsque sous un autre ciel, loin de toute vindicte publique et des regards imposants de leurs concitoyens, ni la pudeur, ni la crainte n´en arrêtèrent pas les effets ? L´histoire de toutes les sociétés ne nous prouve-t-elle pas que l´homme à qui la nature a accordé une grande énergie, est communément un scélérat ? Le péril d´un long séjour, la nécessité d´un prompt retour se joignant au désir de justifier les .dépenses de l´entreprise par l´étalage de la richesse des contrées découvertes, n´en durent-ils pas occasionner et accélérer .la dépouille violente ? Les chefs de l´entreprise et leurs compagnons, tous également effrayés des dangers qu´ils avaient courus, de ceux qui leur restaient à courir, des misères qu´ils avaient souffertes, ne pensèrent-ils pas. à s´en dédommager corilme des gens résolus à ne s´y pas exposer une seconde fois ? L´idée de fonder des colonies dans ces régions éloignées et d´en accroître le domaine de leur souverain, se présenta-t-elle jamais bien nettement à l´esprit d´aucun de ces premier aventuriers, et le Nouveau Monde ne leur parut-il pas plutôt une riche proie qu´il fallait dévorer, qu´une conquête qu´il fallait ménager ? Le mal, commencé par cet atroce motif, ne se perpétua-t-il pas tantôt par l´indifférence des´ministres, tantôt par les divisions des peuples de l´Europe, et n´était-il pas consommé, lorsque le temps du calme amena nos gouvernements à des vues plus solides ? Les premiers députés à qui l´on çonfia l´inspection et l´autorité sur ces contrées avaient-ils, pouvaient-ils avoir des lumières et les vertus propres à s´y faire aimer, à s´y concilier la confiance et le respect, et y établir la police et les lois, et n´y passèrent-ils pas aussi avec la soif de l´or qui les avait dévastées ?´Fallait-il se promettre à l´origine des choses une administration que l´expérience de plusieurs siècles n´a pas encore amenée ? Est-il possible, même de nos jours, de régir des peuples séparés de la métropole par des mers immenses, comme des sujets placés´sous le sceptre? Des postes lointains ne devant jamais être sollicités et remplis que par des hommes indigents´et avides, sans talent et sans mœurs, étrangers à tout sentiment d´honneur et à toute notion d´équité, le rebut des hautes conditions de l´État, la splendeur de ces colonies dans l´avenir n´est-elle pas une chimère, et le bonheur futur de ces régions ne serait-il, pas un phénomène plus surprenant encore que leur première dévastation ? .

Maudit soit donc le moment de leur découverte ! Et vous, souverains européens, quel peut être le motif de votre ambition jalouse pour des possessions dont vous ne pouvez. qu´étendre la misère ? Et que ne les restituez-vous à elles-mêmes, si vous désespérez de les rendre heureuses !



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L´Histoire ne nous entretient que de conquérants qui se sont occupés, au mépris du sang et du bonheur de leurs sujets, à étendre leur domination: mais elle ne nous présente l´exemple d´aucun .souverain qui se soit avisé de la restreindre. L´un cependant n´auraitôpas été aussi sage que l´autre a été funeste, et n´en serait-il pas de j´étendue ées empires ainsi que de la population ? Un grand empire et une grande population peuvent être deux grands maux. Peu d´hommes, mais heureux ; peu d´espace, mais bien gouverné. Le sort des petits États est de s´étendre ; celui des grands de se démembrer.

L´accroissement de puissance que la plupart des gouvernements de l´Europe se sont promis de leurs possessions dans le Nouveau Monde m´occupe depuis trop longtemps pour que je ne me sois pas demandé souvent à moi-même, pour que je n´aie pas demandé quelquefois à des hommes plus éclairés que moi, ce qu´on devait penser d´établissements formés à si grands frais et avec tant de travaux dans un autre hémisphère.

Notre véritable bonheur exige-t-il la jouissance des choses que nous allons chercher si loin? Sommes-nous destinés à conserver éternellement des goûts aussi factices ? L´homme est-il né pour errer continuellement entre le .ciel et les eaux ? Est-il un oiseau de passage, ou ressemble-t-il aux autres animaux, dont la plus grande excursion est très limitée ? Ce qu´on retire de denrées peut-il compenser avec avantagera perte des citoyens qui s´éloignent de leur patrie pour être dttiuits, où par les maladies qui les attaquent dans la traversée, ou par le climat à leur arrivée ? A des distances aussi grandes, quelle peut être l´énergie des lois de la métropole sur les sujets, et l´obéissance ´des sujets à ces lois ? L´éloignement des témoins et des juges de nos actions ne doit-il pas amener la corruption des mœurs, et avec le temps le déclin des institutions les plus sages, lorsque les venus et la justice, leurs bases fondamentales, ne subsistent plus ? Par quel lien solide une possession.dont un intervalle immense nous sépare, nous sera-t-elle attachée ? L´individu dont la vie se passe à voyager a-t-il quelque esprit de patriotisme, et de tant de contrées qu´il parcourt, en est-il une qu´il continue à regarder comme la sienne ? Des colonies peuvent-elles s´intéresser à un certain point aux malheurs ou à la prospérité de la métropole, et la métropole se réjouir ou s´affliger bien sincèrement sur le sort des colonies ? Les peuples ne se sentent-ils pas un penchant violent à se gouverner eux-mêmes, ou à s´abandonner à la première puissance assez forte pour s´en emparer ? Les administrateurs qu´on leur envoie pour les gouverner ne sont-ils pas regardés comme des tyrans qu´on égorgerait, sans le respect pour la personne qu´ils représentent ? Cet agrandissement n´est-il pas contre nature, et tout ce qui est contre nature ne doit-il pas finir ?

Serait-ce un insensé que celui qui dirait aux nations : "Il faut ou que votre autorité cesse dans l´autre continent, ou que vous en fassiez le centre de votre empire ? Choisissez. Restez dans cette partie du monde ; faites prospérer la terre sur laquelle vous marchez, vous vivez ; ou si l´autre hémisphère vous offre plus de puissance, de force, de sûreté, de bonheur, allez vous y établir. Portez-y votre autorité ; vos armes, vos mœurs et vos lois y prospéreront. Y pensez-vous, lorsque vous voulez commander, être obéis où vous n´êtes pas, tandis que i´absence du chef n´est jamais sans fâcheuse conséquence dans l´enceinte étroite de sa famille ? On ne règne qu´où l´on est ; et encore n´est-ce pas une chose facile que d´y régner dignement. Pourquoi, à souverain, avez-vous rassemblé de nombreuses armées au centre de votre royaume ? Pourquoi vos palais sont-ils environnés de gardes ? C´est que la menace toujours instante de vos voisins, la soumission de vos peuples et la sûreté de vos personnes sacrées exigent ces précautions. Qui vous répondra de la fidélité de vos sujets au loin ? Votre sceptre ne peut atteindre à des milliers de lieues, et vos vaisseaux ne peuvent y suppléer qu´imparfaitement. Voici l´arrêt que le destin a prononcé sur vos colonies : ou vous renoncerez à.elles, ou,elles renonceront à vous, Songez que votre puissance cesse d´elle-même sur la limite naturelle de vos États."

Ces idées, qui commencent à germer dans les esprits, les auraient révoltés au commencement du dix-septième siècle. Tout était alors en fermentation dans la plupart des´contrées de l´Europe. Les regards se tournaient généralement vers le Nouveau Monde, et les Français paraissaient aussi impatients que les autres peuples d´y jouer un rôle.



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Dans les premiers âges du monde, avant qu´il se fût formé des sociétés civiles et policées, tous les hommes en général avaient droit sur toutes les choses de la terre. Chacun pouvait prendre ce qu´il voulait pour s´en servir, et même pour consumer ce qui était de natureà l´être. L´usage que l´on faisait ainsi du droit commun tenait lieu de propriété. Dès que quelqu´un avait pris une chose de cette manière, aucun autre ne pouvait la lui ôter sans injustice. C´est sous ce point de vue, qui ne convient qu´à l´état de nature, que les nations de l´Europe envisagèrent l´Amérique, lorsqu´elle eut été découverte. Comptant les naturels du pays pour rien, il leur suffisait, pour s´emparer d´une terre, qu´aucun peuple de notre hémisphère n´en fût en possession. Tel fut le droit public constant et uniforme qu´on suivit dans le Nouveau Monde, et qu´on n´a pas même eu honte de justifier en ce siècle, pendant les dernières hostilités.

Quoi ! la nature de la propriété n´est pas la même partout, partout fondée sur la prise de possession par le travail, et sur une longue et paisible jouissance ! Européens, pouvez-vous nous apprendre à quelle distance de votre séjour ce tite sacré s´anéantit ? Est-ce à vingt pas ? Est-ce à une lieue ? Est-ce à dix lieues ? - Non, dites-vous. - Eh bien ! ce ne serait donc pas à dix mille lieues. Et ne voyez-vous pas que ce droit imaginaire que vous vous arrogez sur un peuple éloigné, vous le conférez à ce peuple éloigné sur vous ? Cependant que diriezvous, s´il pouvait arriver que le sauvage entrât dans votre contrée, et que, raisonnant à votre manière, il dît : "Cette terre n´est point habitée par les nôtres, donc elle nous appartient" ? Vous avez l´hobbisme en horreur dans votre voisinage, et ce funeste système, qui fait de la force la suprême loi , vous le pratiquez au loin.



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Il y eut, et dans tous les temps il y aura des hommes entreprenants. L´homme porté en lui-même une énergie naturelle qui le tourmente, et que le goût, le caprice ou l´ennui tournent vers les tentatives les plus singulières. Il est curieux ; il désire de voir et de s´instruire. La soif des connaissances est moins générale, mais elle est plus impérieuse que celle de l´or. On và recueillir au loin de quoi dire et de quoi faire parler de soi dans son pays. Ce que le désir de la gloire produit dans l´un, l´impatience de la misère le fait dans un autre. On imagine la fortune plus facile dans les contrées éloignées que proche de soi. On marche beaucoup, pour trouver sans fatigue ce qu´on n´obtiendrait que d´ùn travail assidu. On voyage par paresse. On cherche des ignorants et des dupes. Il est des êtres malheureux qui se promettent de tromper le destin en fuyant devant lui. Il y en a d´intrépides qui courent après les dangers. Quelques-uns, sans courage et sans venus, ne peuvent supporter une pauvreté qui les rabaisse dans la société audessous de leur condition ou de leur naissance. Les ruines amenées subitement, ou par le jeu, ou par la dissipation, ou par des entreprises mal calculées en réduisent d´autres à une indigence à laquelle ils sont étrangers et qu´ils vont cacher au pôle ou sous la ligne. A ces causes ajoutez toutes celles des émigrations constantes, les vexations des mauvais gouvernements, l´intolérance religieuse, et la fréquence des peines infamantes qui poussent le coupable d´une région où il serait obligé de marcher la tête baissée, dans une région où il puisse effrontément se donner pour un homme de bien et regarder ses semblables en face.

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Colonies françaises

Conquérir ou spolier avec violence, c´est la même chose. Le spoliateur et l´homme violent sont toujours odieux.

Peut-être est-il vrai qu´on n´acquiert pas rapidement de grandes richesses, sans commettre de grandes injustices : mais il ne l´est pas moins que l´homme injuste se fait haïr ; mais il est incertain que la richesse qu´il acquiert le dédommàge de la haine qu´il encourt.

Il n´y a pas une seule nation qui ne soit jalouse de la prospérité d´une autre nation. Pourquoi faut-il que cette jalousie se perpétue, malgré l´expérience de ses funestes suites ?

Il n´y a qu´un moyen légitime de l´emporter sur ses concurrents :

c´est la douceur dans le régime ; la fidélité dans les engagements ; la qualité supérieure dans les marchandises, et la modération dans le gain. A quoi bon en employer d´autres qui nuisent plus à la longue qu´ils ne servent dans le moment ?

Que le commerçant soit humain, qu´il soit juste ; et s´il a des possessions, qu´elles ne soient point usurpées. L´usurpation ne´se concilie point avec une jouissance tranquille.

User de politique ou tromper adroitement, c´est la même chose.

Qu´en résulte-t-il ? Une méfiance qui naît au moment où la duplicité se manifeste et qui ne finit plus.

S´il importe au citoyen de se faire un caractère dans la société, il importe tout autrement encore à une nation de S´en faire un chez les nations au milieu desquelles son projet est de s´établir et de prospérer.

Un peuple sage ne se permettra aucun attentat ni sur la propriété, ni sur la liberté. Il respectera le lien conjugal ; il se conformera aux usages ; il attendra du temps le changement dans les mœurs. S´il ne fléchit pas le genou devant les dieux du pays, il se. gardera bien d´en briser les autels. Il faut qu´ils tombent de vétusté. C´est ainsi qu´il se naturalisera.

A quoi le massacre de tant de Portugais, de tant de Hollandais, de tant d´Anglais, de tant de Français, nous aura-t-il servi, s´il ne nous apprend pas à ménager les indigènes ? Si vous en usez avec eux comme vos prédécesseurs ont fait, n´en doutez pas, vous serez massacrés comme eux.

Cessez donc d´être fourbes, quand vous vous présenterez ; rampants, quand vous serez reçus ; insolents, lorsque vous vous croirez en force ; et cruels, quand vous serez devenus tout-puissants.

Il n´y a que l´amour des habitants d´une contrée qui puisse rendre solides vos établissements. Faites que ces habitants vous défendent, s´il arrive qu´on vous attaque. Si vous n´en êtes pas défendus, vous en serez trahis.

Les nations subjuguées soupirent après un libérateur ; les nations vexées soupirent après un vengeur ; et ce vengeur elles ne tarderont pas à le trouver.

Serez-vous toujours assez insensés pour préférer des esclaves à des hommes libres, des sujets mécontents à des sujets affectionnés, des ennemis à des amis, des ennemis à des frères?

S´il vous arrive de prendre parti entre des princes divisés, n´écoutez pas légèrement la voix de l´intérêt contre le cri de la justice. Quel peut être l´équivalent de la perte du nom de juste ? Soyez plutôt médiateurs qu´auxiliaires. Le rôle de médiateur est toujours honoré, celui d´auxiliaire toujours périlleux.

Continuerez-vous à massacrer, emprisonner, dépouiller ceux qui se sont mis sous votre protection ? Fiers Européens, vous n´avez pas toujours vaincu par les armes. Ne rougirez-vous pas enfin de vous être tant de fois abaissés au rôle de corrupteurs des braves chefs de vos ennemis ?

Qu´attestent ces forts dont vous avez hérissé toutes les plages ? Votre terreur et la haine profonde de ceux qui vous entourent. Vous ne craindrez plus, quand vous ne serez plus haïs. Vous ne serez plus haïs, quand vous serez bienfaisants. Le barbare, ainsi que l´homme civilisé, veut être heureux.

Les avantages de la population et les moyens de l´accélérer sont les mêmes sous l´un et l´autre hémisphère.

En quelque endroit que vous vous fixiez, si vous vous considérez, si vous agissez comme les fondateurs de cités, bientôt vous y jouirez d´une puissance inébranlable. Multipliez-y donc les conditions de toutes les espèces ; je n´en excepte que le sacerdoce. Point de religion dominante. Que chacun chante à Dieu l´hymne qu´il lui croit le plus agréable. Que la morale s´établisse sur le globe. C´est l´ouvrage de la tolérance.

Le vaisseau qui transporterait dans vos colonies de jeunes hommes sains et vigoureux, de jeunes filles laborieuses et sages, serait de tous vos bâtiments le plus richement chargé. Ce serait le germe d´une paix éternelle entre vous et les indigènes.

Ne multipliez pas seulement les productions, multipliez les agriculteurs, les consommateurs, et avec eux toutes les sortes d´industrie, toutes les branches de commerce. Il vous restera beaucoup à faire, tant que vos colons ne vous croiseront pas sur les mers ; tant qu´ils ne seront pas aussi communs sur vos rivages, que vos commerçants sur les leurs.

Punissez les délits des vôtres plus sévèrement encore que les délits des indigènes. C´est ainsi que vous inspirerez à ceux-ci le respect de l´autorité des lois.

Que tout agent, je ne dis pas convaincu, mais soupçonné de la plus légère vexation, soit rappelé sur-le-champ. Punissez sur les lieux la vénalité prouvée, afin que les uns ne soient pas tentés d´offrir ce qu´il serait infâme aux autres de recevoir.

Tout est perdu, tant que vos agents ne seront que des protégés ou des hommes mal famés ; des protégés dont il s´agira de réparer la fortune par un brigandage éloigné ; des hommes mal famés qui iront cacher leur ignominie dans vos comptoirs ou vos factoreries. Il n´y a point de probité assez confirmée pour qu´on puisse, sans incertitude, l´exposer au passage de la ligne.

Si vous êtes justes, si vous êtes humains, on restera parmi vous ; on fera plus, .on quittera des contrées éloignées pour vous aller trouver.

Instituez quelques jours de repos. Ayez des fêtes, mais purement civiles. Soyez bénis à jamais, si de ces fêtes la plus gaie se célèbre en mémoire de votre première descente dans la contrée.

Soyez fidèles aux traités que vous aurez conclus. Que votre allié y trouve son avantage, le seul garant légitime de leur durée, Si je suis lésé ou par mon ignorance, ou par votre subtilité, c´est en vain que j´aurai juré, Le ciel et la terre me relèveront de mon serment, Tant que vous séparerez le bien de la nation qui vous aura reçu de votre propre utilité, vous serez oppresseurs, vous serez tyrans, et ce n´est que par le seul titre de bienfaiteur qu´on se fait aimer.

Si celui qui habite à côté de vous enfonce son or, soyez sûr que vous en êtes maudit.

A quoi bon vous opposer à une révolution éloignée, sans doute, mais qui s´exécutera malgré vos efforts ? Il faut que le monde que vous avez envahi s´affranchisse de celui que vous habitez. Alors les mers ne sépareront plus que deux amis, que deux frères, Quel si grand malheur voyez-vous donc à cela, injustes, cruels, inflexibles tyrans ?

L´ouvrage de la sagesse n´est pas éternel ; mais celui de la folie s´ébranle sans cesse, et ne tarde pas à crouler. La première grave ses caractères, ses caractères durables sur le rocher ; la seconde trace les siens sur le sable.

Des établissements ont été formés et renversés ; des ruines se sont entassées sur des ruines ; des espaces peuplés sont devenus déserts ; des ports remplis de bâtiments ont été abandonnés ; des masses que le sang avait mal cimentées se sont dissoutes, ont mis à découvert les ossements confondus des meurtriers et des tyrans. Il semble que de contrée en contrée la prospérité soit poursuivie par un mauvais génie qui parle nos différentes langues, mais qui ordonne partout les mêmes désastres.

Que le spectacle des fureurs que nous exerçons les uns contre les autres, cesse enfin d´en venger et d´en réjouir les premières victimes.

Puissent ces idées jetées sans art et dans l´ordre où elles se sont présentées, faire une impression profonde et durable ! Veuille le ciel que je n´aie plus qu´à célébrer votre modération et votre sagesse ; car la louange est douce et le blâme est amer à mon cœur.

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Caractère du Français

F.42D
Voyagez beaucoup, et vous ne trouverez pas de peuple aussi doux, aussi affable, aussi franc, aussi poli, aussi spirituel, aussi galant que le Français. Il l´est quelquefois trop : mais ce défaut est-il donc si grand ? Il s´affecte avec vivacité et promptitude, et quelquefois pour des choses très frivoles, tandis que des objets importants ou le touchent peu ou n´excitent que sa plaisanterie. Le ridicule est son arme favorite et la plus redoutable pour les autres et pour lui-même. Il passe rapidement du plaisir à la peine et de la peine au plaisir. Le même bonheur le fatigue. Il n´éprouve guère de sensations profondes. Il s´enôoué, mais il n´est ni fantasque, ni intolérant, ni enthousiaste. Il se´soucie fort peu de la religion. Il respecte le sacerdoce, sans l´estimer, ni le révérer. Il ne se mêle jamais d´affaires d´État que pour chansonner bu dire son épigramme sur les ministres. Cette légèreté est la source d´une espèce d´égalité dont il n´existe aucune trace ailleurs. Elle met de temps en temps l´homme du commun qui a de l´esprit au niveau du grand seigneur. C´est en quelque sorte un peuple de femmes : car c´est parmi les femmes qu´on découvre, qu´on entend, qu´on aperçoit à côté de l´inconséquence, de la folie et du caprice, un mouvement, un mot, une action forte et sublime, Il a le tact exquis, le goût très fin ; ce qui tient au sentiment de l´honneur dont la nuance se répand sur toutes les conditions et sur tous les objets. Il est brave. Il est plutôt indiscret que confiant et plus libertin que voluptueux. La sociabilité qui le rassemble en cercles nombreux et qui le promène en un jour en vingt cercles différents, use tout pour lui en un clin d´œil, ouvrages, nouvelles, modes, vices, vertus. Chaque semaine a son héros, en bien comme en mal. C´est la contrée où il est le plus facile de faire parler de soi, et le plus difficile d´en faire parler longtemps.

Il aime les talents en tout genre, et c´est moins par les récompenses du gouvernement que par la considération populaire qu´ils se soutiennent dans son pays. Il honore le génie. Il se familiarise trop aisément, ce qui n´est pas sans inconvénient pour lui-même et pour ceux qui veulent se faire respecter. Le Français est avec vous ce que vous désirez qu´il soit, mais il faut se tenir avec lui sur ses gardes. Il perfectionne tout ce que les autres inventent. Tels sont les traits dont il porte l´empreinte plus ou moins marquée dans les contrées qu´il visite plutôt pour satisfaire sa curiosité que pour ajouter à son instniction. Aussi n´en rapporte-t-il que des prétentions. Il est plus fait pour l´amusement que pour l´amitié. Il a des connaissances sans nombre, et souvent il meurt seul. C´est l´être de la terre qui a le plus de jouissances et le moins de regrets. Comme il ne s´attache à rien fortement, il a bientôt oublié ce qu´il a perdu. Il possède supérieurement l´art de remplacer, et il est secondé dans cet art par tout ce qui l´environne. Si vous en exceptez cette prédilection offensante qu´il a pour sa nation et qu´il n´est pas en lui de dissimuler, il me semble que le jeune Français, gai, léger, plaisant et frivole, est l´homme aimable de sa nation ; et que le Français mûr, instruit et sage, qui a çonservé les agréments de sa jeunesse, est l´homme aimable et estimable de tous les pays.

Cependant, là plupart des peuples ont de l´éloignement pour le Français : mais il est insupportable aux Espagnols, à ceux principalement qui ne sont pas sortis des bornes de leur domination, par des vertus, des vices, un caractère, des manières qui contrastent parfaitement avec leurs vertus, avec leurs vices, avec leur caractère, avec leurs manières. Cette aversion paraît même avoir plus d´énergie depuis le commencement du siècle. On serait porté à soupçonner que la France est regardée par la nation à laquelle elle a donné un roi ´ avec ce dédain qu´a pour la famille de sa femme un homme de qualité qui s´est mésallié. S´il en est ainsi, le préjugé ne sera détruit que lorsque les Bourbons auront été naturalisés en Espagne par une longue suite de règnes florissants.

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Flibustiers

F112B
Quelle furent donc les causes morales qui donnèrent aux flibustiers une existence si singulière ? Cette terre où la nature semblait avoir condamné toutes les passions turbulentes à un silence perpétuel, où ]es hommes avaient besoin de se réveiller d´une léthargie habituelle par l´ivresse et l´intempérance des festins, où ils vivaient contents de leur repos et de leur ennui, cette terre se trouve tout à coup habitée par un peuple bouillant et impétueux, qui semble respirer avec l´air d´une atmosphère brûlante l´excès de tous les sentiments, le délire de toutes les passions. Tandis qu´un ciel de feu énervait les anciens conquérants du Nouveau Monde, que les Espagnols, alors si remuants dans leur patrie, partageaient avec les Américains vaincus l´habitude de l´abattement et de l´indolence, des hommes sortis des climats les plus tempérés de l´Europe allaient puiser sous l´Équateur des forces inconnues à la nature.

Veut-on remonter aux sources de cette révolution, on verra que les flibustiers avaient vécu dans les entraves des gouvernement européens. Le ressort de la liberté comprimé dans les âmes depuis des siècles, eut une activité incroyable, et produisit les plus terribles phénomènes qu´on ait encore vus en morale. Les hommes inquiets et enthousiastes de toutes les nations se joignirent à ces aventuriers au premier bruit de leur succès. L´attrait de la nouveauté, l´idée et le désir des choses éloignées, le besoin d´un changement de situation, l´espérance d´une meilleure fortune, l´instinct qui porte l´imagination aux grandes entreprises, l´admiration qui mène promptement à l´imitation, la nécessité de surmonter les obstacles où l´imprudence a précipité, l´encouragement de l´exemple, l´égalité des biens et des maux entre des compagnons libres ; en un mot, cette fermentation passagère que le ciel, la mer, la terre, la nature et la fortune avaient excitée dans des hommes tour à tour couverts d´or et de haillons, plongés dans le sang et dans la volupté, fit des flibustiers un peuple isolé dans l´histoire, mais un peuple éphémère qui ne brilla qu´un moment.

Cependant on est accoutumé à regarder ces brigands avec une sorte d´exécration. Elle est juste, parce que la fidélité, la probité, le désintéressement, la générosité même qu´ils pratiquaient entre eux, n´empêchaient pas les outrages qu´ils faisaient tous les jours à l´humanité. Mais comment ne pas admirer au milieu de ces forfaits, une foule d´actions héroïques qui auraient fait honneur aux peuples ]es plus vertueux ?

Des flibustiers s´étaient chargés, pour une somme, d´escorter un vaisseau espagnol très richement chargé. Un d´entre eux osa proposer à ses camarades de faire tout d´un coup leur fortune, en s´emparant de ce bâtiment. Montauban, qui commandait la troupe, n´eut pas plutôt entendu ce discours, qu´il voulu abdiquer sa place, et demanda d´être mis à terre. "Quoi ? nous quitter1 lui dirent ces hommes intrépides. Y a-t-il quelqu´un ici qui approuve la perfidie qui vous fait horreur ?" On délibéra sur-le-champ. On arrêta que le coupable serait jeté sur la première côte qui se présenterait. On jura que cet homme sans foi ne serait jamais reçu dans aucun armement où se trouverait un seul des braves gens que sa société déshonorait. Si ce n´est pas là de l´héroïsme, sera-ce dans un siècle où tout ce qu´il y a de grand est tourné en ridicule sous le nom d´enthousiasme, qu´il faudra chercher des héros ?

Non, l´histoire des temps passés n´offre point et celle des temps à venir n´offrira pas l´exemple d´une pareille gssociation, aussi merveilleuse presque que la découverte du Nouveau Monde. Il n´y avait que ce grand événement qui pût y donner lieu, en appelant dans ces régions lointaines tout ce que nos empires avaient produit d´âmes énergiques et violentes.

Ces hommes d´une trempe peu commune n´avaient en Europe pour toute fortune que leur épée et leur audace, dont ils firent un si terrible usage en Amérique. Là, ennemis de tous, redoutés de tous, sans cesse exposés aux périls extrêmes, ils devaient regarder chaque jour comme le dernier de leur vie, et dissiper la richesse comme ils l´avaient acquise ; s´abandonner à tous les excès de la débauche et de la profusion ; au retour d´un combat porter dans leurs festins l´ivresse de la victoire ; enlacer de leurs bras sanglants leurs maîtresses ; s´assoupir un moment dans le sein de la volupté, et ne se réveiller que pour aller à de nouveaux massacres, Indifférents où ils laisseraient leurs cadavres, sur la terre ou dans le sein des eaux, ils devaient regarder d´un œil également froid la vie et le trépas. Avec un cœur féroce et une conscience égarée, sans liaisons, sans parents, sans amis, sans concitoyens, sans patrie, sans asile, sans aucun des motifs qui tempèrent la bravoure par le prix qu´ils attachent à l´existence, ils devaient se livrer en aveugles aux tentatives les plus désespérées.

Incapables de supporter l´indigence et le repos, trop fiers pour s´occuper de travaux communs, s´ils n´avaient pas été les fléaux du Nouveau Monde, ils l´auraient été de celui-ci. S´ils n´étaient pas allés ravager les contrées éloignées, ils auraient ravagé nos provinces, et laissé un nom fameux dans la liste des grands scélérats.


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Créoles

F133B / F134A / F135A
L´histoire fabuleuse ou vraie de l´enlèvement des Sabines montre que le mariage a été la première alliance des nations. Ainsi le sang se sera mêlé de proche en proche, ou par les rencontres fortuites d´une vie errante, ou par les conventions et les convenances des peuplades fixes. L´avantage physique de croiser les races entre les hommes comme entre les animaux, pour empêcher l´espèce de s´abâtardir, est le fruit d´une expérience tardive, postérieure à l´utilité reconnue d´unir les familles pour cimenter la paix des sociétés. Les tyrans ont su de bonne heure jusqu´à quel point il leur convenait de séparer et de rapprocher leurs sujets entre eux, afin de les tenir dans la dépendance.

Ils ont séparé les conditions par des préjugés, parce que cette ligne de division entre elles était un lien de soumission envers le souverain, qui les balançait et les contenait par leur haine et leur opposition mutuelles. Ils ont rapproché les familles dans chaque condition, parce que cette union étuuffait un germe éternel de dissension, contraire à tout esprit de société nationale. Ainsi le mélange des races et des familles par le mariage s´est combiné sur les institutions politiques beaucoup plus encore que d´après les vues de la nature.

Mais quels que soient le principe physique et le but moral de cet usage, il fut observé par les Européens qui voulurent se perpétuer dans les îles. La plupart se marièrent, ou dans leur patrie, avant de passer dans le Nouveau Monde, ou avec des personnes qui y débarquaient. L´Européen alla épouser une créole, ou le créole alla épouser l´Européenne que le sort ou sa famille amenaient en Amérique.

De cette heureuse association s´est formé un caractère particulier, qui distingue dans les deux mondes l´homme né sous le ciel du nouveau, mais de parents issus de l´un et de l´autre. On tracera les traits de ce caractère avec d´autant plus de confiance qu´ils seront puisés dans les écrits d´un observateur profond´, qui nous a déjà fourni quelques particularités d´histoire naturelle.

Les créoles sont en général bien faits. A peine en voit-on un seul affligé des difformités si communes dans les autres climats. Ils ont tous dans les membres une souplesse extrême, soit qu´on doive l´attribuer à une constitution organique propre aux pays chauds, à l´usage de les élever sans les entraves du maillot ou de nos corsets, ou aux exercices qui leur sont familiers dès l´enfance. Cependant leur teint n´a jamais cet air de vie et de fraîcheur qui tient de plus près à la beauté que des traits réguliers. Leur santé ressemble pour la couleurà la convalescence : mais cette teinte livide, plus ou moins foncée, està peu près celle de nos peuples méridionaux.

Leur intrépidité s´est signalée à la .guerre par une continuité d´actions brillantes. Il n´y aurait pas de meilleurs soldats, s´ils étaient plus capables de discipline.

L´histoire ne leur reproche aucune de ces lâchetés, de ces trahisons, de ces bassesses, qui souillent les annales de tous les peuples. A peine citerait-on un crime honteux qu´ait commis un créole.

Tous les étrangers, sans exception, trouvent dans les îles, une hospitalité prévenante et généreuse. Cette utile vertu se pratique avec une ostentation qui prouve au moins l´honneur qu´on y attache. Ce penchant naturel à la bienfaisance exclut l´avarice ; les créoles sont faciles en affaires.

La dissimulation, les ruses, les soupçons, n´entrent jamais dans leur âme. Glorieux de leur franchise, l´opinion qu´ils ont d´eux-mêmes et leur extrême vivacité écartent de leur commerce ces mystères et ces réserves qui étouffent la bonté du caractère, éteignent l´esprit social et rétrécissent la sensibilité.

Une imagination ardente qui ne peut souffrir aucune contrainte les rend indépendants et inconstants dans leurs goûts. Elle les entraîne au plaisir avec une impétuosité toujours nouvelle, à laquelle ils sacrifient et leur fortune et tout leur être.

Une pénétration singulière ; une prompte facilité à saisir toutes les idées et à les rendre avec feu ; la force de combiner, jointe au talent d´observer ; un mélange heureux de toutes les qualités de l´esprit et du caractère, qui rendent l´homme capable des plus grandes choses, leur fera tout oser, quand l´oppression les y aura forcés.

L´air dévorant et salin des Antilles prive les femmes de ce coloris animé qui fait l´éclat de leur sexe. Mais elles ont une blancheur tendre qui laisse aux yeux tout leur pouvoir d´agir, de porter dans les âmes ces traits profonds dont rien ne peut défendre. Extrêmement sobres, tandis que les hommes consomment à proportion des chaleurs qui les épuisent, elles n´aiment que l´usage du chocolat, du café, de ces .liqueurl spiritueuses qui redonnent aux organes le ton et la vigueur que le climat énerve.

Elles sont très fécondes, souvent mères de dix ou douze enfants. Cette propagation vient de l´amour qui les attache fortement à l´homme qu´elles possèdent, mais qui les rejette promptement vers un autre, dès que la mort a rompu les nœuds d´un premier ou d´un second hymen.

Jalouses jusqu´à la fureur, elles sont rarement infidèles. L´indolence qui leur fait Îlégliger les moyens de plaire, le goût des hommes pour les négresses, une manière de vivre, isolée ou publique, qui éloigne les occasions et les dangers de la galanterie : voilà les meilleurs soutiens de .la vertu des femmes.

L´espèce de solitude où elles sont dans leurs habitations leur donne une grande timid#é, qui les embarrasse dans le commerce du monde.

Elles contractent de bonne heure un défaut d´émulation et de volonté qui les empêche de cultiver les talents agréables de l´éducation. Elles semblent n´avoir de force ni de goût que pour la danse, qui les porte et les anime, sans doute, à des plaisirs encore plus vifs. Cet instinct de volupté les suit dans tous les âges, soit qu´elles y retrouvent le souvenir ou quelque sensation de leur jeunesse, soit pour d´autres raisons qui ne nous sont pas connues.

De ce tempérament naît un caractère extrêmement sensible et compatissant pour les maux, jusqu´à ne pouvoir en supporter la vue, mais en même temps exigeant et sévère pour le service des domestiques qui sont attachés à leur personne. Plus despotiques, plus inexorables envers leurs esclaves que les hommes même, il ne leur coûte rien d´ordonner des châtiments dont la vue serait pour elles une punition et une leçon, si jamais elles en étaient les témoins.

C´est de cet esclavage des nègres que les créoles tirent peut-être en partie un certain caractère, qui les fait paraître bizarres, fantasques, et d´une société peu goûtée en Europe. A peine peuvent-ils marcher dans l´enfance, qu´ils voient autour d´eux des hommes grands et robustes destinés à deviner, à prévenir leur volonté. Ce premier coup d´œil doit leur donner d´eux-mêmes l´opinion la plus extravagante.

Rarement exposés à trouver de la résistance dans leurs fantaisies, même injustes, ils prennent un esprit de présomption, de tyrannie et de mépris pour une grande portion du genre humain, Rien n´est plus insolent que l´homme qui vit presque toujours avec ses inférieurs ; mais quand ceux-ci sont des esclaves, accoutumés à servir des enfants,à craindre jusqu´à des cris qui doivent leur attirer des châtiments, que peuvent devenir des maîtres qui n´ont jamais obéi, des méchants qui n´ont jamais été punis, des fous qui mettent des hommes à la chaîne ?

Une idolâtrie si cruellement indulgente donne aux Américains cet orgueil qu´on doit hàir en Europe, où plus d´égalité entre les hommes leur apprend à se respecter davantage, Élevés sans connaître la peine ni le travail, ils ne savent ni surmonter un obstacle, ni supporter une contradiction. La nature leur a tout donné, et la fortune ne leur a rien refusé. A cet égard, semblables à la plupart des rois, ce sont des êtres malheureux de n´avoir jamais éprouvé l´adversité. Sans le climat qui les porte violemment à l´amour, ils ne goûteraient aucun vrai plaisir de l´âme : encore n´ont-ils guère le bonheur de concevoir de ces passions qui, traversées par les obstacles et les refus, se nourrissent de larmes et vivent de vertus. Sans les lois de l´Europe qui les gouvernent par leurs besoins, et répriment ou gênent leur excessive indépendance, ils tomberaient dans une mollesse qui les rendrait tôt ou tard les victimes de leur propre tyrannie, ou dans une anarchie qui bouleverserait tous les fondements de leur société, Mais s´ils cessaient un jour d´avoir des nègres pour esclaves et des rois éloignés pour maîtres, ce serait peut-être le peuple le plus étonnant qu´on eût vu briller sur la terre. L´esprit de liberté qu´ils puiseraient au berceau, les lumières et les talents qu´ils hériteraient de l´Europe, l´activité que leur donneraient de nombreux ennemis à repousser, de grandes populations à former, un riche commerce à fonder sur une immense culture, des États, des sociétés à créer, des maximes, des lois et des mœurs à établir sur la base éternelle de la raison ; tous ces ressorts feraient peut-être d´une race équivoque et mélangée la nation la plus florissante que la philosophie et l´humanité puissent désirer pour le bonheur de la terre, S´il arrive quelque heureuse révolution dans le monde, ce sera par l´Amérique. Après avoir été dévasté, ce monde nouveau doit fleurir à son tour, et peut-être commander à l´ancien. Il sera l´asile de nos peuples foulés par la politique ou chassés par la guerre. Les habitants sauvages s´y policeront, et les étrangers opprimés y deviendront libres. Mais il faut que ce changement soit préparé par des fermentations, des secousses, des malheurs même, et qu´une éducation laborieuse et pénible dispose les esprits à souffrir et à agir.

Jeunes créoles, venez vous exercer en Europe, y pratiquer ce que nous enseignons, y recueillir dans les restes précieux de nos antiques mœurs cette vigueur que nous avons perdue, y étudier notre faiblesse et puiser dans nos folies mêmes ces leçons de sagesse qui font éclore les grands événements. Laissez en Amérique vos nègres, dont la condition afflige nos regards, et dont le sang peut-être se mêle à tous les levains qui altèrent, corrompent et détruisent notre population. Fuyez une éducation de tyrannie, de mollesse et de vice que vous donne l´habitude de vivre avec des esclaves dont l´abrutissement ne vous inspire- -aucun des sentiments de grandeur et de vertu qui font naître Mi peuples célèbres. L´Amérique a versé toutes les sources de la corruption sur l´Europe. Pour achever sa vengeance, il faut qu´elle en tireitous les instruments de sa prospérité. Détruite par nos crimes, elle doit renaître par nos vices.

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Colonies anglaises


F.17-B
L´utilité était la mesure des choses échangées. On portait à ces peuples sauvages des choses auxquelles ils mettaient, avec raison, plus d´importance qu´à celles qu´ils offraient. Il ne faut accuser ni les uns d´ignorance, ni les autres de mauvaise foi. En quelque contrée de l´univers que vous alliez, vous y trouverez l´homme aussi fin que vous ; et il ne vous donnera jamais que ce´qu´il estime le moins pour ce qu´il estime le plus.

A ne consulter qu´une spéculation vague, on serait porté à penser que les insulaires ont été les premiers hommes policés, Rien n´emprisonne les hommes du continent ; ils peuvent en même temps aller chercher au loin leur subsistance, et s´éloigner des combats, Dans les îles, la guerre et les maux d´une société´trop resserrée devraient amener plus vite la nécessité des lois et des conventions. On voit cependant leurs mœurs et leur gouvernement formés plus tard et plus imparfaitement. C´est dans leur sein que sont nées cette foule d´institutions bizarres qui mettent des obstacles à la population : l´anthropophagie, la castration des mâles, l´infibulation des femelles, les mariages tardifs, la consécration de la virginité, l´estime du célibat, les châtiments exercés contre les filles qui se hâtaient d´être mères, les sacrifices humains, peut-être les jeûnes, les macérations, toutes les extravagances qui naîtraient dans les couvents, s´il y avait un monastère d´hommes et de femmes surabondant en moines, sans aucune possibilité d´émigration.

Lorsque ces hommes eurent découvert le moyen de s´échapper de l´enceinte étroite où des iauses physiques les avaient tenus renfermés pendant des siècles, ils portèrent leurs usages sur le continent où ils se sont perpétués d´âge en âge, et où encore aujourd´hui ils mettent quelquefois à la torture les philosophes qui en cherchent la raison. La surabondance de la population dans les îles fut celle de la lenteur de la civilisation dans leurs habitants, Il fallut y remédier continuellement par des moyens violents. Le lieu où,les membres d´une même famille sont contraints de s´exterminer les uns les autres, est le séjour de l´extrême barbarie, C´est le commerce des peuples entre eux qui diminue leur férocité, C´est leur séparation qui la fait durer. Les insulaires de nos jours n´ont pas entièrement perdu leur caractère primitif ; et peut-être qu´un observateur attentif en trouverait quelques vestiges dans la Grande-Bretagne même.

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Éloge funèbre d´Eliza Draper

Territoire d´Anjinga, tu n´es rien ; mais tu as donné naissance à Eliza. Un jour, ces entrepôts de commerce fondés par les Européens sur les côtes d´Asie ne subsisteront plus. L´herbe les couvrira, ou l´Indien vengé aura bâti sur leurs débris, avant que quelques siècles se soient écoulés. Mais, si mes écrits ont quelque durée, le nom d´Anjinga restera dans la mémoire des hommes. Ceux qui me liront, ceux que les vents pousseront vers ces rivages, diront : "C´est là que naquit Eliza Draper" ; et s´il est un Breton parmi eux, il se hâtera d´ajouter avec orgueil : "Et qu´elle y naquit de parents anglais." Qu´il me soit permis d´épancher ici ma douleur et mes larmes1 Eliza fut mon amie, Ô lecteur, qui que tu sois, pardonne-moi ce mouvement involontaire. Laisse-moi m´occuper d´Eliza. Si je t´ai quelquefois attendri sur les malheurs de l´espèce humaine, daigne aujourd´hui compatir à ma propre infortune. Je fus ton ami, sans te connaître ; sois un moment le mien. Ta douce pitié sera ma récompense.

Eliza finit sa carrière dans la patrie de ses pères, à l´âge de trente-trois ans. Une âme céleste se sépara d´un corps céleste. Vous qui visitez le lieu où reposent ses cendres sacrées, écrivez sur le marbre .qui les couvre : Telle année, tel mois, tel jour, à telle heure, Dieu retira son souffle à lui, et Eliza mourut.

Auteur original, son admirateur et son ami, ce fut Eliza qui t´inspira tes ouvrages, et qui t´en dicta les pages les plus touchantes. Heureux Sterne, tu n´es plus, et moi je suis resté. Je t´ai pleuré avec Eliza ; tu la pleurerais avec moi ; et si le ciel eût voulu que vous m´eussiez survécu tous les deux, tu m´aurais pleuré avec elle.

Les hommes disaient qu´aucune femme n´avait autant de grâces qu´Eliza. Les femmes le disaient aussi. Tous louaient sa candeur ; tous louaient sa sensibilité ; tous ambitionnaient l´honneur de la connaître. L´envie n´attaqua point un mérite qui s´ignorait.

Anjinga, c´est à l´influence de ton heureux climat qu´elle devait, sans doute, cet accord presque incompatible de volupté et de décence qui accompagnait toute sa personne et qui se mêlait à tous ses mouvements. Le statuaire qui aurait eu à représenter la Volupté, l´aurait prise pour modèle, Elle en aurait également servi à celui qui aurait eu à peindre la Pudeur. Cette âme inconnue dans nos contrées, le ciel sombre et nébuleux de l´Angleterre n´avait pu l´éteindre.

Quelque chose que fît Eliza, un charme invincible se répandait autour d´elle. Le désir, mais le désir timide la suivait en silence. Le seul homme honnête aurait osé l´aimer, mais n´aurait osé le lui dire.

Je cherche partout Eliza. Je rencontre, je saisis quelques-uns de ses traits, quelques-uns de ses agréments épars parmi les femmes les plus intéressantes. Mais qu´est devenue celle qui les réunissait ? Dieux qui. épuisâtes vos dons pour former une Eliza, ne la fîtes-vous que pour un moment, pour être un moment admirée et pour être toujours regrettée ?

Tous ceux qui ont vu Eliza la regrettent. Moi, je la pleurerai tout le temps qui me reste à vivre. Mais est-ce assez de la pleurer ? Ceux qui auront connu sa tendresse pour moi, la confiance qu´elle m´avait accordée, ne me diront-ils point : "Elle n´est plus, et tu vis ?". Elisa devait quitter sa patrie, ses parents, ses amis pour venir s´asseoir à côté de moi, et vivre parmi les miens. Quelle félicité je m´étais promise ! Quelle joie je me faisais de la voir recherchée des hommes de génie, chérie des femmes du goût le plus difficile ! Je me disais : "Eliza est jeune, et tu touches à ton dernier terme. C´est elle qui te fermera les yeux." Vaine espérance ! Ô renversement de toutes les probabilités humaines ! ma vieillesse a survécu à ses beaux jours. Il n´y a plus personne au monde pour moi. Le destin m´a condamné à vivre et à mourir seul.

Eliza avait l´esprit cultivé : mais cet art, on ne le sentait jamais. Il n´avait fait qu´embellir la nature ; il ne servait en elle qu´à faire durer le charme. A chaque moment elle plaisait plus ; à chaque moment elle intéressait davantage. C´est l´impression qu´elle avait faite aux Indes ; c´est l´impression qu´elle faisait en Europe. Eliza était donc très belle ? Non, elle n´était que belle : mais il n´y avait point de beauté qu´elle n´effaçât, parce qu´elle était la seule comme elle.

Eliza a écrit ; et les hommes de sa nation qui ont mis le plus d´élégance et de goût dans leurs ouvrages, n´auraient pas désavoué le petit nombre de pages qu´elle a laissées.

Lorsque je vis Eliza, j´éprouvai un sentiment qui m´était inconnu. Il était trop vif pour n´être que de l´amitié ; il était trop pur pour être de l´amour. Si c´eût été une passion, Eliza m´aurait plaint ; elle aurait essayé de me ramener à la raison, et j´aurais achevé de la perdre.

Eliza disait souvent qu´elle n´estimait personne autant que moi. A présent, je le puis croire.

Dans ses derniers moments, Eliza s´occupait de son ami ; et je ne puis tracer une ligne sans avoir sous les yeux le monument qu´elle m´a laissé. Que n´a-t-elle pu douer aussi ma plume de sa grâce et de sa vertu ? Il me semble du moins l´entendre : "Cette muse sévère qui te regarde, me dit-elle, c´est l´Histoire, dont la fonction auguste est de déterminer l´opinion de la postérité. Cette divinité volage qui plane sur le globe, c´est la Renommée, qui ne dédaigna pas de nous entretenir un moment de toi ; elle m´apporta tes ouvrages, et prépara notre liaison par l´estime. Vois ce phénix immortel parmi les flammes : c´est le symbole du génie qui ne meurt point. Que ces emblèmes i´exhortent sans cesse à te montrer le défenseur DE L´HUMANITÉ, DE LA VÉRITÉ, DE LA LIBERTÉ." Du haut des cieux, ta première et dernière patrie, Eliza, reçois mon serment. JE JURE DE NE PAS ÉCRIRE UNE LIGNE Où L´ON NE PUISSE RECONNAÎTRE TON AMI,

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Révolutions de l´Amérique anglaise

F213D
L´homme, jeté comme au hasard sur ce globe ; environné de tous les maux de la nature ; obligé sans cesse de défendre et de protéger sa vie contre les orages et les tempêtes de l´air, contre les inondations des eaux, contre les feux et les incendies des volcans, contre l´intempérie des zones ou brûlantes ou glacées, contre la stérilité de la terre qui lui refuse des aliments, ou sa malheureuse fécondité qui fait germer sous ses pas des poisons ; enfin, contre les dents des bêtes féroces qui lui disputent son séjour et sa proie, et le combattant lui-même, semblent vouloir se rendre les dominatrices de ce globe dont il croit être le maître : l´homme dans cet état, seul et abandonné à lui-même, ne pouvait rien pour sa conservation. Il a donc fallu qu´il se réunît et s´associât avec ses semblables, pour mettre en commun leur force et leur intelligence. C´est par cette réunion qu´il a triomphé de tant de maux, qu´il a façonné ce globe à son usage, contenu les fleuves, asservi les mers, assuré sa subsistance, conquis une partie des animaux en les obligeant de le servir, et repoussé les autres loin de son empire, au fond des déserts ou des bois, où leur nombre diminue de siècle en siècle. Ce qu´un homme seul n´aurait pu, les hommes l´ont exécuté de concert, et tous ensemble ils conservent leur ouvrage. Telle est l´origine, tels sont l´avantage et le but de la société.

Le gouvernement doit sa naissance à la nécessité de prévenir et de réprimer les injures que les associés avaient à craindre les uns de la part des autres. C´est la sentinelle qui veille pour empêcher que les travaux communs ne soient troublés.

Ainsi la société est née des besoins des hommes, le gouvernement. est né de leurs vices. La société tend toujours au bien ; le gouvernement doit toujours tendre à réprimer le mal. La société est la première, elle est dans son origine indépendante et libre ; le gouvernement a été institué pour elle et n´est que son instrument. C´est à l´une à commander, c´est à l´autre à la servir. La société a créé la force publique ; le gouvernement qui l´a reçue d´elle, doit la consacrer tout entière à son usage. Enfin, la société est essentiellement bonne ; le gouvemement, comme on le sait, peut être et n´est que trop souvent mauvait.

On S dit que nous étions tous nés égaux : cela n´est pas. Que nous avions tous les mêmes droits : j´ignore ce que c´est que des droits, où il y a inégalité de talents ou de force, et nulle garantie, nulle sanction.

Que la nature nous offrait à tous une même demeure et les mêmes ressources : cela n´est pas. Que nous étions doués indistinctement des mêmes moyens de défense : cela n´est pas ; et je ne sais pas en quel sens il peut être vrai que nous jouissons des. mêmes qualités d´esprit et de corps.

Il y a entre les hommes une inégalité originelle à laquelle rien ne peut remédier. Il faut qu´elle dure éternellement ; et tout ce qu´on peut obtenir de la meilleure législation, ce n´est pas de la détruire ; c´est d´en empêcher les abus.

Mais en partageant ses enfants en marâtre, en créant des enfants débiles et des enfants forts, la nature n´a-t-elle pas formé elle-même le germe de la tyrannie ? Je ne crois pas qu´on puisse le nier, surtout si l´on remonte à un temps antérieur à toute législation, temps où l´on verra l´homme aussi passionné, aussi déraisonnable que la brute.

Que les fondateurs des nations, que les législateurs se sont-ils donc proposé ? D´obvier à tous les désastres de ce germe développé, par une sorte d´égalité artificielle, qui soumît sans exception les membres d´une société à une seule autorité impartiale. C´est un glaive qui se promène indistinctement sur toutes les têtes : mais ce glaive était idéal. Il fallait une main, un être physique qui le tînt.

Qu´en est-il résulté ? C´est que l´histoire de l´homme civilisé n´est que l´histoire de sa misère. Toutes les pages en sont teintes de sang, les unes du sang des oppresseurs, les autres du sang des opprimés.

Sous ce point de vue, l´homme se montre plus méchant et plus malheureux que l´animal. Les différentes espèces d´animaux subsistent aux dépens les unes des autres : mais les sociétés des hommes n´ont pas cessé de s´attaquer. Dans une même société, il n´y a aucune condition qui ne dévore et qui ne soit dévorée, quelles qu´aient été ou que soient les formes du gouvernement ou d´égalité artificielle qu´on ait opposées à l´inégalité primitive ou naturelle.

Mais ces formes de gouvernement, du choix et du choix libre des premiers aïeux, quelque sanction qu´elles puissent avoir reçue, ou du serment, ou du concert unanime, ou de leur permanence, sont-elles obligatoires pour leurs descendants ? Il n´en est rien; et il est impossible que vous Anglais, qui avez subi successivement tant de révolutions différentes dans votre constitution politique, ballottés de la monarchie à la tyrannie, de la tyrannie à l´aristocratie, de l´aristocratie à la .démocratie, de la démocratie à l´anarchie, il est impossible que vous puissiez, sans vous accuser de rébellion et de parjure, penser autrement que moi.

Nous examinons les choses en philosophes ; et l´on sait bien que ce ne sont pas nos spéculations qui amènent les troubles civils. Point de sujets plus patients que nous. Je vais donc suivre mon objet, sans en redouter les suites, Si les peuples sont heureux sous la forme de leur gouvernement, ils le garderont. S´ils sont malheureux, ce ne seront ni vos opinions, ni les miennes, ce sera l´impossibilité de souffrir davantage et plus longtemps qui les déterminera à la changer, mouvement salutaire que l´oppresseur appellera révolte, bien qu´il ne soit que l´exercice légitime d´un droit inaliénable et naturel de l´homme qu´on opprime, et même de l´homme qu´on n´opprime pas.

On veut, on choisit pour soi. On ne saurait vouloir ni choisir pour un autre ; et il serait insensé de vouloir, de choisir pour celui qui n´est pas encore né, pour celui qui est à des siècles de son existence. Point d´individu qui, mécontent de la forme du gouvernement de son pays, n´en puisse aller chercher ailleurs une meilleure. Point de société qui n´ait à changer la sienne, la même liberté qu´eurent ses ancêtres à l´adopter. Sur ce point, les sociétés en sont comme au premier moment de leur civilisation, sans quoi il y aurait un grand mal ; que dis-je, le plus grand des maux serait sans remède. Des millions d´hommes auraient été condamnés à un malheur sans fin. Concluez donc avec moi ; Qu´il n´est nulle forme de gouvernement dont la prérogative soit d´être immuable.

Nulle autorité politique qui, créée hier ou il y a mille ans, ne puisse être abrogée dans dix ans ou demain.

Nulle puissance, si respectable, si sacrée qu´elle soit, autorisée à regarder l´État comme sa propriété.

Quiconque pense autrement est un esclave. C´est un idolâtre de l´œuvre de ses mains.

Quiconque pense autrement est un insensé, qui se dévoue à une misère dterwelle, qui y dévoue sa famille, ses enfants, les enfants de ses,enfants, en accordant à ses ancêtres le droit de stipuler pour lui lorsqu´il n´était pas, et en s´arrogeant le droit de stipuler pour ses neveux qui ne sont pas encore, Toute autorité dans ce monde a commencé ou par le consentement des sujets, ou par la force du maître. Dans l´un et l´autre cas, elle peut finir légitimement, Rien ne prescrit pour la tyrannie contre la liberté. .

La vérité de ces principes est d´autant plus essentielle que, par sa nature, toute ;puissance tend au despotisme, chez la nation même la plus ombrageuse, chez vous Anglais, oui chez vous.

J´ai entendu dire à un whig, fanatique peut-être - mais il échappe quelquefois aux insensés des paroles d´un grand sens -, je lui ai entendu dire que tant qu´on ne mènerait pas à Tyburn un mauvais souverain, ou du moins un mauvais ministre, avec aussi peu de formalités, d´appareil, de tumulte et de surprise qu´on y conduit le plus obscur dês malfaiteurs, la nation n´aurait de ses droits, ni la juste idée, ni la pleine jouissance qui convenait à un peuple qui osait se croire ou s´appeler libre ; et cependant une administration de votre aveu même ignorante, corrompue, audacieuse vous précipite impérieusement et impunément dans les abîmes les plus profonds.

La quantité de vos espèces circulantes est peu considérable. Vous êtes accablés de papiers. Vous en avez sous toutes sortes de dénominations. Tout l´or de l´Europe, ramassé dans votre trésor, suffirait à peine à l´acquit de votre dette nationale. On ne sait par quel incroyable prestige cette monnaie, fictive, se soutient. L´événement le plus frivole peut du soir au matin la jeter dans le décri. Il ne faut qu´une alarme pour amener une banqueroute subite. Les suites affreuses qu´aurait ce manque de foi sont au-dessus de notre imagination. Et voilà l´instant qu´on vous désigne pour vous faire déclarer à vos colonies, c´est-à-dire pour vous susciter à vous-mêmes une guerre injuste, insensée, ruineuse.

Que deviendrez-vous, lorsqu´une branche importante de votre commerce sera détruite ; lorsque vous aurez perdu un tiers de vos possessions ; lorsque vous aurez massacré un ou deux millions de vos compatriotes ; lorsque vos forces seront épuisées, vos marchands ruinés, vos manufacturiers réduits à mourir de faim ; lorsque votre dette sera augmentée et votre revenu diminué ? Prenez-y garde, le sang des Américains retombera tôt ou tard sur vos têtes. Son effusion sera vengée par vos propres mains ; et vous touchez au moment.

- Mais, dites-vous, ce sont des rebelles. - Des rebelles1 et pourquoi ? parce qu´ils ne veulent pas être vos esclaves. Un peuple soumis à la volonté d´un autre peuple qui peut disposer à son gré de son gouvernement, de ses lois, de son commerce ; l´imposer comme il lui plaît ; limiter son industrie et l´enchaîner par des prohibitions arbitraires, est serf, oui il est serf ; et sa servitude est pire que celle qu´il subirait sous un tyran. On se délivre de l´oppression d´un tyran ou par l´expulsion ou par la mort. Vous avez fait l´un et l´autre. Mais une nation, on ne la tue point, on ne la chasse point. On ne peut attendre la liberté que d´une rupture, dont la suite est la ruine de l´une ou l´autre nation, et quelquefois de toutes les deux. Le tyran est un monstre à une seule tête, qu´on peut abattre d´un seul coup. La nation despote est un hydre à mille têtes qui ne peuvent être coupées que par mille glaives levés à la fois. Le crime de l´oppression exercée par un tyran rassemble toute l´indignation sur lui seul. Le même crime commis par une nombreuse société en disperse l´horreur et la honte sur une multitude qui ne rougit jamais. C´est le forfait de tous, ce n´est le forfait de personne ; et le sentiment du désespoir égaré ne sait où se porter.

- Mais ce sont nos sujets. - Vos sujets ! pas plus que les habitants de la province de Galles ne sont les sujets du comté de Lancastre. L´autorité d´une nation sur une autre ne peut être fondée que sur la conquête, le consentement général, ou des conditions proposées et acceptées. La conquête ne lie pas plus que le vol. Le consentement des àieux ne peut obliger les descendants ; et il n´y a point de condition qui ne soit exclusive du sacrifice de la liberté. La liberté ne s´échange pour rien, parce que rien n´est d´un prix qui lui soit comparable. C´est le discours que vous avez tenu à vos tyrans, et nous vous le tenons pour vos colons.

- La terre qu´ils occupent est la nôtre. - La vôtre ! c´est ainsi que vous l´appelez, parce que vous l´avez envahie. Mais soit. La charte de concession ne vous oblige-t-elle pas à traiter les Américains en compatriotes ? Le faites-vous ? Mais il s´agit bien ici de concessions .de chartes, qui accordent ce dont on n´est pas le maître, ce qu´en conséquence on n´a pas le droit d´accorder à une poignée d´hommes faibles et forcés par les circonstances de recevoir en gratification ce qui leur appartient de droit naturel. Et puis les neveux qui vivent aujourd´hui ont-ils été appelés à un pacte signé par leurs ancêtres ?

Ou confessez la vérité de ce principe, ou rappelez les descendants de Jacques. Quel droit avez-vous eu de le chasser que nous n´ayons de nous séparer de vous, vous disent les Américains, et qu´avez-vous à leur répondre ?

- Ce sont des ingrats, nous sommes leurs fondateurs ; nous avons été leurs défenseurs ; nous nous sommes endettés pour eux. - Dites pour vous autant et plus que pour eux. Si vous avez pris leur défense, c´est comme vous auriez pris celle du sultan de Constantinople, si votre ambition ou votre intérêt l´eussent exigé. Mais ne se sont-ils pas acquittés en vous livrant leurs productions ; en recevant exclusivement vos marchandises au prix exorbitant qu´il vous a plu d´y mettre ; en s´assujettissant aux prohibitions qui gênaient leur industrie, aux restrictions dont vous avez grevé leurs propriétés ? Ne vous ont-ils pas secourus ? Ne se sont-ils pas endettés pour vous ? N´ont-ils pas pris les armes et combattu pour vous ? Lorsque vous leur avez adressé vos demandes comme il convient d´en user avec des hommes libres, n´y pnt-ils pas accédé ? Quand en avez-vous éprouvé des refus, si ce n´est lorsque leur appuyant la bàionnette sur la poitrine, vous leur avez dit : "Vos trésors ou la vie ; mourez ou soyez mes esclaves." Quoi ! parce que vous avez été bienfaisants, vous avez le droit d´être oppresseurs ? Quoi ! les nations aussi se feront-elles de la reconnaissance un titre barbare pour avilir et fouler aux pieds ceux qui ont eu le malheur de recevoir leurs bienfaits ? Ah ! les particuliers peut-être, quoique ce ne soit point un devoir, peuvent dans des bienfaiteurs supporter des tyrans. Pour eux, il est beau, il est magnanime. sans doute de consentir à être malheureux pour n´être point ingrats. Mais la morale des nations est différente. Le bonheur public est la première loi comme le premier devoir. La première obligation de ces grands corps est avec eux-mêmes. Ils doivent avant tout liberté et justice aux individus qui les composent. Chaque enfant qui naît dans l´État, chaque nouveau citoyen qui vient respirer l´air de la patrie qu´il s´est faite, ou que lui a donnée la nature, a droit au plus grand bonheur dont il puisse jouir . Toute obligation qui ne peut se concilier avec celle-là est rompue. Toute réclamation contraire est un attentat à ses droits. Et que lui importe qu´on ait obligé ses ancêtres, s´il est destiné lui-même à être victime ? De quel droit peuton exiger qu´il paie cette dette usuraire de bienfaits qu´il n´a pas même éprouvés ? Non, non. Vouloir s´armer d´un pareil titre contre une nation entière et sa postérité, c´est renverser toutes les idées d´ordre et de politique ; c´est trahir toutes les lois de la morale en invoquant son nom. Que n´avez-vous pas fait pour Hanovre? Commandez-vous à Hanovre ? Toutes les républiques de la Grèce furent liées par des services réciproques : aucune exigea-t-elle en reconnaissance le droit de disposer de l´administration de la république obligée ?

- Notre honneur est engagé. - Dites celui de vos mauvais administrateurs, et non le vôtre. En quoi consiste le véritable honneur de celui qui s´est trompé ? Est-ce à persister dans son erreur ou à la reconnaître? Celui qui revient au sentiment de la justice a-t-il à rougir ? Anglais, vous vous êtes trop hâtés. Que n´attendiez-vous que la richesse eût corrompu les Américains, comme vous l´êtes ? Alors, ils n´auraient pas fait plus de cas de leur liberté que vous de la vôtre. Alors, subjugués par l´opulence, vos armes seraient devenues inutiles. Mais quel instant avez-vous pris pour les attaquer ? Celui où ce qu´ils avaient à perdre, la liberté, ne pouvait être balancé par ce qu´ils avaient à conserver.

- Mais plus tard ils seraient devenus plus nombreux. - J´en conviens. Qu´avez-vous donc tenté ? L´asservissement d´un peuple que le temps affranchira malgré vous. Dans vingt, dans trente ans, le souvenir de vos atrocités sera récent, et le fruit vous en sera ravi.

Alors, il ne vous restera que la honte et le remords. Il est un décret de la nature que vous ne changerez pas : c´est que les grandes masses donnent la loi aux petites. Mais, répondez-moi, si alors les Américains entreprenaient sur la Grande-Bretagne ce que vous avez entrepris aujourd´hui sur eux, que diriez-vous ? Précisément ce qu´ils vous disent en ce moment. Pourquoi des motifs qui vous touchent peu dans leur bouche, vous paraîtraient-ils plus solides dans la vôtre ?

- lls ne veulent ni obéir à notre parlement, ni adopter nos constitutions. - Les ont-ils faites ? Peuvent-ils les changer ?

- Nous y obéissons bien, sans avoir eu dans le passé, et sans avoir pour le présent aucune influence sur elles. - C´est-à-dire que vous êtes des esclaves, et que vous ne pouvez pas souffrir des hommes libres. Cependant ne confondez point la position des Américains avec la vôtre. Vous avez des représentants, et ils n´en ont point. Vous avez des voix qui parlent pour vous, et personne ne stipule pour eux. Si les voix sont achetées et vendues, c´est une excellente raison pour qu´ils dédaignent ce frivole avantage.

- Ils veulent être indépendants de nous. - Ne l´êtes-vous pas d´eux ?

- Jamais ils ne pourront se soutenir sans nous. - Si cela est, demeurez tranquilles, La nécessité vous les ramènera.

- Et si nous ne pouvions subsister sans eux ? - Ce serait un grand malheur : mais les égorger pour vous en tirer, c´est un singulier expédient.

- C´est pour leur intérêt, c´est pour leur bien que nous sévissons contre eux, comme on sévit contre des enfants insensés. - Leur intérêt ! leur bien ! Et qui vous a constitués juges de ces deux objets qui les touchent de si près et qu´ils doivent connaître mieux que vous ? S´il arrivait qu´un citoyen s´introduisît de vive force dans la maison d´un autre, par la raison qu´il est lui homme de beaucoup de sens, et que personne n´est plus en état de maintenir le bon ordre et la paix chez son voisin, ne serait-on pas en droit de le prier de se retirer et de se mêler de ses propres affaires ? Et si les affaires de cet officieux hypocrite étaient très mal rangées ? Si ce n´était qu´un ambitieux qui sous prétexte de régir voulût usurper ? S´il ne cachait sous le masque de la bienveillance que des vues pleines d´injustice, telles, par exemple, que de se tirer de presse aux dépens de son concitoyen ?

Nous sommes la mère patrie. - Quoi ! toujours les noms les plus saints pour servir de voile à l´ambition et à l´intérêt ! La mère patrie ! Remplissez-en donc les devoirs. Au reste, la colonie est formée de différentes nations, entre lesquelles les unes vous accorderont, les autres vous refuseront ce titre ; et toutes vous diront à la fois : "Il y a un temps où l´autorité des pères et des mères sur leurs enfants cesse ; et ce temps est celui où les enfants peuvent se pourvoir par eqx-mêmes. Quel terme avez-vous fixé à notre émancipation ? Soyez de bonne foi, et vous avouerez que vous vous étiez promis de nous tenir sous une tutelle qui n´aurait pas de fin. Si du moins cette tutelle ne se changeait pas pour nous en une contrainte insupportable ; si notre avantage n´était pas sans cesse sacrifié au vôtre ; si nous n´avions pas à souffrir une foule d´oppressions de détail de la part des gouverneurs, des juges, des gens de finance, des gens de guerre que vous nous envoyez ; si la plupart en arrivant dans nos climats, ne nous apportaient pas des caractères avilis, des fortunes ruinées, des mains avides et l´insolence de tyrans subalternes, qui, fatigués dans leur patrie d´obéir à des lois, viennent se dédommager dans un nouveau monde, en y exerçant une puissance trop souvent arbitraire.

Vous êtes la mère patrie ; mais loin d´encourager nos progrès, vous les redoutez, vous enchaînez nos bras, vous étouffez nos forces naissantes. La nature, en nous favorisant, trompe vos vœux secrets ; ou plutôt, vous voudriez que nous restassions dans une éternelle enfance pour tout ce qui peut nous être utile, et que cependant nous fussions des esclaves robustes pour vous servir et fournir sans cesse à votre avidité de nouvelles sources de richesses. Est-ce donc là une mère ? est-ce une patrie ? Ah, dans les forêts qui nous environnent, la nature a donné un instinct plus doux à la bête féroce qui, devenue mère, ne dévore pas du moins ceux qu´elle a fait naître.

- En souscrivant à toutes leurs prétentions, bientôt ils seraient plus heureux que nous. - Et pourquoi non ? Si vous êtes corrompus, faut-il qu´ils se corrompent ? Si vous penchez vers l´esclavage, faut-il aussi qu´ils vous imitent ? S´ils vous avaient pour maîtres, pourquoi ne conféreriez-vous pas la propriété de leur contrée à une autre puissance, à votre souverain ? Pourquoi ne le rendriez-vous pas leur despote, comme vous l´avez déclaré par un acte solennel despote du Canada ? Faudrait-il alors qu´ils ratifiassent cette extravagante concession ? Et quand ils l´auraient ratifiée, faudrait-il qu´ils obéissent au souverain que vous leur auriez donné, et qu´ils prissent les armes contre vous s´il l´ordonnait ? Le roi d´Angleterre a le pouvoir négatif, On n´y saurait publier une loi sans son consentement. Ce pouvoir dont vous éprouvez chaque jour l´inconvénient, pourquoi les Américains le lui accorderaient-ils chez eux ? Serait-ce pour l´en dépouiller un jour, les armes à la main, comme il vous arrivera, si votre gouvernement se perfectionne? Quel avantage trouvez-vous à les assujettir à une constitution vicieuse ?

- Vicieuse ou non, cette constitution, nous l´avons ; et elle doit être généralement reconnue et acceptée par tout ce qui porte le nom anglais : sans quoi chacune de nos provinces se gouvernant à sa manière, ayant ses lois et prétendant à l´indépendance, nous cessons de former un corps national, et nous ne sommes plus qu´un amas de petites républiques isolées, divisées, sans cesse soulevées les unes contre les autres, et faciles à envahir par un ennemi commun. Le Philippe ´ adroit et puissant, capable de tenter cette entreprise, nous l´avons à notre porte.

- S´il est à votre porte, il est loin des Américains. Un privilège qui peut avoir quelque inconvénient pour vous, n´en est pas moins un privilège. Mais séparées de la Grande-Bretagne par des mers immenses, que vous importe que vos colonies acceptent ou rejettent vos constitutions ? Qu´est-ce que cela fait pour ou contre votre force, pour ou contre votre sécurité ? Cette unité, dont vous exagérez les avantages, n´est encore qu´un vain prétexte. Vous leur objectez vos lois lorsqu´ils en sont vexés ; vous les foulez aux pieds lorsqu´elles réclament en leur faveur. Vous vous taxez vous-mêmes, et vous voulez les taxer.

Lorsqu´on porte la moindre atteinte à ce privilège, vous poussez des cris de fureur, vous prenez les armes, vous êtes prêts à vous faire .égorger ; et vous portez le poignard sur la gorge de votre concitoyen pour le contraindre à y renoncer, Vos ports sont ouverts à toutes les nations, et vous leur fermez les ports de vos colons. Vos marchandises se rendent partout où il vous plût, et les leurs sont forcées de passer chez vous, Vous manufacturez, et vous ne voulez pas qu´ils manufacturent, Ils ont des peaux, ils ont des fers ; et ces peaux, ces fers, il faut qu´ils vous les livrent bruts. Ce que vous acquérez à bas prix, il faut qu´ils l´achètent de vous au prix qu´y met votre rapacité. Vous les immolez à vos commerçants ; et parce que votre Compagnie des Indes périclitait, il fallait que les Américains réparassent ses pertes. Et vous les appelez vos concitoyens ; et c´est ainsi que vous les invitezà recevoir votre constitution. Allez, allez. Cette unité, cette ligue qui vous semble si nécessaire n´est que celle des animaux imbéciles de la fable, entre lesquels vous vous êtes réservé le rôle du lion

Peut-être ne vous êtes-vous laissé entr#ner à remplir de sang et des ravages le Nouveau Monde que par un faux point d´honneur. Nous aimons à nous persuader que tant de forfaits n´ont pas été les conséquences d´un projet froidement concerté. On vous avait dit que les Américains n´étaient qu´un vil troupeau de lâches que la moindre menace amènerait tremblants et consternés à tout ce qu´il vous plairait d´exiger. A la place des hommes pusillanimes qu´on vous avait peints et promis, vous rencontrez de braves gens, de véritables Anglais, des conçitoyens dignes de vous. Était-ce une raison de vous irriter ? Quoi ¡ vos aïeux ont admiré le Batave secouant le joug espagnol ; et ce joug, vous seriez étonnés, vous leurs descendants, que vos compatriotes, vos frères, ceux qui sentaient votre sang circuler dans leurs veines, eussent préféré d´en arroser la terre et de mourir plutôt que de vivre esclaves ? Un étranger, sur lequel vous eussiez formé les mêmes .prétentions, vous aurait désarmés, si, vous montrant sa poitrine nue, il vous eût dit : "Enfonce le poignard ou laisse-moi libre" ; et vous égorgez votre frère ; et vous l´égorgez sans remords parce qu´il est votre frère ! Anglais ! quoi de plus ignominieux que la férocité de l´homme, fier de sa liberté et attentant à la .liberté d´autrui. Voulezvous que nous croyions que le plus grand ennemi de la liberté, c´est l´homme libre ? Hélas ! nous n´y sommes que trop disposés. Ennemis des rois, vous en avez la morgue, Ennemis de la prérogative royale, vous la portez partout. Partout vous vous montrez des tyrans, Eh bien, tyrans des nations et de vos colonies, si vous êtes les plus forts, c´est que le ciel aura fermé l´oreille aux vœux qui s´élèvent de toutes les contrées de la terre.

Puisque les mers n´ont pas englouti vos fiers satellites, dites-moi ce qu´ils deviendront s´il s´élève dans le Nouveau Monde un homme éloquent qui promette le salut éternel à ceux qui périront les armes à la main martyrs de la liberté. Américains ! qu´on voie incessamment vos prêtres dans leurs chaires, les mains chargées de couronnes, et vous montrant les cieux ouverts. Prêtres du Nouveau Monde, il en est temps ; expiez l´ancien fanatisme qui a désolé et ravagé l´Amérique, par un fanatisme plus heureux, né de la politique et de la liberté. Non, vous ne tromperez pas vos concitoyens. Dieu, qui est le principe de la justice et de l´ordre, hait les tyrans. Dieu a imprimé au cœur de l´homme cet amour sacré de la liberté ; il ne veut pas que la servitude avilisse et défigure son plus bel ouvrage. Si l´apothéose est due à l´homme, c´est à celui sans doute qui combat et meurt pour son pays. Mettez son image dans vos temples, approchez-la des autels. Ce sera la culte de la patrie. Formez un calendrier politique et religieux, où chaque jour soit marqué par le nom de quelqu´un de ces héros qui aura versé son sang pour vous rendre libres. Votre postérité les lira un jour avec un saint respect ; elle dira : "Voilà ceux qui ont affranchi la moitié d´un monde, et qui, travaillant à notre bonheur quand nous n´étions pas encore, ont empêché qu´à notre naissance .nous entendissions les chaînes retentir sur notre berceau."


F216D
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Peuples de l´Amérique septentrionale, que l´exemple de toutes les nations qui vous ont précédés, et surtout que celui de la mère patrie vous instruise. Craignez l´affluence de l´or qui apporte avec le luxe la corruption des mœurs, le mépris des lois ; craignez une trop inégale répartition des richesses qui montre un petit nombre de citoyens opulents et une multitude de citoyens dans la misère ; d´où naît l´insolence des uns et l´avilissement des autres. Garantissez-vous de l´esprit de conquête. La tranquillité de l´empire diminue à mesure qu´il s´étend. Ayez des armes pour vous défendre ; n´en ayez pas pour attaquer. Cherchez l´aisance et la santé dans le travail ; la prospérité dans la culture des terres et les ateliers de l´industrie ; la force dans les bonnes mœurs et dans la venu. Faites prospérer les sciences et les arts qui distinguent l´homme policé de l´homme sauvage, Surtout veillez à l´éducation de vos enfants. C´est des écoles publiques, n´en doutez pas, que sortent les magistrats éclairés, les militaires instruits et courageux, les bons pères, les bons maris, les bons frères, les bons amis, les hommes de bien. Partout où l´on voit la jeunesse se dépraver, la nation est sur son déclin. Que la liberté ait une base inébranlable dans la sagesse de vos constitutions, et qu´elle soit l´indestructible ciment qui lie vos provinces entre elles, N´établissez aucune préférence Mgale entre les cultes. La superstition est innocente partout où elle n´est ni protégée, ni persécutée ; et que votre durée soit, s´il se peut, égale à celle du monde, Puisse ce vœu s´accomplir, et consoler la génération expirante par l´espoir d´une meilleure !

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Colonies espagnoles

F.52-B
Le Mexique.
On ignore jusqu´à l´époque de la fondation de l´empire. A la vérité, les historiens castillans nous disent qu´avant le dixième siècle ce vaste espace n´était habité que par des hordes errantes et tout à fait sauvages. Ils nous disent que vers cette époque, des tribus venues du nord et du nord-ouest occupèrent quelques parties du territoire et y portèrent des mœurs plus douces, Ils nous disent que trois cents ans après, un peuple encore plus avancé dans la civilisation et sorti du voisinage de la Californie s´établit sur les bords des lacs et y bâtit Mexico. Ils nous disent que cette dernière nation, si supérieure aux autres, n´eut,durant une assez longue période que des chefs plus ou moins habiles, qu´elle élevait, qu´elle destituait selon qu´elle le jugeait convenable à ses intérêts. Ils nous disent que l´autorité, jusqu´alors partagée et révocable, fut concentrée dans une seule main et devint inamovible cent trente ou cent quatrevingt-dix-sept ans avant l´arrivée des Espagnols. Ils nous disent que les neuf monarques qui portèrent successivement la couronne, donnèrent au domaine de l´État une extension qu´il n´avait pas eue sous l´ancien gouvernement. Mais quelle foi peut-on raisonnablement accorder à des annales confuses, contradictoires et remplies des plus absurdes fables qu´on ait jamais exposées à la crédulité humaine ? Pour croire qu´une société dont la domination était si étendue, dont les institutions étaient si multipliées, dont le rit était si régulier, avait une origine aussi moderne qu´on l´a publié, il faudrait d´autres témoignages que ceux des féroces soldats qui n´avaient ni le talent ni la volonté de rien examiner ; il faudrait d´autres garants que des prêtres fanatiques qui ne songeaient qu´à élever leur culte sur la ruine des superstitions qu´ils trouvaient établies, Que saurait-on de la Chine, si les Portugais avaient pu l´incendier, la bouleverser ou la détruire comme le Brésil ? Parlerait-on auj ourd´hui de l´antiquité de ses livres, de ses lois et de ses mœurs ? Quand on aura laissé pénétrer au Mexique quelques philosophes pour y déterrer, pour y déchiffrer les ruines de son histoire, que ces savants ne seront ni des moines, ni des Espagnols, mais des Anglais, des Français qui auront toute la liberté, tous les moyens de découvrir la vérité, peut-être alors la saura-t-on, si la barbarie n´a pas détruit tous les monuments qui pouvaient en marquer la trace.

Ces recherches ne pourraient pas cependant conduire à une connaissance exacte de l´ancienne population de l´empire. Elle était immense, disent les conquérants. Des habitants couvraient les campagnes ; les citoyens fourmillaient dans les villes ; les armées étaient très nombreuses. Stupides relateurs, n´est-ce pas vous qui nous assurez que c´était un État naissant ; que des guerres opiniâtres l´agitaient sans cesse ; qu´on massacrait sur le champ de bataille ou qu´on sacrifiait aux dieux dans les temples tous les prisonniers ; qu´à la mort de chaque empereur, de chaque cacique, de chaque grand, un nombre de victimes proportionné à leur dignité était immolé sur leur tombe ; qu´un goût dépravé faisait généralement négliger les femmes ; que les mères nourrissaient de leur propre lait leurs enfants durant quatre ou cinq années, et cessaient de bonne heure d´être fécondes ; que les peuples gémissaient partout et sans relâche sous les vexations du fisc ; que des eaux corrompues, que de vastes forêts couvraient les provinces ; que les aventuriers espagnols eurent plus à souffrir de la disette que de la longueur des marches, que des traits de l´ennemi ?

Comment concilier des faits, certifiés par tant de témoins, avec cette excessive population si solennellement attestée dans vos. orgueilleuses annales ? Avant que la saine philosophie eût fixé un regard attentif sur vos étranges contradictions, lorsque la haine qu´on vous portait faisait ajouter une foi entière à vos folles exagérations, l´univers, qui ne voyait plus qu´un désert dans le Mexique, était convaincu que vous aviez précipité au tombeau des générations innombrables. Sans doute, vos farouches soldats se souillèrent trop souvent d´un sang innocent ; sans doute, vos fanatiques missionnaires ne s´opposèrent pas à ces barbaries comme ils le devaient ; sans doute, une tyrannie inquiète, une avarice insatiable enlevèrent à cette infortunée partie du Nouveau Monde beaucoup de ses faibles enfants : mais vos cruautés furent moindres que les historiens de vos ravages n´ont autorisé les nations à le penser.

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Cortès fut despote et cruel, Ses succès sont flétris par l´injustice de ses projets. C´est un assassin couvert de sang innocent : mais ses vices sont de son temps ou de sa nation, et ses vertus sont à lui. Placez cet homme chez les peuples anciens. Donnez-lui une autre patrie, une autre éducation, un autre esprit, d´autres mœurs, une autre religion. Mettez-le à la tête de la flotte qui s´avança contre Xerxès. Comtez-le parmi les Spartiates qui se présentèrent au détroit des Thermopyles, ou supposez-le parmi ces généreux Bataves qui s´affranchirent de la tyrannie de ses compatriotes, et Cortès sera un grand homme. Ses qualités seront héroïques, sa mémoire sera sans reproche. César né dans le quinzième siècle et général au Mexique eût été plus méchant que Cortès. Pour excuser les fautes qui lui ont été reprochées, il faut se demander à soi-même ce qu´on peut attendre de mieux d´un homme qui fait les premiers pas dans des régions inconnues et qui est pressé de pourvoir à sa sûreté. Il serait bien injuste de le confondre avec le fondateur paisible qui connaît la contrée et qui dispose à son gré des moyens, de l´espace et du temps.

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Sur les asiles

F.54.D Le mot asile, pris dans toute son étendue, pourrait signifier tout lieu, tout .privilège, toute distinction qui garantit un coupable de l´exercice impartial de la justice. Car qu´est-ce qu´un titre qui affaiblit ou suspend l´autorité de la loi ? un asile. Qu´est-ce que la prison qui dérobe le criminel à la prison commune de tous les malfaiteurs ? un asile. Qu´est-ce qu´une retraite où le créancier ne peut aller saisir le dé$iteur frauduleux ? un asile. Qu´est-ce que l´enceinte où l´on peut exercer sans titre toutes les fonctions de la société, et cela dans une éontrée où le reste des citoyens n´en obtient le droit qu´à prix d´argent ? un asile. Qu´est-ce qu´un tribunal auquel on peut appeler d´une sentence définitive prononcée par un autre tribunal censé le dernier de la loi ? un asile. Qu´est-ce qu´un privilège exclusif, pour quelque motif qu´il ait été sollicité et obtenu ? un asile. Dans un empiré où les citoyens partageant inégalement les avantages de la société- n´en partagent pas les fardeaux proportionnellement à ces avantages, qu´est-ce que les diverses distinctions qui soulagent les uns aux dépens des autres ? des asiles.

On connaît l´asile du tyran, l´asile du prêtre, l´asile du ministre, l´asile du noble, l´asile du traitant, l´asile du commerçant. Je nommerais presque toutes les conditions de la société. Quelle est en effet celle qui n´a pas un abri en faveur d´un certain nombre de malversations qu´elle peut commettre avec impunité ?

Cependant les plus dangereux des asiles ne sont pas ceux où l´on se sauve, mais ceux que l´on porte avec soi, qui suivent le coupable et qui l´entourent, qui lui servent de bouclier et qui forment entre lui et moi une enceinte au centre de laquelle il est placé, et d´où il peut m´insulter sans que le châtiment puisse l´atteindre. Tels sont l´habit et le caractère ecclésiastique. L´un et l´autre étaient autrefois une sorte d´asile où l´impunité des forfaits les plus criants était presque assurée. Ce privilège est-il bien éteint ? J´ai vu souvent conduire des moines et des prêtres dans les prisons : mais je n´en ai presque jamais vu sortir pour aller au lieu public des exécutions.

Eh quoi ! parce qu´un homme par son état est obligé à des mœurs plus saintes, il obtiendra des ménagements, une commisération qu´on refusera au coupable qui n´est pas lié par la même obligation ?

- Mais le respect dû à ses fonctions, à son vêtement, à son caractère ?

- Mais si la justice due également et sans distinction à tous les citoyens ? - Si le glaive de la loi ne se promène pas indifféremment partout ; s´il vacille ; s´il s´élève ou s´abaisse selon la tête qu´il rencontre sur son passage, la société est mal ordonnée. Alors il existe, sous un autre nom, sous une autre forme, un privilège détettable, un abri interdit aux uns et réservé aux autres.

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F.55D
En 1732, les éléments conjurés engloutirent une des plus riches flottes qui fussent jamais sorties de cette opulente partie du Nouveau Monde. Le désespoir fut universel dans les deux hémisphères. Chez un peuple plongé dans la superstition, tous les événements sont miraculeux, et le courroux du ciel fut généralement regardé comme la cause unique d´un grand désastre que l´inexpérience du pilote et d´autres causes tout aussi naturelles pouvaient fort bien avoir amené. Un auto da fé parut le plus sûr moyen de recouvrer les bontés divines ; et trente-huit malheureux périrent dans les flammes, victimes d´un aveuglement si déplorable.

Il me semble que j´assiste à cette horrible expiation. Je la vois, je m´écrie : "Monstres exécrables, arrêtez. Quelle liaison y a-t-il entre le malheur que vous avez éprouvé et le crime imaginaire ou réel de ceux que vous détenez dans vos prisons ? S´ils ont des opinions qui les rendent odieux aux yeux de l´Éternel, c´est à lui à lancer la foudre sur leurs têtes. Il les a soufferts pendant un grand nombre d´années ; il les souffre, et vous les tourmentez. Quand il aurait à les condamnerà des peines sans fin au jour terrible de sa vengeance, est-ce à vous d´accélérer leurs supplices ? Pourquoi leur ravir le moment d´une résipiscence qui les attend peut-être dans la caducité, dans le danger, dans la maladie? Mais, infâmes que vous êtes, prêtres dissolus, moines impudiques, vos crimes ne suffisaient-ils pas pour exciter le courroux du ciel? Corrigez-vous, prosternez-vous aux pieds des autels ; couvrez-vous de sacs et de cendres ; implorez la miséricorde d´en haut, au lieu de traîner sur un bûcher des innocents dont la mort, loin d´effacer vos forfaits, en accroîtra le nombre de trentehuit autres qui ne vous seront jamais remis. Pour apaiser Dieu, vous brûlez des hommes ! Etes-vous des adorateurs de Moloch ?" Mais ils ne m´entendent pas ; et les malheureuses victimes de leur superstitieuse barbarie ont été précipitées dans les flammes.

Est-il rien de plus absurde que cette autorité des moines en Amérique ? Ils y sont sans lumières et sans mœurs ; leur indépendance foule aux pieds leurs constitutions et leurs vœux ; leur conduite est scandaleuse ; leurs maisons sont autant de mauvais lieux, et leurs tribunaux de pénitence autant de boutiques de commerce. C´est là que, pour une pièce d´argent, ils tranquillisent la conscience du scélérat ; c´est là qu´ils insinuent la corruption au fond des âmes innocentes, et qu´ils entraînent les femmes et les filles dans la débauche ; ce sont autant de simoniaques qui trafiquent publiquement des choses saintes. Le christianisme qu´ils enseignent est souillé de toutes sortes d´absurdités. Captateurs d´héritages, ils trompent, ils volent, ils se parjurent. Ils avilissent les magistrats ; ils les croisent dans leurs opérat.ions. Il n´y a point de forfaits qu´ils ne puissent commettre impunément. Ils inspirent aux peuples l´esprit de là révolte. Ce sont autant de fauteurs de la superstition, la cause de tous les troubles qui ont agité ces contrées lointaines. Tant qu´ils y subsisteront, ils y entretiendront l´anarchie, par la confiance aussi aveugle qu´illimitée qu´ils ont obtenue des peuples, et par la pusillanimité qu´ils ont inspirée aux dépositaires de l´autorité dont ils disposent par leurs intrigues : De quelle si grande utilité sont-ils donc? Seraient-ils délateurs ? Une sage administration n´a pas besoin de ce moyen. Les ménagerait-on comme un contrepoids à la puissance des vice-rois ? C´est une terreur panique. Seraient-ils tributaires des grands ? C´est un vice qu´il faut faire cesser. Sous quelque face qu´on considère les choses, les moines sont des misérables qui scandalisent et qui fatiguent trop le Mexique pour les y laisser subsister plus longtemps.


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Le Pérou
F.63-C
Un pyrrhonisme quelquefois outré, qui a succédé à une crédulité aveugle, a voulu depuis quelque temps jeter des nuages sur ce qu´on vient de lire des lois, des mœurs, du bonheur de l´ancien Pérou. Ce tableau a paru à quelques philosophes l´ouvrage de l´imagination naturellement exaltée de quelques Espagnols. Mais entre les destructeurs de cette partie brillante du Nouveau Monde, y avait-il quelque brigand assez éclairé pour inventer une fable si bien combinée ? Y avait-il quelqu´un d´assez humain pour le vouloir, quand même il en aurait été capable ? N´aurait-il pas été retenu par la crainte d´augmenter la haine que tant de dévastations attiraient à sa nation dans l´univers entier ? Ce roman n´aurait-il pas été contredit par une foule de témoins qui auraient vu le contraire de ce qu´on publiait avec tant d´éclat ? Le témoignage unanime des écrivains contemporains et de ceux qui les ont suivis doit être regardé comme la plus forte démonstration historique qu´il soit possible de désirer.

Cessons donc, cessons de regarder comme une imagination folle cette succession de souverains sages, ces générations d´hommes sans reproche. Déplorons le sort de ces peuples, et ne leur envions pas un triste honneur. C´est bien assez de les avoir dépouillés des avantages dont ils jouissaient, sans ajouter la lâcheté de la calomnie aux bassesses de l´avarice, aux attentats de l´ambition, aux fureurs du fanatisme. Il faut faire des vœux pour que ce bel âge se renouvelle plus tôt que plus tard dans quelque coin du globe. .

Nous ne justifierons pas avec la même assurance les relations que les conquérants du Pérou publièrent sur la grandeur et la magnificence des monuments de tous les genres qu´ils avaient trouvés. Le désir de donner plus d´éclat à la gloire de leurs triomphes les aveugla peutêtre. Peut-être, sans être persuadés eux-mêmes, voulurent-ils en imposerà leur nation, aux nations étrangères ? Les premiers témoignages, qui même se contrariaient, ont été infirmés par ceux qui les ont suivis, et enfin totalement détruits, lorsque des hommes éclairés ont porté leurs pas dans cette partie si célèbre du nouvel hémisphère.


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F.69-A
Les Péruviens, tous les Péruviens sans exception, sont un exemple de ce profond abrutissement où la tyrannie peut plonger les hommes. Ils sont tombés dans une indifférence stupide et universelle. Eh1 que pourrait aimer un peuple dont la religion élevait l´âme et à qui l´esclavage le plus avilissant a ôté tout sentiment de grandeur et de gloire ? Les richesses que la nature a semées sous leurs pas ne les tentent point. Ils ont la même insensibilité pour les honneurs. Ils sont ce que l´on veut, sans chagrin ni préférence, serfs ou caciques, l´objet de la considération ou de la rhée publique. Tous les ressorts de leur âme sont brisés. Celui de la crainte même est souvent sans effet, par le peu d´attachement qu´ils ont à la vie. Ils s´enivrent et ils dansent : voilà tous leurs plaisirs, quand ils peuvent oublier leurs malheurs. La paresse est leur état d´habitude. "Je n´ai pas faim", disent-ils à qui veut les payer pour travailler.

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F.56-B
Le mariage des Espagnols avec les Indiennes parut propre à opérer ce grand changement, et l´on s´y détermina. De l´union des deux peuples, si étrangers l´un à l´autre, sortit la race des métis, qui, avec le temps, devint si commune dans l´Amérique méridionale. Ainsi le sert des Espagnols, dans tous les pays du monde, est d´être un sang mêlé. Celui des Maures coule encore dans leurs veines en Europe, et ,celui des sauvages dans l´autre hémisphère. Peut-être même ne perdentils pas à ce mélange, s´il est vrai que les hommes gagnent, comme les animaux, à croiser leurs races. Et plût au ciel qu´elles se fussent déjà toutes fondues en une seule, qui ne conservât aucun de ces germes d´antipathie nationale qui éternisent les guerres et toutes les passions destructives !

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F.70-D
Ainsi cette fatalité qui bouleverse la terre, les mers, les empires,. les nations ; qui jette successivement sur tous les points du globe la lumière des arts et les ténèbres de l´ignorance ; qui transporte les hommes et les opinions, comme les vents et les courants poussent les productions marines sur les côtes : cette impénétrable et bizarre destinée voulut que des Européens avec tout le cortège de nos crimes, que des moines avec tous les préjugés de leur croyance, vinssent régner et dormir dans ces´murs où les vertueux Incas faisaient depuis si longtemps le bonheur des hommes et où le soleil était si solennellement adoré. Qui peut donc prévoir quelle race et quel culte s´élèveront un jour sur les débris de nos royaumes et de nos autels ?

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Les commanderies ou répartitions, c´est-à-dire les terres auxquelles étaient attachés les Indiens esclaves dans les Indes espagnoles furent enfin toutes supprimées en 1720, à l´exception de celles qu´on avait données à perpétuité à Cortés et à quelques hôpitaux ou communautés religieuses. A cette époque si remarquable dans les annales du Nouveau Monde, les Indiens ne furent plus dépendants que de la couronne.

Cette administration fut-elle la meilleure qu´il fût possible d´adopter pour l´intérêt de l´Espagne et le bonheur de l´autre hémisphère ? Qui le sait ? Dans la solution d´un problème où se compliquent les droits de la justice, le sentiment de l´humanité, les vues particulières des ministres, l´empire de la circonstance, l´ambition des grands, la rapacité des favoris, les spéculations des hommes à projets, l´autorité du sacerdoce, l´impulsion des mœurs et des préjugés, le caractère des sujets éloignés, la nature du climat, du sol et des travaux, la distance des lieux, la lenteur et le mépris des ordres souverains, la tyrannie des gouverneurs, l´impunité des forfaits, l´incertitude et des relations et des délations, et de tant d´autres éléments divers, doit-on être surpris de la longue perplexité de la cour de Madrid, lorsqu´au centre des nations européennes, aux pieds des trônes, sous les yeux des administrateurs de l´État, les abus subsistent et s´accroissent souvent par des opérations absurdes ? Alors on prit l´homme dont on était entouré pour le modèle de l´homme lointain, et l´on imagina que la législation qui convenait à l´un convenait également à l´autre. Dans des temps antérieurs, et peut-être même encore aujourd´hui, confondons-nous deux êtres séparés par des différences immenses, l´homme sauvage et l´homme policé, l´homme né dans les bras dé la liberté et l´homme né dans les langes de l´esclavage ? L´aversion de l´homme sauvage pour nos cités naît de la maladresse avec laquelle nous sommes entrés dans la forêt.



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F82B.
La facilité qu´on avait trouvée à subjuguer les Indiens ; l´ascendant que prit l´Espagne sur l´Europe entière ; l´orgueil si ordinaire aux conquérants; l´ignorance des vrais principes du commerce; ces raisons, et plusieurs autres, empêchèrent d´établir dans le Nouveau Monde une administration fondée sur de bons principes.

La dépopulation de l´Amérique fut le déplorable effet de cette confusion. Les premiers pas des conquérants furent marqués par des ruisseaux de sang. Aussi étonnés de leurs victoires que le vaincu l´était de sa défaite, ils prirent dans l´ivresse de leurs succès le parti d´exterminer ceux qu´ils avaient dépouillés. Des peuples innombrables disparurent de la terre à l´arrivée de ces barbares, et c´est la soif de .l´or, c´est le fanatisme qu´on accusait de tant de cruautés abominables.

Mais la férocité naturelle de l´homme, qui n´était enchaînée ni par .la frayeur des châtiments, ni par aucune espèce de honte, ni par la présence de témoins policés, ne dérobait-elle pas aux yeux des Espagnols l´image d´une organisation semblable à la leur, base primitive de la morale, et ne les portait-elle pas à traiter sans remords leurs frères nouvellement découverts, comme ils traitaient les bêtes sauvages de l´ancien hémisphère ? La cruauté de l´esprit militaire ne s´accroît-elle pas à raison des périls qu´on a courus, de ceux qu´on court, et de ceux qui restent à courir ? Le soldat n´est-il pas plus sanguinaire à une grande distance, que sur les frontières de sa patrie ? Le sentiment de l´humanité ne s´affaiblit-il pas à mesure qu´on s´éloigne de son pays ? Pris dans les premiers moments pour des dieux, les Espagnols ne craignirent-ils pas d´être démasqués, d´être massacrés ? Ne se défièrent-ils pas des démonstrations de bienveillance qu´on leur prodiguait ? La première goutte de sang versée, ne crurentils pas que leur sécurité exigeait qu´on le répandît à flots ? Cette poignée d´hommes enveloppée d´une multitude innombrable d´indigènes dont elle n´entendait pas la langue, et dont les mœurs et les usages lui étaient inconnus, ne fut-elle pas saisie d´alarmes et de terreurs bien ou mal fondées ? .

Semblables aux Visigoths, dont ils étaient les .descendants ou les esclaves, les Espagnols partagèrent entre eux les terres désertes et les hommes qui avaient échappé à leur épée. La plupart de ces misérables victimes ne survécurent pas longtemps au carnage, dans un état d´esclavage pire que la mort. Les lois faites de temps en temps pour modérer la dureté de cette servitude ne produisirent que peu de soulagement. La férocité, l´orgueil, l´avidité se jouaient également des ordres d´un monarque. trop éloigné´et des larmes des malheureux Indiens.

Les mines furent encore une plus grande cause de destruction. Depuis là découverte du Nouveau Monde, ce genre de richesse absorbait tous les sentiments des Espagnols. Inutilement quelques hommes plus éclairés que leur siècle leur criaient : laissez l´or, si la surface de la terre qui le couvre peut produire un épi dont vous fassiez du pain, un brin d´herbe que vos brebis puissent paître. Le seul métal dont vous ayez vraiment besoin, c´est le fer. Construisez-en vos scies, vos marteaux, les socs de vos charrues ; mais ne les transformez pas en outils meurtriers. La quantité d´or nécessaire aux échanges des nations est si petite : pourquoi donc la multiplier sans fin ? Quelle importance y a-t-il à représenter cent aunes de toile ou de drap, par une livre ou par vingt livres d´or ? Les Espagnols firent comme le chien de la fable, qui lâcha l´aliment qu´il portait à sa gueule, pour se jeter sur son image qu´il voyait au fond des eaux, où il se noya .
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F.117-B
Sans doute un historien qui ose écrire les événements de son siècle, a rarement des lumières sûres. Les conseils des rois sont un sanctuaire dont le temps seul ouvre le voile d´une main lente. Leurs ministres, fidèles au secret ou intéressés à le cacher, ne parlent que pour égarer dans ses recherches la curiosité de celui qui s´étudie à les pénétrer.

Quelque sagacité qu´il ait pour découvrir l´origine et la liaison des événements, il est réduit à deviner. Lors même qu´il frappe au but, c´est sans le savoir, ou sans oser l´assùrer ; et cette incertitude ne satisfait guère plus qu´une ignorance entière. Il faut donc attendre que la prudence et l´intérêt, dispensés du silence, laissent éclore la vérité ; que la mort lui rende, pour ainsi dire, le jour et la voix, en ôtant leur pouvoir à ceux qui la tenaient captive ; et que des mémoires précieux et originaux devenus publics, dévoilent enfin le jeu des ressorts qui ont fait la destinée des nations.

Ces considérations doivent arrêter celui qui ne voudrait que suivre le fil des intrigues politiques. Il se brise au temps qu´elles se nouent. On n´en recueillerait que des débris isolés, qu´on ne rapprocherait que par des conjectures hasardées qui s´éloigneraient peut-être d´autant plus de la vérité, qu´on y montrerait plus de pénétration. On s´exposerait souvent à remplir par quelque grande vue, par une spéculation profonde, un vide qui subsiste par l´ignorance d´un mot plaisant, d´un caprice frivole, d´un petit ressentiment, d´un mouvement puéril de jalousie ; car voilà les merveilleux leviers avec lesquels on a si souvent remué la terre, et avec lesquels on la remuera si souvent encore. S´il est sage alors de se taire sur les causes obscures des événements, c´est le temps de parler sur le caractère des acteurs, On sait ce qu´ils étaient dans l´enfance, dans la jeunesse, dans l´âge mûr, dans la famille et dans la société, dans la vie privée et dans les affaires ; quelles ont été leurs qualités naturelles, leurs talents acquis, leurs passions dominantes, leurs vices, leurs venus, leurs goûts et leurs aversions, leurs liaisons, leurs haines, leurs amitiés, leurs intérêts, les intérêts des leurs, ce qu´ils ont éprouvé de la faveur et de la disgrâce ; les moyens qu´ils ont employés pour arriver aux grandes places et pour s´y maintenir, la conduite qu´ils ont tenue avec leurs protecteurs et leurs protégés ; les projets qu´ils ont conçus, la manière dont ils les ont conduits ; le choix des hommes qu´ils ont appelés ; les obstacles qui les ont croisés ; comment ils les ont surmontés : en un mot, les succès qu´ils ont eus ; la récompense qu´ils ont obtenue, lorsqu´ils ont réussi ; le châtiment, quand ils ont échoué ; l´éloge ou le blâme de la nation ; comment ils ont achevé leur carrière, et la réputation qu´ils ont laissée après leur mort.



Depuis l´origine des sociétés, il règne entre elles une funeste. jalousie, qui semble devoir être éternelle, à moins que, par quelque révolution inconcevable, de grands intervalles déserts ne les séparent. Jusqu´à ce .jour, elles se sont montrées telles qu´un citoyen de nos villes qui, persuadé que plus ses concitoyens seraient indigents et faibles, plus il serait riche et puissant, mieux il arrêterait leurs entreprises, s´opposerait à leur industrie, mettrait des bornes à leur culture, et les réduirait au nécessaire absolu pour leur subsistance.

"Mais, dira-t-on, un concitoyen jouit de son opulence à l´abri des lois, La prospérité de ses voisins peut s´accroître sans inconvénient pour la sienne. Il n´en est pas ainsi des nations. - Et pourquoi n´en est-il pas ainsi des nations ? - C´est qu´il n´existe aucun tribunal devant lequel on puisse les citer. - Pourquoi ont-elles besoin de ce tribunal ? - C´est qu´elles sont injustes et pusillanimes. - Et que leur revient-il de leur injustice, de leur pusillanimité ? - Des guerres interminables, une misère qui ne cesse de se renouveler. - Et vous, croyez que l´expérience ne les corrigera pas ? - J´en suis très persuadé,- Et pour quelle raison ? - Parce qu´il ne faut qu´une tête folle pour déconcerter la sagesse de toutes les autres, et qu´il en restera toujours sur les trônes plus d´une à la fois."

Cependant, on entendra de tous côtés les nations, et surtout les nations commerçantes, crier LA PAIX, LA PAIX ; et elles continueront à se conduire les unes envers les autres de manière à n´en jouir jamais. Toutes voudront être heureuses, et chacune d´elles voudra l´être seule, Toutes détesteront également la tyrannie, et toutes l´exerceront sur leurs voisins. Toutes traiteront d´extravagance la monarchie universelle, et la plupart agiront comme si elles y étaient parvenues, ou comme si elles en étaient menacées.

Si je pouvais me promettre quelque fruit de mes discours, je m´adresserais à la plus inquiète, à la plus ambitieuse d´entre elles, et je lui dirais :

"Je suppose que vous avez enfin acquis assez de supériorité sur toutes les nations réunies, pour les réduire au degré d´avilissement et de pauvreté qui vous convient. Qu´espérez-vous de ce despotisme ? combien de temps et à quel prix le conserverez-vous ? que vous produira-t-il ? - La sécurité avec laquelle on est toujours assez riche ; la sécurité sans laquelle on ne l´est jamais assez. - Et c´est sincèrement que vous ne vous croyez pas en sûreté. Le temps des invasions est passé, et vous le savez mieux que moi. Vous couvrez d´un fantôme ridicule une extravagante ambition. Vous préférez le vain éclat de sa splendeur à la jouissance d´une félicité réelle, que vous perdez pour en dépouiller les autres. De quel droit prescrivez-vous des bornes à leur bonheur, vous qui prétendez étendre le vôtre sans limite ? Vous êtes un peuple injuste, lorsque vous vous attribuez le droit exclusif de prospérer. Vous êtes un peuple mauvais calculateur, lorsque vous espérez vous enrichir en réduisant les autres à l´indigence. Vous êtes encore un peuple aveugle, si vous ne concevez pas que la puissance d´une nation qui s´élève sur les ruines de toutes celles qui l´environnent est un colosse d´argile, qui étonne un moment et qui tombe en poussière." .

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Sur les hôpitaux

F.140D-F141D. Pour secourir ces êtres intéressants, on a imaginé les hôpitaux. Mais ces établissements remplissent-ils le bût de leur institution ? Presque partout,´ils ont une foule de vices moraux et physiques, qui, dans leur état actuel, font mettre en doute leur utilité.

Des secours particuliers et momentanés, sagement dispensés par le gouvernement dans le temps de grandes calamités populaires, vaudraient peut-être mieux que des hôpitaux entretenus à perpétuité. Ils préviendraient la mendicité, et les hôpitaux ne font que la fomenter. Ces asiles du malheur sont presque partout dotés en biens-fonds. Cette nature de propriété est sujette à trop d´embarras et d´infidélité dans sa gestion, à trop de vicissitudes dans ses produits. Les administrateurs en sont permanents. De là le zèle se ralentit ; l´esprit de fraude et de rapine, ou tout au moins celui d´insouciance prend sa place. Ces dépôts sacrés finissent par devenir l´usufruit de ceux qui les gèrent. L´administration de ces établissements est presque toujours un mystère pour le gouvernement et pour le public, tandis que rien ne serait plus honnête et plus nécessaire que de l´exposer au grand jour : elle est arbitraire, et il faudrait que tous les détails en fussent soumisà l´inspection la plus assidue et la plus rigoureuse. On parle de la déprédation qui existe dans la maison des rois, Là, du moins, la magnificence, l´abondance, les étiquettes qui composent la fausse grandeur du trône, justifient en quelque sorte la dissipation, et l´on sait qu´où il y a des rois, il faut qu´il y ait des abus. Mais les hôpitaux renferment plus de malversations encore. Et ce sont les maisons des pauvres ! c´est le bien des pauvres ! tout devrait y rappeler les idées d´ordre et d´économie ; tout devrait y rendre ces devoirs sacrés. Administrateurs de ces asiles, quand vous êtes coupables de négligence, il faut que vos âmes soient de glace ! Quand vous vous permettez des concussions, quels noms vous donner ! Je voudrais qu´on vous trempât dans le sang et dans la boue.

Les vices physiques de nos hôpitaux sont encore plus déplorables que leurs vices moraux. L´air y est corrompu par mille causes dont le détail révolterait nos sens. Qu´on en juge par une seule expérience incontestable, Trois mille hommes, renfermés dans l´étendue d´un arpent, forment par leur transpiration seule, une atmosphère de soixante pouces de hauteur, qui devient contagieuse si l´agitation ne la renouvelle. Toutes les personnes habituellement occupées du service des,malades, sont pâles et presque généralement attaquées, même dans l´état de santé, d´une fièvre lente, qui a son caractère particulier. Quelle ne doit pas être l´influence de la même cause sur celui qui se; porte mal ? L´on sort de l´hôpital guéri d´une infirmité ; mais on en remporte une autre. Les convalescences y sont longues. Combien de fatales négligences ! combien de funestes méprises ! Leur fréquence en étouffe le remords.

A l´Hôtel-Dieu de Paris et à Bicêtre, le cinquième et le sixième des malades périssent ; à l´hôpital de Lyon, le huitième et le neuvième.

Ô toi qui, descendant du premier trône de l´Europe, as parcouru ses principales contrées avec la soif de connaître, et sans doute le désir de travailler au bien de ton pays, dis-nous quelle fut ton horreur, lorsque tu vis dans un de nos hôpitaux sept ou huit malades entassés dans le même lit ; toutes les maladies mêlées ; tous les principes et les degrés de vie et de mort confondus ; un malheureux poussant le cri aigu de la douleur à côté de celui qui exhalait le dernier soupir ; le mourant à côté du mort; tous s´infectant, tous se maudissant réciproquement. Dis-nous pourquoi tu n´allas pas offrir ce tableau à l´imagination de ta jeune et tendre sœur notre souveraine. Elle en eût été touchée sans doute : elle eût porté son émotion auprès de son époux ; et ses larmes eussent intercédé pour les malheureux. Quel auguste usage à faire de la beauté !

Ainsi, conserver les hommes, veiller sur leurs jours, écarter d´eux les horreurs de la misère, est une science si peu approfondie par les gouvernements, que même les établissements qu´ils semblent avoir faits pour remplir cet objet, produisent l´effet opposé. Étonnante maladresse que ne devra pas oublier celui de nos philosophes qui écrira l´immense traité de la barbarie des peuples civilisés.

Des hommes de bronze ont dit que pour empêcher la multiplication, déjà trop grande, des paresseux, des insouciants et des vicieux, il fallait que les pauvres et les malades ne fussent pas bien traités dans les hôpitaux. Certes, on ne peut nier que ce cruel moyen n´ait été mis en usage dans toute sa violence. Cependant, quel effet a-t-il produit ? On a tué beaucoup d´hommes sans en corriger aucun.

Il se peut que les hôpitaux encouragent la paresse et la débauche. Mais si ce vice est essentiellement inhérent à ces établissements, il faut le supporter. S´il peut être réformé, il faut y travailler. Laissons subsister les hôpitaux : mais occupons-nous à diminuer par l´aisance générale la multitude des malheureux qui sont forcés de s´y réfugier. Qu´ils soient employés dans les maisons de charité à des travaux sédentaires ; que la paresse y soit punie, que l´activité y soit récompensée.

A l´égard des malades, qu´ils soient soignés comme des hommes doivent l´être par des hommes. La patrie leur doit ce secours par justice ou par intérêt. S´ils sont vieux, ils ont servi l´humanité, ils ont mis d´autres citoyens au monde ; s´ils sont jeunes, ils peuvent la servir encore, ils peuvent être la souche d´une génération nouvelle. Enfin, une fois admis dans ces asiles de charité, que la sainte hospitalité y soit exercée dans toute son étendue. Plus de vile lésine, plus de calculs homicides. Il faut qu´ils y trouvent les secours qu´ils trouveraient dans leurs familles, si leurs familles étaient en état de les recevoir.

Ce plan n´est pas impraticable ; il ne sera pas même dispendieux, quand de meilleures lois, quand une administration plus vigilante, plus éclairée et surtout plus humaine présidera à ces établissements. L´essai s´en fait aujourd´hui avec succès sous nos yeux par les soins de Mme Necker. Tandis que son mari travaille plus en grand à diminuer le nombre des malheureux, elle s´occupe des détails qui peuvent soulager ceux qui existent. Elle vient de former dans le faubourg Saint-Germain un hospice où les malades, couchés un à un, soignés comme ils le seraient chez une mère tendre, coûtent un tiers de moins que dans les hôpitaux de Paris. Étrangers, devenus membres de la nation par la plus méritoire de toutes les naturalisations, par le bien que vous lui faites, couple généreux, j´ose vous nommer, quoique vivants, quoique environnés du crédit d´une grande place ; et je ne crains pas qu´on m´accuse d´adulation. Je crois avoir assez prouvé que je ne savais ni craindre ni flatter le vice puissant ; et j´ai .acquis par là le droit de rendre hautement hommage à la vertu.

Veuille le ciel que l´heureuse épreuve dont nous venons de parler amène la réformation générale des hôpitaux fondés par la générosité de nos pères ! veuille le ciel qu´un si bel établissement serve de modèleà ceux qu´une pitié tendre, que le désir d´expier une grande opulence, qu´une philosophie bienfaisante pourraient un jour inspirer aux générations qui nous succéderont. Ce souhait de mon cœur embrasse tout le globe : car ma pensée n´a jamais de limites que celles du monde, quand elle est occupée du bonheur de mes semblables. Citoyens de l´univers, unissez-vous tous à moi. Il s´agit de vous. Qui est-ce qui vous a dit que quelqu´un de vos ancêtres n´est pas mort dans des hôpitaux ? qui est-ce qui vous a promis qu´un de vos descendants n´ira pas mourir dans la retraite de la misère ? un malheur inattendu qui vous y conduirait vous-même est-il sans exemple ? A mes vœux, unissez donc les vôtres.

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Sur l´esclavage des nègres

F125D
L´Europe retentit depuis un siècle des plus saines, des plus sublimes maximes de la morale. La fraternité de tous les hommes est établie de la manière la plus touchante dans d´immortels écrits. On s´indigne des cruautés civiles ou religieuses de nos féroces ancêtres, et l´on détourne les regards de ces siècles d´horreur et de sang. Ceux de nos voisins que les Barbaresques ont chargés de chines obtiennent nos secours et notre pitié. Des malheurs même imaginaires nous arrachent des larmes dans le silence du cabinet et surtout au théâtre. Il n´y a que la fatale destinée des malheureux nègres qui ne nous intéresse pas. On les tyrannise, on les mutile, on les brûle, on les poignarde ; et nous l´entendons dire froidement et sans émotion. Les tourments d´un peuple à qui nous devons nos délices ne vont jamais jusqu´à notre cœur.



F128D-F129D
La liberté, est la liberté de soi. On distingue trois sortes de liberté : la liberté naturelle, la liberté civile, la liberté politique, c´est-à-dire la liberté de l´homme, celle du citoyen et celle d´un peuple. La liberté naturelle est le droit que la nature a donné à tout homme de disposer de soi, à sa volonté. La liberté civile est le droit que la société doit garantir à chaque citoyen de pouvoir faire tout ce qui n´est pas contraire aux lois. La liberté politique est l´état d´un peuple qui n´a point aliéné sa souveraineté, et qui fait ses propres lois, ou est associé, en partie, à sa législation.
La première de ces libertés est, après la raison, le caractère distinctif de l´homme. On enchaîne et on assujettit la brute, parce qu´elle n´a aucune notion du juste et de l´injuste, nulle idée de grandeur et de bassesse. Mais en moi la liberté est le principe de mes vices et de mes vertus. Il n´y a que l´homme libre qui puisse dire : "Je veux" ou "Je ne veux pas", et qui puisse par conséquent être digne d´éloge ou de blâme.

Sans la liberté, ou là propriété de son corps et la jouissance de son esprit, on n´est ni époux, ni père, ni parent, ni ami. On n´a ni patrie, ni concitoyen, ni dieu. Dans la main du méchant, instrument de sa scélératesse, l´esclave est au-dessous du chien que l´Espagnol lâchait contre l´Américain : car la conscience qui manque au chien, reste à l´homme. Celui qui abdique lâchement sa liberté se voue au remords età la plus grande misère qu´un être pensant et sensible puisse éprouver. S´il n´y a, sous le ciel, aucune puissance qui puisse changer mon organisatjon et m´abrutir, il n´y en a aucune qui puisse disposer de ma liberté. Dieu est mon père, et non pas mon maître. Je suis son enfant, et non son esclave. Comment accorderais-je donc au pouvoir de la politique ce que je refuse à la toute-puissance divine ?

Ces vérités éternelles et immuables, le fondement de toute morale, la base de tout gouvernement raisonnable, seront-elles contestées ?

Oui ! et ce sera une barbare et sordide avarice qui aura cette homicide audace. Voyez cet armateur qui, courbé sur son bureau, règle, la plume à la main, le nombre des attentats qu´il peut faire commettre sur les côtes de Guinée ; qui examine à loisir de quel nombre de fusils ii aura besoin pour obtenir un nègre, de chaînes pour le tenir garrotté sur son navire, de fouets pour le faire travailler ; qui calcule, de sangfroid, combien lui vaudra chaque goutte de sang dont cet esclave arrosera son habitation ; qui discute si la négresse donnera plus ou moins à sa terre par les travaux de ses faibles mains que par les dangers de l´enfantement. Vous frémissez... Eh ! s´il existait une religion qui tolérât, qui autorisât, ne fût-ce que par son silence, de pareilles horreurs ; si, occupée de questions oiseuses ou séditieuses, elle ne tonnait pas sans cesse contre les auteurs ou les instruments de cette tyrannie ; si elle faisait un crime à l´esclave de briser ses fers ; si elle souffrait dans son sein le juge inique qui condamne le fugitif à la mort : si cette religion existait, n´en faudrait-il pas étouffer les ministres sous les débris de leurs autels ?

Hommes ou démons, qui que vous soyez, oserez-vous justifier les attentats contre mon indépendance par le droit du plus fort ? Quoi ! celui qui veut me rendre esclave n´est point coupable ; il use de ses droits. où sont-ils ces droits ? Qui leur a donné un caractère assez sacré pour faire taire les miens ? Je tiens de la nature le droit de me défendre ; elle ne t´a pas donc donné celui de m´attaquer. Que si tu te crois autorisé à m´opprimer, parce que tu es plus fort et plus adroit que moi, ne te plains donc pas quand mon bras vigoureux ouvrira ton sein pour y chercher ton cœur ; ne te plains pas lorsque, dans tes entrailles déchirées, tu sentiras la mort que j´y aurai fait passer avec tes aliments. Je suis plus fort ou plus adroit que toi ; sois à ton tour victime ; expie maintenant le crime d´avoir été oppresseur.

- Mais, dit-on, dans toutes les régions et dans tous les siècles, l´esclavage s´est plus ou moins généralement établi.

- Je le veux : mais que m´importe ce que les autres peuples ont fait dans les autres âges ? Est-ce aux usages des temps ou à sa conscience qu´il faut en appeler ? Est-ce l´intérêt, l´aveuglement, la barbarie, ou la raison et la justice qu´il faut écouter ? Si l´universalité d´une pratique en prouvait l´innocence, l´apologie des usurpations, des conquêtes, de toutes les sortes d´oppressions serait achevée,- Mais les anciens peuples se croyaient, dit-on, mitres de la vie de leurs esclaves ; et nous, devenus humains, nous ne disposons plus que de leur liberté, que de leur travail.

- Il est vrai. Le cours des lumières a éclairé sur ce point important les législateurs modernes. Tous les codes, sans exception, se sont armés pour la conservation de l´homme même qui languit dans la servitude. Ils ont voulu que son existence fût sous la protection du magistrat, que les tribunaux seuls en pussent précipiter le terme. Mais cette loi, la plus sacrée des institutions sociales, a-t-elle jamais eu quelque force ? L´Amérique n´est-elle pas peuplée de colons atroces qui, usurpant insolemment les droits souverains, font expier par le fer ou dans la flamme les infortunées victimes de leur avarice ? A la honte de l´Europe, cette sacrilège infraction ne reste-t-elle pas impunie ? Je vous défie, vous, le défenseur ou le panégyriste de notre humanité et de notre justice, je vous défie de me nommer un des assassins, un seul qui ait porté sa tête sur un échafaud.

Supposons, je le veux bien, l´observation rigoureuse de ces règlements qui à votre gré honorent si fort notre âge. L´esclave sera-t-il beaucoup moins à plaindre ? Eh quoi ! le maître qui dispose de l´emploi de mes forces, ne dispose-t-il pas de mes jours qui dépendent de l´usage volontaire et modéré de mes facultés ? Qu´est-ce que l´existence pour celui qui n´en a pas la propriété ? Je ne puis tuer mon esclave : mais je puis faire couler son sang goutte à goutte sous le fouet d´un bourreau ; je puis l´accabler de douleurs, de travaux, de privations ; je puis attaquer de toutes parts et miner sourdement les principes et les ressorts de sa vie ; je puis étouffer par des supplices lents le germe malheureux qu´une négresse porte dans son sein. On dirait que les lois ne protègent l´esclave contre une mort prompte, que pour laisserà ma cruauté le droit de le faire mourir tous les jours. Dans la vérité, le droit d´esclavage est celui de commettre toutes sortes de crimes : ceux qui attaquent la propriété : vous ne laissez pas à votre esclave celle de sa personne ; ceux qui détruisent la sûreté : vous pouvez l´immoler à vos caprices ; ceux qui font frémir la pudeur... Tout mon sang se soulève à ces images horribles. Je hais, je fuis l´espèce humaine, composée de victimes et de bourreaux ; et si elle ne doit pas devenir meilleure, puisse-t-elle s´anéantir !

-Mais les nègres sont une espèce d´hommes nés pour l´esclavage. Ils sont bornés, fourbes, méchants ; ils conviennent eux-mêmes de la supériorité de notre intelligence, et reconnaissent presque la justice de notre empire.

- Les nègres sont bornés, parce que l´esclavage brise tous les ressorts de l´âme. Ils sont méchants, pas assez avec vous. Ils sont fourbes, parce qu´on ne doit pas la vérité à ses tyrans. Ils reconnaissent la supériorité de notre esprit, parce que nous avons perpétué leur ignorance ; la justice de notre empire, parce que nous avons abusé de leur faiblesse. Dans l´impossibilité de maintenir notre supériorité par la force, une criminelle politique s´est rejetée sur la ruse. Vous êtes presque parvenus à leur persuader qu´ils étaient une espèce singulière, née pour l´abjection et la dépendance, pour le travail et le châtiment. Vous n´avez rien négligé pour dégrader ces malheureux, et vous leur reprochez ensuite d´être vils.

- Mais ces nègres étaient nés esclaves.

- A qui, barbares, ferez-vous croire qu´un homme peut être la propriété d´un souverain ; un fils, la propriété d´un père ; une femme, la propriété d´un mari ; un domestique, la propriété d´un maître ; un nègre, la propriété d´un colon? Etre superbe et dédaigneux qui méconnais tes frères, ne verras-tu jamais que ce mépris rejaillit sur toi ? Ah ! si tu veux que ton orgueil soit noble, aie assez d´élévation pour te placer dans tes rapports nécessaires avec ces malheureux que tu avilis. Un père commun, une âme immortelle, une félicité pure : voilà ta véritable gloire, voilà aussi la leur.

- Mais c´est le gouvernement lui-même qui vend les esclaves.

- D´où vient à l´État ce droit ? Le magistrat, quelque absolu qu´il sait, est-il propriétaire des sujets soumis à son empire ? A-t-il d´autre autorité que celle qu´il tient du citoyen ? Et jamais un peuple a-t-il pu donner le privilège de disposer de sa liberté ?

- Mais l´esclave a voulu se vendre. S´il s´appartient à lui-même, il a le droit de disposer de lui. S´il est maître de sa vie, pourquoi ne le serait-il pas de sa liberté ? C´est à lui à se bien apprécier, C´est à luij à stipuler ce qu´il croit valoir. Celui dont il aura reçu le prix convenu, l´aura légitimement acquis.

- L´homme n´a pas le droit de se vendre, parce qu´il n´a pas celui d´accéder à tout ce qu´un maître injuste, violent, dépravé pourrait exiger de lui. Il appartient à son premier mitre, Dieu, dont il n´est jamais affranchi. Celui qui se vend fait avec son acquéreur un pacte illusoire : car il perd la valeur de lui-même. Au moment qu´il la touche, lui et son argent rentrent dans la possession de celui qui l´achète. Que possède celui qui a renoncé à toute possession ? Que peut avoir à soi, celui qui s´est soumis à ne rien avoir ? Pas même de la venu, pas même de l´honnêteté, pas même une volonté. Celui qui s´est réduit à la condition d´une arme meurtrière, est un fou et non pan un esclave. L´homme peut vendre sa vie, comme le soldat ; mais il n´en peut consentir l´abus, comme l´esclave : et c´est la différence de ces deux états.

- Mais ces esclaves avaient été pris à la guerre, et sans nous on les aurait égorgés.

- Sans vous, y aurait-il eu des combats ? Les dissensions de ces peuples ne sont-elles pas votre ouvrage ? Ne leur portez-vous. pas des armes meurtrières ? Ne leur inspirez-vous pas l´aveugle désir d´en faire usage ? Vos vaisseaux abandonneront-ils ces déplorables plages avant que la misérable race qui les occupe ait disparq du globe ? Et que ne laissez-vous le vainqueur abuser comme il lui plaira de sa victoire ? Pourquoi vous rendre son complice ?

- Mais c´étaient des criminels dignes de mort ou des plus grands supplices, et condamnés dans leur propre pays à l´esclavage.

- Etes-vous donc les bourreaux des peuples de l´Afrique ? D´ailleurs qui les avait jugés ? Ignorez-vous que dans un État despotique, il n´y a de coupable que le despote ? Le sujet d´un despote est, de même que l´esclave, dans un état contre nature. Tout ce qui contribueà y retenir l´homme, est un attentat contre sa personne. Toutes les mains qui l´attachent à la tyrannie d´un seul, sont des mains ennemies.

Voulez-vous savoir quels sont les auteurs et les complices de cette violence ? Ceux qui l´environnent, Sa mère, qui lui a donné les premières leçons de l´obéissance, son voisin, qui lui en a tracé l´exemple ; ses supérieurs, qui l´y ont forcé ; ses égaux, qui l´y ont entraîné par leur opinion. Tous sont les ministres et les instruments de la tyrannie. Le tyran ne peut rien par lui-même ; il n´est que le mobile des efforts que font tous ses sujets pour s´opprimer mutuellement. Il les entretient dans un état de guerre continuelle qui rend légitimes les vols, les trahisons, les assassinats. Ainsi que le sang qui coule dans ses veines, tous les crimes partent de son cœur et reviennent s´y concentrer. Caligula disait que si le genre humain n´avait qu´une tête, il eût pris plaisir à la faire tomber, Socrate aurait dit que si tous les crimes pouvaient se trouver sur une même tête, ce serait celle-là qu´il faudrait abattre.

- Mais ils sont plus heureux en Amérique qu´ils ne l´étaient en Afrique.

- Pourquoi donc ces esclaves soupirent-ils sans cesse après leur patrie ? Pourquoi reprennent-ils leur liberté dès qu´ils le peuvent ? Pourquoi préfèrent-ils des déserts et la société des bêtes féroces à un état qui vous parât si doux ? Pourquoi le désespoir les.porte-t-il à se défaire ou,à vous empoisonner ? Pourquoi leurs femmes se font-elles si souvent avorter, afin que leurs enfants ne partagent pas leur triste destinée ? Lorsque vous nous parlez de la félicité de vos esclaves, vous vous mentez à vous-même ou vous nous trompez, C´est le comble de l´extravagance de vouloir transformer en un acte d´hunianité une si étrange barbarie.

- Mais en Europe comme en Amérique, les peuples sont esclaves. L´unique avantage que nous ayons sur les nègres, c´est de pouvoir rompre une chaîne pour en prendre une autre.

- Il n´est que trop vrai. La plupart des nations sont dans les fers. La multitude est généralement sacrifiée aux passions de quelques oppresseurs privilégiés. On ne connût guère de région où un homme puisse se flatter d´être le maître de sa personne, de disposer à son gré de son héritage, de jouir paisiblement des fruits de son industrie, Dans les contrées même le moins asservies, le citoyen, dépouillé du produit de son travail par les besoins sans cesse renaissants d´un gouvernement avide ou obéré, est continuellement gêné sur les moyens les plus légitimes d´arriver au bonheur. Partout, dcs superstitions extravagantes, des. coutumes barbares, des lois surannées étouffent la liberté. Elle renitra, sans doute, un jour de ses cendres. A mesure que la morale et la politique feront des progrès, l´homme recouvrera ses droits. Mais pourquoi faut-ù qu´en attendant ces temps heureux, ces siècles de lumière et de prospérité, il y ait des races infortunées à .qui l´on refuse jusqu´au nom consolant et honorable d´hommes libres,à qui l´on ravisse jusqu´à l´espoir de l´obtenir, malgré l´instabilité des événements ? Non, quoi qu´on en puisse dire, la condition de ces infortunés n´est pas la même que la nôtre.

Le dernier argument qu´on ait employé pour justifier l´esclavage a été de dire que c´était le seul moyen qu´on eût pu trouver pour conduire les nègres à la béatitude éternelle par le grand bienfait du baptême.

Ô débonnaire Jésus, eussiez-vous prévu qu´on ferait servir vos douces maximes à la justification de tant d´horreur ? Si la religion chrétienne autorisait ainsi l´avarice des empires, il faudrait en proscrireà jamais les dogmes sanguinaires. Qu´elle rentre dans le néant, ou qu´à la face de l´univers, elle désavoue les atrocités dont on la charge.

Que ses ministres ne craignent pas de montrer trop d´enthousiasme dans un tel sujet. Plus leur âme s´enflammera, mieux ils serviront leur cause. Leur crime serait de rester calmes et leur transport sera sagesse.

Le défenseur de l´esclavage trouvera, nous n´en doutons point, qu´on n´a pas donné à ses raisons toute l´énergie dont elles étaient susceptibles. Cela pourrait être. Quel est l´homme de bien qui prostituerait son talent ´à la défense de la plus abominable des causes, qui emploierait son éloquence, s´il en avait, à la justification de mille assassinats commis, de mille pssassinqts prêts à commettre ? Bourreau de tes frères, prends toi-même la plume, si tu l´oses, calme le trouble de ta conscience, et endurcis tes complices dans leur crime. J´aurais pu repousser avec plus de force et plus d´étendue les arguments que j´avais à combattre ; mais en valaient-ils la peine ? Doit-on de grands efforts, toute la contention de son esprit, à celui qui parle de mauvaise foi ? Le mépris du silence ne conviendrait-il pas mieux que la dispute avec celui qui plaide pour son intérêt contre la justice, contre sa propre conviction ? J´en ai trop dit pour l´homme honnête et sensible ; je n´en dirais jamais assez pour le commerçant inhumain.Hâtons-nous donc de substituer à l´aveugle férocité de nos pères les lumières de la raison et les sentiments de la nature. Brisons les chines de tant de victimes de notre cupidité, dussions-nous renoncer à un commerce qui n´a que l´injustice pour base et que le luxe pour objet.


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F88D
Monarques espagnols, vous êtes chargés des félicités des plus brillantes parties des deux hémisphères. Montrez-vous dignes d´une si haute destinée. En remplissant ce devoir auguste et sacré, vous réparerez le crime de vos prédécesseurs et de leurs sujets. Ils ont dépeuplé un monde qu´ils avaient découvert ; ils ont donné la mort à des millions d´hommes ; ils ont fait pis, ils les ont enchaînés ; ils ont fait pis encore, ils ont abruti ceux que leur glaive avait épargnés.

Ceux qu´ils ont tués n´ont souffert qu´un moment ; les malheureux qu´ils ont laissé vivre ont dû cent fois envier le sort de ceux qu´on avait égorgés. L´avenir ne vous pardonnera que quand les moissons germeront de tant de sang innocent dont vous avez arrosé les campagnes, et qu´il verra les espaces immenses que vous avez dévastés couverts d´habitants heureux et libres. Voulez-vous savoir l´époque à laquelle vous serez peut-être absous de tous vos forfaits? C´est lorsque, ressuscitant par la pensée quelqu´un des anciens monarques du Mexique et du Pérou, et le replaçant au centre de ses possessions, vous pourrez lui dire : VOIS L´ÉTAT ACTUEL DE TON PAYS ET DE TES SUJETS ; INTERROGE-LES, ET JUGE-NOUS.

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Colonies hollandaises

F.12C
Tant que la bonne foi régna sur la terre, la simple promesse suffit pour imprimer la confiance. Le serment naquit de la perfidie. On n´exigea de l´homme qu´il prît le Dieu qui l´entendait à témoin de sa véracité, que lorsqu´il ne mérita plus d´être cru. Magistrats, souverains, que faites-vous donc ? Ou vous faites attester le ciel et lever la mainà l´homme de bien, et c´est une injure inutile ; ou celui à qui vous ordonnez le serment est un méchant. Et de quel prix peut être à vos yeux le serment d´un méchant ? Mon serment est-il contraire à ma sécurité ? il devient absurde. Est-il conforme à mon intérêt ? il est superflu. Est-ce connaître le cœur humain que de placer le débiteur entre sa ruine et le mensonge, le criminel entre la mort et le parjure ? Celui que la vengeance, l´intérêt et la scélératesse auront déterminé au faux témoignage, sera-t-il arrêté par la crainte d´un crime de plus ? Ignore-t-il en approchant du tribunal de la loi, qu´on exigera de lui cette formalité ? et ne l´a-t-il pas méprisée au fond de son cœur avant que de s´y soumettre ? N´est-ce pas une espèce d´impiété que d´introduire le nom de Dieu dans nos misérables débats ? N´est-ce pas un moyen bizarre de rendre le ciel complice d´un forfait, que de souffrir l´interpellation de ce ciel qui n´a jamais réclamé et qui ne réclamera pas davantage ? Quelle ne doit donc pas être l´intrépidité du faux témoin, lorsqu´il a impunément appelé sur sa tête la vengeance divine sans crainte d´être convaincu ? Le serment paraît tellement avili et prostitué par sa fréquence, que les faux témoins sont aussi communs que les voleurs.

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Sermon d´un jésuite sur les succès d´une nation hérétique

F97D
Ce fut dans ces circonstances qu´un jésuite éloquent, Antoine Vieira, prononça, dans un des temples de Bahia, le discours le plus véhément et le plus extraordinaire qu´on ait peut-être jamais entendu dans aucune chaire chrétienne. La singularité de ce sermon fera peut-être excuser la longue analyse que nous en allons donner.

Vieira prit pour texte la fin du psaume 43, où le prophète s´adressantà Dieu, lui dit : "Réveille-toi, Seigneur ; pourquoi t´es-tu endormi ? Pourquoi as-tu détourné ta face de nous ? pourquoi as-tu oublié notre misère et nos tribulations ? Réveille-toi ; viens à notre secours. Songe à la gloire de ton nom, et sauve-nous."

"C´est par ces paroles, remplies d´une pieuse fermeté, d´une religieuse audace ; c´est ainsi, dit l´orateur, qu´en protestant plutôt qu´en priant, le prophète roi parle à Dieu. Le temps et les circonstances sont les mêmes ; et j´oserai dire aussi : réveille-toi. Pourquoi t´es-tu endormi ?"

Vieira reprend son texte ; et après avoir démontré la conformité des malheurs d´Israël et des Portugais, il ajoute : "Ce ne sont donc point les peuples que je prêcherai aujourd´hui. Ma voix et mes paroles s´élèveront plus haut. J´aspire dans ce moment à pénétrer jusque dans le sein de la divinité. C´est le dernier jour de la quinzaine que dans toutes les églises de la métropole on a destiné à des prières devant les sacrés autels ; et puisque ce jour est le dernier, il convient de recourir au seul et dernier remède. Les orateurs évangéliques ont travaillé vainement à vous amenerà résipiscence. Puisque vous avez été sourds, puisqu´ils ne vous ont pas convertis, c´est toi, Seigneur, que je convertirai, et quoique nous soyons les pécheurs, c´est toi qui te repentiras.

"Lorsque les enfants d´Israël eurent commis le crime dans le désert en adorant le veau d´or, tu révélas leur faute à Moïse, et tu ajoutas, dans ton courroux, que tu voulais anéantir ces ingrats. Moïse te dit : "Et pourquoiton indignation contre ton peuple ? Avant que de sévir, considère ce qu´il est à propos que tu fasses. Veux-tu que l´Égyptien t´accuse de ne nous avoir...malicieusement tirés de l´esclavage que pour nous exterminer dans les montagnes ? Songe à la gloire de ton nom."

"Telle fut la logique de Moïse, et telle sera la mienne. Tu te repentis du projet que tu avais formé. Tu es le même. Mes raisons sont plus fortes que celles du législateur des Hébreux. Elles auront le même effet sur toi ; et si tu a formé le projet de nous perdre, tu t´en repentiras. Ignores-tu que l´hérétique enflé des succès que tu lui accordes, a déjà dit que c´est à la fausseté de notre culte qu´il doit ta protection et ses victoires ? Et que veux-tu qu´en pensent les Gentils qui nous environnent, le talapoin qui ne te connaît pas encore, l´inconstant Indien, l´ignorant et stupide Égyptien, à peine mouillé des eaux du baptême ? Les peuples sont-ils capables de sonder et d´adorer la profondeur de tes jugements ? Réveilletoi donc ; et si tu prends quelque soin de ta gloire, ne souffre pas qu´on puise dans nos défaites des arguments contre notre croyance. Réveilletoi ; et que les tempêtes qui ont dissipé nos flottes, dissipent celles de notre ennemi commun ; que la peste, que les maladies qui ont fondu nos armées, fondent les siennes ; et puisque les conseils des hommes se corrompent quand il te plaît, remplis les siens de ténèbres et de confusion.

"Josué était plus saint et plus patient que nous. Cependant son langage ne fut pas autre que le mien, et la circonstance était bien moins importante. Il traverse le Jourdain ; il attaque la ville de Haï ; ses troupes sont dispersées. Sa perte fut médiocre ; et le voilà qui déchire ses vêtements, qui se roule à terre, qui se répand en plaintes amères, qui s´écrie : "Et pourquoi nous faire passer le Jourdain ? Dis, Seigneur, était-ce pour nous livrer à l´Amorrhéen ?" Et moi, lorsqu´il s´agit d´un peuple immense, dans une vaste contrée, je ne m´écrierai pas : Ne nous as-tu donné ces contrées que pour nous les ôter ? Si tu les destinais au Hollandais, que ne l´appelais-tu lorsqu´elles étaient incultes ? L´hérétique t´a-t-il rendu de si grands services, et sommes-nous si vils à tes yeux que tu nous aies tirés de notre contrée pour être ici son défricheur, pour lui bâtir des villes, pour l´enrichir par nos travaux ? Voilà donc le dédommagement que tu avais attaché dans ton cœur à tant d´hommes égorgés sur la terre, et perdus sur les eaux ? Cela sera pourtant si tu l´as résolu. Mais je te préviens que ceux que tu rejettes, que tu accables aujourd´hui, demain tu les rechercheras sans les trouver.

"Job, écrasé de malheurs, conteste avec toi. Tu ne veux pas, sans doute, que nous soyons plus insensibles que lui. Il te dit : "Puisque tu as décidé ma perte, consomme-la ; tue-moi, anéantis-moi ; que je sois inhumé et réduit en poussière ; j´y consens : mais demain, tu me chercheras et tu ne me trouveras plus. Tu auras des Sabéens, des Chaldéens, des blasphémateurs de ton nom : mais Job, mais le serviteur fidèle qui t´adore, tu ne l´auras plus."

"Eh bien ! Seigneur, je te dis avec Job : embrase, détruis, consume-nous tous : mais un jour, mais demain tu chercheras des Portugais et tu en chercheras vainement. A ton avis, la Hollande te foumira des conquérants apostoliques qui porteront, au péril de leur vie, par toute la terre, l´étendard de la croix ? La Hollande te formera un séminaire de prédicateurs apostoliques qui courront arroser de leur sang des contrées barbares pour les intérêts de ta foi ? La Hollande t´élèvera des temples qui te plaisent, te construira des autels sur lesquels tu descendes, te consacrera de vrais ministres, t´offrira le grand sacrifice, et te rendra le culte digne de toi ? Oui, oui1 Le culte que tu en recevras, ce sera celui qu´elle pratique journellement à Amsterdam, à Middelbourg, à Flessingue., et dans les autres cantons de cet enfer fiîimide et froid.

"Je sais bien, Seigneur, que la propagation de ta foi et les intérêts de ta gloire ne dépendent pas de nous ; et que quand il n´y aurait point d´hommes, ta puissance animant les pierres en susciterait des enfants d´Abraham. Mais je sais aussi que depuis Adam, tu n´as point créé d´hommes d´une espèce nouvelle ; que tu te sers de ceux qui sont, et que tu n´admets à tes desseins les moins bons qu´au défaut de meilleurs. Témoin la parabole du banquet : "Faites entrer les aveugles et les boiteux." Voilà la marche de ta providence. La changes-tu aujourd´hui ? Nous avons´été les conviés ; nous n´avons pas refusé de nous rendre au festin, et tu nous préférés des aveugles, des boiteux : des luthériens, des calvinistes, aveugles dans la foi, boiteux dans les œuvres !

"Si nous sommes assez malheureux pour que le Hollandais se rende mùtre du Brésil, ce que je te représente avec humilité, mais très sérieusement, c´est d´y bien regarder avant l´exécution de ton arrêt. Pèse scrupuleusement ce qui pourra t´en arriver, Consulte-toi pendant qu´il en est encore temps. Si tu as à te repentir, il vaut mieux que ce soit à présent que quand le mal sera sans remède. Tu vois où j´en veux venir, et les raisons prises dans ta propre conduite de la remontrance que je te fais. Avant le déluge, tu étais aussi très courroucé contre le genre humain. Noé eut beau te prier pendant un siècle. Tu persistas dans ta colère. Les cataractes du ciel se rompent enfin. Les eaux ont surmonté les sommets des montagnes. La terre entière est inondée ;. et ta justice est satisfaite. Mais trois jours après, lorsque les corps surnagèrent ; lorsque tes yeux s´arrêtèrent sur la multitude des cadavres livides ; lorsque la surface des mers t´offrit le spectacle le plus triste, le plus affreux spectacle qui eût jamais affligé les regards des anges : que devins-tu ? Frappé de ce tableau, comme si tu ne l´avais pas prévu, tes entrailles s´émurent de douleur. Tu te repentis d´avoir fait le monde. Tu eus des regrets sur le passé, Tu pris des résolutions pour l´avenir. Voilà comme tu es ; et puisque c´est là ton caractère, pourquoi ne pas te ménager toi-même en nous épargnant ? Pourquoi faire à présent le furibond, si ton cœur en doit murmurer, si l´exécution des arrêts de ta justice doit affliger ta bonté ? Songes-y avant de commencer et considère les suites du nouveau déluge que tu as projeté. Je vais te les peindre.

"La Bahia et le reste du Brésil sont devenus la proie des Hollandais ; je le suppose. Vois-les. Ils entrent dans cette ville avec la fureur de conquérants, avec la rage d´hérétiques. Vois que ni l´âge, ni le sexe ne sont épargnés. Vois le sang qui coule. Vois les coupables, les innocents, les femmes, les enfants passés au fil de l´épée, égorgés les uns sur les autres. Vois les larmes des vierges qui pleurent l´injure qu´elles ont soufferte. Vois les vieillards traînés par les cheveux. Entends les cris confus des religieux, des prêtres qui embrassent leurs autels et qui élèvent leurs bras vers toi. Toi-même, Seigneur, tu n´échapperas pas à leurs violences. Oui1 tu en auras ta part. L´hérétique forcera les portes de tes temples. Les hosties, ton propre corps sera foulé aux pieds. Les vases que ton sang a remplis servirontà la débauche, Tes autels seront renversés. Tes images seront lacérées. Des mains sacrilèges se porteront sur ta mère.

"Que ces affronts te fussent adressés et que tu les souffrisses, je n´en serais pas étonné, puisque tu en souffris de plus sanglants autrefois : mais ta mère ! où est la piété filiale ? Quoi ! tu ôtas la vie à Osée, pour avoir touché l´arche ?, La main que Jéroboam avait levée sur un prophète, tu la desséchas ; et il reste à l´hérétique des milliers de bras pour des forfaits plus atroces ? Tu détrônas, tu fis mourir Balthazar, pour avoir bu dans des vases où ton sang n´avait pas été consacré ; et tu épargnes l´hérétique ; et il n´y a pas deux doigts et un pouce pour tracer son arrêt de mort ?

"Enfin, Seigneur, lorsque tes temples seront dépouillés, tes autels détruits, ta religion éteinte au Brésil, et ton culte interrompu ; lorsque l´herbe croîtra sur le parvis de tes églises, le jour de Noël viendra sans que personne se souvienne du jour de ta naissance. Le carême, la semaine sainte viendront sans que les mystères de ta passion soient célébrés. Les pierres de nos rues gémiront, comme elles gémirent dans les rues solitaires de Jérusalem. Plus de prêtres, plus de sacrifices, plus de sacrements. L´hérésie s´emparera de la chaire de vérité. La fausse doctrine infectera les enfants des Portugais. Un jour on demandera aux enfants de ceux qui m´entourent : "Petits garçons, de quelle religion êtes-vous ?" Et ils répondront : "Nous sommes calvinistes. - Et vous petites filles ?" Et elles répondront : "Nous sommes luthériennes". Alors tu t´attendriras, tu te repentiras ; mais puisque le regret t´attend, que ne le préviens-tu ?

"Mais, dis-moi, quelle gloire trouveras-tu à détruire une nation età la faire supplanter par une autre ? C´est un pouvoir que tu confias autrefois à un petit habitant d´Anatho. En nous punissant, tu triomphes du faible ; en nous pardonnant, tu triomphes de toi. Sois miséricordieux pour ta propre gloire, pour l´honneur de ton nom.

Que ta colère ne soit ni de tous les jours, ni même d´un jour. Tu ne veux pas que le soleil se couche sur notre ressentiment ; et combien ne s´est-il pas levé, combien ne s´est-il pas couché sur le tien ? Exigestu de nous une modération que tu n´as pas ? Ne sais-tu que donner le précepte et non l´exemple ?

"Pardonne donc, Seigneur ; fais cesser nos malheurs. Vierge sainte, intercède pour nous. Supplie ton fils ; ordonne-lui. S´il est courroucé par nos offenses, dis-lui qu´il nous- les remette, ainsi qu´il nous est enjoint par sa loi de les remettre à ceux qui nous ont offensés." Je ne sais si le Seigneur fut sensible à l´apostrophe de l´orateur Vieira : mais très peu de temps après, les Hollandais virent interrompre leurs conquêtes par une révolution que toutes les nations désiraient, sans qu´aucune, l´eût prévue.

Commerce des Indes
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F.46B
L´ignorance ou la mauvaise foi corrompent tous les.récits ?. La politique ne juge que d´après ses vues, le commerce que d´après ses intérêts. Il n´y a que le philosophe qui sache douter, qui se taise, quand il manque de lumières, et qui dise la vérité, quand il se détermine à parler. En effet, quelle récompense assez importante à ses yeux pourrait le déterminer à tromper les hommes et à renoncer à son caractère ? La fortune ? il est assez riche, s´il a de quoi satisfaireà ses besoins singulièrement bornés. L´ambition ? s´il a le bonheur d´être sage, on peut lui porter envie ; mais il n´y a rien sous le ciel qu´il puisse envier. Les dignités ? on ne les lui offrira pas, il le sait ; et on les lui offrirait, qu´il ne les accepterait pas sans la certitude de faire le bien. La flatterie ? il ignore l´art de flatter, et il en dédaigne les méprisables avantages. La réputation ? en peut-il obtenir autrement que par la franchise ? La crainte ? il ne craint rien, pas même de mourir. S´il est jeté dans le fond d´un cachot, il sait bien que ce ne sera pas la première fois que des tyrans ou des fanatiques y ont conduit la vertu, et qu´elle n´en est sortie que pour aller sur un échafaud. C´est lui qui échappe à la main du destin qui ne sait par où le prendre, parce qu´il a brisé, comme dit le stoïcien, les anses par lesquelles le fort saisit le faible, pour en disposer à son gré.

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CHAPITRE VII : SUR LES BEAUX-ARTS ET BELLES-LETTRES



F22A
Peut-être le génie, enfant de l´imagination qui crée, appartient-il aux pays chauds, féconds en productions, en spectacles, en événements merveilleux qui excitent l´enthousiasme ; tandis que le goût, qui choisit et moissonne dans les champs où le génie a semé, semble convenir davantage à des peuples sobres, doux et modérés, qui vivent sous un ciel heureusement tempéré. Peut-être aussi ce même goût, qui ne peut être que le fruit d´une raison épurée et mûrie par le temps, demande-t-il une certaine stabilité dans le gouvernement, mêlée d´une certaine liberté dans les esprits ; un progrès insensible de lumières, qui, donnant une plus grande .étendue au génie, lui fait saisir des rapports plus justes entre les objets et une plus heureuse combinaison de ces sensations mixtes qui font les délices des âmes délicates. Ainsi les Arabes, presque toujours poussés en des climats brûlants par la guerre et le fanatisme, n´eurent jamais cette température de gouvernement et de situation qui forme le goût. Mais ils apportèrent dans le pays de leurs conquêtes les sciences qu´ils avaient comme pillées dans le cours de leurs ravages, et tous les arts nécessaires à la prospérité des nations.

[...]
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F23D
Leurs compositions sont d´une grâce, d´une mollesse, d´un raffinement soit d´expression, soit de sentiment, dont n´approche aucun peuple ancien ou moderne. La langue qu´ils parlent dans ce monde à leur maîtresse semble être celle qu´ils parleront dans l´autre à leurs houris. C´est une espèce de musique si touchante et si fine ; c´est un murmure si doux ; ce sont des comparaisons si riantes et si fraîches : je dirais presque que leur poésie est parfumée comme leur contrée. Ce qu´est l´honneur dans les mœurs de nos paladins, les imitations de la nature le sont dans les poèmes arabes. Là, c´est une quintessence de vertu ; ici, c´est une quintessence de volupté. On les voit abattus sous les ardeurs de leurs passions et de leur climat, ayant à peine la force de respirer. Ils s´abandonnent sans réserve à une langueur délicieuse qu´ils n´éprouveraient pas peut-être sous un autre ciel.

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F51D
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Les travaux des hommes ont toujours été proportionnés à leur force et aux instruments dont ils se servaient. Sans la science de la mécanique et l´invention de ses machines, point de grands monuments. Sans quarts de cercle et sans télescope, point de progrès merveilleux en astronomie, nulle précision dans les observations. Sans fer, point de marteaux, point de tenailles, point d´enclumes, point de forges, point de scies, point de haches, point de cognées, aucun ouvrage en métaux qui mérite d´être regardé, nulle maçonnerie, nulle charpente, nulle menuiserie, nulle architecture, nulle gravure, nulle sculpture. Avec ces moyens, quel temps ne faut-il pas à nos ouvriers pour séparer de la carrière, enlever et transporter un bloc de pierre ? Quel temps pour l´équarrir ? Sans nos ressources, comment en viendrait-on à bout ? "´aurait été un homme d´un grand sens que le sauvage qui, voyant pour la première fois un de nos grands édifices, l´aurait admiré non comme l´œuvre de notre force et de notre industrie, mais comme un phénomène extraordinaire de la nature qui aurait élevé d´elle-même ces colonnes, percé ces fenêtres, posé ces entablements et préparé une si merveilleuse retraite. C´eût été la plus belle des cavernes que les montagnes lui eussent encore offertes.

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F98A
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Les noms des lieux et des choses, assignés au hasard par des ignorants, ont toujours embarrassé les philosophes qui en ont voulu chercher l´origine dans la nature même, et non dans les circonstances purement accessoires, et souvent étrangères aux qualités physiques des objets désignés. Rien de plus bizarre que de voir l´Europe transportée .et reproduite, pour ainsi dire, en Amérique, par le nom et la forme ´de nos villes ; par les lois, les mœurs et la religion de notre continent. Mais, tôt ou tard, le climat reprendra son empire, et rétablira les choses dans leur ordre et leur nom naturels, toutefois avec ces traces d´altération qu´une grande révolution laisse toujours après elle. Qui sait si dans trois ou quatre mille ans l´histoire actuelle de l´Amérique ne sera pas aussi confuse, aussi inexplicable pour ses habitants, que l´est aujourd´hui pour nous celle des temps de l´Europe antérieurs à la république romaine ? Ainsi les hommes, et leurs connaissances, et leur conjectures, soit vers le passé, soit vers l´avenir, sont le jouet des lois et des mouvements de la nature entière, qui suit son cours sans égard à nos projets et à nos pensées, peut-être même à notre existence, qui n´est qu´une suite momentanée d´un ordre passager comme elle.

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F123D
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Et comment nos connaissances ne seraient-elle pas incertaines et bornées ? Nos organes sont si faibles, nos moyens si courts, nos études si distraites, notre vie si troublée, et l´objet de nos recherches si vaste ! Travaillez sans relâche, naturalistes, physiciens, chimistes, philosophes observateurs de tous les genres : et après des siècles d´efforts réunis et continus, les secrets que vous aurez arrachés à la nature, comparés à son immense richesse; ne seront que la goutte d´eau enlevée au vaste océan. L´homme riche dort ; le savant veille, mais il est pauvre. Ses découvertes sont trop indifférentes aux gouvernements pour qu´il puisse solliciter des secours ou espérer des récompenses, On trouverait parmi nous plus d´un Aristote ; mais où est le monarque qui lui dira : "Ma puissance est à tes ordres ; puise dans mes trésors, et travaille" ? Apprends-nous, célèbre Buffon, à quel point de perfection tu aurais porté ton immortel ouvrage, si tu avais vécu sous un Alexandre.

L´homme contemplatif est sédentaire, et le voyageur est ignorant ou menteur. Celui qui a reçu le génie en partage dédaigne les détails minutieux de l´expérience, et le faiseur d´expériences est presque toujours sans génie. Entre la multitude des agents que la nature emploie, nous n´en connaissons que quelques-uns, et encore ne les connaissons-nous qu´imparfaitement. Qui sait si les autres ne sont pas de nature à échapper pour jamais à nos sens, à nos instruments, à nos observations et à nos essais ? La nature des deux êtres qui composent le monde, l´esprit et la matière sera toujours un mystère.

Entre les qualités physiques des corps, il n´y en a pas une seule qui ne laisse une infinité d´expériences à faire. Ces expériences même sontelles toutes possibles ? Combien de temps en seront-nous réduits à des conjectures qu´un jour verra éclore et que le lendemain verra détruites ? Qui donnera un frein à ce penchant presque invincible à l´analogie, manière de juger si séduisante, si commode et si trompeuse ? A peine avons-nous quelques faits, que nous bâtissons un système qui entraîne la multitude et suspend la recherche de la vérité, Le temps employé à former une hypothèse et le temps employé à la détruire sont presque également perdus. Les sciences de calcul satisfaisantes pour l´amour-propre, qui se plaît à vaincre les difficultés, et pour l´esprit juste qui aime les résultats rigoureux, dureront ; mais avec peu d´utilité pour les usages de la vie. La religion, qui jette du dédain sur les travaux d´un être en chrysalide et qui redoute secrètement les progrès de la raison, multipliera les oisifs et retardera l´homme laborieux par la crainte ou par le scrupule. A mesure qu´une science s´avance, les pas deviennent plus difficiles ; la généralité se dégoûte, et elle n´est plus cultivée que par quelques hommes opiniâtres qui s´en occupent, soit par habitude, soit par l´espérance bien ou mal fondée de se faire un nom, jusqu´au moment où le ridicule s´en mêle et où l´on montre au doigt, ou comme un fou, ou comme un sot celui qui se prom.et de vaincre une difficulté contre laquelle quelques hommes célèbres .ont échoué. C´est ainsi qu´on masque la crainte qu´il ne réussisse.

On a vu dans tous les siècles et chez toutes les nations les études naître, tomber et se succéder dans un certain ordre réglé. Cette inconstance, cette lassitude ne sont pas d´un homme seulement. C´est un vice des sociétés les plus nombreuses et les plus éclairées, Il semble que les sciences et les arts aient un temps de mode.

Nous avons commencé par avoir des érudits. Après les érudits, des poètes et des orateurs. Après les orateurs et les poètes, des métaphysiciens qui ont fait place aux géomètres, qui ont fait place aux physiciens, qui ont fait place aux naturalistes et aux chimistes. Le goût de l´histoire naturelle est sur son déclin. Nous sommes tout entiers aux questions de gouvernement, de législation, de morale, de politique et de commerce, S´il m´était permis de hasarder une prédiction, j´annoncerais qu´incessamment les esprits se tourneront du côté de l´histoire, carrière immense où la philosophie n´a pas encore mis le pied.

En effet, si de cette multitude infinie de volumes, on en arrachait les pages -accordées aux grands assassins qu´on appelle conquérants, ou qu´on les réduisît au petit nombre de pages qu´ils méritent à peine, qu´en resterait-il ? Qui est-ce qui nous a parlé du climat, du sol, des productions, des quadrupèdes, des oiseaux, des poissons, des plantes, des fruits, des minéraux, des mœurs, des usages, des superstitions, des préjugés, des sciences, des arts, du commerce, du gouvernement et des lois ? Que connaissons-nous de tant de nations anciennes qui puisse être de quelque utilité pour les nations modernes ? Et leur sagesse et leur folie ne sont-elles pas également perdues pour nous ? Leurs annales ne nous instruisent jamais sur les objets qu´il nous importe le plus de connaître, sur la vraie gloire d´un souverain, sur la base de la force des nations, sur la félicité des peuples, sur la durée des empires. Que ces beaux discours d´un général à ses soldats, au moment d´une action, servent de modèles d´éloquence à un rhéteur, j´y consens ; mais quand je les saurai par cœur, je n´en deviendrai ni plus équitable, ni plus ferme, ni plus instruit, ni meilleur. Le moment approche où la raison, la justice et la vérité von.t arracher des mains de l´ignorance et de la flatterie une plume qu´elles n´ont tenue que trop longtemps.

F172B
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Presque tout ce que l´esprit humain a inventé d´utile et d´importanta été le fruit d´une inquiétude vague plutôt que d´une industrie raisonnée. Le hasard, qui est le cours inaperçu de la nature, ne se repose jamais, et sert indistinctement tous les hommes. Le génie se fatigue, se rebute, et n´appartient qu´à très peu d´êtres, pour quelques moments. Ses efforts même ne le mènent souvent qu´à se trouver sur la route du hasard, pour le saisir. La différence entre les hommes de génie et le vulgaire, c´est que ceux-là savent pressentir et chercher ce que celui-ci trouve quelquefois. Plus souvent encore le génie emploie ce que le hasard a jeté sous sa main. C´est le lapidaire qui met le prix au diamant que le laboureur a déterré sans le connnaître.



F207D
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Pourquoi Athènes et Lacédémone ne renàtraient-elles pas un jour dans l´Amérique septentrionale ? Pourquoi la ville de Tumbull ne serait-elle pas dans quelques siècles le séjour de la politesse, des beauxarts et de l´éloquence ? La nouvelle colonie est moins éloignée de cet état florissant que les barbares Pélasges ne l´étaient des concitoyens de Péridès. Quelle différence entre un établissement conçu et fondé par un homme sage et pacifique, et les conquêtes d´une longue suite d´hommes avares, insensés et sanguinaires ; entre l´état actuel de l´Amérique méridionale et ce qu´elle serait devenue, si ceux qui la découvrirent, qui s´en emparèrent et qui la dévastèrent, eussent été animés de l´esprit du bon Tumbull ? Son exemple n´apprendra-t-il pas aux nations que la fondation d´une colonie demande plus de sagesse que de dépenses ? L´univers s´est peuplé avec un homme et une femme.

Les ouvrages d´imagination et de goût ne tarderont pas à suivre ceux de raisonnement et d´observation . Bientôt peut-être la Nouvelle-Angleterre pourra citer ses Homères, ses Théocrites, ses Sophodes. On n´y manque plus de secours, de mitres, de modèles. L´éducation s´y répand, s´y perfectionne de plus en plus. Dans les proportions ony voit plus de gens bien nés, plus de loisir et de moyens pour suivre son talent qu´on n´en trouve en Europe, où l´institution même de la jeunesse est souvent contraire au progrès et au développement du génie et de la raison.

Par un contraste singulier avec l´ancien monde, où les arts sont allés du midi vers le nord, on verra dans le nouveau le nord éclairer le midi. Jusqu´à nos jours, l´esprit a paru s´énerver comme le corps dans les Indes occidentales. Vifs et pénétrants de bonne heure, les hommes y conçoivent promptement, mais n´y résistent pas, ne s´y. accoutument pas aux longues méditations. Presque tous ont de la facilité pour tout ; aucun ne marque un talent décidé pour rien. Précoces et mûrs avant nous, ils sont bien loin de la carrière quand nous touchons au terme. La gloire et le bonheur de les changer doit être l´ouvrage de l´Amérique anglaise. Qu´elle prenne donc des moyens conformes à ce noble dessein, et qu´elle cherche par des voies justes, louables une population digne de créer un monde nouveau. C´est ce qu´elle n´a pas fait encore.



F255C
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Que d´objets d´insruction et d´admiration dans les manufactures et les ateliers pour l´homme le plus instruit ! Il est beau sans doute d´étudier les productions de la nature : mais les différents moyens que les arts emploient, soit pour adoucir les maux, soit pour augmenter les agréments de la vie, ne sont-ils pas encore plus intéressants à connitre ? Si vous cherchez le génie, entrez dans les ateliers, et vous l´y trouverez sous mille formes diverses. Si un seul homme avait été l´inventeur du métier à figurer les étoffes, il eût montré plus d´intelligence que Leibniz ou Newton ; et j´ose assurer que dans les Principes mathématiques du dernier, il n´y a aucun problème plus difficile à résoudre que celui d´exécuter une maille à l´aide d´une machine. N´est-il pas honteux de voir les objets dont on est environné, se répéter dans une glace, et d´ignorer comment la glace se coule et se met au tain ; de se garantir des rigueurs du froid par le velours, et de ne pas savoir comment il se fabrique ? Hommes instruits, allez aider de vos lumières ce malheureux artisan condamné à suivre aveuglément sa routine, et soyez sûrs d´en être dédommagés par les secrets qu´il vous confiera.

Le flambeau de l´industrie éclaire à la fois un vaste horizon. Aucun art n´est isolé. La plupart ont des formes, des modes, des instruments, des éléments qui leur sont communs. La mécanique seule a dû prodigieusement étendre l´étude des mathématiques. Toutes les branches de l´arbre généalogique des sciences se sont développées avec les progrès des arts et des métiers. Les mines, les moulins, les draperies, les teintures ont agrandi la sphère de la physique et de l´histoire naturelle. Le luxe a créé l´art de jouir, qui dépend tout entier des arts libéraux. Dès que l´architecture admet des ornements au-dehors, elle attire la décoration au-dedans. La sculpture et la peinture travaillent aussitôt à l´embellissement, à l´agrément des édifices. L´art du dessin s´empare des habits et des meubles. Le crayon, fertile en nouveautés, varie à l´infini ses traits et ses nuances sur les étoffes et les porcelaines. Le génie de la pensée et de la parole médite à loisir les chefs-d´œuvre de la poésie et de l´éloquence, ou ces heureux systèmes de la politique et de la philosophie qui rendent aux peuples tous leurs droits, aux souverains toute leur gloire, celle de régner sur les esprits et sur les cœurs, sur l´opinion et sur la volonté, par la raison et l´équité.



F264D
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La nature est le modèle des uns et des autres. La voir et la bien voir ; la choisir ; la rendre scrupuleusement ; en corriger les défauts ; l´embellir ou en rapprocher les beautés éparses pour en former un tout merveilleux : ce sont autant de talents infiniment rares. Quelques-uns peuvent naître avec l´homme de génie ; d´autres sont le produit de l´étude et des travaux de plusieurs grands hommes. On est sublime, mais on manque de goût. On a de l´imagination, de l´invention, mais on est fougueux, incorrect. Il se passe des siècles avant l´apparition d´un orateur, d´un poète, d´un peintre, d´un statuaire en qui le jugement qui compte ses pas tempère la chaleur qui veut courir.

C´est principalement l´utilité qui a donné naissance aux lettres, et l´agrément aux beaux-arts.

Dans la Grèce, ils furent enfants du sol même. Le Grec favorisé du plus heureux climat, avait sans cesse sous les yeux le spectacle d´une nature merveilleuse, soit par ses charmes, soit par son horreur ; des fleuves rapides ; des montagnes escarpées ; d´antiques forêts ; des plaines fertiles ; de riantes vallées ; des coteaux délicieux ; la mer tantôt calme, tantôt agitée : tout ce qui échauffe l´âme, tout ce qui émeut et agrandit l´imagination. Imitateur scrupuleux, il la rendit d´abord telle qu´il la voyait. Bientôt il mit du discernement entre les modèles. Les principales fonctions des membres lui en indiquèrent les vices les plus grossiers qu´il corrigea. Il en sentit ensuite les moindres imperfections, qu´il corrigea encore ; et ce fut ainsi qu´il s´éleva peuà peu au beau idéal, c´est-à-dire au concept d´un être qui est possible peut-être, mais qui n´existe pas : car la nature ne fait rien de parfait. Rien n´y est régulier, et rien n´y est déplacé. Trop de causes conspirent en même temps au développement, je ne dis pas d´un animal entier, mais des moindres parties semblables d´un animal, pour qu´on y retrouve de la symétrie, Le beau de la nature consiste dans un enchaînement rigoureux d´imperfections. On peut accuser le tout, mais dans ce tout, chaque partie est parfaitement ce qu´elle doit être. L´étude d´une fleur, de la branche d´un arbre, d´une feuille, suffit pour s´en assurer.

Ce fut par cette voie lente et pénible que la peinture et la sculpture arrivèrent à ce degré qui nous étonne dans le Gladiateur, dans l´Antinoüs, dans la Vénus de Médicis. Ajoutez à ces causes heureuses une langue harmonieuse dès son origine ; avant la naissance des arts, un poète sublime, un poète rempli d´images riantes et terribles ; l´esprit de la liberté ; l´exercice des beaux-arts interdit à l´esclave ; le commerce des artistes avec les philosophes ; leur émulation soutenue par des travaux, des récompenses et des éloges ; la vue continuelle du corps humain dans les bains et dans les gymnases, leçon assidue pour l´artiste, et principe d´un goût délicat dans la nation ; les vêtements larges et fluents qui ne déformaient aucune partie du corps en la serrant, en la gênant ; des temples sans nombre à décorer des statues des dieux et des déesses, et en conséquence un prix inestimable attachéà la beauté qui devait servir de modèle ; l´usage de consacrer par des monuments les actions mémorables et les grands hommes.

Homère avait donné le ton à la poésie épique. Les jeux Olympiques hâtèrent les progrès de la poésie lyrique, de la musique et de la tragédie. L´enchaînement des arts les uns avec les autres influa sur l´architecture. L´éloquence prit de la grandeur et du nerf au milieu des intérêts publics.

Le Romain, imitateur des Grecs en tout genre, resta au-dessous de ses modèles : il n´en eut ni la grâce, ni l´originalité. A côté de ses beautés réelles, on remarqua souvent l´effort d´un copiste habile, et c´était presque une nécessité. Si les chefs-d´œuvre qu´il avait sous les yeux eussent été anéantis, son génie abandonné à son propre élan et à son énergie naturelle aurait, après quelques essais, après quelques écarts, poussé très loin sa carrière, et ses ouvrages auraient eu un caractère de vérité qu´ils ne pouvaient avoir, exécutés moitié d´après nature, moitié d´après les productions d´une école dont l´esprit lui était inconnu. Il était devant ces originaux comme devant l´œuvre du créateur. On ignore comment il s´est fait.

Cependant un goût sévère présidait à toutes les compositions de Rome. Il guidait également les artistes et les écrivains. Leurs ouvrages étaient l´image ou la copie de la vérité. Le génie de l´invention, le génie de l´exécution ne franchissaient jamais les bornes convenables.

Au milieu de l´abondance et des richesses, les grâces étaient dispensées avec sagesse. Tout ce qui était au-delà du beau était. habilement retranché. C´est une expérience de toutes les nations et de tous les âges, que ce qui est arrivé à sa perfection ne tarde pas à dégénérer. La révolution est plus ou moins rapide, mais toujours infaillible. Chez les Romains, elle fut l´ouvrage de quelques écrivains ambitieux qui, ne voyant point de jour à surpasser ou même à égaler leurs prédécesseurs, imaginèrent de s´ouvrir une nouvelle carrière. A des plans fortement conçus, à des idées lumineuses et profondes, à des images pleines de noblesse, à des tours d´une grande énergie, à des expressions assorties à tous les sujets, on substitua l´esprit de saillie, des rapports plus singuliers que vrais, un contraste continuel de mots ou de pensées, un style rompu, décousu, plus piquant que naturel, les défauts que produit le désir habituel de briller et de plaire. Les arts furent entraînés dans le même tourbillon ; ils furent outrés, maniérés, affectés comme l´éloquence et la poésie. Toutes les productions du génie portèrent le même caractère de dégradation.

Elles en sortirent, mais pour tomber dans une plus fâcheuse encore. Les premiers hommes auxquels il fut donné de cultiver les arts se proposaient de faire des impressions vives et durables. Pour atteindre plus sûrement leur but, ils crurent devoir agrandir tous les objets. Cette erreur, qui était une suite presque nécessaire de leur inexpérience, les poussa à l´exagération. Ce qu´on avait fait d´abord par ignorance, fut renouvelé depuis par flatterie. Les empereurs qui avaient élevé une puissance illimitée sur les ruines de la liberté romaine, ne voulurent plus être de simples mortels. Pour satisfaire cet extravagant orgueil, il fallut leur donner les attributs de la divinité. Leurs images, leurs statues, leurs palais, tout s´éloigna des vraies proportions, tout devint colossal, Les nations se prosternèrent devant ces idoles, et l´encens brûla sur leurs autels. Les peuples et les artistes entraînèrent les poètes, les orateurs et les historiens, dont la personne eût été exposée, dont les écrits auraient paru des satires, s´ils se fussent renfermés dans les bornes du vrai, du goût et de la décence. [...]


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Les orateurs, les poètes, les historiens, les peintres, les statuaires sont faits pour être les amis des grands hommes. Hérauts de leur renommée pendant qu´ils vivent, ils en sont les conservateurs éternels quand ils ne sont plus. En les portant à l´immortalité, ils y vont euxmêmes. C´est par les uns et par les autres que les nations se distinguent entre les nations contemporaines. Après les avoir illustrées, les arts les enrichissent encore quand elles sont devenues indigentes. C´est Rome l´ancienne qui nourrit aujourd´hui la moderne Rome. Peuples qu´ils honorent dans le présent et dans l´avenir, honorez-les si vous n´êtes pas des ingrats. Vous passerez, mais leurs productions ne passeront pas. Le flambeau qui vous éclaire, le génie s´éteindra parmi vous si vous le négligez ; et après avoir marché pendant quelques siècles dans les ténèbres, vous tomberez dans l´abîme de l´oubli qui a englouti tant de nations qui vous ont précédés, non parce qu´elles ont manqué de vertus, mais d´une voix sacrée qui les célébrât.

Gardez-vous surtout d´ajouter la persécution à l´indifférence. C´est bien assez qu´un écrivain brave le ressentiment du magistrat intolérant, du prêtre fanatique, du grand seigneur ombrageux, de toutes les conditions entêtées de leurs prérogatives, sans être encore exposé aux sévérités du gouvernement. Infliger au philosophe une peine infamante et capitale, c´est le condamner à la pusillanimité ou au silence ; c´est étouffer le génie ou le bannir ; c´est arrêter l´instruction nationale et le progrès des lumières.

Ces réflexions sont, dira-t-on, d´un homme qui a bien résolu de parler sans ménagement des personnes et des choses ; des personnes,à qui l´on n´ose guère s´adresser avec franchise ; des choses, sur lesquelles un écrivain doué d´un peu de sens ne pense ni ne s´exprime comme le vulgaire, et qui ne serait pas fâché d´échapper à la proscription. Cela se peut ; et quel mal y aurait-il à cela ? Cependant, quoi qu´il en puisse arriver, jamais je ne trahirai l´honorable cause de la liberté. Si je n´en recueillais que des malheurs, ce que je ne crois ni ne redoute, tant pis pour l´auteur de mon infortune. Pour un instant de ma durée dont il aurait disposé avec injustice et avec violence, il resterait détesté pendant sa vie. Son nom passerait aux siècles à venir couvert d´ignominie, et cette sentence cruelle serait indépendante du peu de valeur, du peu de mérite de mes productions.

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