DIDEROT
PENSÉES SUR L´INTERPRÉTATION DE LA NATURE
AUX JEUNES GENS QUI SE DISPOSENT A L´ÉTUDE DE LA PHILOSOPHIE NATURELLE
Jeune homme, prends et lis. Si tu peux aller jusqu´à la fin de cet ouvrage, tu ne seras pas incapable d´en entendre un meilleur. Comme je me suis moins proposé de t´instruire que de t´exercer, il m´importe peu que tu adoptes mes idées ou que tu les rejettes, pourvu qu´elles emploient toute ton attention.
Un plus habile t´apprendra à connaître les forces de la nature; il me suffira de t´avoir fait essayer les tiennes. Adieu.
P.S. Encore un mot, et je te laisse. Aie toujours présent à l´esprit que la nature n´est pas Dieu, qu´un homme n´est pas une machine, qu´une hypothèse n´est pas un fait; et sois assuré que tu ne m´auras point compris, partout où tu croiras apercevoir quelque chose de contraire à ces principes.
« Quae sunt in luce tuemur e tenebris.» LUCRET., lib. VI.
1. C´est de la nature que je vais écrire. Je laisserai les pensées se
succéder sous ma plume, dans l´ordre même selon lequel les objets se sont
offerts à ma réflexion, parce qu´elles n´en représenteront que mieux les
mouvements et la marche de mon esprit. Ce seront ou des vues générales sur
l´art expérimental, ou des vues particulières sur un phénomène qui paraît
occuper tous nos philosophes, et les diviser en deux classes. Les uns ont,
ce me semble, beaucoup d´instruments et peu d´idées; les autres ont beaucoup
d´idées et n´ont point d´instruments. L´intérêt de la vérité demanderait que
ceux qui réfléchissent daignassent enfin s´associer à ceux qui se remuent,
afin que le spéculatif fût dispensé de se donner du mouvement; que la
manoeuvre eût un but dans les mouvements infinis qu´il se donne; que tous
nos efforts se trouvassent réunis et dirigés en même temps contre la
résistance de la nature; et que, dans cette espèce de ligue philosophique,
chacun fit le rôle qui lui convient.
2. Une des vérités qui aient été annoncées de nos jours avec le plus de
courage et de force, qu´un bon physicien ne perdra point de vue, et qui aura
certainement les suites les plus avantageuses, c´est que la région des
mathématiciens est un monde intellectuel, où ce que l´on prend pour des
vérités rigoureuses perd absolument cet avantage quand on l´apporte sur
notre terre. On en a conclu que c´était à la philosophie expérimentale à
rectifier les calculs de la géométrie, et cette conséquence a été avouée,
même par les géomètres. Mais à quoi bon corriger le calcul géométrique par
l´expérience ? N´est-il pas plus court de s´en tenir au résultat de
celle-ci? d´où l´on voit que les mathématiques, transcendantes surtout, ne
conduisent à rien de précis sans l´expérience; que c´est une espèce de
métaphysique générale où les corps sont dépouillés de leurs qualités
individuelles; et qu´il resterait au moins à faire un grand ouvrage qu´on
pourrait appeler l´Application de l´expérience à la géométrie, ou Traité de
l´aberration des mesures.
3. Je ne sais s´il y a quelque rapport entre l´esprit du jeu et le génie
mathématicien; mais il y en a beaucoup entre un jeu et les mathématiques.
Laissant à part ce que le sort met d´incertitude d´un côté, ou le comparant
avec ce que l´abstraction met d´inexactitude de l´autre, une partie de jeu
peut être considérée comme une suite indéterminée de problèmes à résoudre,
d´après des conditions données. Il n´y a point de questions de mathématiques
à qui la même définition ne puisse convenir, et la chose du mathématicien
n´a pas plus d´existence dans la nature que celle du joueur. C´est, de part
et d´autre, une affaire de conventions. Lorsque les géomètres ont décrié les
métaphysiciens, ils étaient bien éloignes de penser que toute leur science
n´était qu´une métaphysique. On demandait un jour: « Qu´est-ce qu´un
métaphysicien ? » Un géomètre répondit: « C´est un homme qui ne sait rien ».
Les chimistes, les physiciens, les naturalistes, et tous ceux qui se livrent
à l´art expérimental, non moins outrés dans leur jugement, me paraissent sur
le point de venger la métaphysique et d´appliquer la même définition au
géomètre. Ils disent: « A quoi servent toutes ces profondes théories des
corps célestes, tous ces énormes calculs de l´astronomie rationnelle, s´ils
ne dispensent point Bradley ou Le Monnier d´observer le ciel ? » Et je dis:
heureux le géomètre en qui une étude consommée des sciences abstraites
n´aura point affaibli le goût des beaux-arts, à qui Horace et Tacite seront
aussi familiers que Newton, qui saura découvrir les propriétés d´une courbe
et sentir ]es beautés d´un poète, dont l´esprit et les ouvrages seront de
tous les temps, et qui aura le mérite de toutes les académies ! Il ne se
verra point tomber dans l´obscurité; il n´aura point à craindre de survivre
à sa renommée.
4. Nous touchons au moment d´une grande révolution dans les sciences. Au
penchant que les esprits me paraissent avoir à la morale, aux
belles-lettres, à l´histoire de la nature, et à la physique expérimentale,
j´oserais presque assurer qu´avant qu´il soit cent ans, on ne comptera pas
trois grands géomètres en Europe. Cette science s´arrêtera tout court où
l´auront laissée les Bernoulli, les Euler, les Maupertuis, les Clairaut, les
Fontaine et les d´Alembert. Ils auront posé les colonnes d´Hercule. On n´ira
point au-delà. Leurs ouvrages subsisteront dans les siècles à venir, comme
ces pyramides d´Égypte dont les masses chargées d´hiéroglyphes réveillent en
nous une idée effrayante de la puissance et des ressources des hommes qui
les ont élevées.
5. Lorsqu´une science commence à naître, L´extrême considération qu´on a
dans la société pour les inventeurs, le désir de connaître par soi-même une
chose qui fait beaucoup de bruit, L´espérance de s´illustrer par quelque
découverte, L´ambition de partager un titre avec des hommes illustres,
tournent tous les esprits de ce côté. En un moment, elle est cultivée par
une infinité de personnes de caractères différents. Ce sont ou des gens du
monde, à qui leur oisiveté pèse, ou des transfuges, qui s´imaginent acquérir
dans la science à la mode une réputation qu´ils ont inutilement cherchée
dans d´autres sciences, qu´ils abandonnent pour elle; les uns s´en font un
métier; d´autres y sont entraînés par goût. Tant d´efforts réunis portent
assez rapidement la science jusqu´où elle peut aller. Mais à mesure que ses
limites s´étendent, celles de la considération se resserrent. On n´en a plus
que pour ceux qui se distinguent par une grande supériorité. Alors la foule
diminue. On cesse de s´embarquer pour une contrée où les fortunes sont
devenues rares et difficiles. Il ne reste à la science que des mercenaires à
qui elle donne du pain, et que quelques hommes de génie qu´elle continue
d´illustrer longtemps encore après que le prestige est dissipé et que les
yeux se sont ouverts sur l´inutilité de leurs travaux. On regarde toujours
ces travaux comme des tours de force qui font honneur à l´humanité. Voilà
l´abrégé historique de la géométrie, et celui de toutes les sciences qui
cesseront d´instruire ou de plaire; je n´en excepte pas même l´histoire de
la nature.
6. Quand on vient à comparer la multitude infinie des phénomènes de la
nature avec les bornes de notre entendement et la faiblesse de nos organes,
peut-on jamais attendre autre chose de la lenteur de nos travaux, de leurs
longues et fréquentes interruptions et de la rareté des génies créateurs,
que quelques pièces rompues et séparées de la grande chaîne qui lie toutes
choses ?. La philosophie expérimentale travaillerait pendant les siècles des
siècles, que les matériaux qu´elle entasserait, devenus à la fin par leur
nombre au-dessus de toute combinaison, seraient encore bien loin d´une
énumération exacte. Combien ne faudrait-il pas de volumes pour renfermer les
termes seuls par lesquels nous désignerions les collections distinctes de
phénomènes, si les phénomènes étaient connus ? Quand la langue philosophique
sera-t-elle complète ? Quand elle serait complète, qui d´entre les hommes
pourrait la savoir ? Si l´Éternel, pour manifester sa toute-puissance plus
évidemment encore que par les merveilles de la nature, eût daigné développer
le mécanisme universel sur des feuilles tracées de sa propre main, croit-on
que ce grand livre fût plus compréhensible pour nous que l´univers même ?
Combien de pages en aurait entendu ce philosophe ´ qui, avec toute la force
de tête qui lui avait été donnée, n´était pas sûr d´avoir seulement embrassé
les conséquences par lesquelles un ancien géomètre a déterminé le rapport de
la sphère au cylindre ? Nous aurions dans ces feuilles une mesure assez
bonne de la portée des esprits, et une satire beaucoup meilleure de notre
vanité. Nous pourrions dire: Fermat alla jusqu´à telle page; Archimède était
allé quelques pages plus loin. Quel est donc notre but ? L´exécution d´un
ouvrage qui ne peut jamais être fait et qui serait fort au-dessus de
l´intelligence humaine, s´il était achevé. Ne sommes-nous pas plus insensés
que les premiers habitants de la plaine de Sennaar ? Nous connaissons la
distance infinie qu´il y a de la terre aux cieux, et nous ne laissons pas
que d´élever la tour. Mais est-il à présumer qu´il ne viendra point un temps
où notre orgueil décourage abandonne l´ouvrage ? Quelle apparence que, logé
étroitement et mal à son aise ici-bas, il s´opiniâtre à construire un palais
inhabitable au-delà de l´atmosphère`? Quand il s´y opiniâtrerait, ne
serait-il pas arrêté par la confusion des langues qui n´est déjà que trop
sensible et trop incommode dans l´histoire naturelle ? D´ailleurs l´Utile
circonscrit tout. Ce sera l´Utile qui dans quelques siècles donnera des
bornes à la physique expérimentale, comme il est sur le point d´en donner à
la géométrie. J´accorde des siècles à cette étude, parce que la sphère de
son utilité est infiniment plus étendue que celle d´aucune science
abstraite, et qu´elle est sans contredit la base de nos véritables
connaissances.
7. Tant que les choses ne sont que dans notre entendement, ce sont nos
opinions; ce sont des notions qui peuvent être vraies ou fausses, accordées
ou contredites. Elles ne prennent de la consistance qu´en se liant aux êtres
extérieurs. Cette liaison se fait ou par une chaîne ininterrompue
d´expériences, ou par une chaîne ininterrompue de raisonnements qui tient
d´un bout à l´observation, et de l´autre à l´expérience; ou par une chaîne
d´expériences dispersées d´espace en espace, entre des raisonnements, comme
des poids sur la longueur d´un fil suspendu par ses deux extrémités. Sans
ces poids, le fil deviendrait le jouet de la moindre agitation qui se ferait
dans l´air.
8. On peut comparer les notions qui n´ont aucun fondement dans la nature à
ces forêts du Nord dont les arbres n´ont point de racines. Il ne faut qu´un
coup de vent, qu´un fait léger, pour renverser toute une forêt d´arbres et
d´idées.
9. Les hommes en sont à peine à sentir combien les lois de l´investigation
de la vérité sont sévères, et combien le nombre de nos moyens est borné.
Tout se réduit à revenir des sens à la réflexion, et de la réflexion aux
sens: rentrer en soi et en sortir sans cesse. C´est le travail de l´abeille.
On a battu bien du terrain en vain, si on ne rentre pas dans la ruche
chargée de cire. On a fait bien des amas de cire inutile, si on ne sait pas
en former des rayons.
10 Mais par malheur il est plus facile et plus court de se consulter soi que
la nature. Aussi la raison est-elle portée à demeurer en elle-même, et
l´instinct à se répandre au-dehors. L´instinct va sans cesse regardant,
goûtant, touchant, écoutant; et il y aurait peut-être plus de physique
expérimentale a apprendre en étudiant les animaux qu´en suivant les cours
d´un professeur. Il n´y a point de charlatanerie dans leurs procédés. Ils
tendent à leur but, sans se soucier de ce qui les environne: s´ils nous
surprennent, ce n´est point leur intention. L´étonnement- est le premier
effet d´un grand phénomène; c´est à la philosophie à le dissiper. Ce dont il
s´agit dans un cours de philosophie expérimentale, c´est de renvoyer son
auditeur plus instruit, et non plus stupéfait. S´enorgueillir des phénomènes
de la nature, comme si l´on en était soi-même l´auteur, c´est imiter la
sottise d´un éditeur des Essais qui ne pouvait entendre le nom de Montaigne
sans rougir. Une grande leçon qu´on a souvent occasion de donner, c´est
l´aveu de son insuffisance. Ne vaut-il pas mieux se concilier la confiance
des autres par la sincérité d´un je n´en sais rien, que de balbutier des
mots et se faire pitié à soi-même, en s´efforçant de tout expliquer ? Celui
qui confesse librement qu´il ne sait pas ce qu´il ignore me dispose à croire
ce dont il entreprend de me rendre raison.
11. L´étonnement vient souvent de ce qu´on suppose plusieurs prodiges où il
n´y en a qu´un; de ce qu´on imagine dans la nature autant d´actes
particuliers qu´on nombre de phénomènes, tandis qu´elle n´a peut-être jamais
produit qu´un seul acte. Il semble même que, si elle avait été dans la
nécessité d´en produire plusieurs, les différents résultats de ces actes
seraient isolés; qu´il y aurait des collections de phénomènes indépendantes
les unes des autres; et que cette chaîne générale dont la philosophie
suppose la continuité se romprait en plusieurs endroits. L´indépendance
absolue d´un seul fait est incompatible avec l´idée de tout; et sans l´idée
de tout, plus de philosophie.
12. Il semble que la nature se soit plu à varier le même mécanisme d´une
infinité de manières différentes. Elle n´abandonne un genre de productions
qu´après en avoir multiplié les individus sous toutes les faces possibles.
Quand on considère le règne animal, et qu´on s´aperçoit que, parmi les
quadrupèdes, il n´y en a pas un qui n´ait les fonctions et les parties,
surtout intérieures, entièrement semblables à un autre quadrupède, ne
croirait-on pas volontiers qu´il n´y a jamais eu qu´un premier animal
prototype de tous les animaux, dont la nature n´a fait qu´allonger,
raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer certains organes ? Imaginez
les doigts de la main réunis, et la matière des ongles si abondante que,
venant à s´étendre et à se gonfler, elle enveloppe et couvre le tout; au
lieu de la main d´un homme, vous aurez le pied d´un cheval. Quand on voit
les métamorphoses successives de l´enveloppe du prototype, quel qu´il ait
été, approcher un règne d´un autre règne par des degrés insensibles, et
peupler les confins dès deux règnes (s´il est permis de se servir du terme
de confins où il n´y a aucune division réelle), et peupler, dis-je, les
confins des deux règnes d´êtres incertains, ambigus, dépouillés en grande
partie des formes, des qualités et des fonctions de l´un, et revêtus des
formes, des qualités, des fonctions de l´autre, qui ne se sentirait porté à
croire qu´il n´y a jamais eu qu´un premier être prototype de tous les êtres
? Mais que cette conjecture philosophique soit admise avec le docteur
Baumann comme vraie, ou rejetée avec M. de Buffon comme fausse, on ne niera
pas qu´il ne faille l´embrasser comme une hypothèse essentielle au progrès
de la physique expérimentale, à celui de la philosophie rationnelle, à la
découverte et à l´explication des phénomènes qui dépendent de
l´organisation. Car il est évident que la nature n´a pu conserver tant de
ressemblance dans les parties et affecter tant de variété dans les formes,
sans avoir souvent rendu sensible dans un être organisé ce qu´elle a dérobé
dans un autre. C´est une femme qui aime à se travestir, et dont les
différents déguisements, laissant échapper tantôt une partie, tantôt une
autre, donnent quelque espérance à ceux qui la suivent avec assiduité de
connaître un jour toute sa personne.
13. On a découvert qu´il y a dans un sexe le même fluide séminal que dans
l´autre sexe ´. Les parties qui contiennent ce fluide ne sont plus
inconnues. On s´est aperçu des altérations singulières qui surviennent dans
certains organes de la femelle, quand la nature la presse fortement de
rechercher le mâle. Dans l´approche des sexes, quand on vient à comparer les
symptômes du plaisir de l´un aux symptômes du plaisir de l´autre, et qu´on
s´est assuré que la volupté se consomme dans tous les deux par des
élancements également caractérisés, distincts et battus, on ne peut douter
qu´il n´y ait aussi des émissions semblables du fluide séminal. Mais où et
comment cette émission dans la femme ? que devient le fluide ? quelle route
suit-il ? c´est ce qu´on ne saura que quand la nature, qui n´est pas
également mystérieuse en tout et partout, se sera dévoilée dans une autre
espèce: ce qui arrivera apparemment de l´une de ces deux manières; ou les
formes seront plus évidentes dans les organes; ou l´émission du fluide se
rendra sensible à son origine et sur toute sa route, par son abondance
extraordinaire. Ce qu´on a vu distinctement dans un être ne tarde pas à se
manifester dans un être semblable. En physique expérimentale, on apprend à
apercevoir les petits phénomènes dans les grands; de même qu´en physique
rationnelle, on apprend à connaître les grands corps dans les petits.
14. Je me représente la vaste enceinte des sciences, comme un grand terrain
parsemé de places obscures et de places éclairées. Nos travaux doivent avoir
pour but, ou d´étendre les limites des places éclairées, ou de multiplier
sur le terrain les centres de lumières. L´un appartient au génie qui crée;
L´autre à la sagacité qui perfectionne.
15. Nous avons trois moyens principaux: L´observation de la nature, la
réflexion et l´expérience. L´observation recueille les faits, la réflexion
les combine, L´expérience vérifie le résultat de la combinaison. Il faut que
l´observation de la nature soit assidue, que la réflexion soit profonde, et
que l´expérience soit exacte. On voit rarement ces moyens réunis. Aussi les
génies créateurs ne sont-ils pas communs.
16. Le philosophe, qui n´aperçoit souvent la vérité que comme le politique
maladroit aperçoit l´occasion, par le côté chauve, assure qu´il est
impossible de la saisir, dans le moment où la main du manoeuvre est portée
par le hasard sur le côté qui a des cheveux. Il faut cependant avouer que
parmi ces manoeuvriers d´expériences, il y en a de bien malheureux: L´un
d´eux emploiera toute sa vie à observer des insectes et ne verra rien de
nouveau 3; un autre jettera sur eux un coup d´oeil en passant et apercevra
le polype, ou le puceron hermaphrodite.
17. Sont-ce les hommes de génie qui ont manqué à l´univers ? nullement. Est-
ce en eux défaut de méditation et d´étude ? encore moins. L´histoire des
sciences fourmille de noms illustres; la surface de la terre est couverte
des monuments de nos travaux. Pourquoi donc possédons-nous si peu de
connaissances certaines ? par quelle fatalité les sciences ont-elles fait si
peu de progrès ? sommes-nous destinés à n´être jamais que des enfants ? j´ai
déjà annoncé la réponse à ces questions. Les sciences abstraites ont occupé
trop longtemps et avec trop peu de fruit les meilleurs esprits; ou l´on n´a
point étudié ce qu´il importait de savoir, ou l´on n´a mis ni choix, ni
vues, ni méthode dans ses études; les mots se sont multipliés sans fin, et
la connaissance des choses est restée en arrière.
18. La véritable manière de philosopher, c´eût été et ce serait d´appliquer
l´entendement à l´entendement; L´entendement et l´expérience aux sens; les
sens à la nature; la nature à l´investigation des instruments; les
instruments à la recherche et à la perfection des arts, qu´on jetterait au
peuple pour lui apprendre à respecter la philosophie.
19. Il n´y a qu´un seul moyen de rendre la philosophie vraiment
recommandable aux yeux du vulgaire: c´est de la lui montrer accompagnée de
l´utilité. Le vulgaire demande toujours: à quoi cela sert-il ? et il ne faut
jamais se trouver dans le cas de lui répondre: à rien: il ne sait pas que ce
qui éclaire le philosophe et ce qui sert au vulgaire sont deux choses fort
différentes, puisque l´entendement du philosophe est souvent éclairé par ce
qui nuit, et obscurci par ce qui sert.
20. Les faits, de quelque nature qu´ils soient, sont la véritable richesse
du philosophe. Mais un des préjugés de la philosophie rationnelle, c´est que
celui qui ne saura pas nombrer ses écus ne sera guère plus riche que celui
qui n´aura qu´un écu. La philosophie rationnelle s´occupe malheureusement
beaucoup plus à rapprocher et à lier les faits qu´elle possède, qu´à en
recueillir de nouveaux.
21. Recueillir et lier les faits, ce sont deux occupations bien pénibles;
aussi les philosophes les ont-ils partagées entre eux. Les uns passent leur
vie à rassembler des matériaux, manoeuvres utiles et laborieux; les autres,
orgueilleux architectes, s´empressent à les mettre en oeuvre. Mais le temps
a renversé jusqu´aujourd´hui presque tous les édifices de la philosophie
rationnelle. Le manoeuvre poudreux apporte tôt ou tard, des souterrains où
il creuse en aveugle, le morceau fatal à cette architecture élevée à force
de tête; elle s´écroule, et il ne reste que des matériaux confondus
pêle-mêle, jusqu´à ce qu´un autre génie téméraire en entreprenne une
combinaison nouvelle. Heureux le philosophe systématique à qui la nature
aura donné, comme autrefois à Épicure, à Lucrèce, a Aristote, à Planton, une
imagination forte, une grande éloquence, l´art de présenter ses idées sous
des images frappantes et sublimes ! L´édifice qu´il a construit pourra
tomber un jour; mais sa statue restera debout au milieu des ruines; et la
pierre qui se détachera de la montagne ne la brisera point, parce que les
pieds n´en sont pas d´argile.
22. L´entendement a ses préjugés; le sens, son incertitude; la mémoire, ses
limites; L´imagination, ses lueurs; les instruments, leur imperfection. Les
phénomènes sont infinis; les causes, cachées; les formes, peut-être
transitoires. Nous n´avons contre tant d´obstacles que nous trouvons en
nous, et que la nature nous oppose au-dehors, qu´une expérience lente,
qu´une réflexion bornée. Voilà les leviers avec lesquels la philosophie
s´est proposé de remuer le monde.
23. Nous avons distingué deux sortes de philosophies, L´expérimentale et la
rationnelle. L´une a les yeux bandés, marche toujours en tâtonnant, saisit
tout ce qui lui tombe sous les mains et rencontre à la fin des choses
précieuses. L´autre recueille ces matières précieuses, et tâche de s´en
former un flambeau: mais ce flambeau prétendu lui a jusqu´à présent moins
servi que le tâtonnement à sa rivale; et cela devait être. L´expérience
multiplie ses mouvements à l´infini; elle est sans cesse en action; elle met
à chercher des phénomènes tout le temps que la raison emploie a chercher des
analogies. La philosophie expérimentale ne sait ni ce qui lui viendra, ni ce
qui ne lui viendra pas de son travail; mais elle travaille sans relâche. Au
contraire, la philosophie rationnelle pèse les possibilités, prononce et
s´arrête tout court. Elle dit hardiment: on ne peut décomposer la lumière;
la philosophie expérimentale l´écoute, et se tait devant elle pendant des
siècles entiers; puis tout à coup elle montre le prisme, et dit: la lumière
se décompose.
24. ESQUISSE DE LA PHYSIQUE EXPÉRIMENTALE. La physique expérimentale
s´occupe en général de l´existence, des qualités, et de l´emploi.
L´EXISTENCE embrasse l´histoire, la description, la génération, la
conservation et la destruction.
L´histoire est des lieux, de l´importation, de l´exportation, du prix, des
préjugés, etc.
La description, de l´intérieur et de l´extérieur, par toutes les qualités
sensibles.
La génération, prise depuis la première origine jusqu´à l´état de
perfection.
La conservation, de tous les moyens de fixer dans cet état.
La destruction, prise depuis l´état de perfection jusqu´au dernier degré
connu de décomposition ou de dépérissement; de dissolution ou de résolution.
Les QUALITÉS sont générales ou particulières.
J´appelle générales, celles qui sont communes à tous les êtres, et qui n´y
varient que par la quantité.
J´appelle particulières, celles qui constituent l´être tel; ces dernières
sont ou de la substance en masse, ou de la substance divisée ou décomposée.
L´EMPLOI s´étend à la comparaison, à l´application et à la combinaison.
La comparaison se fait ou par les ressemblances, ou par les différences.
L´application doit être la plus étendue et la plus variée qu´il est
possible.
La combinaison est analogue ou bizarre.
25. Je dis analogue ou bizarre, parce que tout a son résultat dans la
nature; L´expérience la plus extravagante, ainsi que la plus raisonnée. La
philosophie expérimentale, qui ne se propose rien, est toujours contente de
ce qui lui vient; la philosophie rationnelle est toujours instruite, lors
même que ce qu´elle s´est proposé ne lui vient pas.
26. La philosophie expérimentale est une étude innocente qui ne demande
presque aucune préparation de l´âme. On n´en peut pas dire autant des autres
parties de la philosophie. La plupart augmentent en nous la fureur des
conjectures. La philosophie expérimentale la réprime à la longue. On
s´ennuie tôt ou tard de deviner maladroitement.
27. Le goût de l´observation peut être inspiré à tous les hommes; il semble
que celui de l´expérience ne doive être inspiré qu´aux hommes riches.
L´observation ne demande qu´un usage habituel des sens; L´expérience exige
des dépenses continuelles. Il serait à souhaiter que les grands ajoutassent
ce moyen de se ruiner à tant d´autres moins honorables qu´ils ont imaginés.
Tout bien considéré, il vaudrait mieux qu´ils fussent appauvris par un
chimiste, que dépouillés par des gens d´affaires; entêtés de la physique
expérimentale qui les amuserait quelquefois, qu´agités par l´ombre du
plaisir qu´ils poursuivent sans cesse et qui leur échappe toujours. Je
dirais volontiers aux philosophes dont là fortune est bornée et qui se
sentent portés à la physique expérimentale, ce que je conseillerais à mon
ami, s´il était tenté de la jouissance d´une belle courtisane: Laïdem
habeto, dummodo te Lais non habeat. C´est un conseil que je donnerais encore
à ceux qui ont l´esprit assez étendu pour imaginer des systèmes, et qui sont
assez opulents pour les vérifier par l´expérience: ayez un système, j´y
consens; mais ne vous en laissez pas dominer: Laïdem habeto.
28. La physique expérimentale peut être comparée dans ses bons effets au
conseil de ce père qui dit à ses enfants, en mourant, qu´il y avait un
trésor caché dans son champ, mais qu´il ne savait point en quel endroit. Ses
enfants se mirent à bêcher le champ; ils ne trouvèrent pas le trésor qu´ils
cherchaient; mais ils firent dans la saison une récolte abondante à laquelle
ils ne s´attendaient pas.
29. L´année suivante, un des enfants dit à ses frères: « J´ai soigneusement
examiné le terrain que notre père nous a laissé, et je pense avoir découvert
l´endroit du trésor. Écoutez, voici comment j´ai raisonné. Si le trésor est
caché dans le champ, il doit y avoir dans son enceinte quelques signes qui
marquent l´endroit; or j´ai aperçu des traces singulières vers l´angle qui
regarde l´orient; le sol y paraît avoir été remué. Nous nous sommes assurés
par notre travail de l´année passée que le trésor n´est point à la surface
de la terre; il faut donc qu´il soit caché dans ses entrailles: prenons
incessamment la bêche, et creusons jusqu´à ce que nous soyons parvenus au
souterrain de l´avarice. » Tous les frères, entraînés moins par la force de
la raison que par le désir de la richesse, se mirent à l´ouvrage. Ils
avaient déjà creusé profondément sans rien trouver; L´espérance commençait à
les abandonner et le murmure à se faire entendre, lorsqu´un d´entre eux
s´imagina reconnaître la présence d´une mine, à quelques particules
brillantes. C´en était en effet une de plomb qu´on avait anciennement
exploitée, qu´ils travaillèrent et qui leur produisit beaucoup. Telle est
quelquefois la suite des expériences suggérées par les observations et les
idées systématiques de la philosophie rationnelle. C´est ainsi que les
chimistes et les géomètres, en s´opiniâtrant à la solution de problèmes
peut-être impossibles, sont parvenus à des découvertes plus importantes que
cette solution.
30. La grande habitude de faire des expériences donne aux manoeuvriers
d´opérations les plus grossiers un pressentiment qui a le caractère de
l´inspiration. Il ne tiendrait qu´à eux de s´y tromper comme Socrate, et de
l´appeler un démon familier. Socrate avait une si prodigieuse habitude de
considérer les hommes et de peser les circonstances, que dans les occasions
les plus délicates, il s´exécutait secrètement en lui une combinaison
prompte et juste, suivie d´un pronostic dont l´événement ne s´écartait
guère. Il jugeait des hommes comme les gens de goût jugent des ouvrages
d´esprit, par sentiment. Il en est de même en physique expérimentale de
l´instinct de nos grands manoeuvriers. Ils ont vu si souvent et de si près
la nature dans ses opérations, qu´ils devinent avec assez de précision le
cours qu´elle pourra suivre dans les cas où il leur prend envie de la
provoquer par les essais les plus bizarres. Ainsi le service le plus
important qu´ils aient à rendre à ceux qu´ils initient à la philosophie
expérimentale, c´est bien moins de les instruire du procédé et du résultat,
que de faire passer en eux cet esprit de divination par lequel on subodore,
pour ainsi dire, des procédés inconnus, des expériences nouvelles, des
résultats ignorés.
31. Comment cet esprit se communique-t-il ? Il faudrait que celui qui en est
possédé descendît en lui-même pour reconnaître distinctement ce que c´est,
substituer au démon familier des notions intelligibles et claires, et les
développer aux autres. S´il trouvait, par exemple, que c´est une facilité de
supposer ou d´apercevoir des oppositions ou des analogies, qui a sa source
dans une connaissance pratique des qualités physiques des êtres considérés
solitairement, ou de leurs effets réciproques, quand on les considère en
combinaison, il étendrait cette idée; il l´appuierait d´une infinité de
faits qui se présenteraient a sa mémoire; ce serait une histoire fidèle de
toutes les extravagances apparentes qui lui ont passe par la tête. Je dis
extravagances: car quel autre nom donner à cet enchaînement de conjectures
fondées sur des oppositions ou des ressemblances si éloignées, si
imperceptibles, que les rêves d´un malade ne paraissent ni plus bizarres, ni
plus décousus ? Il n´y a quelquefois pas une proposition qui ne puisse être
contredite, soit en elle-même, soit dans sa liaison avec celle qui la
précède ou qui la suit. C´est un tout si précaire et dans les suppositions
et dans les conséquences, qu´on a souvent dédaigné de faire ou les
observations ou les expériences qu´on en concluait.
EXEMPLES
32. PREMIÈRES CONJECTURES 1. Il est un corps que l´on appelle môle. Ce corps
singulier s´engendre dans la femme, et, selon quelques-uns, sans le concours
de l´homme. De quelque manière que le mystère de la génération
s´accomplisse, il est certain que les deux sexes y coopèrent. La môle ne
serait-elle point un assemblage, ou de tous les éléments qui émanent de la
femme dans la production de l´homme, ou de tous les éléments qui émanent de
l´homme dans ses différentes approches de la femme ? Ces éléments qui sont
tranquilles dans l´homme, répandus et retenus dans certaines femmes d´un
tempérament ardent, d´une imagination forte, ne pourraient-ils pas s´y
échauffer, s´y exalter, et y prendre de l´activité ? Ces éléments qui sont
tranquilles dans la femme ne pourraient-ils pas y être mis en action, soit
par une présence sèche et stérile, et des mouvements inféconds et purement
voluptueux de l´homme, soit par la violence et la contrainte des désirs
provoqués de la femme; sortir de leurs réservoirs se porter dans la matrice,
s´y arrêter, et s´y combiner d´eux-mêmes ? La môle ne serait-elle point le
résultat de cette combinaison solitaire ou des éléments émanes de la femme,
ou des éléments fournis par l´homme ? Mais si la môle est le résultat d´une
combinaison telle que je la suppose, cette combinaison aura ses lois aussi
invariables que celles de la génération. La môle aura donc une organisation
constante. Prenons le scalpel, ouvrons des môles et voyons; peut-être même
découvrirons-nous des môles distinguées par quelques vestiges relatifs à la
différence des sexes. Voilà ce que l´on peut appeler l´art de procéder de ce
qu´on ne connaît point à ce qu´on connaît moins encore. C´est cette habitude
de déraison que possèdent dans un degré surprenant ceux qui ont acquis ou
qui tiennent de la nature le génie de la physique expérimentale; c´est à ces
sortes de rêves qu´on doit plusieurs découvertes. Voilà l´espèce de
divination qu´il faut apprendre aux élèves, si toutefois cela s´apprend.
2. Mais si l´on vient à découvrir avec le temps que la môle ne s´engendre
jamais dans la femme sans la coopération de l´homme, voici quelques
conjectures nouvelles, beaucoup plus vraisemblables que les précédentes,
qu´on pourra former sur ce corps extraordinaire. Ce tissu de vaisseaux
sanguins qu´on appelle le placenta est, comme on sait, une calotte
sphérique, une espèce de champignon qui adhère par sa partie convexe à la
matrice, pendant tout le temps de la grossesse; auquel le cordon ombilical
sert comme de tige; qui se détache de la matrice dans les douleurs de
l´enfantement; et dont la surface est égale, quand une femme est saine et
que son accouchement est heureux. Les êtres n´étant jamais ni dans leur
génération, ni dans leur conformation, ni dans leur usage, que ce que les
résistances, les lois du mouvement et l´ordre universel les déterminent à
être, s´il arrivait que cette calotte sphérique qui ne paraît tenir à la
matrice que par application et contact s´en détachât peu à peu par ses
bords, des le commencement de la grossesse, en sorte que les progrès de la
séparation suivissent exactement ceux de l´accroissement du volume, j´ai
pensé que ces bords, libres de toute attache, iraient toujours en
s´approchant et en affectant la forme sphérique; que le cordon ombilical,
tiré par deux forces contraires, L´une des bords séparés et convexes de la
calotte qui tendrait à le raccourcir, et l´autre du poids du fétus, qui
tendrait à l´allonger, serait beaucoup plus court que dans les cas
ordinaires; qu´il viendrait un moment où ces bords coïncideraient,
s´uniraient entièrement et formeraient une espèce d´oeuf, au centre duquel
on trouverait un fétus bizarre dans son organisation, comme il l´a été dans
sa production, oblitéré, contraint, étouffé; et que cet oeuf se nourrirait
jusqu´à ce que sa pesanteur achevât de détacher la petite partie de sa
surface qui resterait adhérente, qu´il tombât isolé dans la matrice et qu´il
en fût expulsé par une sorte de ponte, comme l´oeuf de la poule, avec lequel
il a quelque analogie du moins par sa forme. Si ces conjectures se
vérifiaient dans une môle, et qu´il fût cependant démontré que cette môle
s´est engendrée dans la femme sans aucune approche de l´homme, il
s´ensuivrait évidemment que le fétus est tout formé dans la femme et que
l´action de l´homme ne concourt qu´au développement.
33. SECONDES CONJECTURES. Supposé que la terre ait un noyau solide de verre,
ainsi qu´un de nos plus grands philosophes le prétend, et que ce noyau soit
revêtu de poussière; on peut assurer qu´en conséquence des lois de la force
centrifuge, qui tend à approcher les corps libres de l´équateur, et à donner
à la terre la forme d´un sphéroïde aplati, les couches de cette poussière
doivent être moins épaisses aux pôles que sous aucun autre parallèle; que
peut-être le noyau est à nu aux deux extrémités de l´axe, et que c´est à
cette particularité qu´il faut attribuer la direction de l´aiguille
aimantée, et les aurores boréales qui ne sont probablement que des courants
de matière électrique.
Il y a grande apparence que le magnétisme et l´électricité dépendent des
mêmes causes. Pourquoi ne seraient-ce pas des effets du mouvement de
rotation du globe et de l´énergie des matières dont il est composé, combinée
avec l´action de la lune ? Le flux et reflux, les courants, les vents, la
lumière, le mouvement des particules libres du globe, peut-être même celui
de toute sa croûte entière sur son noyau, etc., opèrent d´une infinité de
manières un frottement continuel; !´effet des causes qui agissent
sensiblement et sans cesse forme à la suite des siècles un produit
considérable; le noyau du globe est une masse de verre; sa surface n´est
couverte que de détriments de verre, de sables, et de matières vitrifiables;
le verre est de toutes les substances celle qui donne le plus d´électricité
par le frottement: pourquoi la masse totale de l´électricité terrestre ne
serait-elle pas le résultat de tous les frottements opérés, soit à la
surface de la terre, soit à celle de son noyau ? Mais de cette cause
générale, il est à présumer qu´on déduira, par quelques tentatives, une
cause particulière qui constituera entre deux grands phénomènes, je veux
dire la position de l´aurore boréale et la direction de l´aiguille aimantée,
une liaison semblable à celle dont on a constaté l´existence entre le
magnétisme et l´électricité, en aimantant des aiguilles, sans aimant et par
le seul moyen de l´électricité. On peut avouer ou contredire ces notions,
parce qu´elles n´ont encore de réalité que dans mon entendement. C´est aux
expériences à leur donner plus de solidité, et c´est au physicien à en
imaginer qui séparent les phénomènes, ou qui achèvent de les identifier.
34. TROISIÈMES CONJECTURES. La matière électrique répand dans les lieux où
l´on électrise une odeur sulfureuse sensible; sur cette qualité, les
chimistes n´étaient-ils pas autorisés à s´en emparer ? Pourquoi n´ont-ils
pas essayé, par tous les moyens qu´ils ont en main, des fluides chargés de
la plus grande quantité possible de matière électrique ? On ne sait
seulement pas encore si l´eau électrisée dissout plus ou moins promptement
le sucre que l´eau simple Le feu de nos fourneaux augmente considérablement
le poids de certaines matières, telles que le plomb calciné; si le feu de
l´électricité, constamment appliqué sur ce métal en calcination, augmentait
encore cet effet, n´en résulterait-il pas une nouvelle analogie entre le feu
électrique et le feu commun ? On a essayé si ce feu extraordinaire ne
porterait point quelque vertu dans les remèdes, et ne rendrait point une
substance plus efficace, un topique plus actif; mais n´a-t-on pas abandonné
trop tôt ces essais ? Pourquoi l´électricité ne modifierait-elle pas la
formation des cristaux et leurs propriétés? Combien de conjectures à former
d´imagination, et à confirmer ou détruire par l´expérience! Voyez l´article
suivant.
35. QUATRIÈMES CONJECTURES. La plupart des météores, les feux follets, les
exhalaisons, les étoiles tombantes, les phosphores naturels et artificiels,
les bois pourris et lumineux, ont-ils d´autres causes que
L´électricité ? Pourquoi ne fait-on pas sur ces phosphores les expériences
nécessaires pour s´en assurer ? Pourquoi ne pense-t-on pas à reconnaître si
l´air, comme le verre, n´est pas un corps électrique par lui-même, c´est-à-
dire un corps qui n´a besoin que d´être frotté et battu pour s´électriser ?
Qui sait si l´air chargé de matière sulfureuse ne se trouverait pas plus ou
moins électrique que l´air pur ? Si l´on fait tourner avec une grande
rapidité, dans l´air, une verge de métal qui lui oppose beaucoup de surface,
on découvrira si l´air est électrique, et ce que la verge en aura reçu
d´électricité. Si pendant l´expérience, on brûle du soufre et d´autres
matières, on reconnaîtra celles qui augmenteront et celles qui diminueront
la qualité électrique de l´air. Peut-être l´air froid des pôles est-il plus
susceptible d´électricité que l´air chaud de l´équateur; et comme la glace
est électrique et que l´eau ne l´est point, qui sait si ce n´est pas à
l´énorme quantité de ces glaces éternelles, amassées vers les pôles, et
peut-être mues sur le noyau de verre plus découvert aux pôles qu´ailleurs,
qu´il faut attribuer les phénomènes de la direction de l´aiguille et de
l´apparition des aurores boréales qui semblent dépendre également de
l´électricité, comme nous l´avons insinué dans nos conjectures secondes ?
L´observation a rencontré un des ressorts les plus généraux et les plus
puissants de la nature; c´est à l´expérience à en découvrir les effets.
36. CINQUIÈMES CONJECTURES. 1. Si une corde d´instrument est tendue, et
qu´un obstacle léger la divise en deux parties inégales, de manière qu´il
n´empêche point la communication des vibrations de l´une des parties à
l´autre, on sait que cet obstacle détermine la plus grande à se diviser en
portions vibrantes, telles que les deux parties de la corde rendent un
unisson, et que les portions vibrantes de la plus grande sont comprises
chacune entre deux points immobiles. La résonance du corps n´étant point la
cause de la division de la plus grande, mais l´unisson des deux parties
étant seulement un effet de cette division, j´ai pensé que, si on
substituait à la corde d´instrument une verge de métal, et qu´on la frappât
violemment, il se formerait sur sa longueur des ventres et des noeuds; qu´il
en serait de même de tout corps élastique sonore ou non; que ce phénomène,
qu´on croit particulier aux cordes vibrantes, a lieu d´une manière plus ou
moins forte dans toute percussion; qu´il tient aux lois générales de la
communication du mouvement; qu´il y a, dans les corps choqués, des parties
oscillantes infiniment petites, et des noeuds ou points immobiles infiniment
proches; que ces parties oscillantes et ces noeuds sont les causes du
frémissement que nous éprouvons par la sensation du toucher dans les corps,
après le choc, tantôt sans qu´il y ait de translation locale, tantôt après
que la translation locale a cessé; que cette supposition est conforme à la
nature du frémissement qui n´est pas de toute la surface touchée à toute la
surface de la partie sensible qui touche, mais d´une infinité de points
répandus sur la surface du corps touché, vibrant confusément entre une
infinité de points immobiles; qu´apparemment dans les corps continus
élastiques, la force d´inertie distribuée uniformément dans la masse fait en
un point quelconque la fonction d´un petit obstacle relativement à un autre
point; qu´en supposant la partie frappée d´une corde vibrante infiniment
petite, et conséquemment les ventres infiniment petits, et les noeuds
infiniment près, on a selon une direction et pour ainsi dire sur une seule
ligne une image de ce qui s´exécute en tout sens dans un solide choqué par
un autre; que, puisque la longueur de la partie interceptée de la corde
vibrante étant donnée, il n´y a aucune cause qui puisse multiplier sur
l´autre partie le nombre des points immobiles; que, puisque ce nombre est le
même, quelle que soit la force du coup; et que, puisqu´il n´y a que la
vitesse des oscillations qui varie dans le choc des corps, le frémissement
sera plus ou moins violent, mais que le rapport en nombre des points
vibrants aux points immobiles sera le même; et que la quantité de matière en
repos dans ces corps sera constante, quelles que soient la force du choc, la
densité du corps, la cohésion des parties. Le géomètre n´a donc plus qu´à
étendre le calcul de la corde vibrante au prisme, à la sphère, au cylindre,
pour trouver la loi générale de la distribution du mouvement dans un corps
choqué; loi qu´on était bien éloigne de rechercher jusqu´à présent,
puisqu´on ne pensait pas même à l´existence du phénomène, et qu´on supposait
au contraire la distribution du mouvement uniforme dans toute la masse,
quoique, dans le choc, le frémissement indiquât, par la voie de la
sensation, la réalité de points vibrants répandus entre des points
immobiles; je dis dans le choc, car il est vraisemblable que, dans les
communications de mouvement où le choc n´a aucun lieu, un corps est lancé
comme le serait la molécule la plus petite, et que le mouvement est
uniformément de toute la masse à la fois. Aussi le frémissement est-il nul
dans tous ces cas; ce qui achève d´en distinguer le cas du choc.
2. Par le principe de la décomposition des forces, on peut toujours réduire
à une seule force toutes celles qui agissent sur un corps: si la quantité et
la direction de la force qui agit sur le corps sont données, et qu´on
cherche à déterminer le mouvement qui en résulte, on trouve que le corps va
en avant, comme si la force passait par le centre de gravité, et qu´il
tourne de plus autour du centre de gravité, comme si ce centre était fixe et
que la force agît autour de ce centre comme
autour d´un point d´appui. Donc, si deux molécules s´attirent
réciproquement, elles se disposeront l´une par rapport à l´autre, selon les
lois de leurs attractions, leurs figures, etc. Si ce système de deux
molécules en attire une troisième dont il soit réciproquement attiré, ces
trois molécules se disposeront les unes par rapport aux autres, selon les
lois de leurs attractions, leurs figures, etc., et ainsi de suite des autres
systèmes et des autres molécules. Elles formeront toutes un système A, dans
lequel, soit qu´elles se touchent ou non, soit qu´elles se meuvent ou soient
en repos, elles résisteront à une force qui tendrait à troubler leur
coordination, et tendront toujours, soit à se restituer dans leur premier
ordre, si la force perturbatrice vient à cesser, soit à se coordonner
relativement aux lois de leurs attractions, à leurs figures, etc., et à
l´action de la force perturbatrice, si elle continue d´agir. Ce système A
est ce que j´appelle un corps élastique. En ce sens général et abstrait, le
système planétaire, L´univers n´est qu´un corps élastique: le chaos est une
impossibilité; car il est un ordre essentiellement conséquent aux qualités
primitives de la matière.
3. Si l´on considère le système A dans le vide, il sera indestructible,
imperturbable, éternel; si l´on en suppose les parties dispersées dans
l´immensité de l´espace, comme les qualités, telles que l´attraction, se
propagent à l´infini, lorsque rien ne resserre la sphère de leur action, ces
parties dont les figures n´auront point varié, et qui seront animées des
mêmes forces, se coordonneront derechef comme elles étaient coordonnées, et
reformeront dans quelque point de l´espace et dans quelque instant de la
durée un corps élastique.
4. Il n´en sera pas ainsi, si l´on suppose le système A dans l´univers; les
effets n´y sont pas moins nécessaires, mais une action des causes,
déterminément telle, y est quelquefois impossible, et le nombre de celles
qui se combinent est toujours si grand dans le système général ou corps
élastique universel, qu´on ne sait ce qu´étaient originairement les systèmes
ou corps élastiques particuliers, ni ce qu´ils deviendront. Sans prétendre
donc que l´attraction constitue dans le plein la dureté et l´élasticité,
telles que nous les y remarquons, n´est-il pas évident que cette propriété
de la matière suffit seule pour les constituer dans le vide, et donner lieu
a la raréfaction, à la condensation et à tous les phénomènes qui en
dépendent ? Pourquoi donc ne serait-elle pas la cause première de ces
phénomènes dans notre système général, où une infinité de causes qui la
modifieraient feraient varier à l´infini la quantité de ces phénomènes dans
les systèmes ou corps élastiques particuliers ? Ainsi un corps élastique
plié ne se rompra que quand la cause qui en rapproche les parties en un sens
les aura tellement écartées dans le sens contraire, qu´elles n´auront plus
d´action sensible les unes sur les autres par leurs attractions réciproques;
un corps élastique choqué ne s´éclatera que quand plusieurs de ses molécules
vibrantes auront été portées, dans leur première oscillation, à une distance
des molécules immobiles entre lesquelles elles sont répandues telle qu´elles
n´auront plus d´action sensible les unes sur les autres par leurs
attractions réciproques. Si la violence du choc était assez grande pour que
les molécules vibrantes fussent toutes portées au-delà de la sphère de leur
attraction sensible, le corps serait réduit dans ses éléments. Mais entre
cette collision la plus forte qu´un corps puisse éprouver et la collision
qui n´occasionnerait que le frémissement le plus faible, il y en a une, ou
réelle ou intelligible, par laquelle tous les éléments du corps séparés
cesseraient de se toucher sans que leur système fût détruit, et sans que
leur coordination cessât. Nous abandonnerons au lecteur l´application des
mêmes principes à la condensation, à la raréfaction, etc. Nous ferons
seulement encore observer ici la différence de la communication du mouvement
par le choc, et de la communication du mouvement sans le choc. La
translation d´un corps sans le choc étant uniformément de toutes ses parties
à la fois, quelle que soit la quantité du mouvement communiquée par cette
voie, fût-elle infinie, le corps ne sera point détruit; il restera entier
jusqu´à ce qu´un choc, faisant osciller quelques-unes de ses parties entre
d´autres qui demeurent immobiles, le ventre des premières oscillations ait
une telle amplitude, que les parties oscillantes ne puissent plus revenir à
leur place, ni rentrer dans la coordination systématique.
5. Tout ce qui précède ne concerne proprement que les corps élastiques
simples, ou les systèmes de particules de même matière, de même figure,
animées d´une même quantité et mues selon une même loi d´attraction. Mais si
toutes ces qualités sont variables, il en résultera une infinité de corps
élastiques mixtes. J´entends par un corps élastique mixte, un système
composé de deux ou plusieurs systèmes de matières différentes, de
différentes figures, animées de différentes quantités et peut-être même mues
selon des lois différentes d´attraction, dont les particules sont
coordonnées les unes entre les autres, par une loi qui est commune à toutes,
et qu´on peut regarder comme le produit de leurs actions réciproques. Si
l´on parvient par quelques opérations à simplifier le système composé, en en
chassant toutes les particules d´une espèce de matière coordonnée, ou à le
composer davantage, en y introduisant une matière nouvelle dont les
particules se coordonnent entre celles du système et changent la loi commune
à toutes; la dureté, L´élasticité, la compressibilité, la rarescibilité et
les autres affections qui dépendent, dans le système composé, de la
différente coordination des particules, augmenteront ou diminueront, etc. Le
plomb qui n´a presque point de dureté ni d´élasticité diminue encore en
dureté et augmente en élasticité, si on le met en fusion, c´est-à-dire, si
on coordonne entre le système composé des molécules qui le constituent plomb
un autre système composé de molécules d´air, de feu, etc., qui le
constituent plomb fondu.
6. Il serait très aisé d´appliquer ces idées à une infinité d´autres
phénomènes semblables, et d´en composer un traité fort étendu. Le point le
plus difficile à découvrir, ce serait par quel mécanisme les parties d´un
système, quand elles se coordonnent entre les parties d´un autre système, le
simplifient quelquefois, en en chassant un système d´autres parties
coordonnées, comme il arrive dans certaines opérations chimiques. Des
attractions selon des lois différentes ne paraissent pas suffire pour ce
phénomène; et il est dur d´admettre des qualités répulsives. Voici comment
on pourrait s´en passer. Soit un système A composé des systèmes B et C dont
les molécules sont coordonnées les unes entre les autres, selon quelque loi
commune à toutes. Si l´on introduit dans le système composé A un autre
système D, il arrivera de deux choses l´une: ou que les particules du
système D se coordonneront entre les parties du système A sans qu´il y ait
de choc; et, dans ce cas, le système A sera composé des systèmes B, C, D; ou
que la coordination des particules du système D entre les particules du
système A sera accompagnée de choc. Si le choc est tel que les particules
choquées ne soient point portées dans leur première oscillation au-delà de
la sphère infiniment petite de leur attraction, il y aura, dans le premier
moment, trouble ou multitude infinie de petites oscillations. Mais ce
trouble cessera bientôt; les particules se coordonneront, et il résultera de
leur coordination un système A composé des systèmes B, C, D. Si les parties
du système B, ou celles du système C, ou les unes et les autres sont
choquées dans le premier instant de la coordination, et portées au-delà de
la sphère de leur attraction par les parties du système D, elles seront
séparées de la coordination systématique pour n´y plus revenir, et le
système A sera un système composé des systèmes B et D, ou des systèmes C et
D; ou ce sera un système simple des seules particules coordonnées du système
D; et ces phénomènes s´exécuteront avec des circonstances qui ajouteront
beaucoup a la vraisemblance de ces idées, ou qui peut-être la détruiront
entièrement. Au reste, j´y suis arrivé en partant du frémissement d´un corps
élastique choqué. La séparation ne sera jamais spontanée où il y aura
coordination; elle pourra l´être où il n´y aura que composition. La
coordination est encore un principe d´uniformité, même dans un tout
hétérogène.
37. SIXIÈMES CONJECTURES. Les productions de I art seront communes,
imparfaites et faibles, tant qu´on ne se proposera pas une imitation plus
rigoureuse de la nature. La nature est opiniâtre et lente dans ses
opérations. S´agit-il d´éloigner, de rapprocher, d´unir, de diviser,
d´amollir, de condenser, de durcir, de liquéfier, de dissoudre, d´assimiler,
elle s´avance à son but par les degrés les plus insensibles. L´art au
contraire se hâte, se fatigue et se relâche. La nature emploie des siècles à
préparer grossièrement les métaux; L´art se propose de les perfectionner en
un jour. La nature emploie des siècles à former les pierres précieuses;
L´art prétend les contrefaire en un moment. Quand on posséderait le
véritable moyen, ce ne serait pas assez; il faudrait encore savoir
l´appliquer. On est dans l´erreur, si l´on s´imagine que, le produit de
l´intensité de l´action multipliée par le temps de l´application étant le
même, le résultat sera le même. Il n´y a qu´une application graduée, lente
et continue, qui transforme. Toute autre application n´est que destructive.
Que ne tirerions-nous pas du mélange de certaines substances dont nous
n´obtenons que des composés très imparfaits, si nous procédions d´une
manière analogue à celle de la nature. Mais on est toujours pressé de jouir;
on veut voir la fin de ce qu´on a commencé. De là tant de tentatives
infructueuses; tant de dépenses et de peines perdues; tant de travaux que la
nature suggère et que l´art n´entreprendra jamais, parce que le succès en
paraît éloigné. Qui est-ce qui est sorti des grottes d´Arcy, sans être
convaincu par la vitesse avec laquelle les stalactites s´y forment et s´y
réparent, que ces grottes se rempliront un jour et ne formeront plus qu´un
solide immense ? Où est le naturaliste qui réfléchissant sur ce phénomène
n´ait pas conjecturé qu´en déterminant des eaux à se filtrer peu à peu à
travers des terres et des rochers, dont les stillations seraient reçues dans
des cavernes spacieuses, on ne parvînt avec le temps à en former des
carrières artificielles d´albâtre, de marbre et d´autres pierres dont les
qualités varieraient selon la nature des terres, des eaux et des rochers ?
Mais à quoi servent ces vues sans le courage, la patience, le travail, les
dépenses, le temps, et surtout ce goût antique pour les grandes entreprises
dont il subsiste encore tant de monuments qui n´obtiennent de nous qu´une
admiration froide et stérile ?
38. SEPTIÈMES CONJECTURES. On a tenté tant de fois sans succès de convertir
nos fers en un acier qui égalât celui d´Angleterre et d´Allemagne et qu´on
pût employer à la fabrication des ouvrages délicats. J´ignore quels procédés
on a suivis; mais il m´a semblé qu´on eût été conduit à cette découverte
importante par l´imitation et la perfection d´une manoeuvre très commune
dans les ateliers des ouvriers en fer. On l´appelle trempe en paquet. Pour
tremper en paquet, on prend de la suie la plus dure; on la pile; on la
délaie avec de l´urine; on y ajoute de l´ail broyé, de la savate déchiquetée
et du sel commun; on a une boîte de fer; on en couvre le fond d´un lit de ce
mélange; on place sur ce lit un lit de différentes pièces d´ouvrages en fer;
sur ce lit, un lit de mélange; et ainsi de suite, jusqu´à ce que la boîte
soit pleine; on la ferme de son couvercle; on l´enduit exactement à
l´extérieur d´un mélange de terre grasse bien battue, de bourre et de fiente
de cheval; on la place au centre d´un tas de charbon proportionné à son
volume; on allume le charbon; on laisse aller le feu, on l´entretient
seulement; on a un vaisseau plein d´eau fraîche; trois ou quatre heures
après qu´on a mis la boîte au feu, on l´en tire; on l´ouvre; on fait tomber
les pièces qu´elle renferme dans l´eau fraîche qu´on remue à mesure que les
pièces tombent. Ces pièces sont trempées en paquet; et si l´on en casse
quelques-unes, on en trouvera la surface convertie en un acier très dur et
d´un grain très fin, à une petite profondeur. Cette surface en prend un poli
plus éclatant et en garde mieux les formes qu´on lui a données à la lime.
N´est-il pas à présumer que, si l´on exposait, stratum super stratum, à
l´action du feu et des matières employées dans la trempe en paquet, du fer
bien choisi, bien travaillé, réduit en feuilles minces, telles que celles de
la tôle, ou en verges très menues, et précipite au sortir du fourneau
d´aciérage dans un courant d´eaux propres à cette opération, il se
convertirait en acier ? si surtout on confiait le soin des premières
expériences à des hommes qui, accoutumés depuis longtemps à employer le fer,
à connaître ses qualités et à remédier à ses défauts, ne manqueraient pas de
simplifier les manoeuvres, et de trouver des matières plus propres à
l´opération.
39. Ce qu´on montre de physique expérimentale dans des leçons publiques
suffit-il pour procurer cette espèce de délire philosophique ? je n´en crois
rien. Nos faiseurs de cours d´expériences ressemblent un peu à celui qui
penserait avoir donné un grand repas parce qu´il aurait eu beaucoup de monde
à sa table. Il faudrait donc s´attacher principalement a irriter l´appétit,
afin que plusieurs, emportés par le désir de le satisfaire, passassent de la
condition de disciples à celle d´amateurs, et de celle-ci à la profession de
philosophes. Loin de tout homme public ces réserves si opposées aux progrès
des sciences ! Il faut révéler et la chose et le moyen. Que je trouve les
premiers hommes qui découvrirent les nouveaux calculs, grands dans leur
invention ! que je les trouve petits dans le mystère qu´ils en firent ! Si
Newton se fût hâté de parler, comme l´intérêt de sa gloire et de la vérité
le demandait, Leibniz ne partagerait pas avec lui le nom d´inventeur.
L´Allemand imaginait l´instrument, tandis que l´Anglais se complaisait à
étonner les savants par les applications surprenantes qu´il en faisait. En
mathématiques, en physique, le plus sûr est d´entrer d´abord en possession,
en produisant ses titres au public. Au reste quand je demande la révélation
du moyen, j´entends de celui par lequel on a réussi; on ne peut être trop
succinct sur ceux qui n´ont point eu de succès.
40. Ce n´est pas assez de révéler; il faut encore que la révélation soit
entière et claire. Il est une sorte d´obscurité que l´on pourrait définir
l´affectation des grands maîtres. C´est un voile qu´ils se plaisent à tirer
entre le peuple et la nature. Sans le respect qu´on doit aux noms célèbres,
je dirais que telle est l´obscurité qui règne dans quelques ouvrages de
Stahl et dans les Principes mathématiques de Newton. Ces livres ne
demandaient qu´à être entendus pour être estimés ce qu´ils valent, et il
n´en eût pas coûté plus d´un mois à leurs auteurs pour les rendre clairs; ce
mois eût épargné trois ans de travail et d´épuisement à mille bons esprits.
Voila donc à peu près trois mille ans de perdus pour autre chose.
Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire. Si nous voulons que les
philosophes marchent en avant, approchons le peuple du point où en sont les
philosophes. Diront-ils qu´il est des ouvrages qu´on ne mettra jamais à la
portée du commun des esprits ? S´ils le disent, ils montreront seulement
qu´ils ignorent ce que peuvent la bonne méthode et la longue habitude.
S´il était permis à quelques auteurs d´être obscurs, dût-on m´accuser de
faire ici mon apologie, j´oserais dire que c´est aux seuls métaphysiciens
proprement dits. Les grandes abstractions ne comportent qu´une lueur sombre.
L´acte de la généralisation tend à dépouiller les concepts de tout ce qu´ils
ont de sensible. A mesure que cet acte s´avance, les spectres corporels
s´évanouissent; les notions se retirent peu à peu de l´imagination vers
l´entendement; et les idées deviennent purement intellectuelles. Alors le
philosophe spéculatif ressemble à celui qui regarde du haut de ces montagnes
dont les sommets se perdent dans les nues: les objets de la plaine ont
disparu devant lui; il ne lui reste plus que le spectacle de ses pensées, et
que la conscience de la hauteur à laquelle il s´est élevé, et où il n´est
peut-être pas donné à tous de le suivre et de respirer.
41. La nature n´a-t-elle pas assez de son voile, sans le doubler encore de
celui du mystère ? n´est-ce pas assez des difficultés de l´art ? Ouvrez
l´ouvrage de Franklin; feuilletez les livres des chimistes, et vous verrez
combien l´art expérimental exige de vues, d´imagination, de sagacité, de
ressources: lisez-les attentivement, parce que s´il est possible d´apprendre
en combien de manières une expérience se retourne, c´est là que vous
l´apprendrez. Si, au défaut de génie, vous avez besoin d´un moyen technique
qui vous dirige, ayez sous les yeux une table des qualités qu´on a reconnues
jusqu´à présent dans la matière; voyez entre ces qualités celles qui peuvent
convenir à la substance que vous voulez mettre en expérience, assurez-vous
qu´elles y sont; tâchez ensuite d´en connaître la quantité; cette quantité
se mesurera presque toujours par un instrument où l´application uniforme
d´une partie analogue à la substance pourra se faire, sans interruption et
sans reste, jusqu´à l´entière exhaustion de la qualité. Quant à l´existence,
elle ne se constatera que par des moyens qui ne se suggèrent pas. Mais si
l´on n´apprend point comment il faut chercher, c´est quelque chose du moins
que de savoir ce qu´on cherche. Au reste ceux qui seront forcés de s´avouer
à eux-mêmes leur stérilité, soit par une impossibilité bien éprouvée de rien
découvrir, soit par une envie secrète qu´ils porteront aux découvertes des
autres, le chagrin involontaire qu´ils en ressentiront, et les petites
manoeuvres qu´ils mettraient volontiers en usage pour en partager l´honneur,
ceux-là feront bien d´abandonner une science qu´ils cultivent sans avantage
pour elle, et sans gloire pour eux.
42. Quand on a formé dans sa tête un de ces systèmes qui demandent à être
vérifiés par l´expérience, il ne faut ni s´y attacher opiniâtrement, ni
l´abandonner avec légèreté. On pense quelquefois de ses conjectures qu´elles
sont fausses, quand on n´a pas pris les mesures convenables pour les trouver
vraies. L´opiniâtreté a même ici moins d´inconvénient que l´excès opposé. A
force de multiplier les essais, si l´on ne rencontre pas ce que l´on
cherche, il peut arriver qu´on rencontre mieux. Jamais le temps qu´on
emploie à interroger la nature n´est entièrement perdu. Il faut mesurer sa
constance sur le degré de l´analogie. Les idées absolument bizarres ne
méritent qu´un premier essai. Il faut accorder quelque chose de plus à
celles qui ont de la vraisemblance, et ne renoncer que quand on est épuisé à
celles qui promettent une découverte importante. Il semble qu´on n´ait guère
besoin de préceptes là- dessus. On s´attache naturellement aux recherches à
proportion de l´intérêt qu´on y prend.
43. Comme les systèmes dont il s´agit ne sont appuyés que sur des idées
vagues, des soupçons légers, des analogies trompeuses, et même, puisqu´il
faut le dire, sur des chimères que l´esprit échauffé prend facilement pour
des vues, il n´en faut abandonner aucun sans auparavant l´avoir fait passer
par l´épreuve de l´inversion. En philosophie purement rationnelle, la vérité
est assez souvent l´extrême opposé de l´erreur; de même en philosophie
expérimentale, ce ne sera pas l´expérience qu´on aura tentée, ce sera son
contraire qui produira le phénomène qu´on attendait. Il faut regarder
principalement aux deux points diamétralement opposés. Ainsi dans la seconde
de nos rêveries, après avoir couvert l´équateur du globe électrique et
découvert les pôles, il faudra couvrir les pôles et laisser l´équateur à
découvert; et comme il importe de mettre le plus de ressemblance qu´il est
possible entre le globe expérimental et le globe naturel qu´il représente,
le choix de la matière dont on couvrira les pôles ne sera pas indifférent.
Peut- être faudrait-il y pratiquer des amas d´un fluide, ce qui n´a rien
d´impossible dans l´exécution, et ce qui pourrait donner dans l´expérience
quelque nouveau phénomène extraordinaire, et différent de celui qu´on se
propose d´imiter.
44. Les expériences doivent être répétées pour le détail des circonstances
et pour la connaissance des limites. Il faut les transporter à des objets
différents, les compliquer, les combiner de toutes les manières possibles.
Tant que les expériences sont éparses, isolées, sans liaison, irréductibles,
il est démontré, par l´irréduction même, qu´il en reste encore à faire.
Alors il faut s´attacher uniquement à son objet, et le tourmenter, pour
ainsi dire, jusqu´à ce qu´on ait tellement enchaîné les phénomènes, qu´un
d´eux étant donné, tous les autres le soient: travaillons d´abord à la
réduction des effets; nous songerons après à la réduction des causes. Or les
effets ne se réduiront jamais qu´à force de les multiplier. Le grand art
dans les moyens qu´on emploie pour exprimer d´une cause tout ce qu´elle peut
donner, c´est de bien discerner ceux dont on est en droit d´attendre un
phénomène nouveau, de ceux qui ne produiront qu´un phénomène travesti.
S´occuper sans fin de ces métamorphoses, c´est se fatiguer beaucoup et ne
point avancer. Toute expérience qui n´étend pas la loi à quelque cas
nouveau, ou qui ne la restreint pas par quelque exception, ne signifie rien.
Le moyen le plus court de connaître la valeur de son essai, c´est d´en faire
l´antécédent d´un enthymème, et d´examiner le conséquent. La conséquence
est-elle exactement la même que celle que l´on a déjà tirée d´un autre essai
? on n´a rien découvert, on a tout au plus confirmé une découverte. Il y a
peu de gros livres de physique expérimentale que cette règle si simple ne
réduisît à un petit nombre de pages; et il est un grand nombre de petits
livres qu´elle réduirait à rien.
45. De même qu´en mathématiques, en examinant toutes les propriétés d´une
courbe, on trouve que ce n´est que la même propriété présentée sous des
faces différentes, dans la nature, on reconnaîtra, lorsque la physique
expérimentale sera plus avancée, que tous les phénomènes, ou de la
pesanteur, ou de l´élasticité, ou de l´attraction, ou du magnétisme, ou de
l´électricité, ne sont que des faces différentes de la même affection. Mais
entre les phénomènes connus que l´on rapporte à l´une de ces causes, combien
y a-t-il de phénomènes intermédiaires a trouver pour former les liaisons,
remplir les vides et démontrer l´identité ? c´est ce qui ne peut se
déterminer. Il y a peut-être un phénomène central qui jetterait des rayons
non seulement à ceux qu´on a, mais encore à tous ceux que le temps ferait
découvrir, qui les unirait et qui en formerait un système. Mais au défaut de
ce centre de correspondance commune, ils demeureront isolés; toutes les
découvertes de la physique expérimentale ne feront que les rapprocher en
s´interposant, sans jamais les réunir; et quand elles parviendraient à les
réunir, elles en formeraient un cercle continu de phénomènes où l´on ne
pourrait discerner quel serait le premier et quel serait le dernier. Ce cas
singulier où la physique expérimentale, à force de travail, aurait formé un
labyrinthe dans lequel la physique rationnelle, égarée et perdue, tournerait
sans cesse, n´est pas impossible dans la nature, comme il l´est en
mathématiques. On trouve toujours en mathématiques, ou par la synthèse ou
par l´analyse, les propositions intermédiaires qui séparent la propriété
fondamentale d´une courbe de sa propriété la plus éloignée.
46. Il y a des phénomènes trompeurs qui semblent, au premier coup d´oeil,
renverser un système, et qui, mieux connus, achèveraient de le confirmer.
Ces phénomènes deviennent le supplice du philosophe, surtout lorsqu´il a le
pressentiment que la nature lui en impose et qu´elle se dérobe à ses
conjectures par quelque mécanisme extraordinaire et secret. Ce cas
embarrassant aura lieu toutes les fois qu´un phénomène sera le résultat de
plusieurs causes conspirantes ou opposées. Si elles conspirent, on trouvera
la quantité du phénomène trop grande pour l´hypothèse qu´on aura faite; si
elles sont opposées, cette quantité sera trop petite. Quelquefois même elle
deviendra nulle, et le phénomène disparaîtra, sans qu´on sache à quoi
attribuer ce silence capricieux de la nature. Vient-on à en soupçonner la
raison ? on n´en est guère plus avancé. Il faut travailler à la séparation
des causes, décomposer le résultat de leurs actions et réduire un phénomène
très compliqué à un phénomène simple; ou du moins manifester la complication
des causes, leur concours ou leur opposition, par quelque expérience
nouvelle; opération souvent délicate, quelquefois impossible. Alors le
système chancelle; les philosophes se partagent; les uns lui demeurent
attachés; les autres sont entraînés par l´expérience qui paraît le
contredire; et l´on dispute, jusqu´à ce que la sagacité, ou le hasard, qui
ne se repose jamais, plus fécond que la sagacité, lève la contradiction et
remette en honneur des idées qu´on avait presque abandonnées.
47. Il faut laisser l´expérience à sa liberté; c´est la tenir captive que de
n´en montrer que le côte qui prouve et que d´en voiler le côté qui
contredit. C´est l´inconvénient qu´il y a, non pas à avoir des idées, mais à
s´en laisser aveugler, lorsqu´on tente une expérience. On n´est sévère dans
son examen, que quand le résultat est contraire au système Alors on n´oublie
rien de ce qui peut faire changer de face au phénomène, ou de langage à la
nature. Dans le cas opposé, L´observateur est indulgent; il glisse sur les
circonstances; il ne songe guère à proposer des objections à la nature; il
l´en croit sur son premier mot; il n´y soupçonne point d´équivoque, et il
mériterait qu´on lui dît: « Ton métier est d´interroger la nature, et tu la
fais mentir, ou tu crains de la faire expliquer. »
48. Quand on suit une mauvaise route, plus on marche vite, plus on s´égare;
et le moyen de revenir sur ses pas, quand on a parcouru un espace immense ?
L´épuisement des forces ne le permet pas; la vanité s´y oppose sans qu´on
s´en aperçoive; L´entêtement des principes répand sur tout ce qui environne
un prestige qui défigure les objets. On ne les voit plus comme ils sont,
mais comme il conviendrait qu´ils fussent. Au lieu de réformer ses notions
sur les êtres, il semble qu´on prenne à tâche de modeler les êtres sur ses
notions. Entre tous les philosophes, il n´y en a point en qui cette fureur
domine plus évidemment que dans les méthodistes. Aussitôt qu´un méthodiste a
mis dans son système l´homme à la tête des quadrupèdes, il ne l´aperçoit
plus dans la nature que comme un animal à quatre pieds. C´est en vain que la
raison sublime dont il est doué se récrie contre la dénomination d´animal,
et que son organisation contredit celle de quadrupède; c´est en vain que la
nature a tourné ses regards vers le ciel: la prévention systématique lui
courbe le corps vers la terre. La raison n´est, suivant elle, qu´un instinct
plus parfait; elle croit sérieusement que ce n´est que par défaut d´habitude
que l´homme perd l´usage de ses jambes, quand il s´avise de transformer ses
mains en deux pieds.
49. Mais c´est une chose trop singulière que la dialectique de quelques
méthodistes, pour n´en pas donner un échantillon. L´homme, dit Linnaeus
(Fauna Suecica, préf.), n´est ni une pierre, ni une plante; c´est donc un
animal. Il n´a pas un seul pied; ce n´est donc pas un ver. Ce n´est pas un
insecte, puisqu´il n´a point d´antennes. Il n´a point de nageoires; ce n´est
donc pas un poisson. Ce n´est pas un oiseau, puisqu´il n´a point de plumes.
Qu´est-ce donc que l´homme ? il a la bouche du quadrupède. Il a quatre
pieds; les deux de devant lui servent à l´attouchement, les deux de derrière
au marcher. C´est donc un quadrupède. « Il est vrai; continue le méthodiste,
qu´en conséquence de mes principes d´histoire naturelle, je n´ai jamais su
distinguer l´homme du singe; car il y a certains singes qui ont moins de
poils que certains hommes; ces singes marchent sur deux pieds, et ils se
servent de leurs pieds et de leurs mains comme les hommes. D´ailleurs la
parole n´est point pour moi un caractère distinctif; je n´admets, selon ma
méthode, que des caractères qui dépendent du nombre, de la figure, de la
proportion et de la situation. » Donc votre méthode est mauvaise, dit la
logique. « Donc l´homme est un animal à quatre pieds », dit le naturaliste.
50. Pour ébranler une hypothèse, il ne faut quelquefois que la pousser aussi
loin qu´elle peut aller. Nous allons faire l´essai de ce moyen sur celle du
docteur d´Erlang, dont l´ouvrage, rempli d´idées singulières et neuves,
donnera bien de la torture à nos philosophes. Son objet est le plus grand
que l´intelligence humaine puisse se proposer; c´est le système universel de
la nature. L´auteur commence par exposer rapidement les sentiments de ceux
qui l´ont précédé, et l´insuffisance de leurs principes pour le
développement général des phénomènes. Les uns n´ont demandé que l´étendue et
le mouvement. D´autres ont cru devoir ajouter à l´étendue l´impénétrabilité,
la mobilité et l´inertie. L´observation des corps célestes, ou plus
généralement la physique des grands corps, a démontré la nécessité d´une
force par laquelle toutes les parties tendissent ou pesassent les unes vers
les autres selon une certaine loi; et l´on a admis l´attraction en raison
simple de la masse, et en raison réciproque du carré de la distance. Les
opérations les plus simples de la chimie, ou la physique élémentaire des
petits corps a fait recourir à des attractions qui suivent d´autres lois; et
l´impossibilité d´expliquer la formation d´une plante ou d´un animal, avec
les attractions, L´inertie, la mobilité, L´impénétrabilité, le mouvement, la
matière ou l´étendue, a conduit le philosophe Baumann à supposer encore
d´autres propriétés dans la nature. Mécontent des natures plastiques, à qui
l´on fait exécuter toutes les merveilles de la nature sans matière et sans
intelligence; des substances intelligentes subalternes qui agissent sur la
matière d´une manière inintelligible; de la simultanéité de la création et
de la formation des substances, qui, contenues les unes dans les autres, se
développent dans le temps par la continuation d´un premier miracle; et de
l´extemporanéité de leur production qui n´est qu´un enchaînement de miracles
réitérés à chaque instant de la durée; il a pensé que tous ces systèmes peu
philosophiques n´auraient point eu lieu, sans la crainte mal fondée
d´attribuer des modifications très connues a un être dont l´essence nous
étant inconnue, peut être par cette raison même et malgré notre préjugé très
compatible avec ces modifications. Mais quel est cet être ? quelles sont ces
modifications ? Le dirai-je ? Sans doute, répond le docteur Baumann. L´être
corporel est cet être; ces modifications sont le désir, l´aversion, la
mémoire et l´intelligence; en un mot, toutes les qualités que nous
reconnaissons dans les animaux, que les Anciens comprenaient sous le nom
d´âme sensitive, et que le docteur Baumann admet, proportion gardée des
formes et des masses, dans la particule la plus petite de matière comme dans
le plus gros animal. S´il y avait, dit-il, du péril à accorder aux molécules
de la matière quelques degrés d´intelligence, ce péril serait aussi grand à
les supposer dans un éléphant ou dans un singe, qu´à les reconnaître dans un
grain de sable. Ici le philosophe de l´académie d´Erlang emploie les
derniers efforts pour écarter de lui tout soupçon d´athéisme; et il est
évident qu´il ne soutient son hypothèse avec quelque chaleur que parce
qu´elle lui paraît satisfaire aux phénomènes les plus difficiles, sans que
le matérialisme en soit une conséquence. Il faut lire son ouvrage pour
apprendre à concilier les idées philosophiques les plus hardies avec le plus
profond respect pour la religion. Dieu a créé le monde, dit le docteur
Baumann; et c´est à nous à trouver, s´il est possible, les lois par
lesquelles il a voulu qu´il se conservât, et les moyens qu´il a destinés à
la reproduction des individus. Nous avons le champ libre de ce côté; nous
pouvons proposer nos idées; et voici les principales idées du docteur.
L´élément séminal extrait d´une partie semblable à celle qu´il doit former
dans l´animal, sentant et pensant, aura quelque mémoire de sa situation
première; de là, la conservation des espèces, et la ressemblance des
parents.
Il peut arriver que le fluide séminal surabonde ou manque de certains
éléments, que ces éléments ne puissent s´unir par oubli, ou qu´il se fasse
des réunions bizarres d´éléments surnuméraires. De là, ou l´impossibilité de
la génération, ou toutes les générations monstrueuses possibles.
Certains éléments auront pris nécessairement une facilité prodigieuse à
s´unir constamment de la même manière; de là, s´ils sont différents, une
formation d´animaux microscopiques variée à l´infini; de là, s´ils sont
semblables, les polypes, qu´on peut comparer à une grappe d´abeilles
infiniment petites ´ qui, n´ayant la mémoire vive que d´une seule situation,
s´accrocheraient et demeureraient accrochées selon cette situation qui leur
serait la plus familière.
Quand l´impression d´une situation présente balancera ou éteindra la mémoire
d´une situation passée, en sorte qu´il y ait indifférence à toute situation,
il y aura stérilité: de là, la stérilité des mulets.
Qui empêchera des parties élémentaires intelligentes et sensibles de
s´écarter à l´infini de l´ordre qui constitue l´espèce ? de là, une infinité
d´espèces d´animaux sortis d´un premier animal; une infinité d´êtres émanes
d´un premier être; un seul acte dans la nature.
Mais chaque élément perdra-t-il, en s´accumulant et en se combinant, son
petit degré de sentiment et de perception ? nullement, dit le docteur
Baumann. Ces qualités lui sont essentielles. Qu´arrivera-t-il donc ? le