Reproduction de l´édition de Paris: Chez les frères de Bure, 1779
DIDEROT
ESSAI SUR LES RÈGNES DE CLAUDE ET DE NÉRON
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I Lucius Annaeus Séneque
naquit à Cordoue, ville célebre de
l´ Espagne ultérieure, aggrandie, sinon
fondée, par le préteur Marcellus, l´ an de
Rome 585, colonie patricienne qui
donna des citoyens, des sénateurs, des
magistrats à la république, privilége accordé
aux provinces de l´ empire qui en
jouissoient encore sous le regne d´ Auguste.
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Le surnom d´ Annaea, que portoit la
famille, signifie ou la vieille famille ou
la famille des vieillards, des bonnes gens,
dont la rencontre étoit d´ un heureux
augure.
On appelloit ibrides les enfans d´ un
pere étranger ou d´ une mere étrangere :
c´ étoient des especes de citoyens bâtards,
dont le vice de la naissance se réparoit par le
mérite, les services, les alliances, la faveur
ou la loi. La famille Annaea fut-elle
espagnole ou ibride ? On l´ ignore.
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Le pere, ou même l´ aïeul de Séneque,
fut de l´ ordre des chevaliers. La premiere
illustration de ce nom ne remonte pas
au-delà, et les séneques étoient du
nombre de ceux qu´ on appelloit hommes
nouveaux .
Le pere se distingua par ses qualités
personnelles et par ses ouvrages. Il avoit
recueilli les harangues grecques et latines
de plus de cent orateurs fameux sous le
regne d´ Auguste, et ajouté à la fin de
chacune un jugement sévere. Des dix livres
de controverses qu´ il écrivit, il nous en
est parvenu environ la moitié, avec quelques
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fragmens des cinq derniers. Sa mémoire
étoit prodigieuse : il pouvoit répéter
jusqu´ à deux mille mots, dans le même
ordre qu´ il les avoit entendus.
Sa réflexion sur la dignité de l´ art
oratoire, dont le chevalier romain Blandus
donna le premier des leçons, fonction qui
jusqu´ alors n´ avoit été exercée que par des
affranchis, est très sensée : " je ne conçois
pas, dit-il, comment il est honteux d´ enseigner
ce qu´ il est honnête d´ apprendre. "
soit que la plaisanterie des républicains
en général ait quelque chose de dur, soit
que Séneque le pere fût d´ une humeur
caustique, un jour il entre dans l´ école du
professeur en éloquence Cestius, au moment
où il se disposoit à réfuter la miloniene.
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Cestius, après avoir jetté sur lui-même un
regard de complaisance selon son usage,
dit : " si j´ étois gladiateur, je serois Fuscius ;
pantomime, Batyle ; cheval, Mélission.
Et comme tu es un fat, ajouta
Séneque, tu es un grand fat " . On éclate
de rire. On cherche des yeux l´ écervelé
qui a tenu ce propos. Les éleves s´ assemblent
autour de Séneque et le supplient de ne pas
tourmenter leur maître. Séneque y consent,
à la condition que Cestius déclarera
juridiquement que Ciceron étoit plus éloquent
que lui, aveu qu´ on n´ en put obtenir.
On citoit Séneque le pere parmi les
bons déclamateurs de son temps. Les noms
de déclamateurs et de sophistes n´ avoient
point alors l´ acception défavorable qu´ on
y attacha depuis, et que nous y attachons.
La déclamation étoit une espece
d´ apprentissage de l´ éloquence appliquée à des
sujets anciens ou fictifs ; une gymnastique,
où l´ athlete essayoit des forces qu´ il devoit
employer dans la suite aux choses publiques ;
une introduction à l´ art oratoire,
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comme les héroïdes en étoient une à l´ art
dramatique.
Peu de temps après, ce fut la ressource
d´ un goût national qui, au défaut d´ objets
importants, s´ exerçoit sur des frivolités ;
un besoin de pérorer qu´ on satisfaisoit,
sans se compromettre ; le premier pas vers
la corruption de l´ éloquence, qui
commençoit à perdre de sa simplicité, de sa
grandeur, et à prendre le ton emphatique
de l´ école et du théatre.
Nous entendons aujourd´ hui par déclamateurs
la même sorte d´ energumenes,
contre laquelle Pétrone se déchaîne avec
tant de véhémence à l´ entrée de son
roman satyrique : " ces gens, dit-il, qui crient
sur la place : citoyens, c´ est à votre
service que j´ ai perdu cet oeil, donnez-moi
un conducteur qui me ramene dans ma
maison ; car ces jarrets, dont les
muscles ont été coupés, refusent le soutien
au reste de mon corps " .
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Ii Helvia ou Helbia, mere de
Séneque, étoit espagnole d´ origine.
Le grandpere de Séneque avoit été
marié deux fois. Helvia étoit du premier
lit, sa soeur du second ; leur pere étoit
vivant, et résidoit en Espagne : elles avoient
été élevées dans une maison austere, où
l´ on se conformoit aux moeurs anciennes.
Helvia étoit instruite ; son pere lui
avoit donné une bonne teinture des beaux
arts. La mere de Cicéron étoit de la
même famille, et portoit le même nom, deux
fois illustrée, l´ une par la naissance du
premier des orateurs ; l´ autre par la
naissance du premier des philosophes
romains.
La soeur d´ Helvia jouit de la réputation
la plus intacte, et obtint le plus grand
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respect pendant un séjour de seize ans
en Egypte, chez un peuple médisant et
frivole. Elle perdit en mer son époux,
oncle de Séneque : au milieu de la
tempête, dans l´ horreur d´ un naufrage
prochain, sur un vaisseau sans agrèts, la crainte
de la mort ne la sépara point du cadavre
de son époux, qu´ elle porta à travers les
flots, moins occupée de son salut que de
ce précieux dépÔt. Séneque parle de ce fait
comme témoin oculaire.
Iii Marcus Annaeus, époux d´ Helvia,
vint à Rome sous le regne
d´ Auguste, quinze ou seize ans avant la mort
de ce prince. Peu de temps après, Helvia
s´ y rendit avec sa soeur et ses trois
enfants, Marcus Novatus l´ aîné, qui prit
dans la suite le nom de Junius Gallion
qui l´ adopta ; Lucius Annaeus, le cadet,
dont nous écrivons la vie ; et Lucius
Annaeus Méla, le plus jeune. Ils furent
mariés tous les trois : Junius Gallion eut une
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fille appellée Novatilla ; Séneque en parle,
dans sa consolation à Helvia, comme
d´ un enfant charmant.
Gallion fut proconsul en Achaïe, et
c´ est à son tribunal que des juifs
fanatiques traînerent S Paul. " si cet
homme, leur dit-il, etc. "
ce discours est un modele à proposer
aux magistrats en pareille circonstance.
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Jusques-là Gallion a parlé et s´ est conduit
en homme sage : mais lorsqu´ il souffre
tranquillement que les grecs gentils, qui
haïssoient les juifs, se jettent sur
Sosthenes, grand-prêtre de la synagogue, et le
maltraitent en sa présence, il oublie sa
fonction ; il devoit ajouter, ce me semble :
" disputez tant qu´ il vous plaira ; mais
point de coups : le premier qui frappera,
je le fais saisir et mettre au cachot " .
Iv Lucius Annaeus Séneque étoit
d´ un tempérament délicat, et sa mere ne
le conserva que par des soins assidus : il
fut toute sa vie incommodé de fluxions,
et tourmenté, dans sa vieillesse, d´ asthme,
d´ étouffements ou de palpitations ; car
l´ expression suspirium , dont il se sert
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au défaut d´ un mot grec, convient également
à ces trois maladies. " le suspirium ,
dit-il, est court, l´ accès n´ en dure guere
plus d´ une heure, mais il ressemble à
l´ ouragan : des maladies que j´ ai toutes
éprouvées, c´ est la plus fâcheuse " .
Il étoit maigre et décharné : cette
légere disgrace de la nature lui sauva la vie
dans un âge plus avancé ; et je ne doute
point qu´ il n´ ait fait allusion à cette
circonstance dans une de ses lettres,
où il dit que " la maladie a quelquefois
prolongé la vie à des hommes qui ont
été redevables de leur salut aux signes
de mort qui paroissoient en eux " .
V Caligula, ennemi de la vertu et
jaloux des talents, avoit sur-tout de la
prétention à l´ éloquence : il fut tenté de faire
mourir Séneque au sortir d´ une
plaidoirie où celui-ci avoit été fort applaudi.
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Caligula eût épargné un crime à Néron,
sans une courtisane, à laquelle il confia
son atroce projet : " ne voyez-vous pas,
lui dit cette femme, que cet
avocat tombe de consomption ? Et
pourquoi Ôter la vie à un moribond ? "
dans le nombre de ces femmes qui
naissent pour le malheur des peuples, la honte
des regnes, et qui ont conseillé le
forfait tant de fois, en voilà donc une qui
le prévient.
Monstre aussi inconséquent qu´ insensé,
tu affectes le mépris pour les ouvrages
de Séneque, tu les appelles des amas de
gravier sans ciment, (...) ; et tu veux
le faire mourir !
Peu s´ en fallut que ce critique sublime,
condamnant à l´ oubli les noms d´ Homere,
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de Virgile et de Tite-Live, ne
fît enlever des bibliotheques les ouvrages
et les statues des deux derniers.
Vi une excessive frugalité et des
études continues acheverent de détruire
la santé de Séneque.
Annaeus Méla fut pere du poète Lucain,
de cet enfant, neveu du philosophe
Séneque, qui devoit un jour, dit Tacite,
soutenir si dignement la splendeur du
nom. Ô Tacite ! Ô censeur si rigoureux des
talents et des actions, est-ce ainsi que
vous avez dû parler de la Pharsale, après
avoir lu l´ Enéide ? Vous traitez avec
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le dernier mépris les conspirateurs de
Pison, et vous faites grace à un délateur de
sa mere. Si vous donnez le nom de monstre
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à Néron devenu parricide par la crainte
de perdre l´ empire, quel nom
donnerez-vous à Lucain, qui devient également
parricide par l´ espoir de sauver sa vie.
Je ne méprise pas Lucain comme poète ;
mais je le déteste comme homme.
Vii je ne sais si les égards des
cadets pour les aînés étoient d´ usage dans
toutes les familles, ou particuliers à celle
des séneques ; mais on remarque dans le
philosophe un grand respect pour son
frere Junius Gallion, qu´ il appelle
son maître ; titre accordé, soit à la
reconnoissance des soins qu´ il avoit eus de sa
premiere éducation, soit à la simple
natu-majorité, si souvent représentative de
l´ autorité paternelle.
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Tacite ne nous donne ni une
opinion très avantageuse, ni une idée très
défavorable de Méla. Il s´ abstint des
honneurs par l´ ambition des richesses. Il resta
chevalier romain, se promit plus de
crédit de l´ administration des biens du
prince, que de l´ exercice de la magistrature,
et préféra la fonction d´ intendant
du palais, ou de publicain, au titre de
consulaire. Trop d´ ardeur à recueillir la
fortune de son fils, Lucain, après sa mort,
souleva contre lui Fabius Romanus,
intime ami du poète. Romanus contrefait des
lettres, sur lesquelles le pere et le fils
sont supçonnés d´ être les complices de Pison.
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Ces lettres sont présentées à Méla par
ordre de Néron, avide de ses richesses.
Méla, à qui l´ expérience de ces temps avoit
appris quel étoit le but, et quelle seroit la
fin de cette affaire, la termina par le moyen
le plus court et le plus usité ; ce fut de se
faire couper les veines. Il mourut de la
même mort que son frere, avec autant de
courage, mais avec moins de gloire ;
laissant par son testament de grandes sommes
à Tigellin et à Capiton son gendre, afin
d´ assurer le reste à ses héritiers
légitimes. Si la liaison du poète Lucain,
avec un scélerat tel que Romanus, vous
surprend ; si vous ne pouvez supposer que
Lucain, qu´ un homme d´ une aussi grande
pénétration, se soit aussi grossiérement
trompé dans le choix d´ un ami, ni que la
conformité de caracteres les ait attachés
l´ un à l´ autre ; interrogez les mânes
d´ Acilia.
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Viii Annaeus Méla auroit été aussi
un homme d´ un mérite distingué, s´ il
étoit permis d´ en croire un pere qui parle
à son fils ; ses éloges ne sont quelquefois
que des conseils adroitement déguisés. Le
pere de Séneque écrit à son fils Méla :
" vous avez la plus grande aversion pour
les fonctions civiles et pour la bassesse
des démarches, etc. "
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Ix Séneque arrive à Rome sous
Auguste : il étoit dans l´ âge d´ adolescence au
temps où les rites judaïques et egyptiens
furent proscrits, la cinquieme année
du regne de Tibere. Il dit avoir observé
cette flamme ou comete, dont
l´ apparition précéda la mort d´ Auguste. Ainsi il
entendit parler la langue latine dans sa plus
grande pureté : ce n´ est point un auteur de
la basse latinité ; il écrivit avant les deux
Plines, Martial, Stace, Silius Italicus,
Lucain, Juvénal, Quintilien, Suétone et
Tacite. La latinité n´ a commencé à
s´ altérer que cent ans après lui. Il y a le style du
siecle, de la chose, de la possession, de
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l´ homme : le nÔtre n´ est pas celui du regne
de Louis Xiv, cependant le françois que
nous parlons, n´ est pas corrompu ;
Fontenelle écrit purement, sans écrire comme
Bossuet ou Fénelon. Séneque se fit un
style propre au goût de ses contemporains,
et à l´ usage du barreau.
X Séneque, le pere, eut de la
réputation, et acquit de la fortune : il vit les
dernieres années du regne de Tibere. Il
avoit servi de maître en éloquence à son
fils, c´ est du moins l´ opinion de
Juste-Lipse. Cet art étoit alors sur son déclin : et
comment ce grand art qui demande une
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ame libre, un esprit élevé, se soutiendroit-il
chez une nation qui tombe dans
l´ esclavage ? La tyrannie imprime un
caractere de bassesse à toutes les sortes de
productions ; la langue même n´ est pas à
couvert de son influence : en effet est-il
indifférent pour un enfant d´ entendre autour
de son berceau, le murmure
pusillanime de la servitude, ou les accents nobles
et fiers de la liberté ? Voici les progrès
nécessaires de la dégradation : au ton de la
franchise qui compromettroit, succede le
ton de la finesse qui s´ enveloppe, et
celui-ci fait place à la flatterie qui encense, à la
duplicité qui ment avec impudence, à la
rusticité grossiere qui insulte sans
ménagement, ou à l´ obscurité qui voile l´ indignation.
L´ art oratoire ne pourroit même durer chez des
peuples libres, s´ il ne s´ occupoit
de grandes affaires, et ne conduisoit
pas aux premieres dignités de l´ etat. Ne
cherchez la véritable éloquence que chez
les républicains.
Xi Séneque qui avoit fait ses premieres
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études sous les dernieres années
d´ Auguste, et plaidé ses premieres causes
sous les premieres années de Tibere et de
Caligula, quitte le barreau et se livre à la
philosophie avec une ardeur que la
prudence de son pere ne put arrêter. Je dis la
prudence ; car un pere tendre, qui craint
pour son enfant, le détournera toujours
d´ une science qui apprend à connoître la
vérité et qui encourage à la dire, sous des
augures qui vendent le mensonge, sous
des magistrats qui le protegent, et sous
des souverains qui détestent la philosophie,
parcequ´ ils n´ ont que des choses
fâcheuses à entendre du défenseur des droits
de l´ humanité : dans un temps où l´ on ne
sauroit prononcer le nom d´ un vice, sans
être soupçonné de s´ adresser au ministre
ou à son maître, le nom d´ une vertu, sans
paroître rabaisser son siecle, par l´ éloge
des moeurs anciennes, et passer pour
satyrique ou frondeur ; rappeller un forfait
éloigné, sans montrer du doigt quelque
personnage vivant, une action héroïque,
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sans donner une leçon, ou faire un reproche.
à des époques plus voisines de nos
temps, vous n´ eussiez pas dit qu´ il n´ avoit
manqué à tel grand, qu´ un Tibere pour être
un Séjan ; à telle femme, qu´ un Néron pour
être une Poppée, sans donner lieu aux
applications les plus odieuses : que faire donc
alors ? S´ abstenir de penser ; non, mais de
parler et d´ écrire.
Xii le pere de Séneque fit
d´ inutiles efforts, pour arracher son fils à la
philosophie : Séneque se lia avec les
personnages de son temps les plus renommés par
l´ étendue de leurs connoissances et
l´ austérité de leurs moeurs, le stoïcien Attale,
le pithagorisant Socion, l´ eclectique Fabianus
Papirius, et Démétrius le cynique.
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Quand il entendoit parler Attale contre
les vices et les erreurs du genre humain,
il le regardoit comme un être d´ un ordre
supérieur. " Attale, dit Séneque, se
disoit roi, et je le trouvois plus qu´ un roi,
puisqu´ il faisoit comparoître les rois au
tribunal de sa censure. J´ avois pitié du
genre humain en l´ écoutant " .
Le pithagorisant Socion le détermina à
s´ abstenir de la chair des animaux, régime
dont sa santé s´ accommodoit fort bien :
mais, à l´ expulsion des cultes étrangers,
dont quelques-uns étoient caractérisés par
l´ abstinence de certaines viandes, son pere
qui haïssoit encore moins la philosophie,
qu´ il ne craignoit une délation, le ramena
à la vie commune, et lui persuada
facilement de faire meilleure chere.
Il dit de Fabianus Papirius, " ce ne sont
pas des phrases qui sortent de sa bouche,
ce sont des moeurs " .
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De Démétrius, etc. "
c´ est à ce Démétrius, que Caligula, qui
désiroit se l´ attacher, fit offrir deux cents
talents, et qui répondit au négociateur,
" deux cents talents, la somme est forte ;
mais allez dire à votre maître, que pour me
tenter, ce ne seroit pas trop de sa couronne " .
Propos qu´ on traiteroit d´ insolence s´ il échappoit
à la fierté d´ un philosophe de nos jours.
C´ est ce Démétrius qui disoit à un
affranchi enorgueilli de sa fortune, " je serai
aussi riche que toi, dès que je m´ ennuierai
d´ être homme de bien. "
c´ est le même dont Vespasien punit les
propos indiscrets par l´ exil, châtiment qui
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ne le rendit pas plus réservé : l´ empereur
instruit de ses récentes invectives, n´ y
répondit que par un mot qu´ un grand prince
de nos jours a ingénieusement parodié :
" tu mets tout en oeuvre pour que je te fasse
mourir ; moi, je ne tue point un chien
qui m´ abboye " .
Séneque ne se laisse point ici transporter
de reconnoissance ou d´ enthousiasme : il
étoit vieux et le rival de ses maîtres,
lorsqu´ il en parloit ainsi à un homme instruit,
à Lucilius qui les avoit personnellement
connus ; et si les éloges de Séneque
n´ eussent pas été vrais, le courtisan n´ auroit
pas manqué d´ en plaisanter.
Mais pourquoi ne voit-on plus d´ hommes
de cette trempe ! Est-ce que la nature
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a cessé d´ en produire ? Non, j´ en pourrois
citer qui, pauvres et obscurs ont cultivé
avec succès les sciences et les arts ; je les ai
vus souvent affamés et presque nuds, sans
se plaindre, sans discontinuer leurs
travaux. Si leurs semblables sont rares, c´ est
qu´ il est plus difficile encore de résister à
l´ éducation domestique et à l´ influence des
moeurs générales, qu´ à la misere : ce sont
deux moules qui alterent la forme originale
du caractere. Qui est-ce qui oseroit
aujourd´ hui braver le ridicule et le mépris ?
Diogene, parmi nous habiteroit sous les tuiles,
mais non dans un tonneau ; il ne feroit
dans aucune contrée de l´ Europe, le
rÔle qu´ il fit dans Athenes. L´ ame
indépendante et ferme qu´ il avoit reçue,
il l´ auroit conservée ; mais jamais il n´ eut
dit à un de nos petits souverains, comme
à Alexandre Le Grand ; retire-toi de mon
soleil .
Xiii Séneque faisoit grand cas des
stoïciens rigoristes ; mais il étoit stoïcien
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mitigé, et peut-être même eclectique,
raisonnant avec Socrate, doutant avec
Carnéade, lutant contre la nature avec
Zénon, et cherchant à s´ élever au-dessus
d´ elle avec Diogene. Des principes de la
secte, il n´ embrassa que ceux qui détachent
de la vie, de la fortune, de la gloire,
de tous ces biens au centre desquels on peut
être malheureux ; qui inspirent le mépris
de la mort, et qui donnent à l´ homme et
la résignation qui accepte l´ adversité, et la
force qui la supporte. Doctrine qui
convient et qu´ on suit d´ instinct sous les
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regnes des tyrans, comme le soldat prend
son bouclier au moment de l´ action.
Ce que des sollicitations appuyées de
l´ autorité paternelle purent obtenir de Séneque,
ce fut de se présenter au barreau.
Lorsque le philosophe désespere de faire
le bien, il se renferme, et s´ éloigne des
affaires publiques ; il renonce à la fonction
inutile et périlleuse, ou de défendre les
intérêts de ses concitoyens, ou de discuter
leurs prétentions réciproques, pour
s´ occuper dans le silence et l´ obscurité de la
retraite, des dissensions intestines de sa
raison et de ses penchants ; il s´ exhorte à la
vertu, et apprend à se roidir contre le
torrent des mauvaises moeurs qui l´ assaillit et
qui entraine autour de lui la masse générale
de la nation.
Xiv sur ce que le pere de Séneque
avoit obtenu de la condescendance de son
fils, il pressentit ce qu´ il en pourroit encore
obtenir, et il réussit à lui persuader de
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quitter le barreau, de déparer du laticlave la
robe modeste du philosophe qu´ il avoit
reprise, et de se montrer entre les
candidats ou prétendans aux dignités de l´ etat.
On ne s´ étonnera pas de la marche
indolente de Séneque dans cette carriere : mais
il avoit une belle-mere ambitieuse, active,
qui se chargea de toutes les démarches
qui répugnoient à Séneque ; une tante qui
avoit accompagné Helvia, sa soeur, à
Rome, qui avoit apporté dans cette ville le
jeune Séneque entre ses bras, dont les
soins maternelles l´ avoient garanti d´ une
maladie dangereuse, et qui réunit son
crédit à celui d´ Helvia. Celle-là n´ avoit jamais
eu la hardiesse de parler aux grands, et de
solliciter les gens en place : elle surmonta
sa timidité naturelle, en faveur de son
neveu : ni sa modestie vraiement agreste,
si on l´ eut comparée à l´ effronterie des
femmes de son temps : ni son goût pour le
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repos, ni ses moeurs paisibles, ni sa vie
retirée, ne l´ empêcherent de se mêler dans la
foule agitée et tumultueuse des clients.
Peut-être la tante n´ eut-elle pas réussi, sans
le mérite personnel du neveu : mais une
réflexion qui n´ en est pas moins juste,
c´ est qu´ une des caractéristiques des siecles
de corruption, est que la vertu et les
talents isolés ne menent à rien, et que les
femmes honnêtes ou deshonnêtes menent
à tout, celles-ci par le vice, celles-là, par
l´ espoir qu´ on a de les corrompre et de les
avilir : c´ est toujours le vice qui sollicite,
ou le vice présent, ou le vice attendu.
Xvi après avoir quitté la philosophie
pour le barreau, et le barreau pour
les affaires publiques, Séneque quitta les
affaires publiques et la questure pour
revenir à la philosophie, dont il donna des
leçons publiques. On fixe la date de sa
préture, à son retour d´ entre les rochers
de la mer de Corse, où il fut relégué,
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les uns disent, comme confident, les autres
comme complice des infidélités de Julie,
fille de Germanicus et soeur de Caïus,
accusée d´ adultere par Messaline... par
Messaline ? ... etc.
mais pour éclaircir ce fait, il est à propos
de jetter un coup d´ oeil sur le regne de
Claude, et le caractere de cet empereur.
Xvii de longues et fréquentes
maladies affligerent les premieres années de
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sa vie : on le mit sous la conduite d´ un
muletier, qui ne changea pas de fonctions
auprès de son éleve qu´ il traitoit
comme une bête de somme. Livie, son aïeule,
ne lui parloit qu´ avec dédain ; sa mere
Antonia disoit d´ un sot par excellence,
il est plus bête que mon fils Claude, et
Livilla, sa soeur, ne cessoit de plaindre le
peuple romain à qui le sort destinoit un
pareil maître. On affoiblit sa tête, on
avilit son ame, on lui inspira la crainte et la
méfiance : rebuté de sa famille, et repoussé
des hommes de son rang, il se livra à la
canaille, et aux vices de la canaille.
Appellé par Caïus à la cour, il en est le
jouet : on lui lance au visage des
noyaux d´ olives et de dattes, en présence
de ses parents, qui ne s´ en offensent pas ;
peu s´ en fallut qu´ on ne vit Caïus monté sur
un cheval consulaire, lorsqu´ il fit son oncle
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consul. Claude avoit été baffoué jusqu´ à
l´ âge de cinquante ans : on le tira par
force de dessous une tapisserie où il
s´ étoit caché pendant qu´ on assassinoit son
neveu. Il est enlevé au milieu du tumulte
des factions ; il est transporté dans le camp
malgré lui : on le conduisoit au trÔne
impérial, et il croyoit aller au supplice. Qui
se le persuaderoit ! Caïus, après sa mort,
trouva des vengeurs. Valérius Asiaticus
dit, je voudrois l´ avoir tué : et ce mot
prononcé fierement en impose. Cependant
le soldat veut un maître, pour n´ en avoir
qu´ un : le sénat veut la liberté, pour être
le maître ; Cassius Chéréa crie, que ce
n´ étoit pas la peine de se délivrer d´ un phrénétique,
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pour servir sous un imbécille ;
et il ordonne au centurion Lupus de
mettre à mort Caesonia, femme de Caïus. Ses
courtisans l´ avoient abandonnée, elle
étoit assise à terre, à cÔté du cadavre
de son mari, tenant dans ses bras sa fille,
encore enfant, et déplorant leur commune
destinée. Au silence et à l´ air féroce du
centurion, elle comprit qu´ elle touchoit
à sa derniere heure ; elle dit : " l´ empereur
vivroit encore s´ il m´ avoit écouté " ,
et tendit la gorge au centurion, qui
brisa la tête de l´ enfant contre la muraille,
après avoir égorgé la mere. Cet acte de
cruauté, et quelques autres, révoltent le
peuple ; il se sépare des sénateurs : la
division se met entre ceux-ci ; le camp
persiste dans son choix, et Claude alloit être
proclamé, lorsque les députés du sénat
le conjurent de ne pas s´ emparer de force
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d´ une autorité qui lui seroit conférée d´ un
libre consentement. " ce que vous me
demandez, leur répondit-il, ne dépend
pas de moi. On pouvoit redouter la
puissance impériale entre les mains d´ un
prince qui n´ écoutoit que ses caprices :
assurez le sénat qu´ on n´ a rien de
semblable à craindre " .
Proclamé, et tranquillement assis sur le
trÔne, il annonce le pardon des
injures qu´ on lui a faites, et tient parole.
Il brûle les deux registres de Caïus, l´ un
intitulé le poignard , l´ autre l´ épée . Il
fait enlever, la nuit, les statues de cet
empereur, et ne souffre pas que sa
mémoire soit flétrie. Il revoit les différents
jugements rendus sous le dernier regne :
il en confirme quelques-uns ; il en annulle
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d´ autres. Il défend de léguer ses
biens à César, et de poursuivre qui que
ce soit sous le prétexte de lèze-majesté :
deux edits tels qu´ on auroit pu les
attendre du plus sage des princes ; l´ un
assuroit aux enfants la succession de leurs
peres ; l´ autre annonçoit au peuple la
sécurité du souverain. Il rappelle d´ exil
les deux soeurs de Caïus ; Antiochus
est remis en possession de la
Commagene ; Mithridate, l´ iberien,
délivré de ses fers ; un autre Mithridate,
déclaré prince du Bosphore Cimmérien ;
Agrippa, roi de Judée, décoré des ornements
consulaires ; Hérode, son frere, de
ceux de la préture : des sommes immenses
envahies, retournent aux premiers
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possesseurs ; d´ autres léguées, aux véritables
héritiers : pour comble de tant de
bienfaits, le poids accablant de l´ impÔt
général est allégé. Ce n´ est pas tout :
on creuse un port à l´ embouchure
du Tibre ; on tente le desséchement
du lac Fucin ; les limites de l´ empire sont
étendues.
p41
à la seconde époque de son régne, où
l´ on voit, par une foule d´ actions atroces,
combien l´ autorité souveraine est ombrageuse,
la pusillanimité cruelle, et l´ imbécillité
crédule ; toute vertu n´ est pas
encore éteinte dans ce souverain : il déclare
libre l´ esclave que son maître
abandonnera dans la maladie : et coupable
d´ homicide, le maître qui tueroit son
esclave malade. Incertain sur la maniere
de modérer la sévérité de la procédure
ancienne dans l´ exclusion des sénateurs
mal famés : " que chacun, dit-il, s´ examine ;
qu´ on demande la permission de
se retirer du sénat, nous l´ accorderons :
et confondant sur une même liste et
ceux qui se retireront librement, et ceux
que nous chasserions, la modestie des uns
affoiblira l´ ignominie des autres " . Son
discours à Méherdates, sortant de Rome
pour se rendre chez les parthes, qui
le demandoient pour souverain, est
p42
celui d´ un pere à son fils. " pratiquez
la clémence et la justice ; vous en serez
d´ autant plus révéré des barbares, que
ces vertus leur sont moins connues " .
Il réprime la licence du peuple au théâtre,
et défend aux usuriers de prêter aux enfants
de famille.
Xvii d´ après les actions et les
discours qui précedent, que faut-il penser de
Claude, dont le nom est si décrié ? Que
faut-il penser de tant de souverains qui
n´ ont ni rien fait ni rien dit d´ aussi bien ?
Malheureux dans le choix de ses
femmes, il est forcé, par raison d´ etat,
de renoncer à Emilia Lepida, petite fille
d´ Auguste. Le jour fixé pour la célébration
des noces, une maladie lui enleve Livia
Camilla, descendante du dictateur de ce
nom. Il répudie Plautia Urgulanilla,
surprise entre les bras d´ un affranchi ; il chasse
du palais, Petina, de moeurs irréprochables,
p43
mais d´ une humeur et d´ un orgueil
que Claude même ne put supporter. à
celle-ci succéda Messaline, fameuse par
ses débauches, et à Messaline, Agrippine,
non moins fameuse par son ambition.
BientÔt on ne retrouve plus le prince
juste et clément : Claude, subjugué par
Messaline, entouré de l´ eunuque Posidès,
des affranchis Félix, Harpocras,
Caliste, Pallas et Narcisse, qui abusent de
ses terreurs, de son penchant à la crapule,
et de son goût effréné pour les femmes,
l´ administration a passé de ses mains au
pouvoir d´ une troupe de scélérats aux
ordres des deux derniers.
On vend publiquement les magistratures,
les sacerdoces, le droit de bourgeoisie,
p44
la justice, l´ injustice : les favoris
ligués exercent un monopole général. Claude
se plaint de l´ indigence de son
trésor ; on lui répond qu´ il seroit assez
riche, s´ il plaisoit à ses deux affranchis de
l´ admettre en tiers.
On dispose, à son insu, des dignités
des commandements, des graces et des
châtiments ; on révoque ses dons et ses
ordres ; on ne tient aucun compte de ses
jugements ; on supprime les brevets qu´ il
a signés : on en suppose d´ autres. C´ est la
luxure de Messaline, l´ avidité ou les
ombrages des affranchis, qui désignent les
citoyens à la mort : la luxure de Messaline,
les femmes dont elle est jalouse, les
hommes qui se refusent à sa débauche :
l´ avidité des affranchis, ceux qui sont
opulents ; leurs ombrages, ceux qui ont du
crédit.
Claude n´ est rien sur le trÔne, rien dans
son palais ; il le sait, il le dit ; il est
p45
comme abruti : il signe le contrat de mariage
de Silius avec sa femme ; il déshérite
son propre fils par une adoption ;
quelquefois il oublie qui il est, où il est, en
quel lieu, en quel moment, à qui il
parle ; il invite à souper des citoyens qu´ il
a fait mourir la veille ; à table, il
demande à un des convives, pourquoi sa
femme ne l´ a pas accompagné, et cette
femme n´ est plus : après la mort de
Messaline, il se plaint de ce que l´ impératrice
tarde si long-temps à paroître.
Un plaideur le tire à l´ écart, et
lui dit qu´ il a rêvé, la nuit derniere, qu´ on
assassinoit l´ empereur en sa présence :
l´ instant après, le fourbe appercevant son
adverse partie, s´ écrie : voilà l´ homme de
p46
mon rêve ; et sur-le-champ le malheureux
est traîné à la mort. Ce ridicule stratagême
est employé par Messaline et Narcisse
contre Appius Silanus ; Appius
en perd la vie, et l´ affranchi est
remercié de veiller sur les jours de l´ empereur,
même en dormant.
La vie privée de Claude montre ce que
le mépris des parents, secondé d´ une
mauvaise éducation, peut sur l´ esprit et le
caractere d´ un enfant valétudinaire.
Les premieres années de son regne,
marquées par l´ amour de la justice et du
travail, la clémence, la libéralité, et
d´ autres qualités rares, l´ auroient mis au
nombre des hommes excellents et des bons
souverains, si la méfiance, la foiblesse, la
crainte ne l´ avoient pas livré à des infames.
Les dernieres nous apprennent jusqu´ où
une prostituée et deux esclaves peuvent
disposer d´ un monarque, le dépraver et
l´ avilir.
p47
Xviii tel étoit l´ état des choses à la
cour de Claude, lorsque Julie, soeur de
Caïus, y reparut. Cette femme avoit de
l´ esprit, de la beauté, et ne devoit son
crédit ni à Messaline ni aux affranchis,
dont il falloit être ou les instruments ou
les victimes. L´ éclat avec lequel Séneque
s´ étoit montré au barreau, l´ avoit conduit
à l´ intimité des personnes du plus haut
rang, et sur-tout du malheureux
Britannicus ; il ne pouvoit être que haï de ceux
dont ses principes et ses moeurs faisoient la
satyre. Combien de mots qui n´ étoient
dans sa bouche que des maximes générales,
et qu´ il étoit facile à la méchanceté
des courtisans d´ envenimer par des
applications particulieres ! Le philosophe
aura dit, je le suppose, que la débauche
avilit, et que, dans les femmes sur-tout, elle
altere tous les sentiments honnêtes :
croit-on que, sans être persuadé qu´ il désignât
la femme de l´ empereur, on ne l´ en ait
pas accusé auprès d´ elle, et traité ses
discours de pédanterie insolente. D´ ailleurs,
p48
Messaline, jalouse de l´ ascendant de la
niece sur l´ esprit de l´ oncle, redoutoit le
génie pénétrant de Séneque, qui pouvoit
éclairer Claude sur les désordres de sa
maison et les vexations des affranchis. La
perte de Séneque et de Julie fut donc résolue :
Messaline dit à Caliste, à Pallas, à
Narcisse : " cette Julie ne se conduit que
par les avis de cet homme attaché, de
tous les temps, à Germanicus son pere :
qui sait ce que Séneque peut conseiller,
et ce que Julie peut oser ? Si l´ on
n´ écrase ces deux personnages dangereux,
on risque d´ en être écrasé " . Le résultat
de ces inquiétudes fut de donner un
motif criminel aux fréquentes visites que
Séneque rendoit à Julie. En conséquence on
présenta à Claude une plainte juridique :
Julie est accusée d´ adultere ; on nomme
p49
Séneque. Claude, à qui sa niece étoit
mieux connue, rejette l´ accusation ; et
Messaline n´ en est que plus irritée, ses
complices n´ en sont que plus effrayés. Quel
parti prendront-ils ? Celui qu´ ils étoient
dans l´ usage de prendre, et dont nous les
verrons bientÔt user les uns contre les
autres, pour s´ exterminer réciproquement.
à l´ insu de l´ empereur, de l´ autorité
privée de Messaline et des affranchis, Julie
est enlevée, envoyée en exil, et mise à
mort. On insiste sur l´ éloignement de
Séneque ; et Claude le signe.
Xix Séneque ne fut ni l´ amant de
Julie, ni le confident de ses intrigues. Il
étoit âgé d´ environ quarante ans ; sage,
prudent et valétudinaire : il étoit marié,
il avoit des enfants ; il aimoit sa femme,
il en étoit aimé : il jouissoit de l´ estime et
du respect de sa famille, de ses amis et de
p50
ses concitoyens : sentiments qu´ on
n´ accorde pas aussi unanimement à un
hypocrite de vertu. Julie étoit à la fleur de l´ âge,
dans une cour voluptueuse, entourée
de jeunes ambitieux, qui se seroient empressés
à lui plaire, s´ ils avoient pu se flatter
d´ y réussir.
L´ exil de Séneque fut l´ ouvrage d´ une
infame, d´ un stupide, et de trois scélérats,
dont le témoignage fut appuyé, si l´ on
veut, de la médisance des courtisans, des
bruits vagues de la ville, et des clameurs
d´ un suilius, que je ne tarderai pas à
démasquer. Mais que peuvent de pareilles
autorités contre le caractere de l´ homme ?
Séneque n´ est point coupable ; non,
il ne l´ est point. Mais il me plaît d´ en
croire à l´ imputation de la derniere des
prostituées, à la crédulité du dernier des
imbécilles, et aux calomnies impudentes
d´ un Suilius, le plus méprisable des hommes
de ce temps : je veux que Julie ait
confié ses amours à Séneque ; ou que
Séneque, au milieu des élégants de la cour,
p51
se soit proposé de captiver le coeur de
Julie, et qu´ il y ait réussi : qu´ en
conclurai-je ? Que le philosophe a eu son moment
de vanité, son jour de foiblesse. Exigerai-je
de l´ homme, même du sage, qu´ il ne
bronche pas une fois dans le chemin de la
vertu ? Si Séneque avoit à me répondre,
ne pourroit-il pas me dire, comme Diogène
à celui qui lui reprochoit d´ avoir rogné
les especes : " il est vrai : ce que tu es
à présent, je le fus autrefois ; mais tu
ne deviendras jamais ce que je suis " .
Séneque, aussi sincere et plus modeste, nous
fait l´ aveu ingénu qu´ il a connu trop tard
la route du vrai bonheur ; et que las de
s´ égarer, il la montre aux autres.
Hâtons-nous de profiter de ses leçons ; et si nous
connoissons par expérience ce qu´ il en coûte
pour vaincre ses passions et résister à l´ attrait
des circonstances, soyons indulgents, et
p52
n´ imitons pas les hommes corrompus, qui
pour se trouver des semblables, sont de plus
cruels accusateurs que les gens de bien.
On avoit tout à craindre du ressentiment
de Julie, tant qu´ elle vivroit. Séneque
étoit un personnage moins important
et moins redoutable, il suffisoit de le
réduire au silence, et d´ empêcher qu´ il
n´ employât son éloquence à venger l´ honneur
de Julie.
Xx tandis que Claude s´ occupe
de la réforme des moeurs publiques, la
dissolution se promene dans son palais, le
masque levé. Vinicius est empoisonné,
et son crime est d´ avoir dédaigné les
faveurs de Messaline. Avant Vinicius,
Appius Silanus avoit eu le même sort, et
pour le même crime. Un fameux pantomime,
appellé Mnester, devient en même
temps la passion de Messaline et de Poppée.
p53
Soit crainte, ou politique, Mnester
préfere Poppée à l´ impératrice ; Poppée est
aussi-tÔt accusée d´ adultere avec Valerius :
et qui fut l´ accusateur de Valerius et de
Poppée ? Qui fut l´ agent de Messaline ? Le
détracteur de Séneque, Suilius.
Claude donne pour esclave à sa
femme, Mnester ; et Messaline s´ empare des
superbes jardins de Valerius.
Suilius suit le cours de ses délations ;
il attaque et perd deux chevaliers illustres,
surnommés Petra, soupçonnés par
Messaline d´ avoir favorisé l´ intrigue de Poppée
et de Mnester.
Les succès de Suilius font éclorre une
multitude d´ imitateurs de sa scélératesse et
de son audace.
Samius se tue en présence même de Suilius,
qui avoit reçu quarante mille écus
de notre monnoie, de ce client qu´ il
trahissoit.
p54
Ce fut à cette occasion que Silius,
désigné consul, propose de remettre en
vigueur la loi Cincia, qui défendoit aux
avocats de recevoir ni argent ni présent.
Cette cause est plaidée en présence de
Claude : moins les raisons contraires
à la loi étoient honnêtes, plus Claude les
jugea dictées par la nécessité ; et il permit
aux avocats de prendre jusqu´ à dix mille
sesterces.
De peur que le prêtre n´ avilisse la
dignité de son état par la pauvreté, on en
exige un patrimoine : ne seroit-il pas
également important d´ exiger de l´ avocat
une fortune honnête, de peur qu´ il ne soit
tenté de sacrifier à ses besoins la vérité
dont il est l´ organe, et l´ innocence dont
il est le défenseur ?
p55
Xxi Messaline est entraînée à une
derniere infamie, par l´ attrait de son énormité.
C´ est un excès d´ impudence et de
folie, dit Tacite, qui passeroit pour une
fable, s´ il n´ en existoit encore des
témoins.
Messaline épouse publiquement son
amant Silius.
" le consul désigné, et la femme
du prince, etc. " :
p56
les affranchis concertent
comment, sans se compromettre, ils
instruiront l´ empereur de sa honte. Deux
courtisannes séduites par de l´ argent et des
promesses, se chargent de la délation. à
cette nouvelle, ce n´ est pas d´ indignation,
de fureur, c´ est de terreur que Claude est
saisi ; il s´ écrie : suis-je encore
empereur ? Silius l´ est-il ? dans le parti
opposé, l´ ivresse a fait place à l´ effroi : au moment
où l´ on apprend que Claude sait tout, et
qu´ il accourt pour se venger, Messaline se
réfugie dans les jardins de Lucullus, Silius
p57
au forum, le reste se disperse chacun de
son cÔté. Des centurions les saisissent, ou
dans leur fuite, ou dans leurs asyles, et
les chargent de chaînes. Messaline est
résolue d´ aller à son époux, Britannicus et
Octavie se jetteront au col de leur pere ;
Vibidia, la plus ancienne des vestales,
implorera la clémence du souverain pontife,
elle se précipitera aux pieds de son époux,
et tiendra ses genoux embrassés. " telle
est la solitude de la disgrace, etc. "
quelle destinée ! Et qu´ elle est juste ! Elle
entre dans la voie d´ Ostie ; elle ne
p58
trouve point de pitié, la turpitude de sa
vie et la mémoire de ses forfaits l´ ont
étouffée.
Cependant la terreur de Claude duroit ;
il ne voit à ses cÔtés que des assassins :
tantÔt il se déchaîne contre sa femme, tantÔt
il s´ attendrit sur ses enfants : dans ses
agitations, les uns gardent le silence, d´ autres
affectant une indignation perfide, s´ écrient,
quel crime ! Quel forfait ! " déja
Messaline est à la portée de la vue ; etc. "
on détourne Claude, on le
conduit dans la maison de Silius, on lui
p59
montre, sous le vestibule, une statue
élevée au pere de Silius, contre les défenses
du sénat ; dans les appartements, les meubles
précieux des Nérons, des Drufus, le
prix honteux de son deshonneur. De là,
on le fait passer au camp ; Narcisse
harangue le soldat : il s´ éleve des cris de fureur,
on demande les noms des coupables, ils
sont nommés, et leur sang coule de toute
part. De retour dans le palais, l´ empereur
y trouve une table somptueusement servie ;
il mange, il boit, il s´ enivre : dans la
chaleur du vin, il dit : " demain,
qu´ on fasse paroître la malheureuse, etc. "
p60
ils vont, et pour s´ assurer
de l´ exécution, ils sont précédés
de l´ affranchi Evodus.
Evodus trouve l´ impératrice
étendue par terre dans les jardins de Lucullus,
où elle étoit retournée. à cÔté d´ elle étoit
assise Lépida sa mere ; Lépida qui
s´ étoit éloignée de Messaline, dans la
prospérité, et qui s´ en est rapprochée dans le
malheur. " qu´ attendez-vous, lui
disoit-elle ? Qu´ un bourreau porte la main
sur vous ? Etc. "
p61
ainsi périt cette femme qui avoit tant de
fois appris à Narcisse à se passer des ordres
de son maître.
" Claude étoit encore à table, etc. "
p62
Xxii outre les vices de l´ administration
de Claude, livré à ses femmes et à
ses affranchis, il en est d´ autres qu´ il faut
imputer à son mauvais jugement.
La gratification accordée au soldat après
son avénement au trÔne, devint une
nécessité pour ses successeurs.
Le titre de citoyen romain s´ avilit par
p63
la multitude de ceux à qui on le conféra.
De deux choses l´ une, ou laisser par-tout ce
beau nom à la place des dieux qu´ on
enlevoit, et le rendre aussi étendu que
l´ empire ; ou le renfermer dans ses anciennes
limites, la mer et les Alpes.
Une faute aussi grave que les précédentes,
ce fut d´ ouvrir les portes du sénat à
ses affranchis, à leurs descendants, et à des
étrangers : il importoit bien davantage que
ce corps fut honoré que d´ être nombreux.
Xxiii Claude ne pouvoit rester sans
épouse, et il ne pouvoit en prendre une,
sans en être gouverné. De-là, de vives
disputes sur le choix entre les affranchis ;
entre les prétendantes, une égale chaleur à
faire valoir leurs avantages.
Les intrigues de Pallas, les caresses
d´ Agrippine, des assiduités que la parenté
autorisoit, obtiennent à la niéce de l´ empereur
la préférence sur ses rivales. Elle
n´ a pas encore le nom d´ impératrice, mais
p64
elle en exerce l´ autorité. Elle roule dans sa
tête le projet de marier Octavie, fille de
Claude, à son fils. Mais Octavie est
fiancée à Silanus : qu´ importe, le censeur
Vitellius accusera Silanus d´ inceste avec Junia
Calvina sa soeur. Des licences que le
seul mariage autorise, et le bruit qui s´ en
répand, accélerent l´ union de Claude avec
sa niece. Mais cette union est contrariée
par l´ usage et les moeurs, qui la
déclarent incestueuse : qu´ importe ? Vitellius
levera cet obstacle, et le sénat opinera à
recourir à la contrainte, si l´ empereur a
des scrupules.
Toutes ces choses s´ exécutent : Octavie
est mariée à Domitius Neron : Calvina est
exilée, et Silanus se tue. Lollia à qui on ne
pouvoit reprocher qu´ un crime, mais un
crime qui ne se pardonne pas, celui d´ avoir
disputé à Agrippine la main de Claude,
p65
est accusée de consulter des magiciens,
des chaldéens, les prêtres d´ Apollon à
Colophon, sur le mariage de l´ empereur.
La protection de Claude lui est
inutile, elle est exilée et dépouillée d´ une
immense fortune. Calpurnia, dont César
a loué la beauté, sans dessein, subit le
même sort. Calpurnia n´ est qu´ exilée, Lollia
est forcée de se tuer, et dans cet intervalle
le mariage de Claude et d´ Agrippine s´ est
consommé.
Xxiv " Rome alors change de face : etc. "
p66
dans cet intervalle, l´ adoption de Domitius
Néron, sollicitée par Agrippine,
et pressée par son amant Pallas, est
proposée au sénat, et confirmée d´ un
concert unanime de ces vils magistrats, dont
Juvénal, plus plaisant et plus gai
qu´ à son ordinaire, rassemble les
successeurs autour d´ un énorme turbot,
délibérant gravement sur les moyens de
l´ apprêter sans le dépecer. On Ôte
à Britannicus jusqu´ à ses esclaves : ceux
d´ entre les centurions et les
tribuns, que la pitié intéresse à ce jeune
prince spolié de ses droits à l´ empire,
sont écartés ou par l´ exil ou par des postes
p67
plus honorables : on exclut ceux de ses
affranchis qu´ on ne peut corrompre.
Britannicus et Néron se sont rencontrés et
salués, l´ un du nom de Britannicus,
l´ autre du nom de Domitius. Agrippine crie :
" que l´ adoption est comptée pour
rien ; etc. "
cependant Agrippine n´ ose pas
tout ce qu´ elle ambitionne. Lusius Géta
et Rufius Crispinus, attachés par la
reconnoissance aux enfants de Messaline, sont
dépouillés du commandement de la garde
prétorienne ; et ce poste est donné à
p68
Afranius Burrhus, connu par ses talents
militaires.
On ne reproche point à Séneque l´ adoption
de Domitius Néron : Burrhus n´ est
pas tout-à-fait absous de cette injustice.
Xxv Agrippine, jalouse de s´ annoncer
autrement que par des forfaits,
sollicite le rappel de Séneque, et
obtient la fin de son exil, avec la préture.
Son dessein étoit de plaire au peuple qui
avoit une haute opinion de la sagesse et
des talents de ce philosophe ; de mettre
p69
Domitius, dès son enfance, sous un aussi
grand maître, et de s´ étayer de ses
conseils, pour s´ assurer l´ administration des
affaires. Maîtresse de tout sous le regne
présent, elle s´ occupoit de loin à rester
maîtresse de tout sous le regne suivant ; elle
s´ étoit promis, du ressentiment de
Séneque contre Claude, et de la
reconnoissance du service qu´ elle venoit de lui
rendre, qu´ il feroit cause commune avec
elle contre son mari, et qu´ il apprendroit
à son eleve à ramper.
Les grands une fois corrompus, ne
doutent de rien : devenus étrangers à la
dignité d´ une ame élevée, ils en attendent ce
qu´ ils ne balanceroient pas d´ accorder ; et
lorsque nous ne nous avilissons pas à leur
gré, ils osent nous accuser d´ ingratitude.
Celui qui dans une cour dissolue accepte
ou sollicite des graces, ignore le prix qu´ on
y mettra quelque jour. Ce jour-là, il se
p70
trouvera entre le sacrifice de son devoir,
de son honneur, et l´ oubli du bienfait ;
entre le mépris de lui-même, et la haine
de son protecteur. L´ expérience ne prouve
que trop qu´ il n´ est ni aussi commun ni
aussi facile qu´ on l´ imagineroit, de se
tirer avec noblesse et fermeté de cette
dangereuse alternative. Un ministre honnête
ne gratifiera point un méchant : mais un
méchant n´ hésitera pas à recevoir les
graces d´ un ministre, quel qu´ il soit ; il n´ a
rien à risquer, il est prêt à tout.
Xxvi Séneque avoit été relégué
dans la Corse. Son exil duroit depuis
environ huit ans ; comment le supporta-t-il ?
Avec courage : heureux par la culture
p71
des lettres et les méditations de la
philosophie ; dans une position qui auroit
peut-être fait votre désespoir et le mien ;
sur un rocher, qui considéré, dit-il
par les productions, est stérile ; par les
habitants, barbare ; par l´ aspect du local,
sauvage ; par la nature du climat, malsain.
p72
C´ est de-là qu´ il écrit à sa mere :
" je suis content, comme si tout étoit
bien ; etc. "
il ajoute une observation singuliere :
c´ est que, malgré l´ horreur du lieu, on
y trouve plus d´ étrangers que de naturels.
C´ est un phénomene commun aux grandes
villes, où l´ on vient de toutes parts
chercher la fortune, et aux lieux déserts, où
l´ on est sûr de trouver le repos et la liberté.
L´ homme n´ est sédentaire que dans les
campagnes où il est attaché à la glebe ;
encore ne faut-il pas qu´ il soit écrasé par les
impÔts, et qu´ il ne lui reste pas un
boisseau du bled qu´ il a fait croître.
p73
Mais comment concilier le discours de
Séneque, dans sa consolation à Helvia,
sa mere, avec le ton pusillanime et
rampant de sa consolation à Polybe ! Je vais
supposer ici, avec le savant et judicieux
editeur de la traduction de Séneque,
que cet ouvrage est de Séneque, en
attendant que je puisse exposer les raisons très
fortes que j´ ai de croire le contraire.
p74
Rien de plus naturel et de plus facile à
comprendre, et pour celui qui a éprouvé
la longue infortune, et pour celui qui a un
peu étudié le coeur humain. L´ isle et les rochers
battus de la mer de Corse ne
pouvoient être qu´ un séjour ingrat pour le
philosophe, arraché subitement d´ entre les
bras de sa mere, au moment, où après
une longue séparation ils jouissoient du
plaisir d´ être réunis ; enlevé à sa patrie, à
ses parents, à ses amis ; valétudinaire, loin
des occupations utiles, et des distractions
agréables de la ville ; réduit à chercher en
lui-même des ressources contre tant de
privations affligeantes, comme on prétend
que l´ ours s´ alimente durant les hivers
rigoureux : hé bien ! Séneque, brisé par une
vie triste et pénible qui duroit au moins
depuis trois ans, désolé de la mort de sa
femme et d´ un de ses enfants, aura atténué
sa misere, pour tempérer la douleur de sa
mere, et l´ aura exagérée pour exciter la
commisération de l´ empereur. Qu´ aura-t-il
fait autre chose que ce que la nature inspire
p75
au malheureux ? Ecoutez-le, et vous
reconnoîtrez que la plainte surfait toujours
un peu son affliction... " mais vous
défendez Séneque comme un homme ordinaire ? ...
c´ est que le plus grand homme
n´ est pas toujours admirable. Il n´ y a
guere que l´ enthousiasme ou la dureté des
organes qui garantissent d´ une espece
d´ hypocrisie commune à ceux qui souffrent.
Nous sortons d´ une table somptueuse, nous
respirons le parfum des fleurs, nous goûtons
la fraîcheur de l´ ombre dans des
jardins délicieux ; ou si la saison l´ exige, nous
sommes renfermés entre des paravents dans
des appartements bien chauds ; nous
digérons, nonchalamment étendus sur des
coussins renflés par le duvet, lorsque nous
jugeons le philosophe Séneque : nous ne
sommes pas en Corse ; nous n´ y sommes
pas depuis trois ans ; nous n´ y sommes pas
seuls. Censeurs, ne vous montrez pas si
séveres ; car je ne vous en croirai pas
meilleurs.
Ce fragment, si opiniâtrement reproché
p76
à Séneque, nous est-il parvenu tel qu´ il
l´ a fait ? Ne l´ a-t-on point altéré ? L´ a-t-il
fait ? Je renvoie la réponse à ces questions à
l´ endroit où j´ examinerai les différents
ouvrages de Séneque : j´ observerai seulement
ici que Juste-Lipse étoit tenté de rayer ce
dernier du nombre des écrits de ce philosophe,
comme la satyre d´ un ennemi aussi
cruel qu´ ingénieux. Je croirois que la
consolation à Polybe est de Séneque, que je
n´ en estimerois pas moins Juste-Lipse. Que
le petit nombre de ceux qui se tourmentent,
qui même s´ en imposent, pour
trouver des excuses aux fautes des grands
hommes, est rare, et qu´ ils me sont chers !
Il est deux sortes de sagacité, l´ une qui
consiste à atténuer, l´ autre à exagérer les
erreurs des hommes : celle-ci marque plus
souvent un bon esprit qu´ une belle ame.
Cette impartialité rigoureuse n´ est guere
exercée que par ceux qui ont le plus besoin
d´ indulgence.
Xxvii mais le regne de Claude
s´ échappe ; la scene va changer, et nous
p77
montrer le philosophe Séneque à cÔté du
plus méchant des princes, dans la cruelle
alternative de perdre la vie, ou d´ approuver le
crime.
Pallas venoit de proposer une loi contre
les femmes qui s´ abandonneroient à
des esclaves. Pallas l´ affranchi ! Pallas
l´ amant d´ Agrippine ! L´ empereur et le sénat
ferment les yeux sur cet excès d´ impudence :
la loi passe, on décerne à Pallas les
ornements de la préture, avec une
gratification de quinze millions de sesterces.
Claude se leve, et dit, que " Pallas satisfait de
l´ honneur, persiste dans son ancienne
pauvreté " et un sénatus-consulte,
gravé sur l´ airain, affiche publiquement
l´ éloge d´ une modération digne des premiers
siecles de Rome, dans un affranchi, riche
de plus de trois cents millions de sesterces.
Néron plaide pour les habitants
p78
d´ Ilion ; il prend la robe virile avant l´ âge :
on propose de lui décerner le consulat à
vingt ans, en attendant il sera consul
désigné, il exercera l´ autorité proconsulaire
hors de la ville, on le nommera prince de
la jeunesse.
C´ est ainsi qu´ Agrippine suit ses projets :
c´ est ainsi qu´ elle conduit pas à pas son fils
à l´ autorité souveraine.
Claude donne des marques assez
claires de repentir sur son mariage avec
Agrippine, et sur l´ adoption de Néron. Il
dicte un testament, il fait signer ce
testament par tous les magistrats : " il lui
échappe, dans l´ ivresse, qu´ il est de sa
destinée de souffrir les désordres de ses
épouses, et de les punir ensuite. Etc. "
p80
Claude est empoisonné avec des champignons
par la fameuse Locuste, longtemps
un des instruments nécessaires de
l´ etat. La force du tempérament de Claude
l´ emporta sur son art. Agrippine s´ adresse
au médecin Xénophon, homme supérieur
qui n´ auroit pas été, je crois, fort
émerveillé de la distinction subtile d´ un fameux
archiatre de nos jours, entre l´ assassinat
positif et l´ assassinat négatif, mais qui ne
connoissoit pas mieux que le facultatiste,
le péril auquel on s´ expose en commençant
un forfait, et la récompense qu´ on s´ assure
en le consommant. Xénophon, sous
prétexte de faciliter le vomissement, se sert
d´ une plume enduite d´ un poison plus violent,
et Claude expire. Sa mort est
célée jusqu´ à ce que tout soit disposé
pour la tranquille et sure proclamation de
Néron.
" le sénat s´ assemble ; etc. "
p81
Xxviii Claude meurt âgé de
soixante-quatre ans : il n´ étoit ni sans
études, ni sans lettres ; il sçut écrire et parler
la langue grecque, il étoit orateur et
historien élégant dans la sienne. Il se montra
d´ abord juste, modeste, sage, et fut aimé :
alternativement pénétrant et stupide,
patient et emporté, circonspect et extravagant ;
p82
je le trouve plus foible que méchant.
Il voulut persuader qu´ il avoit contrefait
la démence, pour échapper à
Caïus : on n´ en crut rien. Il donna lieu au
proverbe, que pour être heureux, il
falloit être né sot ou roi. Pour être très
heureux, que falloit-il naître ? Son regne
fut ce qu´ il devoit être, le résultat d´ une
organisation viciée, d´ une mauvaise
éducation, de la méfiance, de la pusillanimité,
de la foiblesse, du goût pour les
femmes, de la crapule, de quelques
vertus, et de plusieurs vices contradictoires.
Sans la fermeté, les autres qualités du
prince sont sans effet ; sans la dignité, il
descend de son rang et se mêle dans la
foule, au-dessus de laquelle sa tête
majestueuse doit toujours paroître élevée. Il en
est des rois, comme des femmes, pour
p83
lesquelles la familiarité a toujours quelque
fâcheuse conséquence.
Xxix Néron s´ acquitte d´ abord du
rÔle d´ affligé. L´ oraison funebre étoit un
hommage d´ étiquette chez les romains,
ainsi que de nos jours : il prononça
celle de Claude, et s´ étendit sur
l´ ancienneté de son origine, les consulats et les
triomphes de ses ayeux ; son goût pour les
lettres et les bonnes études ; la prospérité
constante de l´ empire sous son regne.
Jusques là, l´ attention, la satisfaction même
de l´ auditoire se soutint ; mais
lorsqu´ il en vint au bon jugement et à la
profonde politique du prince, personne ne
put s´ empêcher de rire : cependant le discours
étoit de Séneque, qui y avoit mis
beaucoup d´ art.
p84
Mais aussi quelle tâche que le panégyrique
d´ un prince vicieux ; d´ avoir à dire
le mensonge dans la tribune de la vérité ;
à louer la continence des moeurs privées
devant une famille, devant un peuple
que les débauches ont scandalisé ; la
bravoure, devant des soldats témoins de la
lâcheté ; la douceur de l´ administration,
devant des sujets qui ont vécu sous la
terreur de la tyrannie, et qui gémissent
encore sous le poids des vexations. Je vois
dans cette conjoncture deux sortes de
lâches ; et l´ orateur impudent qui préconise ;
et le peuple qui écoute avec patience : si le
peuple avoit un peu d´ ame, il mettroit en
piece et l´ orateur et le mausolée. Voilà la
leçon, la grande leçon qui instruiroit le
successeur. Quelle différence de ces
usages, et de celui de ces sages egyptiens qui
exposoient sur la terre le cadavre nud
p86
du prince décédé, et qui lui faisoient son
procès ! à qui appartient-il, si ce n´ est au
ministre des dieux, de sévir après la mort
contre la perversité de celui que sa
puissance a garanti des loix pendant sa vie, et de
crier, comme on l´ entendit autour du corps
de Commode aux crocs : qu´ on le déchire :
qu´ on le traîne aux fourches patibulaires, etc.
si j´ avois un reproche à faire à Séneque,
ce ne seroit pas d´ avoir écrit l´ apocoloquintose,
ou la métamorphose de Claude en
citrouille, mais d´ avoir composé l´ oraison
funebre.
" Xxx Néron fut le seul des
empereurs qui eut besoin de l´ éloquence
d´ autrui : etc. "
p87
après les honneurs rendus à la
cendre de Claude, Néron fait son entrée au
sénat. Il ne manque, ni de conseils, ni
d´ exemple pour bien gouverner ; il
n´ apporte au trÔne, ni haine, ni ressentiment ;
il n´ a pas d´ autre plan à suivre dans
l´ administration que celui d´ Auguste, il n´ en
connoît pas un meilleur ; les abus récents
dont on murmure, seront réformés ; il
n´ attirera point à lui seul la décision des
affaires ; le sort des accusateurs et des
accusés, balancé clandestinement dans
l´ intérieur du palais, ne dépendra plus des
intérêts d´ un petit nombre de gens en faveur ;
rien à sa cour ne se fera par argent ou par
intrigue ; il ne confondra pas les revenus
p88
de l´ etat avec les siens ; que le sénat rentre
dès ce moment dans ses anciens droits ; que
les peuples de l´ Italie et de ses provinces,
aient à se pourvoir aux tribunaux des
consuls, et que les audiences du sénat
soient sollicitées par ces magistrats ; il se
renfermera dans le devoir de sa place, le
soin des armées ; le sénat sera maître de
faire les réglements qu´ il jugera de quelque
utilité ; les avocats ne recevront à
l´ avenir ni argent ni présent, et les
questeurs désignés ne se ruineront plus en
spectacles de gladiateurs.
Agrippine prétend que cette
dispense renverse les ordonnances de
Claude ; l´ avis des peres l´ emporte sur le sien.
Cependant elle jouissoit d´ une autorité
illimitée : son fils avoit donné pour
mot du guet, la meilleure des meres : les
sénateurs s´ assembloient dans le palais, et
p89
Agrippine, à la faveur d´ une porte
dérobée, couverte d´ un voile, entendoit leurs
délibérations, sans en être vue.
Si, comme on n´ en sauroit douter,
Séneque composa le discours que l´ empereur
prononça à son avénement au trÔne,
certes il montra bien qu´ il étoit
vraiment homme d´ etat, et qu´ il n´ ignoroit
pas en quoi consiste la grandeur d´ un
prince, la splendeur d´ un regne, et la félicité
d´ un peuple.
Il fit ordonner par le sénat, que
ce discours seroit gravé sur des tables
d´ airain, et lu publiquement tous les ans, au
premier de janvier. Ces tables étoient des
chaînes de même métal, dont il se hâtoit
de charger le tigre encore innocent et
jeune.
p90
On a beaucoup loué le regret que
Néron témoigna de savoir écrire, à la
premiere sentence capitale qu´ on lui présenta
à signer. Je trouve dans ce trait de
l´ hypocrisie ; j´ admire davantage Néron,
lorsque partageant le consulat avec C Antistius,
et les magistrats prétant le serment
d´ obéissance aux ordonnances des
empereurs, il en dispensa son collegue.
Xxxi il faut distinguer trois époques
dans la durée de l´ institution de Séneque,
ainsi que dans l´ ame de son eleve : le maître
en conçoit les plus hautes espérances ;
il voit ses moeurs se corrompre, et il s´ en
afflige ; lorsque ses vices, sa cruauté, sa
dépravation, ses fureurs se développent, il
veut se retirer.
Trajan disoit que peu de princes
p91
pouvoient se flatter d´ avoir égalé Néron
pendant les cinq premieres années de son
regne ; et rien n´ est plus vrai. Mais
comment ce prince put-il renoncer à un
bonheur aussi grand, après en avoir joui si
long-temps ? Que des fainéants, des
imbécilles, des souverains à qui leurs sujets
ont été aussi étrangers, qu´ eux à leurs
sujets ; à qui on s´ est bien gardé de donner
des instituteurs, tels qu´ un Séneque et un
Burrhus ; qu´ on a tenus depuis le berceau,
jusqu´ au moment où ils arrivent au trÔne,
dans une ignorance totale de leurs devoirs,
aient continué de régner comme ils ont
commencé ; je n´ en serai point surpris : mais
ceux qui ont vu les transports d´ un peuple
immense dont ils étoient adorés, qui en
ont entendu les acclamations autour de
leur char, que des bénédictions continues
ont accompagnés depuis le seuil de leur
palais à leur sortie, jusqu´ au seuil de leur
p92
palais à leur rentrée, deviennent méchants,
se fassent haïr, et bravent l´ imprécation ;
je ne le conçois pas : à moins que
ce ne soit dans un âge avancé ; lorsque
l´ ame d´ un prince s´ est affoiblie ; lorsqu´ il est
accablé sous le malheur ; lorsqu´ incapable
de tenir les rênes de l´ empire, il est
forcé de les confier à des fous, à des
ignorants, à des fanatiques, qui abusent des
préjugés de son enfance, de sa caducité,
de ses terreurs, pour flétrir la gloire de son
aurore : il y en a des exemples, et cela se
conçoit. Hélas ! Ces malheureux
souverains mourroient de douleur, sans les
momeries dont on use pour leur en
imposer par le fantÔme de leur grandeur
passée.
Claude étoit né bon ; des courtisans
pervers le rendirent méchant : Néron, né
méchant, ne put jamais devenir bon sous
les meilleurs instituteurs. La vie de Claude
est parsemée d´ actions louables : il vient un
moment où celle de Néron cesse d´ en offrir.
p93
Plautus Lateranus, accusé d´ adultere
avec Messaline, sera chassé du sénat ;
Néron plaidera sa cause, et le rétablira
dans sa dignité. Séneque, par la harangue
qu´ il composera dans cette circonstance et
plusieurs autres, justifiera bien les sages
institutions qu´ il donne à son prince, en
même temps qu´ il montrera sa supériorité
dans l´ art oratoire ; mais il manquera son
but : c´ est en vain qu´ il se propose de
lier son eleve, pour l´ avenir, à
l´ exercice de la clémence, et à la pratique
des vertus ; cette ruse innocente, capable
de donner à un jeune souverain, et à
ses propres yeux, et aux yeux de sa
nation, un caractere qu´ il n´ oseroit
démentir tant qu´ il lui resteroit quelque pudeur,
ne prévaudra pas sur une nature aussi
perverse que celle de Néron.
Xxxii le meurtre de Junius Silanus,
p94
commis par les intrigues d´ Agrippine,
à l´ insu de son fils, est le premier forfait
du nouveau regne. Le peuple
désignoit au trÔne Silanus ; on avoit fait
mourir son frere, on craignoit en lui un
vengeur : c´ étoit trop de l´ un de ces deux
crimes.
Narcisse est jetté dans un cachot :
ce scélérat que les loix devoient
revendiquer, excédé de la rigueur de sa prison,
se donne la mort. Néron desira de
sauver un affranchi, dont l´ avarice et
la prodigalité s´ accordoient si bien avec ses
vices encore cachés, et ne put y réussir.
" les meurtres alloient se multiplier, etc. "
p97
il y eut un moment où l´ on remarqua,
tout à travers les propos de la ville,
la confiance que l´ on avoit dans ces deux
personnages. Il se répand un bruit
tumultueux, que les parthes renouvellent leurs
entreprises sur l´ Arménie, et que
Rhadamiste qu´ ils ont chassé, las d´ une
souveraineté si souvent acquise et perdue,
renonce à la guerre ; et l´ on disoit, dans une
capitale où l´ on se plaît à discourir :
" comment un prince à peine sorti de
sa dix-septieme année, pourra-t-il
soutenir un tel fardeau ! ... etc. "
p98
il se présenta une autre circonstance où
le philosophe, par sa présence d´ esprit,
tira de perplexité et l´ empereur et les
assistants, dans une occasion où la dignité de
César et l´ honneur de la république
paroissoient compromis. Les ambassadeurs
d´ Arménie haranguoient Néron : Agrippine
s´ avance, disposée à monter sur le
tribunal et à présider à ses cÔtés. On
reste immobile et muet ; on ne sait
quel parti prendre. Alors Séneque
s´ approche de l´ oreille du prince, et lui dit :
p99
" allez au devant de votre mere " . Mais une
femme déliée ne se trompe point à cette
marque de respect ; une femme hautaine
en est blessée ; une femme vindicative s´ en
souvient.
Xxxiii Séneque parvint au consulat,
sous Néron, s´ il faut s´ en rapporter
à un Sénatus-consulte, daté des calendes
de septembre, sous le consulat d´ Annaeus
Séneque et de Trebellius Maximus. On
prétend qu´ ils ne furent l´ un et l´ autre que
subrogés aux consuls ordinaires : mais
qu´ importe ce fait à la gloire de Séneque,
plus honoré dans la mémoire des hommes
par une page choisie de ses ouvrages, que
par l´ exercice des premieres dignités de
l´ empire, sur-tout sous un Tibere, un
Caligula, un Claude, un Néron ; dans un
temps et dans une cour, où les grandes
places confondant les honnêtes gens avec
les frippons, les noms les plus distingués
avec la vile populace, les ineptes et les gens
instruits, il y avoit moins de courage à
dédaigner les grandes places qu´ à les
accepter ;
p100
et où tout ce que l´ on pouvoit s´ en
promettre, dépendoit de quelque
circonstance heureuse qui vous en délivrât, ou
par une disgrace honorable, ou par une
mort glorieuse.
Que Séneque ait ou n´ ait pas obtenu la
dignité de consul, il est constant qu´ au
retour de son exil, il parut avec tout l´ éclat
de la haute faveur, et bientÔt après avec
tout celui de la grande opulence.
Mais, dira-t-on, que faisoient à la cour
d´ un Claude, dans le palais d´ un Néron,
un Burrhus, un Séneque ? étoient-ils à leur
place ? Hélas ! Non ; mais c´ étoit au temps
et à l´ expérience à leur apprendre que
l´ eleve qu´ on leur avoit confié n´ étoit pas
digne de leurs soins ; que l´ empereur qu´ ils
approchoient ne méritoit ni leur
attachement, ni leurs leçons, ni leurs services,
ni leurs conseils. Lorsqu´ à travers le
prestige de quelques signes de vertu, ils
eurent démélé le germe de la cruauté et de
tous les vices prêt à éclorre, ils s´ occuperent,
sinon à l´ étouffer, du moins à en
p101
retarder le développement. On lit dans le
vieux Scholiaste de Juvénal, que
Séneque disoit en confidence à ses amis :
" le lion ne tardera pas à revenir à sa
férocité naturelle, s´ il lui arrive une fois
de tremper sa langue dans le sang " .
Dans l´ impossibilité d´ inspirer au jeune
dissolu l´ austérité de moeurs qu´ ils
professoient, ils essayerent de substituer
p102
à la fureur des voluptés illicites et
grossieres, le goût des plaisirs délicats et
permis. Mais quels pouvoient être le fruit
de leur exemple et l´ effet de leurs discours,
sur un prince mal né, et d´ ailleurs
environné d´ esclaves corrompus, et de
femmes perdues, qui, en applaudissant à ses
penchants, lui peignoient Séneque et
Burrhus comme deux pédagogues importuns ;
l´ un plus propre à pérorer dans l´ ombre
d´ une ecole, que fait pour être admis à
l´ intimité d´ un empereur ; l´ autre, plus
digne de commander dans un camp à
la soldatesque, que d´ habiter un palais.
Xxxiv Octavie, avec toutes ses
qualités estimables, les conseils de Séneque et
de Burrhus, et l´ appui d´ Agrippine, ne put,
ou fixer l´ inconstance, ou vaincre la
répugnance et échapper au dégoût de Néron. Il
accorde sa confiance à deux jeunes
dissolus d´ une rare beauté, Othon et Sénécion,
p103
liés entr´ eux d´ une amitié suspecte. Il
se prend de fantaisie pour une affranchie,
nommée Acté. Agrippine est instruite de
cette intrigue : elle éclate, elle crie qu´ une
vile créature est devenue son égale ; une
esclave, sa belle-fille : par ses fureurs
déplacées, elle aliene l´ esprit de son fils ; et
Séneque à qui le prince semble se livrer
dans cette conjoncture, jouit d´ une
confiance et d´ une autorité qu´ il partageoit
avec elle. Sa position n´ en devint que plus
difficile : ramener l´ empereur à Octavie ;
la tentative étoit honnête, mais inutile :
approuver sa passion pour Acté, cela ne
convenoit ni à son caractere ni à ses
fonctions ; cependant l´ instituteur plus
prudent que la mere, la regarda comme un
frein qui modéreroit, du moins
pour un temps, la fougueuse intempérance
p104
du jeune homme, et sauveroit du trouble
et de l´ infâmie les plus illustres familles.
Mais il falloit dérober, soit à Agrippine,
soit à Octavie, soit au peuple, cette basse
inclination : en conséquence Annaeus
Sérénus, ami intime de Séneque se
prêta à un rÔle singulier ; ce fut de feindre
du goût pour Acté, et de prendre sur lui la
profusion du souverain.
Dans la suite, il ne dépendit pas de cette
fiere Agrippine, mieux conseillée, de
descendre à des complaisances, de recevoir
Acté, et de rendre son palais l´ asyle
obscur du vice de son fils.
Xxxv parmi les vêtements les plus
somptueux des meres et des femmes des
empereurs, parmi leurs plus riches parures,
Néon ordonne le choix d´ une
parure qu´ on présentera de sa part à
Agrippine. Le présent est reçu de mauvaise grace
par cette femme, que la possession du sceptre
p105
n´ auroit pas dédommagée de l´ ambition
de gouverner : on impute aux mauvais
conseils de Pallas le peu de succès de la
parure, et Néron dit de cet affranchi
disgracié : il va abdiquer l´ empire.
Pallas étoit l´ amant et le
confident d´ Agrippine. Alors cette femme ne se
connoît plus : elle se répand en invectives,
en menaces qui retentissent jusqu´ aux
oreilles du prince : " Britannicus est en
âge de régner : etc. "
p106
à ce discours, le trouble s´ empare de
Néron. Britannicus touchoit à sa
quatorzieme année : le nommer le véritable
successeur de Claude, c´ étoit le proscrire ; et
bientÔt il expire empoisonné à table, au
milieu des jeunes convives de son âge,
qui se dispersent d´ effroi, sous les yeux
étonnés
p107
d´ Agrippine et d´ Octavie, sous les yeux
immobiles et fixes des courtisans qui les
tiennent attachés sur Néron.
Sous Claude, les délateurs ont un
salaire fixé par la loi Papia.
Lorsqu´ on a fait une condition
publique et avouée de la délation, où est le
maître en sureté contre son esclave ? Le grand
en sureté contre son souverain ? Il y a des
fonctions infâmes, malheureusement
nécessaires au bon ordre de la société : elles
doivent entrer dans le plan de la police,
mais non dans celui de la législation ; et la
police bien entendue ne remplira pas les
maisons et les rues de scélérats pour
garantir les citoyens de quelques-uns.
Sous Néron, une empoisonneuse, Locuste,
est protégée, récompensée,
tient école, et fait des éleves dans son art.
p108
Xxxvi la mort de Britannicus annonce
à Agrippine ce qu´ on peut attenter
sur elle.
Dans cette déplorable conjoncture, des
personnages qui affichoient une
probité scrupuleuse, partageant entre eux des
palais, des maisons de campagne, ne
manquerent pas de censeurs. Je ne doute
point que Burrhus et Séneque n´ aient été
du nombre des gratifiés, et je m´ étonne
que les ennemis du philosophe, parmi tant
de reproches, aient omis celui-ci. Mais
l´ historien l´ avoit prévenu, en nous
dévoilant la politique de Néron, qui
détournoit de sa personne les regards publics, en
les attachant sur ceux qu´ il leur exposoit
décorés de dépouilles odieuses dont il les
forçoit de se couvrir.
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" Agrippine demeure inflexible,
elle serre Octavie dans ses bras, etc. "
quels sont les projets d´ Agrippine ? Ne
veut-elle qu´ intimider son fils ? Mais alors
pourquoi tenir ses démarches secrettes ?
S´ est-elle proposé de lui Ôter le trÔne et la
vie ?
p110
Après sa disgrace, sa demeure
est déserte ; elle n´ est visitée que de
quelques femmes amenées les unes par la pitié,
les autres par la curiosité, par le plaisir
cruel de jouir de son humiliation, par la
haine ; Julia Silana est du nombre de ces
dernieres.
C´ étoit une femme célebre par sa beauté,
sa naissance et ses galanteries : elle avoit
autrefois vécu dans l´ intimité avec Agrippine,
mais elle s´ en étoit séparée, emportant
avec elle un ressentiment profond
d´ une injure toujours grave entre les
femmes.
p111
Silana suscite contre Agrippine
deux délateurs : à des accusations
surannées, on en ajoute une nouvelle, le projet
d´ une révolution en faveur de Rubellius
Plautus, issu d´ Auguste. Cette imposture est
mystérieusement confiée à un affranchi de
Domitia, tante de l´ empereur, et l´ ennemie
d´ Agrippine : un autre affranchi court
pendant la nuit au palais qui lui
étoit ouvert en qualité de bouffon, et y
porte l´ alarme. Le tyran, dont la chaleur
du vin irrite l´ inquiétude, crie : " qu´ elle
périsse, et que son Burrhus soit dépouillé
sur-le-champ du commandement de la
garde prétorienne " . Burrhus devoit ce
poste à Agrippine : moins la reconnoissance
étoit douteuse, plus sa personne étoit
suspecte. Séneque ne balance pas à prendre
p112
la défense de son collegue, et lui sauve
l´ affront de cette disgrace.
Telle est la condition malheureuse des
tyrans ; ils ne peuvent se confier, ni dans
les gens de bien qu´ ils éloignent, ni dans
les méchants qui leur restent.
Xxxvii Néron tremblant, et
pressé de se délivrer de sa mere, ne fait
grace à Burrhus, et ne consent au délai de
sa vengeance, qu´ à la condition que celui-ci
la fera mourir sur-le-champ, si le crime
est constaté : ils iront au point du jour
l´ instruire, et l´ interroger ; et ils auront des
affranchis pour témoins. Qu´ elle se justifie,
ou qu´ elle meure.
Ils paroissent devant Agrippine. Cette
femme conservant toute sa fierté, répond :
p113
" je ne m´ étonne pas que la
tendresse maternelle soit inconnue à une
Silana qui n´ a jamais eu d´ enfant ; etc. "
p114
ce discours émeut tous les assistants :
on s´ occupe à la calmer, elle
demande à voir son fils, elle le voit : il n´ est
question dans cette entrevue, ni de son
innocence, qu´ une apologie indécente
pouvoit rendre suspecte, ni de ses bienfaits
dont elle ne pouvoit parler, sans paroître
les reprocher ; les délateurs sont châtiés,
ses amis sont récompensés.
Xxxviii Burrhus et Pallas sont
accusés de conspiration. Burrhus conspirer
p115
avec l´ affranchi Pallas ! Ils sont absous.
On fut moins satisfait de l´ innocence
de Pallas, que blessé de son orgueil : on
lui objecte le témoignage de ses affranchis,
ses complices ; il répond : " je ne
fais jamais entendre mes volontés, chez
moi, que de l´ oeil ou du geste ; s´ il faut
que je m´ explique, je ne converse pas
avec mes gens, j´ écris " .
Néron erre la nuit dans les rues de la
ville, court les lieux de débauches, pille les
marchands, frappe, insulte, est insulté,
frappé ! L´ exemple du souverain accroît la
licence : des inconnus s´ attroupent et mettent
Rome au pillage. Néron est vigoureusement
repoussé par un jeune sénateur, assez
étourdi pour reconnoître son souverain,
et assez lâche pour se tuer ensuite.
p116
Xxxix voici le moment de faire
connoître le seul détracteur de Séneque,
l´ homme dont ses ennemis, tant anciens
que modernes, n´ ont été que les échos.
Un délateur vénal et formidable,
un scélérat justement exécré de la multitude
des citoyens, un prévaricateur, un
concussionnaire, qui ne pardonnoit pas à
Séneque le châtiment de ses extorsions :
Suilius, autrefois questeur de Germanicus,
p117
chassé par le sénat de l´ Italie, et
relégué dans une isle par l´ ordre de Tibere,
punition qui parut sévere dans le moment,
mais qu´ on regarda comme un trait de
sagesse de l´ empereur, après le rappel du
coupable : un homme que le siecle suivant
vit également vénal, plus puissant, et jouissant
de l´ amitié du prince, dont il fit, sans
revers, un long, et jamais un bon usage.
Un de ces jouets des circonstances
et du sort, ne put être condamné, sans
qu´ il en rejaillît un peu de haine sur
Séneque.
Suilius avoit été humilié, mais ne l´ avoit
pas été au gré de ses ennemis. Pour
p118
achever de l´ écraser, on renouvella le
sénatusconsulte et la loi Cincia contre la
rapacité des avocats. Il se présenta devant
les juges : là, se livrant à une audace naturelle,
que le grand âge affranchissoit de
toute retenue, il se déchaîna contre
Séneque : " il hait, disoit-il, les amis de
Claude, sous lequel il a etc. "
p119
quel est celui qui parle ainsi ? Qui le
croiroit ? Un impudent enrichi par la
délation le plus infâme des métiers ;
l´ auteur de la mort violente d´ une foule de
citoyens de l´ un et de l´ autre sexe ; un
scélérat dont les crimes appelloient la hache,
ou qu´ ils envoyoient au roc Tarpéien, et
que les loix trop indulgentes reléguerent
aux isles Baléares.
Outre ses prévarications au barreau, il
étoit encore accusé de concussion et de
péculat, dans son gouvernement d´ Asie. Ces
p120
délits exigeant de longues informations et
dans des contrées éloignées, on revint sur
des forfaits dont les témoins étoient
présents.
C´ est ce même Suilius que Messaline,
sous le regne de Claude, déchaîna contre
Valerius et Poppée.
C´ est le discours qui précede, que les
Dion Cassius, les Xiphilins, et la nuée des
détracteurs de Séneque, depuis son siecle
jusqu´ au nÔtre, ont successivement
paraphrasé. Il faut, ce me semble, être
tourmenté d´ une cruelle répugnance à
croire aux gens de bien, pour s´ en rapporter
aux imputations d´ un suilius, d´ un délateur
p122
par état, d´ un furieux, souillé, accusé,
et puni de mille forfaits.
Xl la paix regne entre l´ empereur
et sa mere, jusqu´ au moment de l´ intrigue
de Néron avec Poppée. " de tous les
avantages qu´ une femme peut avoir, il ne
manquoit à celle-ci que la vertu. Etc. "
p123
je n´ aurois point parlé de cette
femme, née pour le malheur de son
siecle, la maîtresse de Néron, la seule aimée,
et la plus redoutable ennemie d´ Agrippine,
sans les excès auxquels se porta
celle-ci pour soutenir son crédit, et ruiner
celui de sa rivale, et sans le rÔle difficile de
Séneque dans ces conjonctures critiques.
Je ne me persuaderai jamais que ni
Burrhus ni Séneque aient approuvé le
renvoi d´ Octavie ; mais un soupçon dont
j´ aurai peine à me défendre, c´ est qu´ ils n´ aient
ressenti une satisfaction secrette à trouver
p124
dans Poppée un contrepoids à l´ autorité
d´ Agrippine. Avec tout le mépris
possible pour le vice, l´ indignation la plus
vraie contre le crime, on ne s´ en dissimule
pas les avantages passagers.
Poppée étoit mariée à un chevalier romain,
Rufus Crispinus. Othon, las de ne
la posséder que par un commerce de
galanterie, l´ enleva à Crispinus, et devint
son époux. Soit imprudence, soit ambition,
il vante à Néron les graces et
l´ esprit de sa femme : s´ il eut eu le projet
de l´ en rendre amoureux, il ne se seroit
pas conduit avec plus d´ adresse. L´ empereur
est introduit auprès de Poppée, elle
feint d´ être éprise des charmes du
prince ; elle n´ y sauroit résister. Lorsqu´ elle
p125
s´ en est assuré la conquête, elle devient
capricieuse, elle met en jeu toutes les ruses,
toute la coquetterie d´ une courtisanne
consommée. " si après une ou deux
nuits, Néron veut la retenir ; etc. "
son projet étoit d´ amener le divorce
d´ Octavie, et d´ épouser Néron : mais quel
espoir de succès, du vivant d´ Agrippine ?
Elle s´ occupe à lui rendre sa mere odieuse
et suspecte ; elle joint la raillerie aux
accusations. " vous êtes un empereur,
vous ? Vous n´ êtes qu´ un enfant qu´ on
p126
mene à la lisiere... etc. "
ce discours artificieux est suivi de larmes
plus artificieuses encore.
Xli les extorsions et l´ avidité des
publicains excitent des cris ; Néron
est tenté de supprimer tout impÔt. à Rome,
cette seule action eut balancé bien
des crimes aux yeux de ses sujets, aux yeux
même de la postérité : les énormes tributs
des provinces, bien économisés, auroient
suffi aux dépenses publiques.
Mais au moment où il se propose de
soulager le peuple écrasé, il fait déclarer
par une loi qu´ il suffira d´ être accusé
p127
dans ses paroles ou dans ses actions,
pour subir la poursuite du crime de
leze-majesté : et la vie de personne n´ est
plus en sureté, et il n´ y a plus de fortune
qu´ on ne puisse envahir.
C´ est la conscience du despote qui lui
inspire, c´ est sa terreur qui lui dicte, ces
edits qui n´ apprennent à la nation
qu´ une chose, c´ est que son oppresseur connoît
le sort qu´ il mérite, et qu´ il a peur. Si le
prince est bon, ses edits sont inutiles ; s´ il
est méchant, ils sont dangereux : la vraie
cuirasse du tyran, c´ est l´ audace.
On a dit qu´ il n´ y avoit point de
grand génie, sans une nuance de folie :
cela me paroît du moins aussi vrai de toute
grande scélératesse, j´ ai presque dit de
toute puissance illimitée.
Xlii on lit dans Suétone, que
p128
Néron conçut de la passion pour sa mere, etc. :
on y lit encore
qu´ il admit entre ses courtisanes, une
femme dont le mérite étoit de ressembler
à l´ impératrice. Si ces faits sont
avérés, la démarche d´ Agrippine se
conçoit.
Cette femme, en qui d´ ailleurs l´ ambition
et l´ habitude du crime avoient
étouffé ce reste de pudeur, le dernier
sacrifice des femmes perdues et la
consommation de leur perversité, projette de
captiver le coeur de son fils ; elle se
pare, elle sort la nuit de son palais, elle
se montre au milieu de la joie tumultueuse
p129
d´ un festin, et de l´ ivresse du prince et de
ses convives. Elle se jette entre les bras de
Néron ; des baisers lascifs, on passe
à d´ autres caresses, les préludes du crime.
Séneque est informé de cette scene scandaleuse :
aux artifices d´ une femme, il
oppose la jalousie et les frayeurs d´ une autre.
Acté, à sa premiere entrevue avec
l´ empereur, lui dira : " y pensez-vous !
Votre mere y pense-t-elle ! Etc. "
ce discours suggéré par Séneque, et appuyé
de ses remontrances, eut son effet.
De ce jour Néron évita toute entrevue
p131
secrette avec sa mere ; et, ce que
Séneque n´ avoit pas prévu, de ce jour
le projet de s´ en délivrer fut arrêté dans
son esprit, " et il ne fut plus question
que de savoir si ce seroit par le poison,
par le fer, ou d´ une autre maniere. Etc. "
ces discours sont rendus à
Agrippine : elle oublie et les affaires
désagréables que son fils lui a suscitées depuis
son exil de la cour, et les insultes des
passants de terre et de mer aux environs de sa
retraite : elle vient. " Néron s´ avance
au devant d´ elle sur le rivage, etc. "
mais le projet du vaisseau avoit
transpiré, et Agrippine se fait porter en
litiere de Baules jusqu´ à Baies, où elle
soupe. " à table, Néron se place au dessous
p132
d´ elle, etc. "
ce dernier sentiment fait trop d´ honneur à
Néron, et n´ en fait pas assez à la pénétration
de Tacite.
Agrippine rassurée (et comment ne
l´ eut-elle pas été ? ) entre dans le vaisseau,
suivie de deux seules personnes de sa cour,
Crépéréius Gallus, et Acéronia, une de
p133
ses femmes : la nuit étoit brillante et la
mer tranquille, comme si les dieux
vouloient rendre le forfait évident.
Crépéréius étoit debout à cÔté du gouvernail,
Acéronia penchée au pied du lit d´ Agrippine,
s´ attendrissoit en entretenant sa
maîtresse du repentir de Néron, et la
félicitoit sur son retour en faveur, lorsque le
plat-fond de la chambre où Agrippine étoit
couchée, tombe et écrase Crépéréius ;
Agrippine fut garantie par le dais solide de
son lit : le méchanisme inférieur manque
son effet. Le vaisseau ne s´ entrouvre pas :
on travaille à le submerger ; mais la
maladresse, le trouble et la mésintelligence
laissent à Agrippine et à Acéronia le temps
de se jetter à la mer. Soit d´ imprudence,
selon Tacite, soit de générosité, la
p134
suivante crie du milieu des flots ; " sauvez-moi,
je suis la mere de l´ empereur " : et à l´ instant,
elle est assommée sous des coups de rames et de crocs.
Agrippine, plus circonspecte, ne reçoit qu´ une
légere blessure à l´ épaule ; tandis qu´ elle
nage, des barques vont à sa rencontre,
la prennent, et la déposent à sa maison
de campagne, par la voie du lac Lucrin.
Là, elle réfléchit. L´ horrible projet de
son fils est manifeste ; elle dissimule : elle
fait instruire Néron de son péril et de son
salut ; elle le doit, sans doute, à la bonté
des dieux et à la fortune du prince ; qu´ il
se tranquillisât, et qu´ il ne vint point,
son état actuel demandoit du repos.
à cette nouvelle inattendue, la
terreur s´ empare de Néron : il voit
p135
Agrippine transportée de fureur, ameuter
les esclaves, animer le peuple, soulever les
troupes, faire retentir de ses cris le sénat,
les places publiques, raconter son naufrage,
montrer sa blessure, et révéler les
meurtres de ses amis. Si elle paroît en sa
présence, que lui répondra-t-il ?
Il fait appeller Séneque et Burrhus.
Etoient-ils, n´ étoient-ils pas instruits
du projet de la nuit précédente ? Après cet
attentat, jugeront-ils l´ affaire tellement
engagée, qu´ il falloit que Néron pérît, si l´ on
ne prévenoit Agrippine ? Ce qu´ il y a de
certain, c´ est que le monstre s´ expliqua
nettement avec ses instituteurs. L´ horreur les
saisit. Parlez, leur dit Néron, et songez
que vous répondrez de l´ événement sur
vos têtes. Séneque regarde Burrhus, et
p136
lui demande s´ il faut ordonner aux soldats
d´ égorger la mere de l´ empereur. Burrhus
répond que les prétoriens dévoués à la
famille des césars, et à qui la mémoire de
Germanicus est présente, ne porteront
jamais des mains meurtrieres sur sa fille ; puis
s´ adressant à Néron, il ajoute : je commande
à de braves soldats, si vous avez besoin
d´ assassins, cherchez-les ailleurs ; et que
votre Anicet n´ acheve-t-il ce qu´ il
vous a promis. Anicet y consent, et Néron
dit avec indignation : " je regne d´ aujourd´ hui,
et c´ est à un affranchi que je le
dois " .
p137
Les derniers mots de Burrhus semblent
prouver que l´ attentat du vaisseau lui étoit
connu. Le savoit-il avant, ou l´ apprit-il
après l´ exécution ?
Quoi qu´ il en soit, il ne faut accuser, ni
Burrhus, ni Séneque d´ une foible résistance,
sur-tout lorsqu´ on avoue que le brusque
discours de Burrhus amena sa fin tragique.
On jugera mal la position et la conduite
des honnêtes gens que leur mauvais destin
avoit approchés de Néron, si l´ on oublie à
quel prince ils avoient à faire, qu´ on ne
s´ explique pas avec son prince, comme
avec son ami, ni avec un Néron comme
avec un autre prince.
Burrhus et Séneque en dirent assez pour
marquer leur profonde horreur, exciter la
p138
fureur, les menaces, les reproches de
Néron, et exposer leur vie.
Il y a des circonstances, telles que
celles-ci, où le discours perdra toute sa force,
si l´ on ne se peint pas le ton, le regard, le
maintien de celui qui parle : il faut voir la
consternation sur le visage de Séneque,
l´ indignation sur celui de Burrhus.
Ce n´ est point pour disculper ces deux
vertueux personnages, que Tacite a dit
que leurs remontrances auroient été
inutiles : il me fait entendre qu´ elles furent aussi
énergiques qu´ elles pouvoient l´ être ; et que
plus fortement prononcées, elles auroient
occasionné trois meurtres au lieu d´ un.
Séneque et Burrhus étoient deux
hommes que les bienfaits d´ Agrippine
rendoient suspects à un tyran ombrageux, et
que leurs vertus rendoient odieux à un
prince dissolu.
Lorsqu´ on ajoute, et que ne persuadoient-ils
à Néron d´ exiler ou de renfermer
p139
Agrippine ! on perd de vue, le
caractere violent du fils, l´ ambition et la
puissance de la mere, la haine que tous les
citoyens portoient à l´ un, le vif intérêt
qu´ ils avoient pris au peril de l´ autre, et la
politique de princes moins féroces qui
ont sacrifié leur propre sang à leur
sécurité, dans des circonstances moins
critiques. Lisez ce qui suit, et accusez encore
Séneque et Burrhus, si vous l´ osez.
Xliii les yeux du tigre étinceloient
de fureur, lorsqu´ Agérinus se présente de
la part d´ Agrippine. Anicet jette
furtivement un poignard à ses pieds, crie que
c´ est un assassin dépêché par Agrippine, et
le fait charger de chaînes.
" cependant le bruit du péril
d´ Agrippine s´ étoit répandu, etc. "
p141
elle étoit dans son lit : les meurtriers
l´ environnent, le trierarque lui décharge
un coup de bâton sur la tête. Agrippine,
le milieu du corps avancé vers le
centurion qui tiroit son glaive, lui dit,
frappe mon ventre : et elle expire percée
de plusieurs coups. Des chaldéens
p142
qu´ elle avoit consultés sur son
fils, lui répondirent, qu´ il régneroit et
qu´ il tueroit sa mere. qu´ il me tue,
avoit-elle répondu, pourvu qu´ il regne .
Croiroit-on qu´ il y eut une circonstance
capable d´ ajouter à l´ horreur de ce
forfait ? Qui l´ auroit imaginée, si
l´ histoire ne nous l´ avoit transmise ? C´ est
que sa mere assassinée, Néron
court assouvir son impure curiosité sur son
cadavre ; il le contemple, il y porte les
mains, il en loue certaines parties, en
blâme d´ autres, et demande à boire.
p143
Cependant ce crime plonge le scélérat
et superstitieux Néron dans un silence
stupide ; la terreur le saisit, sa conscience se
révolte : tandis qu´ il fait courir le bruit que
sa mere, convaincue d´ un attentat sur sa
personne sacrée, s´ est défaite elle-même, il
voit son image, il en est poursuivi ; il
voit les euménides avec leurs fouets et
leurs torches ; il essaie en vain de fléchir ses
mânes par un sacrifice magique : son supplice
duroit encore lors de son voyage en
Grece ; il n´ ose se présenter à l´ initiation
des mysteres d´ Eleusine, effrayé et retenu
par la voix du crieur qui ordonnoit aux
impies et aux scélérats de s´ éloigner.
Dans les premiers jours, il s´ agite,
il se leve : la nuit il croit que le jour
amene son châtiment et la fin de sa vie. Les
centurions et les tribuns sont les
premiers, dont la basse flatterie le rassure :
p144
invités par Burrhus, ils lui prennent la main
et le félicitent. Ses amis vont aux temples
en rendre graces aux dieux. Pendant
toute sa vie, autant de forfaits, autant de
sacrifices : les maisons regorgeoient du
sang des hommes ; le sang des animaux
ruisseloit des autels des dieux. Les villes
de la Campanie lui marquent leur
allégresse par des députations et par des
sacrifices : cependant il jouoit l´ affliction, il
regrettoit le péril dont il étoit délivré, et
pleuroit.
Le sénat et les grands de Rome avoient
donné l´ exemple aux peuples de la
Campanie. On immoloit de tout cÔté des
victimes : on ordonnoit des jeux annuels,
aux fêtes de Cérès, jours où la prétendue
conspiration d´ Agrippine avoit été
découverte : on décernoit une statue d´ or à
Minerve dans le palais, en face de celle du
parricide. Le jour de la naissance d´ Agrippine
p145
étoit écrit dans les fastes entre les
jours funestes.
Mais les lieux ne changent pas
comme les visages. Le crime étoit fixé devant
les yeux du parricide par le redoutable
aspect de la mer et des collines. Il se retire
à Naples d´ où il écrit au sénat :
" que l´ assassin Agérinus, etc. "
p146
cette lettre, devenue publique, détourna
les yeux de dessus le cruel Néron ; et l´ on
ne s´ entretint plus que de l´ indiscrétion de
Séneque, qui l´ avoit dictée.
Xliv les détracteurs de ce philosophe
l´ accusent, sur la foi de Dion Cassius,
d´ avoir conseillé à Néron l´ assassinat
de sa mere. Mais cette calomnie,
p147
aussi invraisemblable qu´ atroce, est d´ ailleurs
réfutée par le silence de Tacite,
historien d´ un tout autre poids que Dion,
mieux instruit que lui sur tous ces faits, et
assez voisin des temps où ils sont arrivés,
pour avoir pu les savoir de ceux même qui
en avoient été les témoins. Il est également
faux que Séneque consentît au meurtre
d´ Agrippine : la question qu´ il se hâte de
faire à Burrhus, eut inspiré de
l´ horreur à tout autre que Néron.
p148
à l´ égard de cette lettre que le parricide
écrivit à ce vil sénat qu´ on amusoit par
des momeries auxquelles il répondoit par
d´ autres momeries : je pense que ce ne
fut point à ce méprisable sénat, à ce
corps sans autorité, sans ame, sans
pudeur, sans dignité, qui avoit déja
présenté au parricide sa félicitation, et aux
immortels, ses actions de graces ; mais
que ce fut aux citoyens, parmi lesquels il
restoit encore de braves gens à redouter,
que cette lettre, destinée à devenir
publique, fut réellement adressée. Après un
exécrable forfait auquel il n´ y avoit plus de
remede, que restoit-il à faire, sinon d´ en
p149
prévenir, s´ il étoit possible, d´ autres
amenés par des troubles et des conspirations ?
Séneque a-t-il accusé Agrippine d´ une seule
action dont elle ne fût coupable ? Après
l´ attentat du vaisseau, que ne devoit-on pas
craindre du ressentiment de cette femme ?
Cette question n´ est pas de moi, elle est de
Tacite.
Au reste, les accusations précédentes
sont si graves, que je me propose d´ y
revenir. En attendant, je vais rapporter un
p151
passage de montagne qui se présente
sous ma plume, et que j´ aime mieux déplacé
qu´ omis : ce que l´ auteur des essais
dit de Dion, est indistinctement applicable
à tous les censeurs de Séneque. " je
ne crois aucunement le témoignage de
Dion ; etc. "
Xlv cependant Néron s´ inquiete
sur l´ accueil qui l´ attend dans Rome
à son retour de la Campanie. Restera-t-il
au peuple quelque affection pour lui ?
Retrouvera-t-il quelque soumission dans le
sénat ? Les scélérats qui l´ environnoient,
et jamais il n´ y en eut tant à la cour, lui
répondoient : " le nom d´ Agrippine est
détesté, sa mort a redoublé de zele pour
vous ; venez, reconnoissez par vous-même
combien vous êtes adoré " . Ils demandent
p152
à précéder sa marche, et en effet
les hommages du peuple surpasserent leurs
promesses. Les sénateurs sont vêtus de soie,
ils fendent les flots de Rome entiere qui
les arrête sur leur passage ; des femmes,
des enfants sont distribués par groupes,
selon leur âge et leur sexe ; on a élevé des
gradins en amphithéâtre, tels qu´ on en
use aux spectacles et dans les fêtes
triomphales, et ces gradins sont couverts de
citoyens et de citoyennes : telle fut l´ entrée
de Néron, couvert et fumant du sang de
sa mere.
Connoissez à présent, souverains, la
valeur de ces acclamations qui vous suivent
dans vos capitales, de ce concours
d´ hommes qui entourent vos superbes
équipages : il n´ y a que votre conscience qui
puisse vous garantir la sincérité de ces
démonstrations. Ce qu´ on fait aujourd´ hui
pour vous, on le fit autrefois pour un parricide :
p153
songez combien il faut que vous
soyez méprisé ou haï, lorsque vos sujets
sont rares et gardent le silence sur votre
passage.
Il étoit tourmenté depuis longtemps
de la fantaisie de conduire un char,
et de jouer de la guitare, deux exercices
peu séants à la majesté impériale. Séneque
et Burrhus jugerent à propos de
condescendre à l´ un de ces goûts, de peur
d´ avoir à acquiescer à tous les deux. On
fit donc construire dans la vallée du
Vatican une enceinte, où Néron put se
satisfaire sans se donner en spectacle.
Dans la suite, se flattant de le corriger
par la honte, ils briserent la clÔture,
p154
et montrerent au peuple son empereur
cocher. Ce moyen produisit l´ effet contraire
à celui qu´ ils en attendoient : les
applaudissements d´ une capitale où il ne restoit
pas un sentiment d´ honneur, une idée de
la dignité, irriterent et accrurent le mal.
Lorsqu´ un peuple n´ est pas un frondeur
dangereux, il est le plus séducteur des
courtisans. Quoi, sage Séneque, prudent
Burrhus, vous vous étiez promis qu´ on
siffleroit sur son char le parricide devant
lequel on venoit de se prosterner ; qu´ une
chose, tout au plus indécente ou ridicule,
inspireroit du mépris à ceux que le plus
exécrable des forfaits n´ avoit pas pénétrés
d´ horreur !
Il ne tarde pas à instituer les jeux
de la jeunesse, à monter sur la scene, à
chanter, à jouer de la guitare en public ;
il appelle le musicien Terpnus, il
p155
l´ entend, il prend ses leçons, il s´ assujettit
à tous les préceptes de l´ art, il se range
parmi les concurrents aux prix ; il se
conforme aux loix prescrites aux musiciens de
profession, de ne se point asseoir malgré la
lassitude, de n´ essuyer la sueur du visage
qu´ avec un pan de sa robe, de ne point
cracher, de ne se point moucher en
présence du peuple. Il capte la bienveillance
des auditeurs, il fléchit le genou devant
eux, il joint les mains, et demande de
l´ indulgence. Il est jaloux de la prééminence,
au point de faire traîner dans les égoûts
les statues érigées aux grands maîtres qui
l´ avoient précédé. Il corrompt par des
largesses, il entraîne par son exemple, les
descendants des familles les plus
illustres : ni l´ âge, ni la dignité, ni la
naissance, ni le sexe, ne dispensent
d´ apprendre et d´ exercer l´ art des histrions.
Il est entouré de poètes ; il jette des
hémistiches ; ils s´ écrient, beau ! Merveilleux !
p156
sublime ! et se fatiguent à enchasser
les mots de l´ empereur dans des
vers dénués de naturel, vuides d´ enthousiasme,
et bigarrés de différens styles.
L´ avilissement descend jusqu´ aux philosophes :
des hommes barbus, d´ une
morale austere, d´ un triste maintien, se
montrent, sans pudeur, au milieu des fêtes
licencieuses de la cour. Néron leur accorde
quelques instants après ses repas : comme
ils étoient d´ opinions diverses, il s´ amuse
à les mettre aux prises. Ils disputent tandis
qu´ il digere.
J´ ose penser que Tibere par sa politique,
Caligula par ses extravagances, Claude
par son imbécillité, et Néron par sa
cruauté, ont été moins funestes à la
république en versant à grands flots le sang des
plus illustres familles, qu´ en souillant
celui qu´ ils épargnoient. Néron, par ses
meurtres, ravit sans doute de grands hommes
p157
à l´ etat ; mais par la corruption, il le
peupla d´ hommes sans caracteres : ses
prédécesseurs avoient commencé la ruine des
moeurs, il la comble. Si l´ on convient de
la vérité de cette réflexion, combien de
princes, moins féroces, ont été d´ ailleurs
aussi coupables, aussi méprisables que lui.
Le massacre des particuliers pouvoit se
réparer avec le tems : le mal fait à la
nation entiere dura malgré les exemples,
l´ administration, les préceptes, et les
édits des Titus, des Trajans, des Marc-Aureles
et des Juliens.
Les proscriptions de Sylla, celles
d´ Auguste font frémir les ames sensibles. Ceux
qui pensent, voient des suites tout
autrement fâcheuses, à la douce tyrannie de
ce dernier : un prêtre catholique,
aussi pieux qu´ instruit, a dit à cette
occasion, que " les gens de lettres avoient
mis leurs bienfaiteurs au rang des grands
p158
hommes, long-temps avant que l´ eglise
plaçât les siens au rang des saints ; et
que l´ une de ces apothéoses, n´ étoit pas
plus louable que l´ autre " .
Xlvi Dion compte Séneque
et Burrhus parmi les spectateurs, et
impute à Séneque un rÔle indigne, je ne dis
pas d´ un philosophe, mais de tout honnête
p159
homme à sa place. " ils étoient-là,
dit-il, comme deux maîtres, etc. "
ce qui est sur-tout remarquable dans
cette derniere calomnie de Dion, c´ est
l´ impudence et la maladresse avec
lesquelles cet homme pervers, aveuglé par la
haine qu´ il portoit à tous les gens de
bien, avance un fait démenti même par
p160
les infâmes courtisans du plus infâme des
princes, qui, pour perdre Séneque,
l´ accusoient du rÔle opposé. " il se
moque de vous, disoient-ils à Néron ;
il parodie vos vers et votre chant " .
Et à qui parloient-ils ainsi ? à un homme
cruel, jaloux de son talent. Lorsque cet
historien cherche à diffamer Séneque, il
est le complice de ces courtisans : ils n´ en
vouloient qu´ à sa vie, Dion en veut à sa
mémoire.
Tacite ne nomme que Burrhus.
Le philosophe ne descendit point de la
dignité de son caractere et de ses
fonctions ; quoiqu´ il ne se dissimulât point le
péril auquel son austérité l´ exposoit. Si
Burrhus en pliant, et Séneque en se
roidissant, ne réussirent point ; c´ est qu´ il est une
p161
perversité naturelle plus forte que toutes
les leçons de la sagesse. L´ instituteur peut
s´ éloigner, lorsque son eleve se cache de
lui : le ministre est perdu, si son maître
rougit ou pâlit à son aspect ; s´ il en est
évité ; si l´ on craint de l´ entendre : bientÔt il
se trouve des ames basses qui lui
persuadent de s´ en délivrer par l´ exil ; des ames
sanguinaires, par la mort. Le prince, quand
il n´ est pas une bête féroce, prend le
premier parti ; un Néron trouve le second
plus court.
Le militaire n´ eut pas l´ inflexibilité du
philosophe : au théatre, où le maître du
monde, histrion et joueur de flûte de
profession, se prosternoit devant ses
juges, Burrhus joignit son suffrage aux leurs,
affligé, mais applaudissant, etc.
p162
Malheureuse condition des gens de bien
qui vivent à cÔté d´ un prince vicieux !
Combien de fois ils sont obligés de faire
violence à leur caractere ! Cependant il y
a cette différence entre le courtisan et le
philosophe, que l´ un épie l´ occasion de
flatter, et que l´ autre la fuit ; que l´ un
souffre de sa dissimulation, en rougit, se la
reproche, et que l´ autre s´ en applaudit.
Les vices des rois encouragent les
vicieux qui les approchent, et rendent
pusillanimes les gens de bien. Ceux-ci
craignent d´ offenser ; ceux-là redoublent de
turpitude pour plaire. La conduite des uns
fait l´ apologie, celle des autres, la satyre
des moeurs du souverain. Telle est à ses
yeux l´ importance du service de son
adulateur, l´ importunité des discours, du
silence même de l´ homme vrai, que le premier
arrive à un pouvoir, quelquefois illimité ;
et le second, toujours à une disgrace
plus ou moins prompte. Ce n´ est pas sous
un Tibere, sous un Néron seulement ; c´ est
de tous les temps, et dans toutes les cours,
p163
qu´ il y a plus de faveur à se promettre du
métier de proxénete, que des fonctions de
grand ministre ; et que l´ on peut sans
conséquence deshonorer une nation par la
perte d´ une bataille, mais non hasarder
un mot ou un geste de mépris à une favorite.
On demandera peut-être pourquoi il
n´ y a gueres qu´ une opinion sur le caractere
et la conduite de Burrhus, et qu´ on
est partagé de jugement sur Séneque. C´ est
qu´ on exige moins apparemment d´ un
militaire que d´ un sage : c´ est que le
philosophe ne s´ occupe point à dénigrer l´ homme
vertueux de la cour ; et que l´ homme de
cour s´ amuse souvent à dénigrer le philosophe.
Xlvii Burrhus meurt, sans
qu´ on pût assurer si ce fut de poison, de
maladie, ou de l´ une et de l´ autre. Le
souvenir de sa vertu le fit long-temps regretter.
p164
Le crédit de Séneque tombe à la
mort de Burrhus. Il arriva au philosophe,
après la mort du militaire, ce qui seroit
arrivé au militaire après la mort du philosophe.
Il perdit son autorité ; et l´ empereur
se tourna vers les partisans du vice.
Tigellin étudie les défiances de
son maître, et regle ses accusations sur ses
découvertes. Plautus, dit-il à Néron, est
opulent, actif, et du nombre de ceux qui
réunissent à l´ affectation des moeurs
antiques, l´ arrogance des stoïciens, gens
intrigants et brouillons. Et voilà comment un
courtisan artificieux prépare de loin la
perte d´ un philosophe.
Mais, veux-t-on un exemple terrible
de la scélératesse d´ un autre courtisan ?
Sous le regne de Claude, Messaline jalouse
p165
de Poppée, à qui le pantomime Mnester,
l´ objet de la passion de ces deux femmes,
avoit donné la préférence, et pressée de
s´ emparer des superbes jardins de Valérius,
médite sa perte et celle de sa rivale.
Poppée est accusée d´ adultere avec
Valérius, et la puissance de celui-ci rendue
suspecte à l´ empereur. Valérius se présente
devant Claude et se défend ; Claude
incline à l´ absoudre. Vitellius et Messaline
en pâlissent. Messaline pleure ; sous
prétexte d´ aller baigner ses yeux, elle sort et
recommande à Vitellius de ne pas lâcher
sa proie. Vitellius se jette aux pieds de
Claude, se désole, rappelle à l´ empereur
son ancienne intimité avec Valérius, leur
éducation commune à la cour d´ Antonia
sa mere, les services de l´ accusé, ses exploits
récents, et conclut... je m´ arrête d´ horreur :
qui ne croiroit que Vitellius profite
de l´ absence de Messaline, pour sauver
la vie à un homme de bien sans se
compromettre ? ... Vitellius conclut à ce que
la clémence de l´ empereur laisse à Valérius,
p166
le choix du genre de mort qui lui
conviendra : grace qui fut accordée.
Xlviii il est difficile de décider si
Néron fut plus cruel qu´ impudique, ou
plus impudique que cruel. Il épouse
l´ eunuque Sporus, et il est épousé par
l´ affranchi Doryphore. Après un de ces
festins monstrueux, où l´ on voyoit la
profusion, le luxe, la crapule, la joie tumultueuse
confondues, il se couvre la
tête d´ un voile nuptial ; les aruspices sont
appellés ; la dot est stipulée ; le lit préparé ;
les torches de l´ hymen sont allumées ; il se
marie à Pithagoras, un des infâmes acteurs
de la fête, et se soumet, à la clarté des
lumieres, à ce que la nuit couvre de ses
ombres dans l´ union légitime des deux
sexes.
p167
Sa cruauté se délasse dans la débauche :
Agrippine n´ est plus : pourquoi diféreroit-il
de répudier Octavie ? Qu´ importe ses
vertus, si le nom de son pere et la faveur
du peuple la rendent suspecte ? Octavie
est accusée d´ adultere et exilée. Le
respect et la pitié élevent leurs voix. Néron
s´ effraye : Octavie est rappellée ; les statues
de Poppée sont renversées ; le peuple
attroupé porte sur ses épaules les images
d´ Octavie, elles sont couronnées de fleurs
et placées dans les temples ; on court au
palais ; la foule remplit les appartements
de l´ empereur ; elle crie qu´ il se montre :
mais des soldats la menacent du glaive et
la dispersent à coups de fouets.
Cependant, Poppée est aux genoux de
Néron ; " votre main, lui dit-elle,
m´ est plus chere que la vie ; etc. "
p169
d´ après ce discours artificieux, l´ accusation
d´ adultere est reprise. Le scélérat
par caractere et par habitude, Anicet,
s´ avoue lui-même coupable du crime : on y
joint celui de la révolte. On déclare par un
edit, que celle qu´ on avoit répudiée pour
cause de stérilité, s´ est livrée au préfet de la
flotte et fait avorter : et sur le champ, on la
relegue dans l´ isle Pandataria, abandonnée
à l´ âge de vingt ans, à des soldats et à des
centurions ; et quelques jours après son
exil, elle est condamnée à mourir. Les
veines lui sont ouvertes ; elle expire
étouffée par la vapeur d´ un bain trop chaud ;
sa tête est séparée de son corps, et
présentée à sa rivale.
Séneque est accusé, dans ces circonstances,
de tremper dans une conspiration
qui n´ existoit pas encore, et à laquelle
peut-être l´ accusation donna lieu. Romanus
le déféra clandestinement comme complice
de Pison. Séneque se justifie, et fait
p170
retomber avec force l´ accusation sur
l´ accusateur.
Thraséa qui s´ étoit prété aux premieres
adulations du sénat, se retire de ses
assemblées, après le meurtre d´ Agrippine.
Au milieu de tant d´ honnêtes gens
disgraciés et mis à mort, il eût été honteux pour
un Thraséa, de rester en faveur, et d´ échapper
à la cruauté du tyran. Dans l´ intervalle
de sa disgrace et de sa mort, Néron
se vante, en présence de Séneque,
de s´ être réconcilié avec Thraséa. Le
philosophe ne balança pas à l´ en féliciter,
quoiqu´ il vît dans les propos de Néron la
proscription de Thraséa signée, et que,
par sa franchise, il risquât de signer la
p171
sienne. Y a-t-il beaucoup de courtisans, à
qui la perfidie de son maître fût aussi-bien
connue, et qui eût osé lui parler, comme
Séneque à Néron ? Dans cette circonstance
légere, je le vois présenter ses veines à
couper, et il ne me montre pas moins de
courage, que lorsqu´ il verse son sang dans
un bain. Au dernier moment, il accepte
la mort qui vient à lui avec le centurion ;
ici il s´ avance fiérement au-devant d´ elle.
Xlix Séneque vivoit encore à la cour
de Néron, lors d´ un désastre, que les uns
attribuent au hasard, d´ autres à la
méchanceté de ce prince, " mais certes,
le plus étendu et le plus terrible que la
violence des flammes eût causé dans
Rome. Etc. "
p174
l´ incendie dura six jours et sept nuits ;
Néron, spectateur du haut de la tour de
Mécène, en habit de théâtre, chante
l´ embrâsement de Troye. Il défend de
fouiller les décombres : on enterre à son
profit les restes de la fortune des incendiés ;
et pour la réparation du désastre, il exige
des contributions qui ruinent les citoyens
et les provinces. Il dit, " faisons
ensorte que tout m´ appartienne,
p175
et qu´ il ne reste rien en propre à personne " .
L Séneque, craignant que tant
de forfaits, de crimes, de sacrileges, ne
lui fussent imputés, demande sa retraite.
Il avoit des envieux, il eut des
calomniateurs : et quel est l´ homme d´ une
médiocrité assez rassurante, pour jouir sans
trouble de l´ intimité du prince !
On intenta contre lui différentes accusations.
" l´ accroissement d´ une fortune
immense, etc. "
p176
ces imputations n´ étoient point ignorées
de Séneque, il en étoit informé
par ceux en qui il restoit de l´ honnêteté ; et
l´ empereur l´ éloignant de son intimité,
p180
avec un dédain qui s´ accroissoit de jour en
jour, il demanda une audience qui lui fut
accordée, et dans laquelle il tint le
discours qui suit.
" seigneur, il y a quatorze ans qu´ on
m´ approcha de vous, etc. "
voici la réponse de Néron, telle à-peu-près
qu´ il la fit.
" ce que votre discours prémédité offre
d´ abord à mon esprit, etc. "
p183
la dignité, l´ esprit, le sentiment même
qui regnent dans ce discours, font frissonner.
Ensuite ce prince, disposé par
caractere, et exercé par habitude, à voiler
sa haine sous de fausses caresses,
embrasse Séneque et approche sa joue de la
sienne.
Li le discours affectueux de Néron,
n´ en imposa point à Séneque. Sûr
de sa disgrace, il persista à demander sa
retraite, l´ obtint avec peine, et changea
p184
tout-à-coup son genre de vie. Il se
dépouilla des prérogatives d´ un pouvoir
qui s´ éclipsoit. Ce concours de visitants
politiques et curieux, qui venoient
officieusement épier sa conduite, surprendre ses
discours, et qui continuoient à l´ obséder,
parcequ´ ils n´ étoient pas encore assurés de
sa perte, fut éloigné : sa porte fut fermée ;
il ne souffrit plus ce cortege de clients qui
l´ environnoient au sortir de sa maison. On
le voyoit peu dans la ville ; sa mauvaise
santé et son goût pour l´ étude, lui servirent
de prétextes auprès du souverain, qui se
félicitoit, et qui peut-être lui auroit fait
un crime, de son absence. Sa mort suivit
de près cette réforme. La disgrace
confirmée trouva le philosophe détaché de
toutes ces importantes frivolités, dont la
privation rend aux hommes ordinaires le
moment du repos et de la liberté si fâcheux,
et la vie privée si ennuyeuse. La pureté de
sa conscience et le souvenir de ses actions
p185
adoucissoient l´ amertume des journées qu´ il
passoit dans l´ attente de la proscription.
On se proposa d´ abord de s´ en défaire
par la voie secrete du poison : Néron
auroit préféré, sans doute, la ressource
d´ imputer à Séneque même, sa propre mort,
de l´ accuser de foiblesse, ou même de
rejetter cette grande perte sur la nécessité du
châtiment. Mais, soit que Cléonicus, un
des affranchis de Séneque, qu´ on avoit
corrompu, ressentît à l´ aspect de son
maître une horreur, qu´ un parricide ne devoit
pas éprouver au souvenir de son instituteur,
soit que le philosophe eût soupçonné
l´ attentat, il ne fut pas exécuté.
Depuis ce moment, il ne se nourrissoit
plus que de fruits sauvages, et ne se
désaltéroit que de l´ eau courante des ruisseaux.
p186
Quel spectacle pour l´ imagination, que
le possesseur d´ une richesse immense,
tourmenté par la soif, par la faim, et par la
terreur pire que le besoin, errant dans
ses magnifiques jardins, et réduit à la
condition indigente des animaux ! Dis-nous
toi-même, grand philosophe, homme
véridique, quelle fut alors ta consolation et
ta force ! La vertu, la vertu qui te restoit,
et que le tyran ne pouvoit t´ arracher, le
tyran qui t´ auroit peut-être laissé vivre,
s´ il eût été en son pouvoir de t´ arracher
la vertu.
Lii tandis que Néron suit le cours
de ses forfaits ; qu´ il fait mourir sa
tante, et s´ empare de ses biens ; que
pour épouser Statilia, il ordonne le
meurtre de son mari ; celui d´ Antonie,
fille de Claude, qui refuse de prendre
p187
dans son lit la place de Poppée ; que tous
ses amis ou parents subissent le même sort,
entre autres le jeune Aulus Plautius, qu´ il
viole avant de l´ envoyer au supplice ; qu´ on
noye Rufinus Crispinus, fils d´ Othon et
de Poppée, pour s´ être amusé à jouer à
l´ empereur ; Tuscus, son frere de lait, pour
s´ être lavé, pendant son gouvernement en
Egypte, dans des bains préparés pour
l´ empereur ; de riches affranchis qui avoient
travaillé, sous Claude, à son adoption ; le
vieux Pallas, qui lui faisoit attendre
trop long-temps sa dépouille ; et que,
d´ après la réponse d´ un astrologue,
consulté sur l´ apparition d´ une comete,
que ces sortes de présages ne se détournent
que par des meurtres expiatoires, la
proscription de ce qui reste de plus
illustre dans Rome est décidée : il se forme
p188
deux conjurations ; l´ une de Pison, à Rome ;
l´ autre de Vinicius, à Bénévent.
Des sénateurs, des chevaliers,
des hommes de toutes les conditions, des
femmes même entrerent à l´ envi dans
celle de Pison ; les uns par ambition, les
autres par amour du bien public, Lucain
par un petit ressentiment de poète.
Elle échoua par l´ indiscrétion d´ Epicharis,
et les lâches conseils de la femme d´ un
affranchi.
à l´ instant les conjurés sont saisis et
confrontés. Chose incroyable, ils
meurent presque tous avec courage, après
s´ être entr´ accusés lâchement ; un instant
p189
sépare deux rÔles aussi opposés. S´ ils
méprisoient la vie, que ne mouroient-ils en
silence ? S´ ils craignoient la mort,
pourquoi mouroient-ils sans se plaindre ?
Néron, pour conserver l´ empire, fait
massacrer sa mere : l´ action de Lucain est
plus révoltante ; pour conserver sa vie,
il dénonce Acilia sa mere. Ô Lucain, tu
l´ emporterois sur Homere, que ton
ouvrage seroit à jamais fermé pour moi. Je te
hais ; je te méprise, je ne te lirai plus.
Subrius répond à Néron, qui lui
demande, comment il a pu trahir son
serment : " je te haïssois. Nul soldat
ne te fut plus fidele, etc. "
et toi, Sulpicius, pourquoi as-tu
conjuré ? " pourquoi ? C´ est que ta mort
étoit l´ unique remede à tes vices " .
p190
Comme on creusoit la fosse de Subrius,
et qu´ on ne la creusoit, ni assez longue,
ni assez large ; il dit ironiquement, ils n´ en
savent pas même assez pour cela !
Il dit au tribun Niger, qui lui recommande
de présenter sa tête avec courage,
puisse tu en montrer autant à la frapper .
Il semble que la cruauté du maître avoit
accrû celle des bourreaux. Niger qui
n´ avoit pu décapiter Subrius en deux coups,
dit à l´ empereur, qu´ il l´ avoit tué une fois
et demie.
Liii " au meurtre de Plautius Latéranus,
désigné consul, succéda le meurtre
qui lui étoit le plus agréable, etc. "
p192
Natalis, qui connoissoit la haine secrette
de l´ empereur contre Séneque, se
promettoit de se sauver en le perdant.
" Granius Silvanus, tribun de
Cohorte, eût ordre de présenter à
Séneque cette délation, etc. "
p197
le silence de Séneque sur Burrhus, dans
ce moment, m´ inclineroit à croire que
celui-ci ne mourut point d´ une mort
violente, ou que du moins Séneque l´ ignoroit
ou ne le pensoit pas. Rien n´ étoit plus
naturel
p201
dans cette circonstance, que de s´ associer
celui avec qui l´ on avoit partagé les
mêmes fonctions, et qui en avoit reçu la
même récompense.
" après ces discours, et quelques autres
qui sembloient s´ adresser à tous, il
embrasse sa femme ; etc. "
Liv le récit qui précede, est
traduit de ses annales ; interprêtes fideles de
p203
cet auteur sublime et profond, nous n´ aurions
pu, sans témérité, j´ ai presque dit
sans sacrilége, y ajouter ou en retrancher
un seul mot. Si nous lui avons Ôté quelque
chose, c´ est son laconisme et son énergie ;
et l´ on imagine bien que c´ est malgré nous.
Séneque avoit eu deux femmes ; la
premiere s´ appelloit Helvia, et voici
comment il en parle : " le soir, lorsque
p204
ma lampe est éteinte, etc. "
la seconde, celle qui vient d´ assister à
la mort de Séneque, et mêler son sang à
celui de son époux, s´ appelloit Pauline :
elle étoit jeune et belle, et Séneque âgé.
On ne pardonne rien aux hommes d´ un
certain ordre ; on pese leurs plus indifférentes
actions, dans une balance rigoureuse.
Et cette balance, qui la tient ? On le
sait. Tout s´ acquitte dans ce monde-ci, et
la naissance, et les richesses, et les
honneurs, et les talents : la possession même
p205
de la vertu n´ est pas gratuite, et tant
mieux.
On fit un crime au vieux philosophe,
d´ avoir pris une jeune femme. Et qu´ importe
si cette jeune femme est honnête ? Si
le vieux philosophe en étoit tendrement
aimé. Vous qui entr´ ouvrites les rideaux
du lit nuptial, pour repaître vos yeux, et
vous amuser d´ une scéne indécente ou ridicule ;
jugez à présent, s´ il entra dans la
sainte union de Séneque et de Pauline,
aucune de ces vues si deshonnêtes et si
communes, qui compensent aux yeux des
parents et des époux intéressés, l´ extrême
disparité d´ âge ; mais dont la nature
trompée se venge par la perte des moeurs,
l´ incertitude des naissances, et le trouble
domestique.
" Néron n´ avoit aucun motif particulier
de haïr Pauline, etc. "
p207
Lv cette richesse prodigieuse pour
un simple particulier, étoit exorbitante
pour un philosophe ; elle se montoit environ
à quarante millions de notre
monnoie : il n´ alla point à elle, il la
reçut quand elle vint à lui.
p209
La succession que son pere lui laissa étoit
considérable. Dans la consolation qu´ il
écrivit, de la Corse, à Helvia sa mere, il lui
dit, " ayant des parents, vous avez
avantagé vos fils, déja riches : etc. "
elle s´ étoit encore accrue
par des placements avantageux : les
largesses de son eleve y mirent le comble.
On l´ a déja entendu sur les inconvénients
de ces dons. " seigneur, a-t-il dit à
Néron : etc. "
p210
Dion accuse Séneque d´ avoir prêté
à usure ; il attribue la guerre britannique
à la dureté avec laquelle il exigea,
dit-il, des bretons, le remboursement
de ses capitaux en entier, sans être divisés
en plusieurs paiements.
Qui est ce Dion ? Ce Dion que
Crevier appelle le calomniateur éternel de
p211
tous les romains vertueux ; qui a osé, sans
s´ appuyer d´ aucune autorité, accuser
Cicéron d´ un commerce incestueux avec sa fille
Tullia, et qui s´ est déchaîné contre
Cassius, Brutus, les hommes les plus
renommés par leurs vertus, sans qu´ on puisse
trouver à cette étrange fureur, d´ autres
raisons, dit Juste-Lipse, qu´ une
incurable perversité de jugement et de moeurs ?
Ce Dion étoit de Nicée en Bithinie : il
s´ occupa toute sa vie à décrier le mérite qui
l´ offusquoit ; il s´ attacha particuliérement à
Séneque : distinction flatteuse. Ses
mensonges, maladroits, à force d´ être exagérés,
p212
manquerent leur effet, même sur la
crédulité. Il fut gouverneur de province
et deux fois consul ; récompense du vil
mérite d´ intrigant, de courtisan et de
flatteur, qu´ il exerça sous trois regnes.
Et voilà le témoignage qu´ on allégue
contre Séneque, l´ homme qu´ on oppose à
Tacite qui le précéda de plus d´ un siecle,
au censeur des hommes le plus sévere, qui
fut le contemporain et l´ admirateur de
notre philosophe.
Mais ce n´ est pas à Dion que nous avons
à répondre ; c´ est au crédule abbréviateur
de Dion, à Xiphilin, espece de fou,
homme méchant, esprit bisarre : car ce
sont deux observations très judicieuses ;
l´ une de la Mothe Le Vayer, " qu´ il
est incroyable que Dion, etc. "
p213
l´ autre de Juste-Lipse, qu´ il faut qu´ un
tel faiseur d´ épitome, ait pris les accusations de
Suilius, ou de quelqu´ autre aussi méchant, pour les
vrais sentiments de Dion.
On lit dans Dion : " Lucius Annaeus
Séneque surpassa en sagesse tous
les romains de son temps, etc. "
p214
quoi qu´ il en soit, les détracteurs de
Séneque ont-ils recherché les moyens par
lesquels sa fortune s´ étoit accumulée ?
Nullement. Se sont-ils informés de l´ usage qu´ il
en a fait ? Dit-on que son coffre-fort ait été
fermé à ses parents, à ses amis indigents ?
On mentiroit. Lui reproche-t-on quelques-uns
de ces vices qui naissent de la sordide
ou folle opulence, l´ avarice ou la
dissipation, la dureté, le déréglement des moeurs,
l´ insolence, l´ amour désordonné du faste,
le goût des plaisirs sensuels, cette
magnificence intérieure qui humilie les grands,
qui confond les différents états de la
société, qui éleve le millionnaire au niveau
des hommes décorés des premieres places,
et qui insulte à la misere publique : on
mentiroit encore. Mettra-t-on sur la même
ligne, un Séneque, l´ instituteur du prince,
son ami, l´ ame de ses conseils, avec un
Pallas, un Narcisse, un Tigellin, les
ministres de sa débauche et de ses cruautés ?
On ne peut, sans conséquence, ni s´ approcher,
ni s´ éloigner du tyran, toujours ombrageux.
p216
S´ il est fâcheux d´ accepter ses dons,
il n´ est pas moins dangereux de les
rejetter. Je voudrois bien qu´ on nous
apprît ce que les censeurs de Séneque
auroient fait à sa place. J´ oserois assurer que
le mépris du philosophe pour sa propre
richesse, étoit plus vrai que celui d´ un
Suilius, d´ un Dion, d´ un Xiphilin, et de tous
leurs échos, tant anciens que modernes.
Ce qui me confond, c´ est qu´ au milieu
de ces déclamations violentes contre
Séneque, qui accepta les bienfaits de Néron
malgré lui, je ne trouve pas un mot contre
les hommes de la république les plus distingués
p217
par leur naissance et leurs dignités,
qui les solliciterent. D´ où naît cette
partialité ? Je le sais : c´ est qu´ ils n´ étoient que
des grands ; et que Séneque étoit un sage.
Quoi donc ! Ce titre impose-t-il une force,
une élévation d´ ame, dont toutes les autres
conditions sont dispensées ! Ce qu´ on
interdit au philosophe, le noble le fera sans
s´ avilir ! Si telle est l´ opinion des grands
et du peuple, on ne sauroit penser, ni plus
dignement de la philosophie, ni plus
bassement de toutes les autres sortes
d´ illustrations.
J´ insiste. Quelle si grande importance,
cette énorme fortune, qui n´ excédoit
toutefois ni le rang d´ un ministre, ni la
fatigue de ses fonctions, ni le mérite de ses
services ; cette richesse si reprochée,
peut-être plus encore enviée, pouvoit-elle avoir
aux yeux d´ un homme né de parents sages
et modestes, innocent et frugal comme
eux, dont la vertu ne souffrit pas la moindre
atteinte de l´ air empesté de la cour la
plus dissolue, et qui osoit adresser des
p218
vérités dures à un prince, dont le sourcil
froncé, et le visage riant, n´ étoient que deux
arrêts de mort différents.
Las du spectacle de la débauche et du
crime, il veut s´ éloigner : Néron le retient ;
et voici ce que Séneque lui fait entendre,
s´ il ne le lui dit pas expressément : " je
sais que ma présence et mes reproches
vous importunent : etc. "
p219
certes, ce n´ est pas là le
discours d´ un homme attaché à la faveur,
aux honneurs, aux richesses, à la vie. J´ en
atteste les gens de cour.
Lvi dans la conduite, les discours
et les écrits de Séneque, on voit un
homme, un philosophe, qui, affermi sur le
témoignage de sa conscience, marche avec
une fierté dédaigneuse, au milieu des
bruits calomnieux de quelques citoyens
qui attaquent sa vertu et ses talents, par
une basse jalousie qui souffre de la richesse
qu´ il possede, des honneurs dont il est
décoré, et de la considération générale dont
il jouit : et en quel temps cela ne s´ est-il
pas fait !
p220
Qu´ on rapproche le discours précédent,
de celui qu´ il tient au tribun Silvanus,
quelques instants avant que de mourir, et
l´ on reconnoîtra, dans une fermeté aussi
soutenue, l´ homme dont Pline le naturaliste
a dit qu´ il avoit bien connu le néant
et la futilité des grandeurs humaines ; le
sage à qui elles n´ en avoient point imposé ;
le philosophe qui avoit passé les jours et
les nuits à converser avec lui-même, et à
se convaincre de la vanité de ces richesses,
dont on aime à se persuader que la possession
l´ avoit enivré.
Pour rentrer dans le palais de Néron,
plus puissant que jamais, il ne lui en
auroit coûté qu´ un mot flatteur : mais il
mourra plutÔt que de le dire. Jusqu´ à quand
des pygmées chercheront-ils en eux-mêmes
la mesure des grands hommes !
p221
" tous ces beaux axiomes de morale
que Séneque a dictés, disent
quelques-uns de ces détracteurs, c´ est une sottise
de croire qu´ il les ait pratiqués. C´ étoit
un homme comme nous ; peut-être un
peu moins subjugué par les opinions
vulgaires " . C´ est-à-dire, cet héroïsme
philosophique est au-dessus de moi ; donc
il est au-dessus d´ un autre ; donc il n´ y a
point de pareils héros. Voilà une singuliere
logique.
Je sais qu´ il ne faut pas conclure la
pureté des moeurs, de la sagesse des discours,
et qu´ il peut arriver qu´ un pervers écrive
et parle plus disertement de la vertu, qu´ un
homme vertueux : mais ce pervers n´ est
pas un Séneque, n´ a pas consumé sa vie à
méditer les devoirs du sage, et à donner
des leçons de stoïcisme à ses amis, à sa
mere, à ses tantes, à ses freres, à presque
tous les ordres de citoyens ; et ne s´ est pas
laissé couper les veines plutÔt que de se
démentir. La vie publique de Séneque
n´ étoit ignorée de personne : et comment
p222
auroit-il fait pour dérober à ses entours
la connoissance de sa vie privée ? Vicieux,
de quel front auroit-il préché la vertu à
son eleve ? La moindre contradiction
entre ses moeurs et ses préceptes ne l´ auroit-elle
pas exposé à la risée des courtisans ?
Il faut avouer, ou que Séneque a été un
des hommes les plus vertueux, ou de tous
les prédicateurs le plus impudent. Un
vicieux qui poursuit le vice avec la constance
et l´ âcreté de Séneque ! Un philosophe
qui passe ses journées à écrire, et qui
n´ écrit pas une ligne qui ne soit une satyre
sanglante de lui-même ! Un méchant, dont
la fonction habituelle est de faire des gens
de bien ! Cela se conçoit-il ? Cette
hypocrisie est le rÔle exclusif, le privilege d´ un
certain état ; mais Séneque n´ étoit point
augure : ce qu´ on a dit d´ Epicure, on peut
le dire de lui ; que celui qu´ il ne corrigeoit
pas, étoit un déterminé scélérat à renvoyer
aux tribunaux des enfers.
Lvii jeune seigneur, toi qui ne pris
aucun des vices de la cour, où ton rang
p223
et ta naissance t´ appelloient ; toi qui es fait
pour croire aux vertus, parceque ton ame
en est remplie ; tu arracheras de l´ ouvrage
ingénieux et profond de ton ayeul, ce
frontispice où l´ on voit le masque séduisant
de la vertu sur le visage du vice ; tu
briseras ce buste injurieux, au-dessous
duquel on lit Séneque ; et tu ne souffriras
pas qu´ il insulte à jamais au plus digne des
mortels.
p224
J´ avoue qu´ il étoit difficile que le grand
détracteur des vertus humaines fît un meilleur
choix. Si Séneque fut un hypocrite, le
sage n´ est qu´ une chimere.
Mais la vertu est donc une chose bien
affligeante, une chose bien précieuse,
même aux yeux des méchants, à en juger
par leur acharnement à nous en
dépouiller ? Encore leur pardonneroit-on leur
cruelle malignité, s´ ils s´ enrichissoient en
travaillant à nous appauvrir ; si ce vice
étoit le seul dont ils fussent souillés. Mais
quels furent, et quels seront dans tous
les temps les calomniateurs de Séneque ?
Des courtisans, des adulateurs par état,
la race la plus abjecte ; des Tiberes, des
Caligulas, les oppresseurs des hommes
dont ils devoient être les peres, avec le
nombreux cortege des menteurs subalternes
qui servent leur haine et qui encensent
leurs folies.
p225
Il y aura dans tous les temps des scélérats
mercénaires, à qui il ne manquera que
le talent et la circonstance pour être des
Anytes et des Tigellins. Que l´ hypocrisie
ou la perversité de l´ homme en place leur
fasse signe, ils accourront ; ils diront :
seigneur, parle : quel est l´ homme de bien
qu´ il te faut immoler ? Nous voilà prêts. ils
se sont dit : que nous importe le déshonneur,
pourvu qu´ on nous protege et qu´ on
nous gratifie.
Lviii après la découverte de la conjuration
p226
de Pison, Néron est un tigre
devenu fou. Des enfants des conjurés, les
uns sont chassés de Rome, exterminés par
la faim ou par le poison ; d´ autres
massacrés dans un repas avec leurs instituteurs et
leurs esclaves.
Quelle suite d´ assassinats ! Salvidienus,
a loué à des étrangers des boutiques
dépendantes de sa maison, proche la place
publique ; il mourra. Cassius Longinus a
placé l´ image de Cassius parmi celles de ses
ancêtres ; il mourra. Pétus Thraséa a le
front sévere d´ un censeur ; il mourra. Fier
d´ avoir tant osé impunément, il se vante
qu´ avant lui aucun souverain n´ a su ce
qu´ on peut sur le trÔne. Il projette
l´ extinction de l´ ordre sénatorial, qui n´ est
pas encore assez vil à son gré.
On prononce devant lui le proverbe grec,
que tout périsse après ma mort ; etc.
p227
rien de plus touchant que la mort de
Vétus, de Sentia sa belle-mere, et de
Pollutia sa fille. Pollutia venoit de recevoir
dans le pan de sa robe la tête sanglante de
son époux. Vétus abandonne tout à ses
esclaves, excepté trois lits funéraires, sur
lesquels ces trois victimes se font couper
les veines, avec le même fer, dans le
même appartement, n´ ayant de vêtements
que ce qu´ en exige la pudeur. On les
plonge dans le bain, où ils expirent ; le pere,
les yeux attachés sur sa fille, l´ ayeule sur
sa petite-fille, celle-ci sur les deux autres ;
tous trois invoquant en même temps les
dieux ; tous trois les conjurant de hâter
leur mort, et de leur épargner la douleur
de survivre à ce qu´ ils ont de plus cher.
La nature suivit l´ ordre de l´ âge ; Sentia
mourut la premiere, et Pollutia la derniere.
p228
Novius Priscus est exilé à titre d´ ami de
Séneque.
Junius Gallion, frere de Séneque, effrayé,
demande grace.
Annaeus Méla, frere de Séneque et de
Gallion, se fait ouvrir les veines.
Et tandis que le sang des bons citoyens
coule, on continue de remercier les
dieux.
Cependant il se répandoit que Subrius
Flavius, de concert avec les centurions,
avoit arrêté, dans une assemblée, non si
secrette que Séneque n´ en eût eu
connoissance, qu´ on assassineroit Pison après que
celui-ci auroit assassiné Néron, et que l´ empire
seroit conféré au philosophe,
homme d´ une réputation sans tache, et
éminemment doué de toutes les vertus. On
faisoit dire à Flavius : " chasser un joueur
p229
de harpe, pour prendre un chanteur, l´ etat
en sera-t-il moins déshonoré " .
Quel mortel eut plus dignement occupé
le trÔne ? Et quel bonheur pour les romains !
Il est rare que l´ oppression, quand elle
est extrême, n´ inspire pas aux peuples
quelque résolution salutaire ; mais, selon
les circonstances, c´ est, ou une véritable
crise qui termine le mal, ou le sanglot d´ un
agonisant, un dernier mouvement
convulsif qui tombe rapidement et sans effet.
Le nerf nécessaire à l´ exécution est coupé,
et l´ on continue de souffrir et de se
plaindre, si la tyrannie le permet : car elle va
quelquefois jusqu´ à exiger un front serein
de l´ esclave qui porte le désespoir au fond
de son coeur. Un soupir, une larme
indiscrette, seroit punie de mort : tel fut sous
Tibere le sort d´ une mere accusée d´ avoir
pleuré son fils.
p230
Mais quand les romains, d´ un concert
unanime et rassemblés en corps, seroient
venus présenter la couronne impériale à
Séneque : l´ auroit-il acceptée ? Le médecin
s´ éloigne, lorsque le malade est désespéré :
il est un temps où il ne faut, ni commander,
ni obéir : que faire donc ? Fuir.
Lix cependant il falloit justifier,
et la disgrace, et la mort d´ un personnage
connu et révéré dans toute l´ étendue de
l´ empire. On pense bien que les courtisans
ne manquerent pas à leur devoir. Que
ne dirent-ils pas ? Que le public ne crut-il
pas ? Ennemi des hommes de génie, et des
hommes vertueux qui le blessent encore
davantage, il ne discuta point les imputations
faites à Séneque : est-ce que le peuple
discute ? Il crut le mal, comme il le
croiroit aujourd´ hui ; il est méchant, mais il est
encore plus sot.
Cette crédulité populaire ; je la conçois :
p231
mais d´ où naît, dans les hommes instruits,
une indigne et vile petitesse d´ esprit qui
existoit avant Séneque, et qui s´ est
perpétuée de son temps jusqu´ au nÔtre ? D´ où
nous vient à nous, qui n´ avons aucun intérêt
à démêler avec les grands hommes de
l´ antiquité, l´ étrange manie de décrier leurs
vertus ? Hé quoi ! La justice, la bienfaisance,
l´ humanité, la patience, la modération,
l´ héroïsme patriotique ne sont-ils pas dignes
de notre admiration et de nos éloges, en
quelque lieu que se montrent ou que ce
soient montrées ces grandes qualités, à
Constantinople, à Pékin, à Londres, à
Paris, dans Athenes l´ ancienne, ou dans
Rome moderne ! Qu´ avons-nous de mieux
à souhaiter que de les retrouver ! Quoi de
plus conséquent à notre sécurité et à notre
bonheur, que de les encourager ? Et me blâmera-t-on
si je m´ indigne, ou si je m´ afflige,
lorsque je vois un homme de
bien faire cause commune avec un pervers,
p233
tel que Suilius ou un Dion Cassius : un
homme de jugement, préférer le témoignage
du moine Xiphilin à celui de Tacite :
un homme distingué par ses vertus, ses
connoissances et ses travaux, appuyer de
son suffrage, de vils délateurs ; oublier
qu´ il ne faut calomnier ni les vivants ni
les morts ; et que si l´ injure faite aux vivants
est plus nuisible, celle qu´ on fait aux morts
est plus lâche ; parler de la vie publique et
privée d´ un philosophe, décédé il y a près
de deux mille ans, et dans une contrée
éloignée, avec une légéreté qu´ on ne se
permettroit pas s´ il étoit question d´ un
citoyen qui vivoit hier, et dont la demeure
n´ étoit séparée de la nÔtre que de la
largeur d´ une rue, ou de l´ épaisseur d´ un mur
mitoyen ; attester, avec une assurance qui
étonne, des faits contredits par les
historiens contemporains les plus graves et les
plus séveres, et décider d´ un ton magistral :
que Séneque ne sut pas mieux soutenir sa
gloire, que celle de son disciple Néron. où ?
Quand ? à quelle occasion ? ... soutenir
la gloire d´ un Néron ! ... qu´ il fut
avare... quelle preuve a-t-il donné de ce
vice, et quelle preuve en apporte-t-on ? ...
que Tacite s´ est vainement efforcé de le
justifier... Tacite le justifie ; mais sans
effort : il raconte des faits dont il étoit sans doute
p234
un peu mieux instruit que nous ; et il les
raconte avec simplicité, comme il convenoit
à un grand historien tel que lui, et
avec la circonspection qu´ il devoit à un
personnage tel que Séneque... qu´ il
préconisa le meurtre d´ Agrippine... on a vu,
dans quelques-uns des paragraphes précédents,
le peu de fondement de cette
calomnie ; il est donc inutile d´ insister
davantage sur ce sujet. J´ ajouterai seulement ici
que Séneque ne préconisa point le meurtre
d´ Agrippine : préconiser, c´ est faire l´ éloge.
Lorsque le crime fut commis, et qu´ il ne
s´ agissoit plus que d´ en prévenir les suites,
Séneque obéit à un maître féroce, en
adressant au sénat, ou plutÔt au peuple, au nom
de l´ empereur, quelques motifs qui
pouvoient en affoiblir l´ atrocité. Ces actions,
ce n´ est pas dans le fond d´ une retraite
paisible, où la sécurité nous environne, dans
une bibliotheque, devant un pupitre, qu´ on
les juge sainement : c´ est dans l´ antre de la
bête féroce qu´ il faut être ou se supposer,
devant elle, sous ses yeux étincelants, ses
p235
ongles tirés, sa gueule entrouverte et dégoutante
du sang d´ une mere : c´ est-là qu´ il
faut dire à la bête : " tu vas me déchirer,
je n´ en doute pas ; mais je ne ferai rien
de ce que tu me commandes " . Qu´ il
est aisé de braver le danger d´ un autre,
de lui prescrire de l´ intrépidité, de
disposer de sa vie ! Encore quel eut été le fruit
de ce sacrifice ? Un nouveau crime. Quel si
grand avantage y avoit-il donc pour la
république, que Séneque fût égorgé
plutÔt ? D´ ailleurs, qui est-ce qui étoit présent,
lorsque Néron imposa cette tâche au
philosophe ? Qui sait ce que celui-ci dit au
tyran ? Qui sera assez juste appréciateur
des circonstances, où l´ empire se trouvoit,
pour oser blâmer la condescendance de Séneque.
Ne diminuons pas le nombre des
honnêtes gens, il y en a déja si peu ;
ne ternissons pas la mémoire des hommes
p236
vertueux, ils sont si rares. Assez d´ autres
exemples consoleront la méchanceté, sans
y ajouter celui d´ un sage. qu´ il perdit
d´ une maniere honteuse une vie qu´ il avoit
lâchement conservée... voilà ce que fait dire
la fureur d´ arrondir une phrase. Sois vrai,
et tu seras ensuite bel esprit, si tu peux.
Faut-il que pour flatter mon oreille, tu
blesses la vérité, et que pour être
harmonieux, tu deviennes calomniateur.
J´ appellerai de cette accusation, au récit que
Tacite nous a laissé de la vie et de la mort de
Séneque... qu´ il eut besoin des exhortations
de sa femme pour se résoudre à mourir...
c´ est un nouveau mensonge aussi impudent
que le premier. Jamais homme ne mourut
avec plus de fermeté et de sang froid. Je
lis qu´ il exhorta sa femme à vivre ; mais je
ne lis point qu´ elle l´ ait exhorté à mourir.
Je lis qu´ il consola Pauline et ses amis ;
mais je ne lis point qu´ il se soit désolé...
qu´ il eut besoin de son exemple... traduire
le passage de l´ historien, par je consens que
vous m´ en donniez l´ exemple ; au lieu de
p237
traduire : " le grand exemple que vous
allez donner, en préférant librement
une mort glorieuse à une vie amusée,
est une gloire que je ne puis avoir, et
que je ne vous envierai point " ; c´ est
connoître aussi mal la langue de Tacite,
que l´ ame de Séneque. Beaucoup de
braves romains, avant notre philosophe,
avoient su mourir dignement ; je ne me
rappelle aucune romaine de ce temps qui
ait refusé de survivre à son époux ; voici
donc un homme qui se croit mieux instruit
que Tacite. Mais qui est-il, et dans quelle
heureuse contrée a-t-il vécu, pour n´ avoir
jamais vu d´ illustres innocents calomniés
et persécutés ; pour n´ avoir jamais entendu
les actions les plus criminelles imputées à
de grands hommes, même à de saints
personnages ; et le public imbécille, que
dis-je, et quelquefois des gens éclairés,
joindre leurs voix à la sienne, et répéter ses
discours.
Dans ces temps voisins de la naissance
du christianisme, et à l´ époque de la fureur
p238
des tyrans déchaînés contre cette
doctrine, n´ accusoit-on pas les chrétiens
d´ égorger un enfant dans leurs assemblées
nocturnes, et de se repaître de ses membres
sanglants ? Néron ne les traduisit-il pas, ne
les châtia-t-il pas des plus horribles supplices,
comme auteurs de l´ incendie de
Rome ? Si la providence n´ eut arrêté dans
ses décrets, que la religion de Jésus-Christ,
malgré les efforts, ou graces aux
efforts des persécuteurs, embrasseroit toute
la terre, et dureroit autant que les siecles,
les prêtres du paganisme, les historiens
idolâtres, ne nous auroient-ils pas transmis
ces atrocités ? Et s´ il fut arrivé à un homme
de bien d´ examiner les principes et les
moeurs des apÔtres, des disciples, des
fideles, et de les rejetter comme deux
calomnies impudentes, absurdes, incroyables ;
peut-être lui en auroit-il couté la liberté,
peut-être la vie ; mais en eut-il
été moins sensé, moins courageux, moins
p239
juste. Ce que cet honnête payen eut osé
pour les chrétiens : je le fais pour un
honnête payen.
Lecteur, qui que tu sois, je compte sur
ton estime : méchant, tu la dois à un
homme qui ne croira qu´ avec la derniere
répugnance que tu n´ as jamais été bon, ou,
que l´ ayant été, tu as pu cesser de l´ être :
bon, tu la dois à un homme qui ne croira,
ni de ton vivant, ni après ta mort, sans
des preuves aussi claires que le jour, que
tu sois devenu méchant. Mais à quoi bon
toutes ces disputes pour et contre les moeurs
d´ un philosophe ? Que nous importe la
contradiction vraie ou fausse de la conduite de
Séneque avec sa morale ? Quelles qu´ aient
été ses actions, ses principes en sont-ils
moins certains ? Ce qu´ il a écrit du caractere
et des suites de l´ ambition, de l´ avarice, de
la dissipation, de l´ injustice, de la colere,
de la perfidie, de la lâcheté, de toutes les
passions, de tous les vices, de toutes les
vertus, du vrai, du bonheur, du malheur
réel, des dignités, de la fortune, de la
p240
douleur, de la vie, de la mort, en est-il
moins conforme à l´ expérience et à la raison ?
Aucunement. Nous n´ avons pas
besoin de l´ exemple de Séneque pour savoir
qu´ il est plus aisé de donner un bon conseil,
que de le suivre. Tâchons donc d´ en user à
son égard, comme avec tous les autres
précepteurs du genre humain ; faisons ce
qu´ ils nous disent, sans trop nous soucier
de ce qu´ ils font : malheur à eux, s´ ils
disent ce qu´ ils ne pensent pas ; malheur à
eux, s´ ils font le contraire de ce qu´ ils
pensent.
Lx mais nous avons vu mourir
l´ instituteur ; voyons mourir le disciple :
opposons les derniers moments de l´ homme
vertueux, aux derniers moments du
scélérat.
Ô Rome, que le sang des nations a été
bien vengé dans tes propres murs ! Aux
proscriptions de Sylla, succedent les
proscriptions des triumvirs ; à l´ oppresseur de
ta liberté, un tyran flateur ; à celui-ci un
tyran sombre et fourbe ; à celui-ci un tyran
p241
insensé ; à celui-ci un tyran imbécille ;
à ce dernier, un tyran féroce ; la
peste à l´ incendie. Tes maisons se
remplissent de cadavres, tes rues de
convois. Les esclaves, les maîtres expirent au
milieu des gémissements des enfants, des
époux ; ceux-ci, après avoir assisté les
mourants, pleuré les morts, sont déposés
à cÔté d´ eux, sur un même bûcher. Heureux
les sénateurs, les chevaliers, les
grands, les hommes vertueux, qu´ une
calamité générale dérobera aux fureurs de
Néron !
Ce fut alors qu´ on publia des prodiges
de toute espece : des oiseaux funebres
s´ étoient abattus sur le capitole ; la terre
avoit été secouée par des tremblements ; le
feu du ciel avoit embrasé les enseignes
militaires ; une truie avoit mis bas un petit
qui avoit les serres d´ un épervier ; une
femme étoit accouchée d´ un serpent ; le
figuier ruminal avoit perdu ses branches.
p242
Ces bruits ont été et seront par-tout des
avant-coureurs des grandes révolutions.
Lorsqu´ un peuple les desire, l´ imagination
agitée par le malheur, et s´ attachant à
tout ce qui semble lui en promettre la fin,
invente et lie des faits qui n´ ont aucun
rapport entre eux. C´ est l´ effet d´ un mal-aise
semblable à celui qui précede la crise
dans les maladies : il s´ éleve un mouvement
de fermentation secrette au dedans
de la cité, il y a des plaintes, il échappe des
mots ; on remarque de l´ inquiétude sur les
visages, du désordre dans la conduite
habituelle des personnages importants ; les
amis se séparent ; les ennemis se rapprochent ;
le commerce plus réservé pendant
le jour, est plus fréquent pendant la nuit ;
il erre dans les rues des hommes qui
s´ enveloppent, qui se hâtent, qui se dérobent ;
les têtes exaltées qui ne s´ expliquent rien,
mais que tout frappe, ont des visions,
tiennent des discours prophétiques, et
débitent des rêveries qui subissent, en passant
de bouche en bouche, mille interprétations
p243
diverses, entre lesquelles il est difficile qu´ il
ne s´ en trouve quelques-unes symboliques
de l´ événement qui suit.
Les prodiges sont rares sous les regnes
heureux, et l´ on en est moins effrayé.
Le desir de l´ impunité n´ est pas le seul
obstacle aux entreprises périlleuses ; mais
on veut tout prévoir, on craint
d´ abandonner quelque chose au hasard. Le
moment du succès s´ échappe, tandis qu´ on
s´ occupe de l´ assurer ; et c´ est ainsi qu´ un
Néron continue de régner, et qu´ un Guise
manque la couronne. Si Subrius eut écouté
son courage, et qu´ il eut poignardé le
tyran en plein théâtre, à l´ aspect d´ un
peuple entier témoin d´ un si noble
forfait, comme il en avoit conçu le dessein,
il ne laissoit rien à faire à Vindex. Tandis
que les conjurés de Pison temporisent
entre l´ espérance et la crainte, la conjuration
se découvre, et ils périssent tous.
Il y avoit environ quatorze ans
p244
que la terre gémissoit sous le monstre,
lorsque le ciel en fit justice. Vindex souleve
la province des Gaules qu´ il commandoit
en qualité de propréteur, et Galba, les
Espagnes. Alors le tyran perd la raison :
il se roule à terre, déchire ses vêtements,
il se frappe. Dans son délire, il projette de
faire massacrer et les gouverneurs de
provinces, et les commandants d´ armées :
il abandonnera aux légions le pillage des
Gaules, il brûlera Rome ; au milieu de
l´ embrasement, on lâchera des bêtes féroces
sur le peuple. Un moment après il veut
se présenter aux rebelles ; il prend les
faisceaux ; il ne se vengera pas ; il versera des
larmes ; on sera touché de son repentir ; la
paix va ramener l´ allégresse, et il en
médite les chants. Il ordonne ses équipages,
et sur-tout que ses instruments de
musique ne soient pas oubliés. On coupe
p245
les cheveux à ses concubines, elles seront
armées de haches et de boucliers, à la
maniere des amazones. Les tribus de Rome
sont convoquées sous les drapeaux ; personne
ne s´ y rend ; il arrache aux maîtres leurs
esclaves : il exige le tribut de tous les
ordres de l´ etat, l´ impÔt annuel des locations :
le fisc ne recevra que de la
monnoie en or et en argent le plus pur, et
nouvellement frappée. Il est effrayé par des
prognostics, les armées ont embrassé
la cause de Vindex, il en apprend la
nouvelle à table, il déchire la lettre, il
renverse la table, il brise deux vases précieux,
il demande du poison à Locuste : il s´ est
retiré dans les jardins de Servilius, tandis
qu´ on prépare des vaisseaux à Ostie pour
sa fuite ; les tribuns et les centurions des
gardes prétoriennes refusent de l´ accompagner,
un d´ eux lui dit : est-il donc
si difficile de mourir ? ses pensées ne sont
p246
plus les mêmes, il ne se retirera plus chez
les parthes, il n´ ira plus se prosterner aux
pieds de Galba ; mais il prendra le deuil,
il montera dans la tribune aux harangues,
il demandera graces, et se restreindra au
gouvernement de l´ Egypte : on lui déclare
qu´ il sera mis en pieces avant que d´ arriver
à la place publique. Il se couche, il
s´ éveille sur le milieu de la nuit, ses gardes
l´ ont abandonné ; il saute de son lit, il fait
appeller ses amis, il n´ en a plus, il court à
leurs portes qu´ il trouve fermées. Il rentre
dans son palais que les sentinelles ont pillé ;
il présente sa gorge à couper à un gladiateur
qui lui refuse son bras ; il court vers le
Tibre, il est trop lâche pour s´ y précipiter ;
il revient. Un affranchi lui offre un
asyle dans sa petite campagne ; il accepte,
il s´ y rend en tunique, les jambes nues et
la tête enveloppée : il sent la terre
trembler sous ses pas, ses yeux sont frappés
d´ un éclair, il entend les imprécations des
p247
passants contre lui, leurs voeux pour
Galba. Il descend de cheval, il arrive, les pieds
et les vêtements déchirés par des ronces,
aux murs du jardin de l´ affranchi ; il y
entre, en rampant, par une ouverture qu´ on
a creusée sous la terre, et qui le conduit à
une salle étroite où il s´ étend sur un mauvais
matelas couvert d´ un vieux manteau.
Il ordonne sa fosse sur la mesure de son
corps ; il pleure, il s´ écrie : quelle fin
pour un si grand musicien ! malheureux,
tu n´ en serois pas là, si tu avois su
gouverner, comme tu savois chanter : ce n´ est pas
au musicien qu´ on en veut, c´ est au
méchant empereur. Le sénat l´ a déclaré
ennemi de la patrie, on le cherche pour le traîner
au supplice : il se saisit de deux
poignards ; il se dit : " tu prolonges
p248
une vie infâme, d´ une maniere honteuse ;
ce que tu fais n´ est pas digne d´ un
empereur : prends ton parti, allons
Néron, exhorte-toi " . Les cavaliers qui
ont ordre de le prendre vivant, sont à la
porte, il les entend. à l´ aide
d´ Epaphrodite, son secrétaire, il s´ enfonce un des
deux poignards dans la gorge ; il expiroit
lorsque le centurion entra : ses yeux
aggrandis et fixes inspiroient l´ effroi.
Le monstre n´ est plus. Je m´ arrête
immobile devant son cadavre : à chaque
forfait que je me rappelle, je sens mon
indignation redoubler : mais que lui
importe ! Il ne me voit point. C´ est en vain
que je lui reproche les meurtres
d´ Agrippine, de Burrhus, de Séneque, de Thraséa,
de Vétus et de sa famille ; il ne m´ entend
plus : les furies se sont éloignées, et
p249
sa cendre repose aussi tranquillement que
celle de l´ homme vertueux. Qui est-ce qui
absoudra les dieux, de sa vie, et de la
mort de ses instituteurs ? Tant de crimes
sont-ils suffisamment expiés par le
supplice d´ un moment ? Est-il vrai que le ciel
fît assez pour un Séneque, lorsqu´ il le créa
bon ; et qu´ un Néron en fût assez châtié,
lorsqu´ il le créa méchant ? Je le crois : oui,
je le crois ; et s´ il falloit opter entre le sort
d´ un scélérat fortuné, et celui d´ un homme
de bien malheureux, certes je ne
balancerois pas. Quel est le motif d´ un choix
aussi décidé ? La persuasion qu´ il n´ y a
point de méchant qui n´ ait souvent desiré
d´ être bon, et que le bon ne desira jamais
d´ être méchant.
Lxi une singularité aussi
remarquable que surprenante dans le caractere
de Néron, c´ est la patience avec
laquelle il supportoit l´ injure et la satyre. Il
ne se montra dans aucune circonstance
p250
aussi indulgent qu´ envers ceux qui l´ attaquoient
par des mots ou des vers épigrammatiques.
Il livroit l´ empereur à la raillerie,
mais non le musicien.
Le préteur Lucius Antistius, sans
aucun sujet de mécontentement, compose
des vers outrageants contre Néron,
et les lit à table au milieu d´ une assemblée
nombreuse ; il est déféré : le sénat se
partage d´ avis ; le jugement est renvoyé à
Néron, qui répond : " comme je m´ étois
proposé de modérer votre rigueur, je
suis bien éloigné de m´ opposer à votre
clémence : ordonnez d´ Antistius ce qu´ il
vous plaira, vous êtes même les maîtres
de l´ absoudre " .
Au milieu des flatteries, le consul
désigné Cérialis Anicius dit un mot délié,
dont Néron ne s´ offensa point ; il opinoit
à ce qu´ on élevât un temple au divin Néron :
honneur qu´ on ne rendoit aux souverains
qu´ après leur mort.
p251
On publia contre lui nombre
d´ épigrammes grecques et latines, assez
mauvaises, à la vérité, à en juger par celles
que Suétone nous a transmises. Il en
connut les auteurs, n´ en poursuivit aucun, et
obtint du sénat le pardon de ceux qui
furent dénoncés.
Un acteur des farces attellanes,
appellé Datus, chantoit un air qui
commençoit par ces mots, bon jour, mon pere ;
bon jour, ma mere, et qui finissoit par
ceux-ci, vous irez bientÔt chez Pluton.
par le geste de quelqu´ un qui boit, il
désigna la mort de Claude ; par celui de
quelqu´ un qui nage, la mort d´ Agrippine ;
et par un troisieme qui s´ étendoit à la
ronde, la perte du sénat : il fut exilé.
Une pareille insolence seroit plus
sévérement châtiée de nos jours.
p252
Rien ne le choquoit autant dans
les libelles de Vindex, que le dédain de son
talent musical. Il avoit sur cet art une idée
assez juste ; c´ est qu´ il ne produisoit ses
grands effets que dans les assemblées
nombreuses.
Séneque lui avoit appris la langue
grecque, l´ histoire, l´ éloquence et la poésie.
Il fit des vers médiocres avec assez
de facilité ; il ne fit aucun progrès dans
l´ art oratoire.
Il se refusa entiérement à l´ étude de
la philosophie, d´ après le conseil
d´ Agrippine sa mere, qui lui persuada
que cette science étoit nuisible à un souverain :
p253
c´ est-à-dire, à un tyran, car c´ étoit
la valeur du mot dans la bouche d´ une
femme aussi impérieuse.
Quoi ! L´ art de modérer ses passions,
de connoître ses devoirs et de les remplir,
d´ exercer la clémence et la justice, de
connoître les vraies limites de son pouvoir,
les prérogatives inaliénables de l´ homme,
de les respecter ; cet art, dis-je, est
nuisible à un souverain, et il ne doit point
entrer dans le plan de l´ éducation d´ un
prince !
Ce conseil d´ Agrippine est celui que
donneront toujours aux enfants des rois,
ceux qui se proposeront de les abrutir,
pour les gouverner : il est important pour
eux qu´ ils soient vicieux et fainéants. Mais
Agrippine apprit avec le temps, qu´ on ne
travaille pas impunément à rendre son
maître sot et méchant. Puissent les imitateurs
de sa politique recevoir la même récompense
qu´ elle en obtint !
Agrippine publia que son fils Néron,
p254
au berceau, avoit été gardé par deux
serpents ; Néron ne convenoit que d´ un.
On reproche à Séneque d´ avoir
interdit à son eleve la lecture des anciens
orateurs ; et cela pour fixer sur lui seul
toute son admiration. Quelle ineptie !
Séneque permettoit sans doute à Néron la
lecture de ses propres ouvrages, où il dit
de Cicéron : cet orateur dont la majesté
répond à celle de l´ empire.
p255
Lxii jusqu´ ici nous n´ avons vu que
l´ homme de cour, l´ instituteur de
Néron ; il nous reste à connoître le
philosophe, ou le précepteur du genre humain.
Nous nous arrêtons avec intérêt
devant les portraits des hommes célebres, ou
fameux : nous cherchons à y démêler
quelques traits caractéristiques de leur
héroïsme, ou de leur scélératesse ; et il est rare
que notre imagination ne nous serve pas à
p258
souhait. Tous les bustes de Séneque m´ ont
paru médiocres ; la tête de sa figure au bain
est ignoble : sa véritable image, celle qui
vous frappera d´ admiration, qui vous inspirera
le respect, et qui ajoutera à mon
apologie la force qui lui manque, elle est
dans ses écrits. C´ est-là qu´ il faut aller
chercher Séneque, et qu´ on le verra.
Séneque a beaucoup écrit ; et je n´ en
suis pas étonné, il avoit tant d´ amour pour
le travail, et il étoit doué d´ un génie si
facile et si fécond. " je ne passe pas,
nous dit-il, une seule journée oisive : etc. "
p259
c´ est ainsi qu´ on se fait un nom parmi
ses contemporains et chez les races futures.
Quels que soient les avantages qu´ on
attache au commerce des gens du monde pour
un savant, un philosophe, et même un
homme de lettres, et bien que j´ en
connoisse les agréments, j´ oserai croire que son
talent et ses moeurs se trouveront mieux de
la société de ses amis, de la retraite, de la
lecture des grands auteurs, de l´ examen de
son propre coeur et du fréquent entretien
avec soi ; et que très rarement il aura
occasion d´ entendre, dans le cercle le mieux
composé, quelque chose d´ aussi bon que
ce qu´ il se dira dans la retraite.
Milord Shaftesbury a intitulé un de ses
ouvrages, le soliloque, ou avis à un auteur.
celui qui se sera étudié lui-même, sera
bien avancé dans la connoissance des autres ;
p260
s´ il n´ y a, comme je le pense, ni vertu
qui soit étrangere au méchant, ni vice
qui soit étranger au bon.
Si l´ on en excepte la consolation à Marcia,
à Helvia, et à Polybe, qu´ il écrivit
pendant son exil en Corse ; ce qui nous est
parvenu de ses ouvrages, est le fruit des
heures du jour et des nuits qu´ il déroboit
à ses fonctions à la cour, et au sommeil.
Nous avons perdu ses poëmes, plusieurs
tragédies, ses discours oratoires, ses livres
du mouvement de la terre, son traité du
mariage, celui de la superstition, ses
abrégés historiques, ses exhortations et ses
dialogues. Il suffit de ce qui nous reste, pour
regretter ce qui nous manque.
Je ne dis rien de son commerce épistolaire
avec S Paul, ouvrage ou d´ un écolier
qui s´ essayoit dans la langue latine, ou d´ un
admirateur de sa doctrine et de ses vertus,
jaloux de l´ associer aux disciples de Jésus-Christ.
Il est à croire qu´ il avoit parcouru l´ Egypte,
p261
où son oncle étoit préfet. Ce qu´ il
dit de cette contrée et du fleuve qui
la fertilise, semble confirmer cette
conjecture. On prétend même qu´ il s´ étoit avancé
jusques sur les confins de l´ Inde, et Pline
nous apprend qu´ il en avoit écrit.
Lxiii on trouve dans Séneque un
grand nombre de traits sublimes : c´ est
cependant un auteur de beaucoup, mais
de beaucoup d´ esprit, plutÔt qu´ un ecrivain
de grand goût. J´ aurai de l´ indulgence pour
p263
le style épistolaire ; je conviendrai que la
familiarité de ce genre admet des pensées
et des expressions qu´ on s´ interdiroit dans
un autre ; mais quoique pleines de belles
choses, ses lettres assez naturelles dans
la traduction, ne m´ en paroîtront pas
moins recherchées, dans l´ original.
p265
L´ antiquité ne nous a point transmis
de cours de morale aussi étendu que le
sien. Parmi quelques préceptes qui
répugnent à la nature, et dont la
pratique rigoureuse ajouteroit peut-être à la
misere de notre condition (conséquences
d´ une philosophie trop roide, du moins
p266
pour la généralité des hommes à qui elle
demandoit au-delà de ce qu´ elle espéroit en
obtenir), il y en a sans nombre avec
lesquels il est important de se familiariser,
qu´ il faut porter dans sa mémoire, graver
dans son coeur, comme autant de regles
inflexibles de sa conduite, sous peine de
manquer aux devoirs les plus sacrés, et
d´ arriver au malheur, le terme presque
nécessaire de l´ ignorance et de la méchanceté :
il faut les tenir d´ une bonne éducation,
ou les devoir à Séneque. Que ce
philosophe soit donc notre manuel assidu :
expliquons-le à nos enfants ; mais ne leur en
permettons la lecture que dans l´ âge mûr,
lorsqu´ un commerce habituel avec les
grands auteurs, tant anciens que modernes,
aura mis leur goût en sûreté. Sa maniere
est précise, vive, énergique, serrée ;
mais elle n´ est pas large. Ses imitateurs ne
s´ éleveront jamais à la hauteur de ses
beautés originales ; et il seroit à craindre que
les jeunes gens captivés par les défauts
séduisants de ce modele, n´ en devinssent
p267
que d´ insipides et ridicules copistes. C´ est
ainsi que je pensois de Séneque, dans un
temps où il me paroissoit plus essentiel de
bien dire que de bien faire ; d´ avoir du
style, que des moeurs, et de me conformer
aux préceptes de Quintilien, qu´ aux leçons
de la sagesse.
On verra, dans la suite de cet essai, aux
endroits où je me propose d´ examiner les
différents jugements qu´ on a portés de ses
ouvrages, l´ influence qu´ ont eue sur le
mien l´ expérience de la vie et la maturité
d´ un âge, où si l´ on m´ eut demandé,
que faites-vous, je n´ aurois pas répondu,
je lis les institutions de l´ art oratoire ; mais
j´ aurois dit avec Horace, je cherche
ce que c´ est que le vrai, l´ honnête, le
décent, et je suis tout entier à cette étude.
De combien de grandes et belles
pensées, d´ idées ingénieuses, et même bisarres,
p270
on dépouilleroit quelques-uns de nos
plus célebres ecrivains, si l´ on restituoit
à Plutarque, à Séneque, et à Montagne,
ce qu´ ils en ont pris sans les citer.
p273
J´ aime la franchise de ce dernier : " mon
livre, dit-il, est maçonné des dépouilles
des deux autres " . Je permets
d´ emprunter, mais non de voler ; moins
encore d´ injurier celui qu´ on a volé.
Lxiv je vais parler des ouvrages de
Séneque, sans prévention, et sans partialité :
usant avec lui d´ un privilege dont il
ne se départit avec aucun autre philosophe,
j´ oserai quelquefois le contredire.
Quoique l´ ordre selon lequel le traducteur en
a rangé les traités, ne soit pas celui de
leurs dates, je m´ y conformerai, parceque
je ne vois aucun avantage à m´ en éloigner.
Cette courte analyse achevera de dévoiler
le fond de l´ ame de Séneque, le secret de
sa vie privée, et les principes qui servoient
de base à sa philosophie spéculative et
pratique.
Je vais donc commercer par les lettres,
transportant dans l´ une ce qu´ il aura dit
dans une autre, généralisant ses maximes,
les restreignant, les commentant, les
appliquant à ma maniere, quelquefois les
confirmant, quelquefois les réfutant ; ici
présentant au censeur le philosophe
derriere lequel je me tiens caché ; là, faisant
le rÔle contraire, et m´ offrant à des fleches
qui ne blesseront que Séneque caché derriere moi.
p274
des lettres de Séneque.
Lxv les lettres de Séneque sont
adressées à Lucilius, son ami, et son
eleve dans la philosophie stoïcienne.
" Lucilius, je vous réclame : vous êtes
mon ouvrage " : ils étoient âgés tous les
deux : " nous ne sommes plus jeunes " . Lucilius,
né dans une condition médiocre,
s´ étoit élevé par son mérite au rang de
chevalier romain, et avoit obtenu la
place d´ intendant en Sicile.
La matiere traitée dans cette correspondance,
est très étendue : c´ est presque un
cours de morale complet. Je vais le suivre.
Mais pour m´ épargner à moi-même, et aux
autres, la sécheresse et le dégoût d´ une
table, j´ indiquerai, chemin faisant,
quelques-uns des traits qui m´ ont le plus
frappé, ce que je voudrois avoir recueilli de
ma lecture ; et sur-tout qu´ on ne se
persuade pas qu´ il n´ y ait rien à remarquer, à
apprendre, dans celles dont je n´ annoncerai
que le sujet.
La premiere est sur le temps : Séneque
p275
dit, et ne dit que trop vrai, " qu´ une partie
de la vie se passe à mal faire, etc. "
il traite dans la deuxieme des voyages,
et des lectures, autre sorte de voyage.
" ne pouvant lire autant de livres que
vous en pouvez acquérir, n´ en
acquerez qu´ autant que vous en pourrez
lire " .
C´ est là qu´ il dit d´ Epicure ; " je passe
dans le camp ennemi, en espion, mais
non en déserteur " .
Si vous avez à faire choix d´ un ami,
lisez la troisieme, où l´ on trouve entre autres
cette maxime de Pomponius.
" il y a des yeux tellement accoutumés
aux ténebres, qu´ ils voient trouble au
grand jour " .
La quatrieme vous affranchira des terreurs
p276
de la mort, et des sollicitudes de la vie.
" le tyran me fera conduire, où ? ...
où je vais. Etc. "
frappez à cette porte pour autrui : n´ y
frappez jamais pour vous.
Dans la cinquieme, sur la singularité, il
adresse à Lucilius des conseils, dont
quelques-uns d´ entre nous pourroient profiter.
" n´ allez pas, à l´ exemple de certains
philosophes, etc. "
p277
voulez-vous savoir ce que c´ est que la
véritable amitié ? Vous l´ apprendrez dans la
sixieme.
" combien d´ hommes, dit-il, ont plutÔt
manqué d´ amitié que d´ amis " ! ... le
contraire ne seroit-il pas aussi vrai ; et ne
pourroit-on pas dire ? Combien d´ hommes
ont plutÔt manqué d´ amis que d´ amitié !
Il conseille, lettre septieme, la fuite du
monde. " je ne rapporte jamais de la
société les moeurs que j´ y ai portées " .
Quel est celui d´ entre nous assez sage,
ou assez corrompu, qui n´ en puisse dire
autant ?
p278
Ici, il apostrophe les romains, il leur
reproche d´ enseigner la cruauté à leur
souverain qui ne sauroit l´ apprendre.
Séneque n´ avoit pas encore démêlé le caractere
de son eleve, et son commerce épistolaire
avec Lucilius, commença apparemment
pendant les cinq premieres années du regne
de Néron.
" la route du précepte est longue ;
celle de l´ exemple est courte. Les
disciples de Socrate et d´ Epicure
profiterent plus de leurs moeurs, que de leurs
discours " . Il résulte de cette maxime,
applicable sur-tout à l´ éducation des
enfants, qu´ il faut leur adresser rarement de
ces préceptes dont la vérité ne peut être
constatée que par une longue expérience :
mais parlez sensément ; agissez toujours
bien devant eux. C´ est ainsi que les
romains préparoient à la république des
magistrats, des guerriers et des orateurs.
Vous serez difficile sur la compagnie dans
p279
laquelle vous pourrez les admettre, si vous
pensez qu´ il y a tel mot, telle action,
capable de détruire le fruit de plusieurs années.
L´ activité du sage est le sujet de la
huitieme : dans la neuvieme, où il en
caractérise l´ amitié, il prétend qu´ on refait aussi
aisément un ami perdu, que Phidias une
statue brisée. Je n´ en crois rien. Quoi !
L´ homme à qui je confierai mes pensées les
plus secrettes ; qui me soutiendra dans les
pas glissants de la vie ; qui me fortifiera par
la sagesse de ses conseils et la continuité de
son exemple ; qui sera le dépositaire de
ma fortune, de ma liberté, de ma vie, de
mon honneur ; sur les moeurs duquel les
hommes seront autorisés à juger des
miennes ; je dis plus, l´ homme que je pourrai
interroger sans crainte, dont je ne
redouterai point la confidence, dont j´ oserai
éclairer le fond de la caverne, sans sentir
vaciller le flambeau dans ma main ; cet
homme se refait en un jour, en un mois,
en un an ! Hé ! Malheureusement la durée
de la vie y suffit à peine ; et c´ est un fait
p280
bien connu des vieillards, qui aiment
mieux rester seuls, que de s´ occuper à
retrouver un ami.
Lorsque notre philosophe se demande
à lui-même, quel est son but en prenant
un ami ; et qu´ il se répond : " d´ avoir
quelqu´ un pour qui mourir, qui
accompagner en exil, qui sauver aux dépens
de mes jours " ; il est grand, il est
sublime ; mais il a changé d´ avis.
Lorsque, comparant l´ amour à l´ amitié,
il ajoute que l´ amour est presque la folie de
l´ amitié , il est délicat.
Lorsqu´ il répond à la question, quelle
sera la vie du sage sur une plage
déserte, dans le fond d´ un cachot, celle de
Jupiter dans la dissolution des mondes, il
montre l´ ame la plus forte. De pareilles
idées ne viennent qu´ à des hommes d´ une
trempe rare.
Lxvi il traite, dans la dixieme,
de la solitude.
" Cratès disoit à un jeune homme : que
fais-tu là seul ? Etc. "
p281
dans la onzieme, des avantages de la
vieillesse ; de la mort, et du suicide.
La maniere dont les habitants de sa
campagne, son fermier, son jardinier, ses
arbres, ses charmilles, lui rappellent son
grand âge, est charmante... " qu´ est-ce
que cet homme qu´ on a posté-là, etc. "
dans la douzieme, des effets de la philosophie
sur les défauts et sur les vices.
p282
Dans la treizieme, du courage que donne
la vertu, et du dessouci de l´ avenir.
" le sage qui craint l´ opinion, ressemble
à un général qui s´ ébranle à la vue
d´ un nuage de poussiere élevé par un troupeau " .
Dans la quatorzieme, des soins du corps.
" donnons-lui des soins, etc. "
maxime pusillanime : c´ est le condamner à taire la
vérité.
On dit, vivre d´ abord, ensuite philosopher : ...
c´ est le peuple qui parle ainsi :
p283
mais le sage dit, philosopher d´ abord, et
vivre ensuite, si l´ on peut : ou aimer la
vertu avant la vie.
" il y a trois passions qu´ il ne faut point
exciter, la haine, l´ envie, le mépris...
cela est plus digne du moine de Rabelais,
que du stoïcien Séneque. C´ est vous,
Séneque, qui m´ avez appris à vous répondre :
il y a des hommes dont il est glorieux
d´ être haï : le tourment de l´ envie est
toujours un éloge : le mépris n´ est souvent
qu´ une affectation... " craignons l´ admiration " ... et
pourquoi ? Faisons tout ce qui peut en mériter.
Il s´ entretient avec son ami, lettres 15,
16, 17, 18, 19, des exercices du corps,
de l´ utilité de la philosophie, de la richesse,
de la pauvreté, des persécutions, de la
calomnie ; qu´ il faut embrasser la philosophie
sans délai ; des amusements du sage,
de la colere, des passions, des vices, des
vertus, des avantages du repos, de la
société, des fonctions publiques, du bonheur,
du malheur.
p284
Les préceptes de Séneque sont austeres,
mais l´ expérience journaliere et l´ usage du
monde en confirment la vérité : on ne les
conteste que par vanité, ou par foiblesse.
C´ est dans sa vingtieme lettre qu´ il dit aux
grands, aux gens en place, un mot
simple, mais qu´ ils devroient avoir sans cesse
à la bouche, s´ ils sentoient vivement les
inconvénients de leur élévation : " quand
viendra le jour heureux, où l´ on ne
me mentira plus " !
Je ne relis point les ouvrages de Séneque,
sans m´ appercevoir que je ne les ai
point encore assez lus.
Quel est l´ objet de la philosophie ? C´ est
de lier les hommes par un commerce
d´ idées, et par l´ exercice d´ une bienfaisance
mutuelle.
La philosophie nous ordonne-t-elle de
nous tourmenter ? Non.
Dans la lettre huitieme, sur l´ activité du
sage, il parle de drames mixtes, dont le
ton est grave, et le genre moyen entre la
comédie et la tragédie. Ce genre eut-il
p285
aussi des détracteurs chez les anciens ? Il
ne le dit pas.
Lxvii selon lui, lettre quatorzieme,
la philosophie est une espece de sacerdoce etc.
Non, non, Suilius, Aristophanes modernes,
jamais la dépravation ne sera assez
générale, assez durable, assez puissante,
ou la ligue de l´ ignorance et du vice,
contre la science et la vertu, assez forte, pour
empêcher la philosophie d´ être vénérable
et sacrée.
Ne nous engageons point dans des querelles.
Méprisons les propos de l´ impudent,
soyons convaincus qu´ il n´ y a que des
hommes abjects qui osent nous insulter. Ne
soyons pas plus offensés de leurs injures,
que nous ne serions flattés de leur éloge ;
abandonnons le pervers à sa honte secrette... "
est-ce qu´ il en éprouve " ? ... je
le crois depuis qu´ un de ces infâmes salariés
p286
des grands pour déchirer les gens de
bien, a dit d´ une satyre de commande,
qu´ il n´ étoit pas bien sûr d´ être content de
l´ avoir faite. Un des châtiments de la folie,
est de se déplaire à elle-même.
L´ ouvrage de Séneque est un champ où
l´ on trouve toujours à glaner. Je vois que
dans l´ opulence il s´ exerçoit à la pauvreté :
au milieu des richesses, il se rit de la peine
inutile que la fortune s´ est donnée.
Il dit, lettre vingt-une, à propos de la
vraie gloire du sage : " en vain Atticus
p288
auroit eu pour gendre Agrippa, etc. "
puis s´ arrêtant à la porte des jardins de ce
philosophe, il y grave une inscription qui
atteste l´ austérité de l´ un et l´ impartialité de
l´ autre. La voici :
" passant, tu peux t´ arrêter ici, etc. "
c´ est ainsi que Séneque pensoit de ce
philosophe, si mal connu, et tant calomnié.
On ne s´ est pas acharné avec moins de
fureur sur la doctrine d´ Epicure, que sur
les moeurs de Séneque.
Je lis dans un auteur moderne :
p289
on oppose Séneque, comme un bouclier
impénétrable, etc. "
lorsque Zéneque fait l´ éloge d´ Epicure,
il ne décrie point Zénon, non plus qu´ il
ne préconise celui-ci, lorsqu´ il attaque
le premier. C´ est un juge impartial, qui
pese ce que chaque secte enseigne de
contraire ou de conforme à la vérité, et qui
s´ en explique avec franchise. Si les talents
sublimes et les vertus transcendantes de
l´ académicien des inscriptions, qui a
enrichi l´ histoire critique de la philosophie,
de son examen de la vie et de la doctrine
d´ Epicure, ne m´ étoient parfaitement
connus, je penserois qu´ un auteur qui se sert
p290
de l´ éloge de l´ une des ecoles pour les
rendre toutes deux suspectes, est un
mauvais logicien, s´ il pense ce qu´ il écrit, ou
un dangereux hypocrite, s´ il écrit ce qu´ il
ne pense pas.
Un littérateur du jour auroit-il la vanité
de se croire mieux instruit des sentiments
d´ Epicure, dont les ouvrages nous
manquent, qu´ un ancien philosophe, qu´ un
Séneque, qui les avoit sous ses yeux.
Qu´ Epicure et Zénon se soient accordés
l´ un et l´ autre à regarder la vertu comme
le plus essentiel de tous les biens, et qu´ ils
en aient eu les mêmes idées : que
s´ enfuit-il ? Que l´ epicurien n´ en étoit pas moins
dissolu, et que le stoïcien en étoit
peut-être moins sage ? Voilà une étrange
conclusion.
Hé ! C´ est bien assez de condamner Epicure,
sans lui associer aussi lestement le
philosophe Séneque, son apologiste ;
Séneque, que S JérÔme, qui n´ étoit pas le
plus tolérant des peres de l´ eglise, loue
pour la pureté de sa morale, la sainteté
p291
de sa vie, et qu´ il a inscrit dans le
catalogue des auteurs sacrés.
Séneque ne ferme presque pas une de
ses lettres, sans la sceller de quelques
maximes d´ Epicure ; et ces maximes sont
toujours d´ un grand sens et d´ une sagesse
merveilleuse : quelle honte pour le
zénonisme !
Lxviii c´ est dans la vingt-deuxieme lettre
sur les conseils et sur les affaires, que
Séneque dit, des goûts passagers de l´ ambition :
" c´ est un amant qui querelle avec
sa maîtresse ; n´ allez pas prendre un moment
d´ humeur pour une rupture " .
Croit-on que cette pensée déparât celles de
la Rochefoucault ? Il ajoute : " nous
mourons plus mauvais que nous ne naissons.
Je t´ avois engendré, nous dit la nature,
p292
sans desirs, sans crainte, sans superstition,
sans perfidie, sans vice. " ... cela
est-il bien vrai ? ... " retourne comme
tu es venu, la vie nous corrompt. "
en parcourant les lettres 23 et 24, sur la
philosophie, source des vrais plaisirs, sur le
passé, le présent, le futur, les craintes de
l´ avenir, les terreurs de la mort ; je me suis
rappellé l´ endroit où Horace recommande
au poète la lecture des feuillets de
Socrate : on pourroit lui dire avec plus de
raison encore, (...). Si tu crains d´ être un poète
exangue, un diseur de puérilités sonores ;
si tu veux connoître les vices, les vertus,
les passions, les devoirs de l´ homme dans
toutes les conditions et les circonstances,
lis Séneque.
Il s´ occupe, lettre 25, des dangers de la
solitude : si l´ homme se retire dans la forêt
par vanité ou par misanthropie, s´ il y porte
une ame pleine de fiel, il ne tardera pas à
y devenir une bête féroce : celui dont il y
prendra conseil, est un méchant qui
achevera de le pervertir.
p293
Il écrit, lettres 26, 27, 28 et 29, des
avantages de la vieillesse, de la vertu, du
vrai bonheur, des voyages, des conseils
indiscrets. On voit dans cette derniere, qu´ il
y avoit aussi à Rome des hommes pervers
qu´ on se plaisoit à associer aux philosophes
en général, dans le dessein cruel de souiller
la pureté des uns par la turpitude des
autres. Ce fait me rappelle l´ auteur de
l´ anti-Séneque , et la constante affectation
des ennemis de la philosophie à le citer
parmi les hommes sages et éclairés, dont
la vie se passe à chercher la vérité et à
pratiquer la vertu. Si ces calomniateurs des
gens de bien n´ étoient pas étrangers à tout
sentiment honnête, ils rougiroient de
placer ce nom justement décrié, à cÔté des
noms les plus respectables et les plus
respectés.
La Mettrie est un ecrivain sans
jugement, qui a parlé de la doctrine de Séneque
sans la connoître ; qui lui a supposé toute
l´ âpreté du stoïcisme, ce qui est faux ; qui
p294
n´ a pas écrit une seule bonne ligne dans
son traité du bonheur, qu´ il ne l´ ait, ou
prise dans notre philosophe, ou
rencontrée par hasard, ce qui n´ est et ne
pouvoit malheureusement être que très rare ;
qui confond par-tout les peines du sage,
avec les tourments du méchant, les
inconvénients légers de la science, avec les
suites funestes de l´ ignorance ; dont on
reconnoit la frivolité de l´ esprit dans ce qu´ il
dit, et la corruption du coeur dans ce qu´ il
n´ ose dire ; qui prononce ici que l´ homme
est pervers par sa nature, et qui fait
ailleurs, de la nature des êtres, la regle de
leurs devoirs et la source de leur félicité ;
qui semble s´ occuper à tranquilliser le scélérat
dans le crime, le corrompu dans ses
vices ; dont les sophismes grossiers, mais
dangereux par la gaieté dont il les
assaisonne, décelent un ecrivain qui n´ a pas les
premieres idées des vrais fondements de la
morale, de cet arbre immense, dont la
tête touche aux cieux et les racines pénétrent
p295
jusqu´ aux enfers, où tout est lié, où
la pudeur, la politesse, la décence, les
vertus les plus légeres, s´ il en est de telles,
sont attachées comme la feuille au rameau
qu´ on deshonore en l´ en dépouillant ;
dont le cahos de raison et d´ extravagance
ne peut être regardé sans dégoût, que par
ces lecteurs futiles qui confondent la
plaisanterie avec l´ évidence, et à qui l´ on a
tout prouvé, quand on les a fait rire ; dont
les principes, poussés jusqu´ à leurs
dernieres conséquences, renverseroient la
législation, dispenseroient les parents de
l´ éducation de leurs enfants, renfermeroient
aux petites-maisons l´ homme courageux
qui lutte sottement contre ses penchants
déréglés, assureroient l´ immortalité au
méchant qui s´ abandonneroit sans remords
aux siens ; et dont la tête est si troublée,
et les idées sont à tel point décousues, que
dans la même page, une assertion sensée
est heurtée par une assertion folle, et une
assertion folle, par une assertion sensée ;
p296
ensorte qu´ il est aussi facile de le défendre,
que de l´ attaquer.
Lxix dans la même lettre, Séneque
cite un beau mot d´ Epicure sur les
jugements populaires. " jamais je n´ ai voulu
plaire au peuple : ce que je sais, n´ est
pas de son goût ; et ce qui seroit de son
goût, je ne le sais pas " .
La contrainte des gouvernements despotiques
rétrécit l´ esprit, sans qu´ on s´ en
apperçoive ; machinalement on s´ interdit
une certaine classe d´ idées fortes, comme
on s´ éloigne d´ un obstacle qui nous
blesseroit ; et lorsqu´ on est accoutumé à cette
marche pusillanime et circonspecte, on
revient difficilement à une marche
audacieuse et franche. On ne pense, on ne
parle avec force que du fond de son tombeau :
p297
c´ est là qu´ il faut se placer ; c´ est
delà qu´ il faut s´ adresser aux hommes. Celui
qui conseilla au philosophe de laisser un
testament de mort, eut une idée
utile et grande. Je souhaite pour le
progrès des sciences, qu´ il nous fasse
attendre le sien long-temps.
Lisez la lettre 30, de la mort, et de la
nécessité de l´ attendre de pied ferme ; et
vous me direz ensuite ce qu´ il y a de nouveau
sur ce sujet dans nos ecrivains modernes.
Quoi de plus délicat que ce mot ?
" l´ ame s´ échappe du vieillard, sans
effort ; elle est sur le bord de sa levre " .
Quoi de plus sensé que ce qui suit ?
" qu´ est-ce que ces noms d´ empereur, de
sénateur, de questeur, de chevalier,
d´ affranchi, d´ esclave " , ou en style
moderne, de rois, de grands, de nobles,
de roturiers, de paysans ? Ce que
p298
c´ est, répond-il, lettre 31 ? " des titres
inventés pour enorgueillir les uns, et
dégrader les autres. N´ avons-nous pas
tous le ciel au dessus de nos têtes " .
Il vous exhortera à la philosophie,
lettre 32 : il vous dira, lettre 33, que dans
un ouvrage de l´ art, il faut que la beauté
de l´ ensemble fixant le premier coup d´ oeil,
on n´ apperçoive pas les détails ; et que,
dans un ouvrage de philosophie ou de
littérature, les beaux vers, les sentences,
sont les dernieres choses à louer.
Il encourage Lucilius à l´ étude de la
philosophie, lettre 34, et le félicite sur ses
progrès. Il prouve, lettre 35, qu´ il ne peut
y avoir d´ amitié qu´ entre les gens de bien.
La mort d´ un ami ravit à l´ homme
vertueux, un témoin de ses vertus ; au
méchant, un complice, peut-être indiscret,
de ses crimes. Les avantages du repos, les
voeux du vulgaire, le mépris de la mort,
texte auquel il ne se lasse point de revenir ;
le courage que donne la philosophie, les
dangers de la prospérité, l´ éloquence qui
p299
convient au sage, la voix de la divinité
qui est en nous, ou la conscience, la
rareté des gens de bien, l´ occupent depuis la
lettre 36, jusqu´ à la 42 e.
Il dit à Lucilius, lettre 36 : " on blâme
votre ami d´ avoir embrassé le repos, etc. "
pour lui peut-être ? Mais pour la société ?
Il y a dans le stoïcisme un esprit monacal
qui me déplaît ; c´ est cependant une
philosophie à porter à la cour, près des
grands, dans l´ exercice des fonctions publiques,
ou c´ est une voix perdue qui crie
dans le désert. J´ aime le sage en évidence,
comme l´ athlete sur l´ arene : l´ homme
fort ne se reconnoît que dans les occasions
où il y a de la force à montrer. Ce célebre
danseur qui déployoit ses membres sur la
scene, avec tant de légéreté, de noblesse
p300
et de graces, n´ étoit dans la rue qu´ un
homme dont vous n´ eussiez jamais deviné
le rare talent.
Il dit, lettre 41, " dans le sein de
l´ homme vertueux, j´ ignore quel dieu,
mais il habite un dieu " ... belle idée !
Séneque pouvoit ajouter : et dans le sein
du méchant, j´ ignore quel démon, mais
il habite un démon.
Lettre 42, qu´ est-ce que l´ homme
léger : " c´ est un oiseau que vous ne tenez
que par l´ aile ; au premier instant il
vous échappera, et ne vous laissera dans
la main qu´ une plume " .
Je trouve, lettre 43, sur la vie cachée :
que ce fut moins l´ orgueil, que la honte,
qui créa les portiers chez les romains. De
la maniere dont on vivoit, entrer dans
une maison sans se faire annoncer,
c´ étoit prendre le maître ou la maîtresse en
flagrant délit.
Lettre 44, la philosophie est la vraie
noblesse : nul n´ a vécu pour la gloire
d´ autrui.
p301
Lettre 45, les chicanes futiles de la
dialectique seront méprisées de tout bon
esprit ; n´ en déplaise, dit Séneque, à nos
stoïciens, que j´ approuve ou blâme à mon
gré, " parceque je ne m´ asservis à aucun
maître, que je ne porte la livrée de
personne, et qu´ en respectant les sentiments
des grands hommes, je ne
renonce pas au mien " .
Même cause, même effet. Celui qui
connoîtra l´ esprit du stoïcisme, ne sera
point étonné qu´ un amalgame de philosophie
et de théologie, ait fait, des disciples
de Zénon, des moulins à sophismes et
des bluteurs de mots.
Lettre 46, il fait l´ éloge d´ un ouvrage
de Lucilius.
Il dénombre, lettre 47, la multitude des
esclaves. " c´ est un consulaire subjugué
par sa vieille femme ; etc. "
p302
il n´ y a point de cour où l´ on n´ eût besoin
d´ un officier, dont la fonction fût de se
trouver tous les matins au chevet du monarque,
et de lui citer cette maxime commune.
Après avoir exposé, lettre 48, les
devoirs de l´ amitié, et traité, lettre 49, de la
mort et de la briéveté de la vie, il tombe
sans ménagement sur les puérilités de la
dialectique de son ecole. " aujourd´ hui,
dit-il, la rapidité du temps me
confond, etc. "
p303
cette sentence austere de Séneque, brûle
quelque milliers de volumes ?
Est-elle juste ? Ne l´ est-elle pas ?
Et faudroit-il en effet dédaigner toute
étude qui n´ auroit pas un rapport immédiat
avec la connoissance des devoirs, et
la pratique des vertus ?
Lxx je vais passer rapidement sur
les lettres qui suivent ; on formeroit un
volume de ce qu´ elles offrent de remarquable.
p304
L´ éloge de Lucilius ; la description des
bains de baies ; les différentes classes de
sages ; que peu d´ hommes connoissent
leurs défauts ; les infirmités auxquelles
notre philosophe étoit sujet ; la maison de
Vatia, à l´ entrée de laquelle on auroit pu
graver comme au fronton de la plupart
de nos palais, ci-gît le bonheur ; son
séjour à Baies ; la possibilité de méditer,
d´ étudier, d´ écrire au milieu du tumulte ;
du premier mouvement dans la
passion ; de la division des êtres, selon Platon ;
de la disette de la langue latine ; de la
différence de la joie et de la volupté ; de
l´ objet méprisable des voeux et des prieres
du vulgaire ; de la soumission du sage à la
nécessité : " la nécessité n´ est que pour
le rébelle ; le sage n´ obéit point au
destin, ils veulent tous deux " : voilà ce
qui remplit l´ espace de la quarante-neuvieme
lettre à la soixante-deuxieme, où
notre philosophe se reproche d´ avoir
pleuré sans mesure la perte de son ami
Sérenus ; et nous dit, " vous avez inhumé
p305
votre ami ; etc. " cela est-il
vrai ? Il m´ a semblé qu´ on l´ admiroit,
qu´ on la louoit, et qu´ on la fuyoit.
Quoi ! L´ on se moque d´ un époux, d´ un
amant, d´ un fils, inconsolable de la mort
de sa femme, de sa maîtresse, de son
pere, de son ami. Il n´ en est rien ; et
pour répondre à Séneque dans sa maniere,
je lui dirai : " nous sommes touchés de
tout ce qui nous promet des regrets
éternels. Etc. "
p306
Séneque prétend, lettre 50, que le
vice est dans l´ ame une plante étrangere ;
que la vertu s´ y trouve dans son terrein,
et qu´ elle s´ y enracine de plus en plus,
p307
parcequ´ elle est dans l´ ordre de la nature,
dont le vice est l´ ennemi... cela
est-il bien vrai ? Pourquoi donc tant de
vicieux, si peu de vertueux, au milieu de
tant de prédicateurs de vertu ? Pourquoi
tant de besoin et si peu de succès de
l´ éducation dans la jeunesse ? Tant de conseils
et si peu de fruit dans l´ adolescence et dans
l´ âge viril ? Tant de fous dans la vieillesse ?
Tant d´ indocilité dans l´ esprit, au milieu de
la ruine des sens ? La passion parle
toujours la premiere, et la raison se tait, ou
ne parle que tard et à voix basse. Séneque
ne se contredit-il pas, lorsqu´ il reproche à
Apicius d´ inviter à la débauche une jeunesse
portée au mal, même sans exemple ?
Il raconte au même endroit une petite
anecdote domestique. Il garda la folle de
sa femme, comme une des charges de sa
succession. " j´ ai peu de goût, dit-il, pour
ces especes de monstres ; etc. "
p308
Séneque étoit si foible, si glacé, qu´ il
nous dit, lettre 57, qu´ il passoit presque
l´ hiver entier entre des couvertures.
On voit, lettre 58, que la langue latine
s´ étoit appauvrie, comme la nÔtre, en se
polissant : effet de l´ ignorance et d´ une
fausse délicatesse ; de l´ ignorance, qui laisse
tomber en désuétude des mots utiles ; d´ une
fausse délicatesse, qui proscrit ceux qui
blessent l´ oreille ou gênent la prononciation.
Des expressions d´ Ennius et d´ Attius
étoient surannées, comme plusieurs de
Rabelais, de Montagne, de Malherbe et
de Regnier. Au tems de Séneque, Virgile
commençoit à vieillir. Comme de toutes
les machines, il n´ y en a aucune qui
travaille autant que la langue, aucune d´ aussi
orgueilleuse et d´ aussi passive que l´ oreille ;
l´ une et l´ autre tendent à se délivrer du
malaise le plus léger, mais le plus continu.
p309
Lxxi il dit sur la vieillesse etc. :
et j´ ajouterai, à quoi
bon rester, quand on n´ est plus propre
qu´ à corrompre le bonheur, à troubler les
devoirs et à empoisonner les jours de ceux
que la reconnoissance et la tendresse
attachent à nos cÔtés : n´ attendons pas qu´ ils
nous donnent congé ; nous avons vécu,
permettons leur de vivre. Et ne craignons pas
que ce conseil soit funeste aux vieillards ;
ils ont tous la peur de mourir : la vie n´ est
vraiment dédaignée que par ceux qui
peuvent se la promettre longue ; ils ne la
connoissent pas, comment y attacheroient-ils
de l´ importance ou du mépris ; ils vivent,
comme ils font tout le reste, sans y penser.
p310
Séneque dit lettre 60, " l´ enfant croît
au milieu de la malédiction de ses
parents " : et si l´ on réfléchit aux actions
dont il est témoin, aux propos qu´ il
entend dans le foyer paternel, on ne
trouvera pas l´ expression exagérée.
" lettre 63, de toutes ces femmes
tendres qu´ on a eu tant de peine à retirer
du bucher, à séparer du cadavre de leurs
époux, citez-m´ en une qui ait eu des larmes
pour un mois " .
Lettre 64, où il traite de la vénération
pour les anciens philosophes ; " tous,
dit-il, ne sont pas dignes d´ applaudir au
philosophe " . Quelle douceur trouveroit-il
à l´ éloge de celui dont le blâme ne
le touche pas ? On n´ ambitionne la louange
que de celui dont on craindroit le
reproche. " Fabianus parloit en public ; mais
on l´ écoutoit avec décence : etc. "
p311
je crains que ces distinctions
ne soient plus subtiles que solides.
Au théatre, les spectateurs, dans l´ ecole,
le disciple, ne rompent le silence, que
parcequ´ ils ne peuvent plus le garder. L´ enthousiasme
est le même, et ce n´ est pas à
l´ homme, c´ est à la chose, grande,
honnête, que le premier applaudissement est
adressé... " le philosophe a beaucoup
perdu à s´ être trop familiarisé " ... je
n´ en crois rien... " il lui faudroit un
sanctuaire au lieu d´ une place " ... l´ endroit
où il s´ explique dignement, est toujours un
sanctuaire... " il faut à la philosophie des
prêtres, et non des courtiers " ... je
ne lui veux ni les uns, ni les autres.
Il expose, lettre 65, les opinions de
Platon, d´ Aristote et des stoïciens, sur le
p312
monde : on voit ici que le systême
de l´ optimisme n´ est pas d´ hier, et que
celui des indiscernables fut connu dès le
temps du proverbe, qu´ on ne se baigne
pas deux fois dans le même fleuve, et que
l´ homme et le fleuve ont changé.
La lettre 66, sur l´ égalité des biens et
des maux, n´ est qu´ un tissu de sophismes.
Il traite, lettre 67, du bon ; et lettre
68, du repos du sage qu´ il arrache de ce
recoin du globe pour le lancer dans les
plaines de l´ immensité. Je consens qu´ il y
fasse un tour, mais je ne veux pas qu´ il y
séjourne : s´ expatrier ainsi, ce seroit n´ être
ni parent, ni ami, ni citoyen... " le stoïcien
voit du haut des cieux, combien
c´ est un siege bas qu´ un tribunal, une
chaise curule " ... de dessus une chaise
curule, un tribunal, on voit combien
c´ est un rÔle insensé que de se perdre dans
p313
les nues : vues monastiques et anti-sociales.
J´ aime mieux ce qui suit.
" c´ est une puérilité que de se retirer de
la foule, pour l´ appeller : c´ est appeller
la foule, que de faire de sa retraite la
nouvelle publique " . C´ est une sotte
vanité, que de s´ affliger ou de s´ offenser quand
elle ne vient pas : c´ est ajouter à l´ éclat, que
de la repousser quand elle vient. Et qu´ importe
qu´ on parle ou qu´ on se taise de
vous, pourvu que vous vous retiriez à
temps ! Le malade craint-il ou souhaite-t-il
qu´ on dise qu´ il s´ est mis au lit ?
" attaquer ses vices, etc. "
ici, Séneque ne permet au sage de se
mêler de l´ administration publique, ni
dans toutes les contrées, ni en tout temps,
ni pour toujours.
Il me semble que je l´ entends s´ adresser
p314
en ces termes au candidat qui le consulte :
vous présumez trop de votre amour pour
le bien ; votre santé délicate ne suffira pas
à la fatigue de votre place ; vous êtes d´ un
caractere trop foible ou trop roide ; colere et
caustique, vous ne sympathiserez pas avec
les habitants de la cour. Vous allez vous
précipiter dans un cahos d´ affaires, d´ où
ni votre zele, ni vos talents supérieurs,
ni vos veilles, ne vous tireront pas. Vous
serez desservi par ceux mêmes qui vous
appellent à l´ administration ; vos projets les
plus sages seront, ou rejettés par l´ envie,
ou écrasés par l´ intérêt personnel ou par
la haine : il viendra un moment où vous
ne saurez ni comment rester, ni comment
sortir. Préférez le repos ; vivez avec vos
amis et avec vos livres : dans les temps de
peste, on se renferme.
L´ homme d´ etat qui craint de perdre sa
place, n´ osera jamais de grandes choses ;
son oreille toujours ouverte aux sollicitations
des hommes puissants, est toujours
fermée aux plaintes du peuple. Il faut qu´ il
p315
sache attendre sa disgrace, sans pâlir ;
l´ apprendre, sans murmurer : il faut qu´ il
dise : " mon maître avoit un bon serviteur ;
il n´ en veut plus, tant pis pour
lui : il seroit bien singulier que Ménès
pût se passer de Diogene, et que Diogene
ne pût se passer de Ménès " . Il est
des circonstances où les hommes revêtus
des premieres places, ne sont pas élevés :
ils sont en l´ air.
Lxxii la lettre 69, est de l´ inconvénient
des fréquents voyages.
La lettre 70, du suicide.
Voici les causes principales du suicide. Si
les opérations du gouvernement précipitent
dans une misere subite un grand nombre
de sujets, attendez-vous à des suicides. On
se defera fréquemment de la vie, par-tout
où l´ abus des jouissances conduit à
l´ ennui, par-tout où le luxe et les mauvaises
moeurs nationnales rendent le travail plus
effrayant que la mort, par-tout où des
superstitions lugubres et un climat triste
concourront à produire et à entretenir la mélancolie,
p316
par-tout où des opinions moitié
philosophiques, moitié théologiques,
inspireront un égal mépris de la vie et de la
mort.
Les stoïciens pensoient que la notion
générale de bienfaiteur ne nous faisant
point un devoir de garder un présent que
nous n´ avons pas sollicité et qui nous gêne,
soit que la vie fût un bien ou fût un mal,
la doctrine du suicide n´ étoit nullement
incompatible avec l´ existence des dieux.
Ils alloient plus loin ; le suicide que la loi
civile et la loi religieuse proscrivent
également, est un des points fondamentaux
de la secte : selon cette ecole, " le sage ne
vit qu´ autant qu´ il doit, non autant qu´ il
le pourroit : le bonheur n´ est pas de
vivre ; mais le devoir, mais le bonheur,
est de bien vivre " .
Les opinions tombent ou se propagent,
selon les circonstances ; et quelles circonstances
p317
plus favorables à la doctrine du suicide,
que celles où un geste, un mot, une
médisance, une calomnie, le ressentiment
d´ une femme, la haine d´ un affranchi,
une grande fortune, la délation d´ un
esclave mécontent ou corrompu, la jalousie,
la cupidité, l´ ombrage d´ un tyran, vous
envoyoient au supplice dans le moment le
plus inattendu. C´ est alors qu´ il faut dire
aux hommes : " mourir plutÔt ou plus tard
n´ est rien : etc. "
p320
les hommes ne se considerent pas assez
comme dépositaires du bonheur, même
de l´ honneur, de ceux auxquels ils sont
attachés par les liens du sang, de l´ amitié,
de la confraternité. La honte d´ une action
rejaillit sur les parents ; les amis sont au
moins accusés d´ un mauvais choix ; un
corps, une secte entiere est calomnié. Il
est rare qu´ on ne fasse du mal qu´ à soi.
En lisant Séneque, on se demande
plusieurs fois, pourquoi les romains se
donnoient la mort ? Pourquoi les femmes
romaines la recevoient avec une tranquillité,
un sens froid tout voisin de l´ indifférence ?
Les combats sanglants du cirque où ils
voyoient mourir si fréquemment, avoient-ils
rendu leur ame féroce ? Le mépris de la
vie s´ élevoit-il sur les ruines du sentiment de
l´ humanité ? Revenoient-ils du spectacle,
convaincus que la douleur de ce passage qui
nous effraye, est bien peu de chose,
puisqu´ elle ne suffisoit pas pour Ôter aux
gladiateurs la force de tomber avec grace, et
d´ expirer selon les loix de la gymnastique ?
Ce n´ étoit ni par dégoût, ni par ennui,
que les anciens se donnoient la mort ; c´ est
p321
qu´ ils la craignoient moins que nous, et
qu´ ils faisoient moins de cas de la vie. Le
dialogue suivant n´ auroit point eu lieu
entre deux romains.
" voyez-vous cet endroit ? Etc. "
dans un autre moment, vous l´ auriez
trouvée trop chaude ; celui qui tâte l´ eau, ne
s´ y jette pas.
Lxxiii les conseils, le courage
philosophique, sont les deux sujets de la
soixante-onzieme lettre. Rien de plus grand
et de plus beau, que la peinture du
courage philosophique... elevez votre
ame, mon cher Lucilius ; renoncez à
des recherches frivoles, à une philosophie
minutieuse, qui rétrécit le génie.
" il n´ y a point de vent favorable
p322
pour qui ne sait pas dans quel port il
veut entrer " ... cela est vrai : mais la
maxime contraire ne l´ est-elle pas
également, et le stoïcien ne pouvoit-il pas
dire ? Il n´ y a point de vent contraire pour
celui à qui tout port convient, et qui se
trouve aussi bien dans la tempête que dans
le calme.
Il prouve, lettre soixante-douze, que
la sagesse ne souffre point de délai ; et lettre
70 e, que le philosophe n´ est point un
séditieux, un mauvais citoyen.
Et comment pourroit-on être de bonne
foi, et regarder le philosophe comme un
ennemi de l´ etat et des loix, le détracteur
des magistrats et de ceux qui président à
l´ administration publique ? Qui est-ce qui
leur doit autant que lui ? Sont-ce des
courtisans, placés au centre du tourbillon,
avides d´ honneurs et de richesses ; pour
qui le prince fait tout, sans jamais avoir
fait assez ; dont la cupidité s´ accroît à
mesure qu´ on leur accorde ? Des hommes que
sa munificence ne sauroit assouvir, quelqu´ étendue
p323
qu´ elle soit, l´ aimeroient-ils
aussi sincerement que celui qui tient de son
autorité une sécurité essentielle à la
recherche de la vérité, un repos nécessaire
à l´ exercice de son génie ?
Le magistrat rend la justice ; le philosophe
apprend au magistrat ce que c´ est
que le juste et l´ injuste. Le militaire
défend la patrie ; le philosophe apprend au
militaire ce que c´ est qu´ une patrie. Le
prêtre recommande au peuple l´ amour et le
respect pour les dieux ; le philosophe
apprend au prêtre ce que c´ est que les dieux.
Le souverain commande à tous ; le philosophe
apprend au souverain quelle est
l´ origine et la limite de son autorité.
Chaque homme a des devoirs à remplir dans
sa famille et dans la société ; le philosophe
apprend à chacun, quels sont ces devoirs ?
L´ homme est exposé à l´ infortune et à la
douleur ; le philosophe apprend à l´ homme
à souffrir.
Si l´ on attenta quelquefois à la vie du
prince, fut-ce le philosophe ? Si l´ on écrivit
p324
contre lui un libelle, fut-ce le philosophe ?
Si l´ on prêcha des maximes séditieuses, fut-ce
dans son école ? A-t-il été le précepteur
de Ravaillac ou de Jean Chatel ? C´ est le
philosophe qui sent un bienfait, c´ est lui
qui est prompt à le reconnoître, et à s´ en
acquitter par son aveu.
Ce sujet mériteroit bien d´ être traité de
nos jours. La question se réduiroit à savoir :
s´ il est licite, ou non, de s´ expliquer
librement sur la religion, le gouvernement et
les moeurs.
Il me semble que si, jusqu´ à ce jour, l´ on
eût gardé le silence sur la religion, les
peuples seroient encore plongés dans les
superstitions les plus grossieres et les plus
dangereuses. Si la république avoit le même
droit au tems de l´ idolâtrie, nous serions
encore idolâtres : on fit boire la ciguë à
Socrate, sans injustice ; les Nérons et les
p325
Dioclétiens ne furent point d´ atroces
persécuteurs.
Il me semble que si, jusqu´ à ce jour, l´ on
eût gardé le silence sur le gouvernement,
nous gémirions encore sous les entraves du
gouvernement féodal : l´ espece humaine
seroit divisée en un petit nombre de
maîtres, et une multitude d´ esclaves : ou nous
n´ aurions point de loix, ou nous n´ en
aurions que de mauvaises ; Sidney n´ eut point
écrit, Locke n´ eut point écrit, Montesquieu
n´ eut point écrit ; et il faudroit compter
p326
au nombre des mauvais citoyens, ceux qui
se sont occupés avec le plus de succès de
l´ objet le plus important au bonheur des
sociétés et à la splendeur des etats.
Il me semble enfin que si jusqu´ à ce jour
on eût gardé le silence sur les moeurs, nous
en serions encore à savoir ce que c´ est que
la vertu, ce que c´ est que le vice. Interdire
toutes ces discussions, les seules qui soient
dignes d´ occuper un bon esprit, c´ est
éterniser le regne de l´ ignorance et de la
barbarie.
Séneque démontre, lettre 74 e, qu´ il n´ y
a de bon que ce qui est honnête ; et lettre
75, que la philosophie n´ est point une
science de mots. " en quoi, dit-il, consiste
la liberté du sage ? à ne craindre ni les
hommes ni les dieux. "
on est philosophe ou stoïcien dans
toute la rigueur du terme, lorsqu´ on sait
dire, comme le jeune spartiate, je ne serai
point esclave.
p327
Ô la belle éducation que celle où l´ on
nous auroit appris à nous fracasser la tête
contre une muraille, plutÔt que de soutenir
un vase d´ ordures !
On voit, lettre 76, que Séneque ne
rougit point de prendre des leçons dans
un âge avancé.
" admirez, dit-il à Lucilius, combien
je suis de bonne foi avec vous, etc. "
p329
rejetté ! Ou ? Par qui ? Le méchant
a-t-il de l´ esprit ? Il sera recherché
par celui qui s´ ennuie... de la richesse ?
à deux heures sa cour sera pleine de clients,
et sa table environnée de parasites ! ... des
dignités ? On se pressera dans ses
anti-chambres.
Lorsque le placard affiche dans les
carrefours l´ infamie d´ un homme opulent,
d´ abord sa maison reste déserte ; mais cette
solitude dure peu : peu-à-peu la foule
revient ; peu-à-peu on l´ excuse ; peu-à-peu
on doute de ses forfaits ; peu-à-peu on
accuse ses juges ; peu-à-peu il est
innocent, et il ne lui en coûte, pour bien
marier ses filles, qu´ un accroissement à leur
dot.
Dans les sociétés corrompues, les avantages
du vice sont évidents ; son châtiment
est au fond du coeur, on ne l´ apperçoit
point. C´ est presque le contraire de la vertu.
Séneque prétend encore qu´ il est
indifférent qu´ on ensemence une vaste étendue
de terre ; qu´ on jouisse de grands revenus ;
qu´ on reçoive les hommages d´ un cortege
nombreux ; qu´ on boive des liqueurs
délicieuses dans de brillants crystaux... cela
seroit à souhaiter ; mais cela n´ étoit pas
plus à Rome de son temps, que cela n´ est
à Paris du nÔtre.
p330
Il n´ en est pas moins vrai que le
bon vaisseau, ce n´ est pas celui qui est le
plus richement chargé, et la bonne épée,
celle dont la poignée est damasquinée et
le ceinturon enrichi de pierreries : il n´ en
est pas moins vrai qu´ on se moque de
temps en temps de l´ idole de boue devant
laquelle on se prosterne ; mais on se
prosterne.
Lxxiv il entretient Lucilius, lettre
77, de la flotte d´ Alexandrie, et de la mort
de Marcellinus.
C´ est-là, " qu´ en généralisant le mot
de César à un soldat qui lui demandoit
la mort, etc. "
p331
celle des grands hommes, des hommes
vertueux, des hommes utiles, l´ est
toujours : c´ est ce qu´ annonce le deuil public,
après leur trépas. Il eut mieux valu, sans
doute, que l´ auteur de Mahomet,
d´ Alzire, de Brutus, de Tancrede, et de tant
d´ autres chefs-d´ oeuvre, mourût quinze
jours plutÔt, au retour de son triomphe :
mais il vaudroit encore mieux qu´ il vécût.
Comment se remplira le vuide immense
qu´ il a laissé dans presque tous les genres
de littérature ? Je dirois que ce fut le plus
grand homme que la nature ait produit,
que je trouverois des approbateurs ; mais
si je dis qu´ elle n´ en avoit point encore
produit, et qu´ elle n´ en produira peut-être
pas un aussi extraordinaire, il n´ y aura
gueres que ses ennemis qui me contrediront.
Séneque dit, à propos de Marcellinus,
je crois, " l´ homme fort se reconnoît,
jusques sur son oreiller. "
p332
il parle, lettre 78, des maladies et du
motif qui l´ empêcha de se délivrer d´ une
existence douloureuse ; lettre 79, de
Charibde, de Scylla et de l´ Etna.
On rencontre dans cet auteur des mots
d´ une délicatesse charmante, aux endroits
où on les attend le moins. C´ est-là qu´ il dit
de la gloire, qu´ elle est à la vertu, ce que
l´ ombre est au corps.
Lettre 80 e, de la frivolité des spectacles
et des avantages de la pauvreté.
Il est bien aisé, dira-t-on, de faire
l´ éloge de la pauvreté, quand on regorge de
richesses. Il est bien plus difficile encore
d´ être pauvre, quand on n´ est pas un avare ;
et c´ est ce que Séneque sut faire. Il est bien
plus difficile de n´ être pas corrompu par la
richesse, et Séneque ne le fut point. Censeurs,
suspendez un moment votre jugement ;
p333
voyez ce que la richesse produit sur
tous ceux qui vous environnent, et songez
que pour vous venger de vos ennemis, il
ne vous manque qu´ un puits d´ or.
Lettre 81 e, des bienfaits et de la
reconnoissance.
Lettre 82 e, de la molesse. C´ est-là,
qu´ apostrophant l´ efféminé, il lui dit :
" Ô, l´ homme vraiment digne d´ être livré
à la vie " .
Toute la philosophie se réduit au mépris
de la vie, au mépris de la mort, et à l´ amour
de la vertu. Ce texte laconique fournit à
Séneque une abondance incroyable d´ idées
neuves, originales, ingénieuses, fortes,
délicates, souvent grandes, quelquefois
sublimes. En le lisant, j´ ai plusieurs fois été
forcé de m´ écrier : non, je ne serai jamais
un sage ! Ses pensées sur la mort me
paroissoient si roides, que, m´ appliquant à
moi-même le mot que je viens de citer sur un
lâche qui craignoit de mourir, je me suis
dit : Ô, l´ homme vraiment digne d´ être livré
à la vie !
p334
dans la même lettre, il revient encore
sur les subtilités de l´ école de Zenon :
" si on l´ en croyoit, etc. " ce ne fut pas une
pareille sotise que Léonidas adressa aux
défenseurs des Thermopiles : " compagnons, leur
dit-il, dînez comme des hommes qui ce
soir doivent souper aux enfers. "
les sujets des lettres 83, 4, 5, 6 et 7,
sont très variés. Il s´ agit de la présence de
Dieu à nos pensées ; de ses infirmités ; des
vains raisonnements des stoïciens sur
l´ ivresse ; de son régime : " je me baigne à
p335
froid, dit-il ; à ce bain succede un dîner
sans table, après lequel je n´ ai pas besoin
de me laver les mains. "
on voit, et dans les ouvrages et dans
la vie privée de Séneque, que son bonheur
étoit parfaitement isolé de sa richesse ; que
son régime étoit austere, et qu´ il pouvoit
tomber dans la pauvreté, je ne dis pas,
sans se plaindre, mais sans s´ en appercevoir.
" la vertu, dit-il, passe entre la
bonne et la mauvaise fortune, et jette
sur l´ une et l´ autre un regard de mépris.
Séneque fut encore moins enorgueilli de
sa vertu, que de sa richesse. Sa vertu me le
fait respecter ; la modestie de ses aveux me
le fait aimer.
" mon matelas est à terre, et
moi sur mon matelas. Etc. "
p336
celui qui parle ainsi de lui-même, vaut
bien plus qu´ il ne veut se faire valoir.
N´ est-ce pas une chose bien singuliere,
d´ entendre Séneque, lettre 88, réduire
l´ étude des beaux arts à l´ inutilité, pour le
sage : et attacher de l´ importance à savoir si
le tems existe par lui-même ; s´ il y a
quelque chose d´ antérieur à la durée ; si elle a
commencé avant le monde ; si elle existoit
avant les choses, ou les choses avant elle.
J´ avoue que s´ il y a des questions oiseuses
et étrangeres à la sagesse, ce sont celles-là.
J´ en dis autant des disputes sur la nature
de l´ ame.
p337
Lxxv ses lettres sur la lecture, les
exhortations et les conseils, l´ opinion des
péripatéticiens sur les passions, la maison de
campagne de Scipion l´ africain, les bains
anciens et les bains de son tems, la culture
des oliviers, la frugalité, le luxe et les
richesses, sont pleines de principes et de
détails intéressants. En voici quelques-uns,
tels qu´ ils se présentent à ma mémoire.
Le salaire d´ un acteur étoit de cinq
mesures de froment et de cinq deniers.
Celui qui disoit à Ménélas, " si tu ne restes en
repos, tu périras de ma main " ; cet autre qui
débitoit avec emphase ces vers : " je commande
dans Argos, Pélops m´ a laissé un
vaste empire " , étoient payés à tant par jour, et
couchoient dans un grenier. Comment
concilier ces faits avec la fortune immense et
la juste considération dont jouissoit un
Roscius, et d´ autres comédiens ; car Séneque
ne fait ici aucune distinction d´ un bon et
p338
d´ un mauvais acteur ; et parle évidemment
de ceux qui jouoient les premiers rÔles. Ces
hommes rares étoient apparemment
enrichis par les gratifications des Scipions, des
Laelius, qui les admettoient à leur table, et
qui savoient apprécier l´ utilité de leurs
talents.
Sans Séneque et Martial, combien de
mots, de traits historiques, d´ anecdotes,
d´ usages, nous aurions ignorés.
La conformité de nos moeurs, et de
celles de son tems, est quelquefois si
singuliere, qu´ on revient de la traduction à
l´ original, pour s´ en assurer. " je voudrois
bien, dit-il, etc. "
p339
ah ! Si les maîtres savoient profiter de
la raison saine, et de l´ ame bouillante de
leurs innocents et jeunes eleves !
p340
Ces traits que j´ ai transcrits sans ordre,
se trouvent les uns dans les lettres que j´ ai
annoncées, les autres dans celles qui suivent.
L´ enthousiasme de la vertu lui dictoit
dans la 88 e lettre, tous ces paralogismes
que la manie de se singulariser a ressuscités
de nos jours.
" la force, dit-il, n´ éprouve
point de terreurs ; etc. "
p341
que Séneque pousse son énumération
aussi loin qu´ il voudra, je persisterai dans la
même réponse, et je lui dirai d´ après mon
expérience, d´ après l´ expérience des bons
et des méchants, que l´ imitation d´ une
action vertueuse par la peinture, la
sculpture, l´ éloquence, la poésie et la musique,
nous touche, nous enflamme, nous éleve,
nous porte au bien, nous indigne contre
le vice, aussi violemment que les leçons
les plus insinuantes, les plus rigoureuses,
les plus démonstratives de la philosophie.
Exposons les tableaux de la vertu, et il se
trouvera des copistes. L´ espece d´ exhortation
qui s´ adresse à l´ ame par l´ entremise
des sens, outre sa permanence, est plus à la
portée du commun des hommes. Le
peuple se sert mieux de ses yeux que de son
entendement, et les images prêchent, et ne
blessent l´ amour propre de personne. Ce
n´ est pas sans dessein ni sans fruit, que les
temples sont décorés de peintures qui
nous montrent ici la bonté, là, le courroux
des dieux. Raphael est peut-être aussi éloquent
p342
sur la toile, que Bossuet dans une chaire.
Lxxvi dans la 89 e lettre, il expose
les divisions de la philosophie ; puis
se repliant, selon son usage, sur la
morale, il gourmande avec beaucoup d´ éloquence
l´ avarice, l´ abus de la richesse et
l´ extravagance du luxe.
on ne peut, dit-il, avoir la vertu
sans l´ aimer. cela est vrai. on ne peut
l´ aimer, ajoute-t-il, sans l´ avoir : cela ne
me le paroît pas.
Il a consacré la 90 e à l´ éloge de la philosophie,
et à la réfutation de Possidonius.
Séneque s´ est complu dans cet endroit à
nous peindre d´ une maniere belle et
touchante, les premiers âges du monde. Mais
ce bonheur des hommes anciens n´ est-il
pas chimérique ? La félicité seroit-elle le
lot de la barbarie, et la misere, celui
des temps policés ? Le bonheur de mon
p343
espece m´ est si cher, que je suis toujours
tenté de croire aux romans qu´ on m´ en
fait : cela me laisse l´ espoir d´ un âge où le
plus vertueux seroit le plus puissant.
Possidonius pensoit que, dans les siecles
de l´ homme innocent, le commandement
étoit déposé dans la main des sages ; que
les sages contenoient le bras de l´ homme
violent, et protégeoient le foible contre le
fort ; qu´ ils conseilloient, qu´ ils
ou nuisible ; que leur prudence
pourvoyoit aux besoins des peuples ; que leur
courage écartoit les périls dont ils étoient
menacés ; que leur bienfaisance accroissoit
la félicité générale ; que la souveraineté
étoit un fardeau, et non une distinction ;
que ce n´ étoit point un riche héritage, mais
une charge onéreuse ; qu´ une puissance
accordée pour protéger, n´ étoit pas tentée de
vexer ; qu´ on obéissoit sans murmure,
parcequ´ on commandoit sans tyrannie ;
et que la plus grande menace d´ un roi,
étoit d´ abdiquer la royauté.
p344
Jusques-là Séneque est assez d´ accord
avec Possidonius ; mais lorsque celui-ci fait
honneur au sage de l´ invention des sciences
et des arts, enfants du besoin, des
plaisirs et du temps, Séneque s´ oppose à
toutes ces prétentions exagérées : et je crois
qu´ il a raison.
Lxxvii vous trouverez dans la lettre 91,
le récit de l´ incendie de Lyon, avec
des réflexions sur ce terrible événement.
Dans la 92, qui est fort belle, la
réfutation du principe fondamental des
epicuriens, qui plaçoient le souverain bien
dans la volupté.
Dans la 93, la mort de Métronax ; et
que la vie ne se doit pas mesurer par sa
durée, mais par son activité.
" la vie courte de l´ homme utile ressemble
au plus précieux des métaux qui
a beaucoup de poids sous un petit volume " .
Là, Séneque assure que rien n´ est plus
commun que des hommes équitables
envers les hommes, et rien de plus rare
p345
que des hommes équitables envers les
dieux. Je crois les uns et les autres fort
rares, et les premiers peut-être plus encore
que les seconds.
Dans la 94 e, l´ union de la philosophie
paraenétique ou de préceptes, avec la
philosophie dogmatique. Cette lettre est
pleine de sens ; il y a plus de substance dans une
de ses pages, que dans tous les volumes
des détracteurs de Séneque. Il y compare
le courtisan à ces insectes dont la piquure
imperceptible est suivie d´ une enflure
douloureuse, et il la termine par la sortie la
plus violente contre Alexandre et les
conquérants.
Ce seroit à tort, que les philosophes
modernes se glorifieroient du mépris qu´ ils
ont jetté sur ces fameux assassins. Il y a
près de deux mille ans, que Séneque en
avoit fait justice.
Chaque individu participe plus ou moins
aux vices de sa nation. Séneque et Tacite
en sont deux exemples frappants ; Séneque
s´ est laissé éblouir des victoires du peuple
p346
romain ; Tacite paroît avoir donné dans
les prestiges de l´ astrologie judiciaire. Le
premier, dont l´ indignation s´ exhale sans
ménagement contre les conquêtes
d´ Alexandre, ou ne s´ apperçoit pas, ou se
dissimule, que celles des romains ont été
plus longues, plus sanglantes et plus
injustes.
L´ homme peuple, est le plus sot et le plus
méchant des hommes : se dépopulariser ,
ou se rendre meilleur, c´ est la même chose.
La voix du philosophe qui contrarie
celle du peuple, est la voix de la raison.
La voix du souverain qui contrarie celle
du peuple, est la voix de la folie.
C´ est avec une espece d´ indignation, que
je l´ entends avancer dans la même lettre,
qu´ il ne trouve rien de plus froid, de plus
déplacé à la tête d´ un edit ou d´ une loi,
qu´ un préambule qui les motive. " prescrivez-moi,
ajoute-t-il, ce que vous voulez
que je fasse ; je ne veux pas m´ instruire,
mais obéir " .
J´ en demande pardon à Séneque, mais
p347
ce propos est celui d´ un vil esclave qui n´ a
besoin que d´ un tyran. J´ obéis plus
volontiers, quand la raison des ordres que
je reçois, m´ est connue. Lorsque notre
philosophe dit ailleurs que les loix
contribuent au bonheur quand elles sont
autant des enseignements que des ordres, ne
se réfute-t-il pas lui-même ?
Quoique nous ayions vu de nos jours
des souverains vendre leurs sujets, et
s´ entre-échanger des contrées ; une
société d´ hommes n´ est pas un troupeau de
bêtes : les traiter de la même maniere,
c´ est insulter à l´ espece humaine. Les
peuples et leurs chefs se doivent un respect
mutuel ; et, faites ce que je vous dis, car tel
est mon bon plaisir, seroit la phrase la
plus méprisante qu´ un monarque pût
adresser à ses sujets, si ce n´ étoit pas une
vieille formule transmise d´ âge en âge,
depuis les tems barbares de la monarchie,
jusqu´ à ses tems policés. Je décerne un
autel au ministre qui daigna le premier
nous rendre raison de la volonté de notre
p348
maître. Quant au souverain qui croira
pouvoir, sans descendre de son rang,
substituer à la phrase usuelle, celle qui suit :
" faites ce que je vous dis, etc. "
en quel endroit du monde ne remarque-t-on
pas cette contradiction des usages et
des loix ?
p349
Il faut laisser subsister la loi parcequ´ elle
est sage. Il faudroit réformer l´ usage :
mais cela ne se peut ; c´ est la folie générale
de toute une nation, à laquelle le
remede seroit peut-être pire que le mal ; ce
seroit un acte de despotisme. Celui qui
pourroit nous contraindre au bien,
pourroit aussi nous contraindre au mal. Un
premier despote, juste, ferme et éclairé,
est un fléau : un second despote, juste,
ferme et éclairé, est un fléau plus grand : un
troisieme, qui ressembleroit aux deux
premiers, en faisant oublier aux peuples leur
privilége, consommeroit leur esclavage.
La société ressemble à une voûte : si
la clef, ou le premier voussoir, pese trop,
l´ édifice n´ est tÔt ou tard qu´ un amas de
ruines.
Lxxviii la lettre 95 ne le céde en
rien à la précédente : Séneque y prouve que
la philosophie paraenétique ou de préceptes,
ne suffit pas. Lorsque S Evremond
s´ expliquoit si légérement sur Séneque,
il ne l´ avoit pas lu.
p350
Un de ces hommes frivoles qu´ on
appelloit, de son tems, d´ agréables débauchés,
un epicurien sensuel, un bel
esprit, étoit peu fait, par son état, son
caractere et ses moeurs, pour apprécier les
ouvrages de Séneque, et goûter ses
principes austeres. Voici mot à mot le jugement
que Saint Evremond portoit de Séneque.
" je vous avouerai, dit-il avec la
derniere impudence, que j´ estime beaucoup
plus la personne, que les ouvrages,
de ce philosophe " .
Saint Evremond, ainsi que la plupart
de ceux qui ont parlé de Séneque, soit
en bien soit en mal, ne connoissoient ni
ses ouvrages ni sa personne.
" j´ estime le précepteur de Néron, l´ amant
d´ Agrippine, l´ ambitieux qui
prétendoit à l´ empire " .
Séneque ne fut point l´ amant de Julie
ni d´ Agrippine ; la méchanceté le
soupçonna seulement, sur l´ intimité qui régnoit
entre cette femme et lui, d´ avoir été le
p351
confident de ses intrigues. S Evremond
n´ est ici que l´ écho de Dion, ou du moine
Xiphilin, l´ écho de l´ infâme Suilius.
Séneque corrupteur de Julie, estimé
par S Evremond, n´ en resteroit pas moins
exposé à la censure des hommes qui ont
un peu de morale. Quoique la dépravation
ait fait de grands progrès depuis un
siecle, nous n´ en sommes pas encore
venus jusqu´ à louer l´ adultere.
Séneque n´ eut point l´ ambition de régner.
Néron ne put jamais l´ impliquer dans la
conjuration de Pison ; et pour assurer qu´ il
n´ ignoroit pas que les conjurés avoient
résolu de l´ élever à l´ empire, il faut s´ en
rapporter à un bruit populaire.
Il ne suffit pas de faire une jolie phrase,
il faut encore y mettre de la vérité.
" du philosophe et de l´ ecrivain, je
ne fais pas grand cas " .
C´ est être bien difficile ; c´ est l´ être plus
p352
que Quintilien qui n´ aimoit pas Séneque,
plus que Columelle, Plutarque, Juvénal,
Fronton, Martial, Sidonius Apollinaris,
Aulu-Gelle, Tertullien, Lactance,
S Augustin, S JérÔme, Juste-Lipse,
Erasme, Montagne, et beaucoup d´ autres,
qui se sont illustrés comme philosophes et
comme littérateurs. Il y a plus de saine
morale dans ses écrits, que dans aucun
autre auteur ancien ; et plus d´ idées
dans une de ses lettres que dans les
quinze volumes de Saint Evremond.
" sa latinité n´ a rien de celle du temps
d´ Auguste ; rien de facile, rien de
naturel " .
Cela se peut ; mais c´ est un bien léger
défaut, sur-tout pour d´ aussi pauvres
connoisseurs que nous dans une langue
morte. Sa latinité est celle de Pline l´ ancien,
de Pline le jeune, et de Tacite : en
admirons-nous moins ces auteurs ? Tacite n´ écrit
p353
pas comme Tite-Live ; cependant,
quel est l´ homme d´ un peu de génie qui ne
préfere le penseur profond, à l´ ecrivain
élégant ; le nerf de l´ un, à l´ harmonie de
l´ autre. On est souvent pur, et plat ;
sublime, et barbare : on met quelquefois le plus
grand choix de mots à dire des riens, et
l´ on dit de grandes choses d´ un style très
négligé, très incorrect.
" toutes pointes, toutes imaginations
qui sentent plus la chaleur d´ Afrique
ou d´ Espagne, que la lumiere de Grece
ou d´ Italie " .
Sans doute, il y a dans Séneque des
jeux de mots, des concetti, des pointes
qui me blessent autant que Saint-Evremond ;
des imaginations outrées, dont
il faut moins accuser le manque de génie,
que l´ enthousiasme du stoïcisme, et que je
voudrois, non supprimer, mais adoucir.
La pensée de Séneque peut très souvent
être comparée à une belle femme sous
une parure recherchée ; Quintilien, le
rival de Séneque, s´ en étoit bien apperçu :
p354
" cet auteur, dit-il, fourmille de beautés,
il a des sentiments de la plus grande
délicatesse " . On y rencontre à chaque
page des idées sublimes qui forcent
l´ admiration ; et, n´ en déplaise à St Evremond,
Quintilien est un juge un peu plus
sûr que lui.
" Néron avoit auprès de lui des petits
maîtres fort délicats, qui traitoient
Séneque de pédant " .
St Evremond en a fait tout-à-l´ heure un
amant d´ Agrippine ; ici il en fait un
pédant : s´ entend-il bien lui-même ? Connoît-il
ceux qu´ il appelle des petits maîtres ?
Un Tigellin, un Pallas, un Narcisse, un
Sporus, un Athénagoras, un troupeau
d´ infâmes débauchés, de corrupteurs,
d´ adulateurs d´ un monstre, de scélérats
dignes du dernier supplice, en comparaison
desquels le plus vicieux de nos courtisans
est un homme de bien. Il est glorieux
d´ être ridicule aux yeux de tels personnages ;
c´ est presque leur ressembler, que de les
nommer sans indignation. Néron fut plus
p355
cruel qu´ eux, mais ils furent plus vils que
lui.
Séneque a dit : une ame qui connoît la
vérité ; qui sait distinguer le bien, du mal ;
qui n´ apprécie les choses que d´ après leur
nature, sans égard pour l´ opinion ; qui se
porte dans tout l´ univers par la pensée,
en étudie la marche prodigieuse, et
revient de la contemplation à la pratique ;
dont la grandeur et la force, ont pour base
la justice ; qui sait résister aux menaces
comme aux carresses ; qui commande à la
mauvaise fortune comme à la bonne ; qui
s´ éleve au dessus des événements nécessaires
ou contingents ; qui ne voudroit pas
de la beauté, sans la décence, de la force,
sans la tempérance et la frugalité ; une ame
intrépide, inébranlable, que la violence
ne peut abattre, que le sort ne peut ni
humilier, ni enorgueillir ; une telle ame est
l´ image de la vertu, etc. Voilà le philosophe,
dont S Evremond a osé dire
qu´ il ne lisoit jamais les écrits, sans s´ éloigner
p356
des sentiments qu´ il vouloit lui inspirer.
" sa vertu fait peur " . C´ est que sa
vertu n´ a ni l´ afféterie, ni les petites graces,
ni les petites mines d´ une femme
de cour. Sa vertu fait peur : oui, aux
efféminés, aux flatteurs, aux enfants, et
peut-être même à l´ homme que la
nature n´ a pas destiné au rÔle de Régulus
ou de Caton, si l´ occasion s´ en présente,
et par conséquent à beaucoup de monde,
à S Evremond, à moi : avec cette
différence qu´ il est fier de sa foiblesse, et que je
suis honteux de la mienne ; qu´ il plaisante
cette vertu, et que je me prosterne devant
elle.
" il me parle tant de la mort, et me
laisse des idées si noires, que je fais
ce qu´ il m´ est possible pour ne pas
profiter de ma lecture " .
S Evremond n´ est pas digne de l´ ecole
où il s´ est glissé ; et il n´ écouteroit pas sans
pâlir, l´ histoire des derniers moments
d´ Epicure, son maître.
p357
" il est ridicule qu´ un homme qui
vivoit dans l´ abondance, et se conservoit
avec tant de soin, ne prêchât que la
pauvreté et la mort " .
Celui qui s´ exprime ainsi, n´ a jamais lu
les ouvrages de Séneque, et n´ en connoît
gueres que les titres ; sa vie privée lui est
inconnue. Séneque étoit frugal ; riche, il
vivoit comme s´ il eut été pauvre,
parcequ´ il pouvoit le devenir en un instant ; sa
fortune étoit le fonds de sa bienfaisance ;
son luxe, la décoration incommode de
son état : c´ étoient ses amis qui jouissoient
de son opulence ; il n´ en recueilloit que
l´ embarras de la conserver, et la difficulté
d´ en faire un bon usage.
Le vrai ridicule, c´ est celui d´ un vieillard
frivole, prononçant d´ une maniere
aussi tranchée, et d´ un ton aussi indécent,
sur les écrits, la doctrine, et les moeurs
d´ un personnage aussi respectable que Séneque.
Le vrai ridicule, c´ est de permettre de
lire Séneque et de l´ imiter quand on en
p358
sera réduit à se couper les veines. Lorsqu´ on
en est là, il n´ est plus temps de lire.
Quand on n´ a pas lu et relu Séneque d´ avance,
on l´ imite mal. Il me semble que
j´ entends Séneque, s´ adressant à S Evremond,
lui dire : " et qui est-ce qui n´ est
pas exposé d´ un moment à l´ autre à avoir
les veines coupées ? Si ce n´ est par la cruauté
d´ un tyran, ce sera par le décret de la
nature : et qu´ importe, que votre sang soit
versé, ou par un centurion ou par un
phlébotomiste, par la fluxion de poitrine ou par
la proscription : en mourrez-vous moins ?
En serez-vous moins obligé de savoir
mourir " ?
J´ ai apostrophé S Evremond, parceque,
devant la justice également à ceux qui sont
et à ceux qui ne sont plus, je parle aux
morts, comme s´ ils étoient vivants, et aux
vivants comme s´ ils étoient morts.
On a écrit autrefois des libelles contre
les honnêtes gens, comme on en écrit
aujourd´ hui ; mais peu sont parvenus jusqu´ à
nous.
p359
Nos bibliotheques immenses, le commun
réceptacle et des productions du
génie, et des immondices des lettres,
conserveront indistinctement les unes et les
autres. Un jour viendra où les libelles
publiés contre les ecrivains les plus illustres
de ce siecle, seront tirés de la poussiere par
des méchants animés du même esprit qui
les a dictés ; mais il s´ élévera, n´ en doutons
point, quelque homme de bien indigné
qui décélera la turpitude de leurs
calomniateurs, et par qui ces auteurs célebres
seront mieux défendus et mieux vengés,
que Séneque ne l´ est par moi.
Le vice des ignorants est d´ enchérir sur
les invectives des méchants, dans la crainte
de n´ en paroître que les échos. Les
détracteurs modernes de Séneque, ont été
beaucoup plus cruels que les anciens : les douze
lignes d´ un Suilius ont enfanté des volumes
d´ injures atroces.
Lxxix la 96 e lettre est de la
résignation ; la 97 e, du jugement de Clodius :
lisez-la, si vous voulez frémir de la dépravation
p360
romaine, même au temps de Caton.
Un jeune libertin s´ introduit, à la
faveur d´ un déguisement, dans le lieu de la
célébration des mysteres de la bonne
déesse, et deshonore la femme de César :
il est appellé devant les tribunaux, et
renvoyé absous ; mais quel fut le prix de la
corruption des juges ? De grandes sommes
d´ argent ? Avec ces sommes d´ argent, on
stipula la prostitution de plusieurs
femmes désignées, et la jouissance de jeunes
gens de la premiere distinction. Nous le
cédons autant aux romains dissolus, qu´ aux
romains vertueux.
Dans la 98 e, il dévoile la frivolité des
biens extérieurs : et dans la 99 e, il veut
que le style de l´ orateur soit énergique ;
celui du poète tragique, sublime, et que
le poète comique ait de la finesse.
Le philosophe se soutiendra par la
grandeur des choses.
Les lettres 100, 101, 2 et 3, nous
instruisent de la mort du fils de Marcellus,
et de la modération dans la douleur ; du
p361
caractere des ouvrages de Fabianus Papirius ;
de la différence du style oratoire et
du style philosophique ; de la mort de
Sénécion ; de la célébrité dans les siecles à
venir ; des terreurs paniques. Dans celle-ci,
il dit à Lucilius, " que la philosophie vous
corrige de vos vices, mais qu´ elle
n´ attaque pas ceux des autres ; qu´ elle se
garde bien de se déclarer hautement
contre les moeurs publiques " . Il me
semble que Séneque a fait, toute sa vie, le
contraire de ce qu´ il prescrit ici, et qu´ il a
bien fait. à quoi donc sert la philosophie,
si elle se tait ? Ou parlez, ou renoncez au
titre d´ instituteur du genre humain. Vous
serez persécutés ; c´ est votre destinée : on
vous fera boire la ciguë ; Socrate l´ a bue
avant vous : on vous emprisonnera, on
vous exilera, on brûlera vos ouvrages, on
vous fera peut-être vous-même monter sur
un bûcher... vous pâlissez ! La frayeur vous
prend ! Et vous voulez attaquer les
mauvaises loix, les mauvaises moeurs, les
p362
superstitions régnantes, les vices, les vexations,
les actes de la tyrannie ! Quittez
votre robe magistrale, ou sachez renoncer
au repos : votre état est un état de guerre ;
vous n´ avez pas seulement à faire aux
erreurs et aux vices, mais encore aux
aveugles et aux vicieux ; votre unique souci,
c´ est d´ avoir raison. Ménager les préjugés,
c´ est manquer à la vérité ; ménager les
vices, c´ est rougir de la vertu.
Cet ouvrage sera bien mauvais, s´ il
n´ irrite pas la haine, et n´ excite pas les cris de
la méchanceté. Elle souffriroit patiemment
que je lui enlevasse une de ses victimes !
Je ne m´ y attends pas. Heureusement,
entre les ennemis de la philosophie, si les
uns ont la perversité des Tigellins, ils
n´ en ont pas la puissance ; et si les autres
en ont la puissance, ils n´ en ont pas la
perversité : ceux qui pourroient me nuire ne
le voudront pas, et ceux qui le voudroient,
ne le pourront pas.
Il parle, lettre 104, de sa foible santé,
et de la tendresse de sa seconde femme
p363
Pauline. " mes études, dit-il, m´ ont
sauvé : etc. " de-là, il passe au peu d´ effet
des voyages, dans les maladies de l´ ame.
Il prétend, lettre 105, que les vertus
sont corporelles : vaines disputes de mots.
La lettre 106 contient de bons préceptes
de conduite.
La 107 e est une exhortation dans les
adversités.
Il enseigne, lettre 108, la maniere de
lire et d´ écouter les philosophes. Si le
lecteur a eu la patience de me lire jusqu´ ici,
j´ espere qu´ il ne se rebutera pas pour
quelques lignes de plus ; en revanche, je
m´ engage
p364
à être beaucoup plus court dans l´ examen
des autres ouvrages.
" le sage peut-il être utile au sage ?
Chaque homme a-t-il son bon génie " ?
Et à ce sujet, le mot d´ Epicure qui ne
demandoit que du pain et de l´ eau pour être
l´ égal de Jupiter : à quoi bon les
sophismes et les chicanes dans la philosophie ? à
la deshonorer : les mauvaises habitudes se
déracinent-elles facilement : telle est la
nature des lettres 109, 10, 11 et 12.
Il dit, lettre 110, " soit que vous soyez
sous la protection d´ une providence, etc. "
ou je me trompe fort, ou mépriser le superflu est d´ un
sage, et mépriser le nécessaire, d´ un fou.
" Epicure demande du pain et de l´ eau :
p365
s´ il est honteux de faire consister son
bonheur dans l´ or et l´ argent, il ne l´ est
pas moins de le faire dépendre du pain
et de l´ eau " ... je voudrois bien savoir
où est la honte de ne pas vouloir mourir
de soif et de faim. On n´ est pas heureux
pour avoir l´ absolu nécessaire ; mais on est
très malheureux de ne l´ avoir pas.
Lettre 112, il désespere de l´ amendement
de l´ ami de Lucilius : il n´ y a rien
de bien à faire d´ un homme de cet âge.
Lettre 113, il se moque un peu de ses
bons amis les stoïciens, qui disputoient
entr´ eux si les vertus étoient des animaux...
en vérité lorsqu´ on voit des hommes, tels
qu´ un Cléanthe, un Chrisippe s´ occuper
de pareilles frivolités, on seroit tenté
d´ attacher peu d´ importance à la perte de leurs
ouvrages, et de les ranger dans la classe
des Albert Le Grand, des Scot, et autres
péripatéticiens dont la réputation s´ est
évanouie avec l´ ignorance de leur siécle.
Là il se déchaîne derechef contre
Alexandre : ailleurs il s´ adresse à ces hommes
p366
qui feroient peut-être assez peu de cas
de la vertu, s´ il ne leur étoit permis d´ en
afficher le faste ; qui en ont toujours le
mot à la bouche, et qui semblent nous
dire, par leur continuels apophthegmes,
écoutez-moi, regardez-moi ; c´ est moi
qui suis sage. Si tu l´ étois vraiment, tu
t´ occuperois moins à le persuader, tu le
serois sans ostentation ; la vertu obscure,
la vertu même couverte d´ une ignominie
non méritée, ne seroit pas sans attraits
pour toi.
Lxxx si Séneque a montré de
la finesse et du goût dans quelques-unes
de ses lettres, c´ est à la 114 e où il
examine l´ influence des moeurs publiques et
du caractere particulier, sur l´ éloquence et
le style. Mécene écrivoit comme il
s´ habilloit ; son discours fut mol, négligé, lâche
comme son vêtement. Séneque ne veut
pas que le philosophe, l´ orateur même,
s´ occupe beaucoup de l´ élégance et de la
pureté du style : il l´ aime mieux véhément
qu´ apprêté.
p367
Les richesses font-elles le bonheur ?
L´ opinion des péripatéticiens sur l´ utilité
des passions est-elle vraie ? Quelle
différence le stoïcien met-il entre la sagesse et
le sage ? Qu´ est-ce que le bon ? Qu´ est-ce
que l´ honnête ? Quels sont nos besoins et
nos desirs naturels ? Quelle est l´ origine de
nos idées du bon et de l´ honnête ? En quoi
consiste la constance du sage ? Les animaux
ont-ils le sentiment de leur état ? De
la vie réglée, de l´ extravagance du luxe,
de la frugalité ; le souverain bien
réside-t-il dans l´ entendement ? Sa notion y est-elle
innée ? Ou les premieres idées de la vie
heureuse ont-elles pour base, ainsi que les
éléments de toute science et de tout art,
quelques phénomenes acquis par les sens ?
Voilà le reste des questions agitées depuis
la 115 e lettre jusqu´ à la 124 e et derniere.
Lettre 116, " un jeune fou demandoit
à Panaetius, si le sage pouvoit être
amoureux. Panaetius lui répondit : oui,
le sage " .
p368
Il seroit difficile de citer un sentiment
honnête, un précepte de sagesse, un exemple
de beau, qui ne se trouvât dans ces
lettres. On y voit par-tout un penseur
délicat, subtil et profond, un homme de
bien. Cependant où ont-elles été écrites ?
à la cour la plus dissolue : dans quel tems ?
Au tems de la plus grande dépravation des
moeurs. Elles sont au nombre de cent
vingt-quatre ; et dans aucune, pas un seul
mot qui sente l´ hypocrisie. Ici sa pensée
s´ échappe librement de son esprit : là, son
ame et sa tête s´ échauffent de concert : il
est indigné, il est violent, mais, à
travers les différents mouvements qui
l´ agitent, toujours vrai, toujours lui. Je
suppose que ce recueil tombât entre les mains
d´ un homme de sens, mais assez étranger
à la philosophie pour ignorer le nom de
Séneque ; et qu´ après la lecture de ces
lettres, on lui demandât ce qu´ il pense
de l´ auteur. Balanceroit-il à répondre
qu´ on n´ écrit ainsi que quand on a reçu de
la nature une élévation, une force d´ ame
p369
peu communes ? Et réussiroit-on à lui
persuader le contraire, sur-tout si l´ on faisoit
passer successivement sous ses yeux les
autres ouvrages de Séneque, et qu´ on
terminât cet essai par l´ histoire de sa vie et
le récit de sa mort ? Ne seroit-il pas tenté
de s´ écrier de Séneque, comme Erasme
de Socrate, sancte seneca, ora pro nobis ?
deux grands philosophes firent deux
grandes éducations : Aristote éleva
Alexandre ; Séneque éleva Néron.
Les deux hommes les plus sages, les
deux plus grands philosophes, l´ un
d´ Athènes, l´ autre de Rome, sont morts
d´ une mort violente : tous deux ont
été tourmentés pendant leur vie, et
calomniés après leur mort. Vous qui marchez sur
leurs traces, plaignez-vous si vous l´ osez.
Les lettres de Séneque sont trop pleines,
p370
trop substantielles, pour être lues sans
interruption. C´ est un aliment solide, qu´ il
faut se donner le temps de digérer.
consolation à Marcia.
Lxxxi eloge de Marcia. Exemples,
inutilité de la douleur. Incertitude des
événements. Liaison de la vie avec la mort.
Sort dont son fils étoit menacé. Discours
du pere à sa fille.
Marcia étoit fille de Crémutius Cordus,
à qui l´ on fit un crime d´ avoir
loué Brutus, et appellé Cassius le dernier
des romains , dans une histoire qu´ il
venoit de publier. Crémutius se laissa mourir
de faim, pour se soustraire à la haine de
Séjan. Alors par une mort volontaire on
affligeoit des scélérats privés du plaisir
d´ assassiner. Les livres de Crémutius
furent condamnés au feu ; sa fille les
conserva.
p371
On lit dans cet ouvrage de Séneque,
que les flammes avoient consumé la plus
grande partie des monuments des lettres
romaines : trait qui ne peut avoir
rapport à l´ incendie de Néron, postérieur à
cette consolation.
Il me semble que la consolation est un
genre d´ ouvrage peu commun chez les
anciens, et tout-à-fait négligé des
modernes. Nous louons les morts qui ne nous
entendent pas : nous ne disons rien aux
vivants qui s´ affligent à nos cÔtés.
Cependant à quoi l´ homme éloquent peut-il
mieux employer son talent, qu´ à essuyer
les larmes de celui qui souffre ; à l´ arracher
à sa douleur pour le rendre à ses devoirs ;
à le réconcilier avec la vie, avec ses
parents, avec ses amis, par la considération
du bien qui lui reste à faire ; à déchirer le
crêpe qui voile le ciel aux regards du
malheureux, et à restituer la sérénité au
spectacle de la nature. Ce seroit d´ ailleurs un
moyen très délicat de louer le mort, s´ il
en valoit la peine.
p372
à quelque heure du jour ou de la nuit
qu´ Ariste lise ces lignes, il se rappellera
ce que Pithias lui disoit : lorsqu´ après
la perte d´ une épouse chérie, il s´ écrioit,
en versant un torrent de larmes : il n´ y a
plus de bonheur pour moi dans ce monde... "
il n´ y a plus de bonheur pour
vous dans ce monde ! Et vous êtes
opulent, et il existe autour de vous tant de
malheureux à soulager ! "
la vie d´ Ariste a bien prouvé jusqu´ à
ce jour, qu´ entre toutes les consolations
qu´ on pouvoit lui proposer, Pithias avoit
rencontré celle qui convenoit à son ami :
le temps lui en offrit d´ autres qui
n´ étoient pas moins solides.
Il y avoit trois ans que Marcia pleuroit
la mort de son pere, lorsque Séneque lui
adressa cet ouvrage.
Je tiendrai parole ; je me contenterai
d´ indiquer quelques-uns des beaux traits
qu´ on y lit.
" ce ne sont pas les pleurs qu´ on se
permet, qui prolongent le spectacle de
p373
la douleur ; ce sont ceux qu´ on se commande " .
Rien de plus ingénieux que la comparaison
du voyage de la vie avec le voyage
de Syracuse.
" que l´ homme connoît peu la misere
de son état, s´ il ne regarde pas la mort
comme la plus belle invention de la
nature.
Vous plaignez votre fils sur un sort que
votre pere a desiré " .
Les motifs que Séneque emploie dans
ses consolations, sont une cruelle satyre
du regne des tyrans : je me plais à
l´ avouer ; combien il en faudroit effacer de
lignes aujourd´ hui.
" les funérailles des enfants sont toujours
prématurées lorsque les meres y assistent " .
Idée touchante, qui a tout-à-fait le
caractere de l´ ancien temps, et le tour
homérique.
Au chap. 18 il arrête un des ancêtres
de Marcia sur la limite de l´ existence et du
p374
néant : le livre des destinées lui est ouvert,
et la nature lui dit : " tu connois
à-présent les biens et les maux qui t´ attendent, etc. "
il faut convenir que ce motif de consolation
donne une haute idée de la fermeté
de caractere dans la personne à qui on ose
le proposer. Les sentiments religieux à
part, quelle est celle d´ entre nos femmes à
qui l´ on pourroit dire : vous ne sauriez
cesser de souffrir ; mourez.
" votre fils est mort trop tÔt ? Et Pompée,
et Cicéron et Caton, et tant
d´ autres, ont vécu trop d´ une année, trop
d´ un jour " . Cela est beau.
Ce qui suit est de tous les pays et de tous
les temps. " voyez la multitude des
meres qui se désolent sur leurs enfants vivants :
p375
votre fils a échappé à la perversité
de son siecle ; et vous le regrettez " !
J´ ai à cÔté de ma table, tandis que je
prononce tout haut ces dernieres lignes
que je viens d´ écrire, une mere qui me
répond : " avec tout cela, je veux conserver
mes enfants " ... mais, puisque
vous êtes à chaque instant menacée de les
perdre, apprenez ce que vous auriez à
vous dire si ce malheur vous arrivoit.
Séneque évoque des cieux l´ ame de
Crémutius qui s´ adresse à sa fille : et la
consolation finit par ce morceau
d´ éloquence qui mérite d´ être lu.
de la colere.
Lxxxii il faut connoître cette
passion ; il faut la dompter en soi, il
faut l´ éviter dans les autres : quels en
sont les symptomes ? Quelles sont ses
définitions ? L´ homme colere en est-il la
seule victime ? Est-elle dans la nature ?
Est-elle utile, même modérée ? Augmente-t-elle
la force ? Ajoute-t-elle au courage ?
Y a-t-il des circonstances qui l´ excusent ou
p376
qui la justifient ? Marque-t-elle une ame
foible ou une ame forte ?
Ce traité, parfait dans son genre, est
adressé à un homme très doux, à Annaeus
Novatus, celui des freres de Séneque,
qui prit dans la suite le nom de Junius
Gallion.
On a pensé que l´ instituteur l´ avoit écrit
à l´ usage de son eleve : je n´ en crois rien.
Les leçons de sagesse qu´ il y donne sont
si générales, qu´ à peine en distingueroit-on
quelques-unes applicables aux souverains
en particulier, et encore moins au
prince dont on lui avoit confié
l´ éducation. Elles ont le caractere de la secte et
le ton du portique : elles ne sentent en
aucun endroit ni le palais de l´ empereur, ni
le fond de la caverne du tigre.
Si Séneque, en généralisant ses préceptes,
s´ étoit proposé d´ instruire Néron sans
l´ offenser, il auroit montré de la prudence
et de la finesse : mais cette circonspection
se concilie mal avec la franchise d´ un
philosophe et la roideur d´ un stoïcien.
Séneque est ici grand moraliste, excellent
p377
raisonneur, et de temps en temps
peintre sublime. Une réflexion qui se
présente, après la lecture de ce traité, c´ est
qu´ il est parfait dans son genre, et que
l´ auteur a épuisé son sujet.
Si l´ on y rencontre quelques opinions
hasardées, ce sont des corrollaires outrés
de la philosophie qu´ il avoit embrassée.
" la colere est une courte folie, un
délire passager " ... les bêtes sont
dépourvues de colere " ... et pourquoi
de la colere, plutÔt que de l´ amour, de la
haine, de la jalousie et des autres passions ? ...
" c´ est que la colere ne naît que dans
les êtres susceptibles de raison " ... et
pourquoi les animaux seroient-ils entiérement
dénués de raison ? Je crains bien que
dans cet endroit et quelques autres, Séneque
n´ ait donné des limites trop étroites
aux qualités intellectuelles de l´ animal.
" les animaux sont privés des vertus
et des vices de l´ homme... je n´ en
crois rien ; pas plus que l´ homme soit privé
des vices et des vertus de l´ animal : il n´ y
p378
a de différence réelle que dans l´ habit.
" la colere n´ est pas conforme à la
nature de l´ homme " ... je ne connois
pas de passion plus conforme à la nature
de l´ homme. Le ressentiment est un effet
de la colere ; et la sagesse de la nature a
placé le ressentiment dans le coeur de
l´ homme, pour suppléer au défaut de la loi. Il
étoit important qu´ il se vengeât lui-même,
au temps où il n´ y avoit aucun tribunal
qui connût de l´ injure. Sans la colere et
le ressentiment, le foible étoit abandonné
sans ressource à la tyrannie du fort ; et la
nature eût fait autour de quelques-uns de
ses violents enfants, une multitude
innombrable d´ esclaves.
" la vertu seroit bien à plaindre,
si la raison avoit besoin du secours
des vices " ... c´ est que les passions ne
sont pas des vices : selon l´ usage, ce sont
ou des vices ou des vertus. Les grandes
passions anéantissent les fantaisies, qui
naissent toutes de la frivolité et de l´ ennui.
p379
Je ne conçois pas comment un être
sensible peut agir sans passion. Le magistrat
juge sans passion ; mais c´ est par goût
ou par passion qu´ il est magistrat.
Quoi, Séneque ! " le sage n´ entrera
pas en colere, si l´ on égorge son
pere, si l´ on enleve sa femme, si l´ on
viole sa fille sous ses yeux ? ... non " ...
vous me demandez l´ impossible, le nuisible
peut-être. Il ne s´ agit pas de se conduire
ici en homme, c´ est presque dire en
indifférent ; mais en pere, en fils, en époux.
" il est impossible que l´ homme
de bien n´ entre pas en colere contre le
méchant, disoit Théophraste... " ainsi,
lui répond Séneque : " on sera d´ autant
plus colere, qu´ on sera meilleur " ...
vous vous trompez, répliquerai-je à Séneque :
vous oubliez la distinction que
vous avez faite vous-même, de l´ homme
colere, et de l´ homme qui se met en colere.
p380
Dites ; ainsi l´ indignation contre le
méchant sera d´ autant plus forte, qu´ on
aimera davantage la vertu ; et je serai de
votre avis.
L´ indignation contre le méchant, la
bienveillance pour l´ homme de bien, sont
deux sortes d´ enthousiasme également
dignes d´ éloge.
" pourquoi s´ irriter contre celui qui se
trompe " ? ... le méchant se trompe
presque toujours dans son calcul, presque
jamais dans son projet. Pour faire son
bien, il n´ ignore pas qu´ il fait le mal
d´ autrui. S´ il n´ étoit que fou, j´ en aurois
pitié.
" s´ il falloit se fâcher contre le
méchant, on se mettroit souvent en
colere contre soi-même " ... c´ est ce
qu´ on fait, et pas aussi souvent qu´ on le
devroit.
Pison condamne à mort un soldat,
pour être retourné du fourage sans
p381
son camarade. Ce soldat présentoit sa
gorge au glaive, lorsque son camarade
reparut. Ces deux hommes, se tenant
embrassés, sont reconduits, au milieu des
acclamations du camp, dans la tente de
Pison, qui dit à l´ un : toi, tu mourras,
parceque tu as été condamné à mourir ;
à l´ autre, toi, parceque tu as occasionné
la condamnation de celui-là ; et au centurion,
toi, pour n´ avoir pas obéi... à
ce récit, dites-moi, que se passe-t-il dans
votre ame ? Est-ce que vous ne sentez pas
la fureur s´ en emparer ? Est-ce que vous
ne criez pas à ces trois malheureux : lâches !
Que faites-vous ? Quoi ! Vous vous
laisserez égorger sans résistance !
Suivez-moi, élançons-nous tous les quatre sur
cette bête féroce, poignardons-la ; et
qu´ après il soit fait de nous tout ce que
l´ on voudra ; nous ne mourrons pas du
moins sans être vengés. Je le sens au
bouillonnement de mon sang ; j´ en conviens ;
c´ est la passion qui me transporte et qui
m´ associe, dans ce moment, aux trois soldats
p382
exécutés, il y a deux mille ans. Si je
suis fou, qui est-ce qui osera blâmer ma
folie ?
La passion et la raison ne se
contredisent pas toujours ; l´ une commande
quelquefois ce que l´ autre approuve.
La raison est tranquille, ou furieuse.
La différence que Séneque met entre la
colere et la cruauté, me paroît juste. L´ homme
colere est violent : l´ homme cruel est
froid.
Mais si le spectacle de l´ injustice excite
la colere, Socrate ne rapportera jamais
dans sa maison le visage avec lequel il en
est sorti... tant mieux : Socrate ne m´ en
paroîtra que plus vertueux.
" il y a plus d´ inconvénient à être craint
que méprisé " ... assurément ; cependant
il vaut mieux inspirer de la crainte,
que de s´ exposer au mépris.
En parlant de certaines loix, Séneque
dit qu´ elles ont été faites contre des
hommes qu´ on supposoit ne devoir jamais
exister... il me semble que c´ est le contraire
p383
qu´ il falloit dire. La loi seroit absurde,
sans l´ existence présupposée d´ un coupable,
fût-ce d´ un parricide, et même d´ un
infracteur : j´ ajoute et même d´ un infracteur ;
car il y a toujours deux délits commis à
la fois : l´ action proscrite par la loi, et
l´ infraction de la loi qui proscrit l´ action.
Dans le chapitre où Séneque examine
cette pensée, qu´ on me haïsse, pourvu qu´ on
me craigne ; il s´ écrie : " la crainte ! Etc. "
parmi les idées de Séneque, je me plais
encore plus à citer celles qui montrent la
bonté de son ame, que celles qui montrent
la beauté de son esprit ; parceque je fais plus
de cas de l´ une de ces qualités, que de
l´ autre ; parceque j´ aimerois mieux avoir fait
p384
une belle action, qu´ une belle page ;
parceque c´ est la défense des Calas, et non la
tragédie de Mahomet que j´ envierois à
Voltaire... mais ce Mahomet est en même-temps
un ouvrage de génie, et une
bonne action... j´ en conviens... le génie
est plus rare que la bienfaisance...
d´ accord... il se trouva en un jour trois cents
hommes qui se firent égorger pour la
patrie, et parmi ces trois cents hommes, il
n´ y en avoit pas un seul capable de faire
un vers d´ Euripide ou de Sophocle ! ... je
n´ en doute pas ; mais ils sauverent la
patrie.
Tite-Live dit d´ un romain : " c´ étoit
plutÔt une ame grande, que
vertueuse " : n´ en croyez rien, répond Séneque ;
il faut être vertueux, ou renoncer
à être grand.
Ô Séneque, homme si bon, je suis
fâché de la préférence que tu donnes au
rÔle cruel de Démocrite qui se rit des malheureux
p385
humains, sur le rÔle compatissant
d´ Héraclite, qui pleuroit sur la folie de ses
freres.
Je ne crois pas qu´ il y eut d´ homme
moins disposé par caractere à la philosophie
stoïcienne, que Séneque, doux, humain,
bienfaisant, tendre, compatissant.
Il n´ étoit stoïcien que par la tête : aussi à
tout moment son coeur l´ emporte-t-il hors
de l´ ecole de Zénon.
Il n´ y a presque aucune condition dans
la société, qui ne puisât dans Séneque d´ excellents
préceptes de conduite. Il avoit
médité l´ homme dans la retraite, il l´ avoit vu
en action dans le grand tourbillon du
monde. Peres, et vous instituteurs de la
jeunesse, lisez et relisez le chapitre 21 du
même livre.
Le chapitre 30 est très beau.
Il dit, chapitre 31. " tous les hommes
portent au fond de leurs ames les mêmes
sentiments que les rois : etc. "
p386
le beau recueil qu´ on formeroit des
mots singuliers qu´ il nous a conservés !
Tel est celui du courtisan à qui l´ on
demandoit comment il étoit parvenu à
une si longue vieillesse, et comment,
pouvoit-on ajouter, il avoit conservé une aussi
constante faveur, et qui répondit, en
recevant des outrages, et en en remerciant.
Lxxxiii c´ est, je crois, dans le
traité de la colere, qu´ il parle du
soliloque, la pratique habituelle de
Sextius. " à la fin de la journée, retiré dans
sa chambre à coucher, etc. "
p388
de la clémence.
Lxxxiv ce traité est adressé à
Néron, au commencement de la seconde
année de son regne. Aussi le ton en est-il
noble et élevé, le style souvent ingénieux,
mais plus simple, moins haché, et, s´ il m´ est
permis d´ emprunter une expression de la
peinture, plus large.
On y est introduit par l´ éloge de
l´ empereur : d´ où l´ on passe à la nature de la
clémence, à ses motifs, à son utilité pour
tous les hommes, à sa nécessité pour un
souverain, et aux moyens d´ acquérir, de
conserver, et de fortifier en soi, cette
vertu.
Néron monta sur le trÔne à dix-huit ans :
on voit en cet endroit, que le philosophe
avoit découvert la bête féroce, sous la figure
humaine. Il y a des exemples, des réflexions,
des conseils, qu´ aucun orateur
n´ auroit l´ impudence de proposer à un
autre prince que Néron. Ce n´ est qu´ à un
tigre qu´ on dit, ne soyez point un tigre.
On trouvera au chapitre 24, des traits qui
justifieront ma pensée. Au reste, les rois,
les magistrats, les peres, les instituteurs,
les maîtres, tous ceux qui ont quelqu´ autorité
p389
sur les autres, y apprendront à juger
des circonstances où il convient de
pardonner ou de punir, et à discerner la ligne
étroite qui sépare la clémence, de l´ injustice.
Si l´ on doute que Séneque sache penser
de grandes choses, et les rendre avec
noblesse, je renverrai au discours qu´ il a
mis dans la bouche de Néron, au premier
chapitre de ce traité ; et je demanderai
quelques pages plus belles en aucun
auteur, sans en excepter l´ historien Tacite.
Si Racine doit à celui-ci la belle scene
entre Agrippine et son fils ; Corneille doit
à Séneque celle d´ Auguste et de
Cinna : voyez le chapitre 9 du premier livre.
Néron fut clément par dissimulation
dans sa jeunesse ; et Auguste par lassitude
dans sa vieillesse.
Le traité de Séneque n´ ayant pas corrigé
Néron ; celui-ci dut concevoir secrettement
p390
une haine d´ autant plus profonde
contre un peintre hardi, qui mettoit
d´ avance sous ses yeux le hideux portrait qui
lui ressembleroit un jour.
Dans cet ouvrage, les conséquences
des principes de l´ auteur le menent à des
assertions difficiles à digérer : il prononce
décidemment, que la compassion est un
défaut réel, que la cruauté et la compassion
sont deux extrêmes, l´ une de la sévérité,
l´ autre de la clémence : ce qui m´ inclinoit
d´ abord à croire, qu´ en passant du latin
dans notre langue, le mot compatir , avoit
changé d´ acception ; ou que l´ influence des
moeurs générales sur les notions du vice et
de la vertu, faisoit regarder à Rome,
comme une foiblesse, ce que nous regardons
comme un sentiment d´ humanité. Mais il
est évident, par ce qui suit, que l´ opinion
de Séneque est la pure doctrine de Zénon,
qui regardoit la grandeur d´ ame comme
incompatible avec la crainte et le chagrin,
et la leçon d´ une ecole dont le sage étoit
sans pitié, parceque la pitié étoit un état
p391
pénible de l´ ame... Zénon disoit, et Séneque
après Zénon, mais sans compassion
ni pitié, notre philosophe fera tout ce que
fait l´ homme sensible et compatissant...
j´ en doute, en secourant celui qui souffre,
l´ homme sensible et compatissant se
soulage lui-même.
de la providence.
Lxxxv il y a une providence ;
les désordres physiques et moraux n´ en
contredisent pas la notion : ce que nous
regardons comme des maux, n´ en sont
pas ; quand ils en seroient, nous ne
pourrions nous en prendre aux dieux, qui
ont placé sous nos mains tant de moyens
pour nous en délivrer. " si vous souffrez,
c´ est que vous voulez souffrir ; vous
échapperez à la mauvaise fortune, quand
il vous plaira : mourez " .
Ce traité est dédié au même Lucilius,
à qui les lettres sont adressées : c´ est la
solution d´ une grande difficulté.
Ou le monde est éternel, ou il ne l´ est
pas : s´ il est éternel, voilà donc un être
p392
absolu et indépendant de la puissance des
dieux : s´ il ne l´ est pas, il a été créé.
S´ il a été créé : avant sa création, ou il
manquoit quelque chose à la gloire et à la
félicité des dieux, et les dieux étoient
malheureux ; ou il ne manquoit rien à leur
gloire et à leur félicité, et, cela supposé, la
création du monde, superflue pour eux,
n´ eut pour objet que l´ avantage des êtres
créés.
Si la création du monde n´ eut pour
objet que l´ avantage des êtres créés,
pourquoi y eut-il des bons et des méchants ?
Pourquoi y vit-on le juste opprimé, et
le méchant oppresseur ?
Cela ne s´ est fait que par impuissance,
ou par mauvaise volonté ; par impuissance,
si c´ est un vice auquel il étoit
impossible d´ obéir ; par mauvaise volonté, s´ il étoit
possible d´ obéir à ce vice, et qu´ on ne l´ ait
pas fait.
On pardonne un mauvais ouvrage à un
ouvrier indigent, on ne le pardonne point
p393
aux dieux : tout ce qui sort de leurs mains
doit être parfait.
Si la nature de l´ ouvrage ne comportoit
pas la perfection, pourquoi ne pas
demeurer en repos ? Pourquoi s´ exposer sans
nécessité et sans fruit, à la honte de n´ avoir
rien fait qui vaille.
Cette difficulté d´ enfant a occupé dans
tous les siecles les têtes les plus fortes. Elle
est proposée, tous les jours, sur les bancs
de nos ecoles, présentée dans les cahiers
de nos théologiens avec la plus grande
vigueur, et résolue de la maniere la plus
claire.
Ici Séneque se charge de la cause des
dieux. Il ouvre leur apologie par un
tableau majestueux de la grande machine de
l´ univers.
Il fait l´ éloge de la vertu ; la vertu, le
lien commun des hommes et des dieux.
Rien de plus énergique que la peinture
des illustres malheureux : " vous enviez
leurs tourments et leur gloire, etc. "
p394
il faut convenir que la difficulté si
incommode pour tous les autres systématiques,
s´ évanouit dans l´ ecole de Zénon...
quoi, l´ ulcere qui dévore ce malade
depuis le premier instant de sa naissance, et
qui le dévorera jusqu´ à sa mort, n´ est pas
un mal ? ... non... n´ entendez-vous pas
ses cris ? ... il a tort de crier.
p395
Vous direz que cela a l´ air d´ une
plaisanterie inhumaine ; soit. Mais
gardez-vous de dédaigner un ouvrage plein
d´ idées sublimes, qui vous détrompera ou qui
vous affermira dans votre opinion. Lisez-le
pour le bel endroit où Séneque incline la
tête de Jupiter vers la terre, et attache les
regards du maître de l´ univers sur Régulus
et sur Caton. Ô Jupiter, s´ écrie-t-il,
voici deux athletes dignes de ton
admiration : etc. "
mais, dit l´ epicurien, si la vertu de
Caton ne put éclater sans l´ ambition de
César, pourquoi créer l´ un et l´ autre ?
Accorder aux dieux la puissance d´ intervertir
l´ ordre de la nature ; c´ est rendre la
difficulté insoluble. Vous aurez de la peine à
me persuader que le pere des dieux et des
p396
hommes se soit plû à voir entrer Régulus
dans un tonneau hérissé de pointes. Vous
avez raison, j´ aimerois mieux être Socrate
qu´ Anyte ? Mais à quoi bon pour Socrate,
pour Anyte, et pour les dieux, l´ existence
d´ Anyte et de Socrate ?
C´ est par des faveurs apparentes, que le
ciel punit le méchant : c´ est par des revers
qui vous semblent cruels, et qui ne sont
rien, que la providence illustre le bon.
Jupiter dit à celui-ci, de quoi te plains-tu ?
Je t´ ai fait mon égal.
Cela se peut, répond le méchant ; mais
moi, pourquoi m´ avoir fait tel que je suis,
et tel que tu savois que je serois... dis,
malheureux, et tel que tu voulois être.
Et d´ après cette réplique, voilà nos
raisonneurs enfoncés dans les ténebres de la
liberté de l´ homme et de la prescience des
dieux.
Et quel parti prend l´ homme sage entre
ces disputeurs ? Il montre le ciel du doigt,
et abandonne à ses idées celui que ce
spectacle ne convainc pas.
p397
Ce traité finit par une prosopopée de
Jupiter à l´ homme vertueux : elle est très
éloquente.
des bienfaits.
Lxxxvi savoir accorder, et
recevoir des bienfaits.
Ce traité des bienfaits en est un en
même temps de la reconnoissance et de
l´ ingratitude. Si les ingrats sont communs,
Séneque montre qu´ il faut s´ en prendre aussi
fréquemment aux défauts des bienfaiteurs,
qu´ au vice du coeur humain.
La matiere y est épuisée ; il n´ a été fait,
ni pour Néron, ni pour Aebutius Libéralis,
à qui il est adressé, mais pour tous les
hommes. On en citeroit difficilement un autre,
soit ancien, soit moderne, qui contînt
un aussi grand nombre de pensées fines et
délicates, de préceptes divins, de sentiments
que je dirois presque célestes.
Je l´ avois lu trois fois de suite, et à la
quatrieme lecture j´ en humectois encore
les feuillets de quelques larmes ; non de
celles qu´ on donne au récit d´ un grand
p398
malheur, à la tragédie, à Iphigénie, à
Mérope, elles sont mêlées de plaisir et
de peine ; mais de celles qui coulent
délicieusement lorsque l´ ame est émue de
quelque grande action, d´ un sentiment
délicat, qui naissent de l´ admiration, et
que j´ accorde aux héros de Corneille.
Combien j´ étois satisfait de mes
bienfaiteurs ! Combien je l´ étois encore
davantage de ce philosophe qui disoit des
hommes puissans qui s´ étoient ressouvenus de
lui, et des hommes puissans qui l´ avoient
oublié ; " c´ est à l´ oubli de ces derniers
que je dois le goût de la retraite, etc. "
on est convaincu, entraîné, en lisant
le traité de la colere ; on est attendri,
touché, en lisant celui des bienfaits. L´ un
est plein de force ; l´ autre de finesse : là,
p399
c´ est la raison qui commande ; ici, c´ est la
délicatesse du sentiment qui charme.
Séneque parle au coeur, et n´ en est pas moins
convaincant ; car le coeur a son évidence.
Il y a le goût dans les moeurs, comme le
tact dans les beaux arts : le jugement que
l´ un porte des actions, est aussi prompt
et aussi sûr que le jugement que l´ autre
porte des ouvrages.
Si je voulois citer des maximes, ce traité
m´ en offriroit sans nombre. J´ y lirois :
" la bienfaisance est-elle votre vertu ? Etc. "
comment une nation marquera-t-elle
sa reconnoissance au philosophe ? Par la
couronne civique (...). La
feuille de chêne l´ honorera sans appauvrir
p400
l´ etat. C´ est une feuille de chêne qu´ emporteront
avec eux, le sage en mourant,
le ministre en sortant de place.
" il n´ y a quelquefois aucune différence
entre le présent d´ un ami, et le voeu
d´ un ennemi. "
" refusez à votre ami l´ or qu´ il porteroit
chez une courtisanne " .
Je reprocherois volontiers à Séneque
d´ avilir la bienfaisance, lorsqu´ il compare
le secret d´ obliger, avec l´ art de la
courtisanne, qui rend ses faveurs piquantes
en les variant selon le caractere de ses
amants.
" placez vos bienfaits avec choix : etc. "
p401
rien de plus délicat et de plus vrai que
le chapitre 6, sur la question, si l´ ingratitude
peut être traduite au tribunal des
loix. " hé ! Dit Séneque, n´ est-il pas plus
honnête de laisser quelques méchants
impunis, que de faire soupçonner la
multitude de perfidie " ?
Ce que Séneque dit des honneurs accordés
à des descendants infâmes, par
reconnoissance pour leurs ayeux illustres, me
déplaît. Ce n´ est point par autrui, c´ est par
soi, qu´ on mérite ou qu´ on démérite. C´ est
mal défendre les dieux, que de leur faire
dire : que tel inepte soit roi, etc.
C´ est une singuliere compensation, que celle
d´ une injustice par une autre.
p402
Voici encore un endroit où je ne puis
être de l´ avis de notre philosophe. Alexandre
fait don d´ une ville à un simple particulier,
qui refuse un présent qui lui semble
trop important pour lui. " je n´ examine
pas ce qu´ il te convient de recevoir,
mais ce qu´ il me convient de
donner " . Séneque ajoute : " le mot est
d´ un fou " ... ce n´ est point le mot d´ un
fou, c´ est celui d´ un souverain généreux et
grand : qu´ est-ce qu´ une ville pour le maître
du monde ?
Et pourquoi ce particulier auroit-il été
incapable de bien administrer la cité ? Seroit-ce
son refus qui le feroit présumer ?
J´ aurois, ce me semble, plus de confiance
dans la modestie qui s´ éloigne des grands
emplois, que dans l´ ambition qui les poursuit.
Aux maximes qui précedent ajoutons
quelques-uns de ces faits intéressants
qu´ elles encadrent.
Lxxxvii les disciples de Socrate
offroient des présents à leur maître, et
p403
chacun d´ eux à proportion de sa fortune.
Eschine, qui étoit pauvre, lui dit : " je
n´ ai rien qui soit digne de vous, etc. "
si ce fait vous étoit connu, songez, lecteur,
que beaucoup d´ autres l´ ignorent : j´ aimerois
mieux instruire celui qui ne sait pas,
que de plaire à celui qui sait.
Voici comment il s´ exprime sur Alexandre.
" Alexandre ne fut, dès sa
jeunesse, etc. "
p404
je ne me rappelle plus à quel propos
cette sortie violente se trouve dans le
traité des bienfaits ; mais je suis sûr qu´ elle
n´ y est pas déplacée. Le style de Séneque
est coupé, mais ses idées sont liées.
Lxxxviii Séneque pressentoit, sans
doute, les reproches qu´ on lui feroit,
lorsqu´ il écrivoit " il ne m´ est pas
toujours possible de refuser : quelquefois je
serai forcé de recevoir un bienfait ; un
tyran cruel, ombrageux, prompt à s´ irriter,
regarderoit mon refus comme
une insulte " . Cette maxime pouvoit
lui coûter la vie.
Séneque exclut du nombre des bienfaiteurs
les animaux. Sans m´ engager de
répondre à ses raisons, je ne puis m´ empêcher
p405
d´ exiger du bestiaire quelque reconnoissance
pour le lion qui le reconnut et
qui le défendit. Parcequ´ un moment après
l´ animal bienfaisant avoit oublié le service
rendu, le bestiaire étoit-il dispensé de
s´ en souvenir ? Répondre qu´ oui, n´ est-ce
pas mettre l´ homme et l´ animal sur la même
ligne ? Il me semble que j´ aurois
mauvaise opinion de celui, à qui son chien
auroit sauvé la vie, et qui ne l´ en
aimeroit pas davantage.
Notre philosophe accuse l´ homme
d´ ingratitude, lorsqu´ il ose reprocher à la
nature de n´ avoir pas rassemblé sur lui tous
ses dons. Me permettra-t-on d´ ajouter une
raison à toutes celles qu´ il en donne, et
de la proposer à sa maniere ?
Homme, songe que c´ est à la foiblesse
de tes organes, que tu dois la qualité qui
te distingue des animaux. Ambitionnes-tu
le regard perçant de l´ aigle ? Tu regarderas
sans cesse : l´ odorat du chien ? Tu
flaireras du matin au soir. L´ organe de ton
jugement est resté le prédominant et le
p406
maître ; il eut été l´ esclave d´ un de tes sens
trop vigoureux : de-là ta perfectibilité. S´ il
existe dans ton cerveau une fibre plus
énergique que les autres, tu n´ es plus propre
qu´ à une chose, tu es un homme de génie :
l´ animal et l´ homme de génie se touchent.
La justesse et la force des arguments de
Séneque, plaidant la cause des enfants
contre les peres, subjuguent ma raison :
mais mon coeur se révolte contre cette
ingrate dialectique. J´ aime mieux m´ exagérer
le bienfait paternel, que d´ affoiblir la
reconnoissance filiale. Je demanderai si,
dans le nombre de ces enfants qui
prirent leurs peres sur leurs épaules, et qui
les transporterent le long des torrents de
la lave enflammée qui découloit
des flancs de l´ Etna, et qui brûloit
leurs pieds, il y en eut un seul qui eut
osé dire à sa mere, nous sommes quittes.
p407
Mes oreilles se ferment à ce propos, et
mon imagination se livre à un spectacle
plus doux ; je vois les peres, les meres,
se précipiter sur leurs enfants, et les
baigner de leurs larmes ; je vois les enfants
essuyer ces larmes de leurs mains : et dans
ce moment j´ ignore quels sont les plus
heureux. Je suis pere ; j´ ai des enfants ;
et c´ est ainsi que je sens.
Bienfaiteur, si tu m´ humilies, tu
entendras de moi le discours du citoyen sauvé
de la proscription des triumvirs par un
ami de César, qui lui rappelloit trop
souvent ce bienfait. Je te dirai, " rends
moi à César : etc. "
p408
peut-on quelquefois rappeller le service
qu´ on a rendu ? Séneque répond à cette
question, en introduisant un soldat
vétéran, accusé d´ avoir exercé des violences
contre ses voisins, et plaidant en
présence de Jules-César sa cause qu´ on
instruisoit avec chaleur... " vous souvenez-vous,
mon général, etc. "
p409
cependant un brave soldat peut être un voisin
incommode : et voilà ce que peut l´ éloquence.
Lxxxix le chapitre 3 du 6 e livre
est très ferme, très beau, et j´ en
conseillerai la lecture à celui qui veut savoir le
moyen de donner de la consistance à des
p410
choses passageres, qui par elles-mêmes
n´ en ont aucune.
J´ indiquerois bien les chapitres 32, 33,
et 34, du même livre, aux souverains :
mais quand le philosophe leur auroit appris
qu´ un bien, dont les plus grandes fortunes
sont privées ; un bien, qui manque à ceux
qui possedent tout, est un ami qui sache
dire la vérité, qui arrache au concert trop
harmonieux de la flatterie un grand enivré
par la foule des imposteurs, amené jusqu´ à
l´ ignorance du vrai, jusqu´ à la haine du
vrai, par l´ habitude d´ entendre, non des
choses salutaires et honnêtes, mais des
choses douces et empoisonnées ; un ami ! Où
le trouveront-ils ? Quand cet ami les auroit
convaincus de l´ importance d´ être entourés
de gens de bien, les appelleroient-ils
auprès de leur personne ? Et quand ils les y
auroient appellés, comment les y garderoient-ils ?
Que nous serions heureux, si nous
réfléchissions sur les avantages que nous
devons à notre médiocrité, et dont les hautes
p411
conditions sont privées. Nous avons
presque autant de ressources pour devenir
bons, qu´ ils en ont pour devenir méchants :
ils usent aussi bien des leurs, que nous
usons mal des nÔtres ; d´ où il arrive que
nous sommes tous corrompus.
Séneque remarque, " que c´ est le
caractere des rois, etc. "
le poète Rabirius met un très
beau mot dans la bouche d´ Antoine
mourant : " je n´ ai plus que ce que j´ ai donné " !
Heureux celui qui peut dire à la fortune :
enleve moi tout ce que j´ ai, et tu ne me
feras pas mourir tout à fait indigent.
Si la lecture de Séneque tourmente le
méchant ; l´ homme de bien y trouve souvent
son éloge.
p412
Dans ce traité des bienfaits, à chaque
chapitre on croit que tout est dit, et
cependant il n´ en est rien. Séneque ne
montre, dans aucun autre de ses ouvrages,
autant de fécondité. Les auteurs du siecle de
la grande éloquence ont su présenter leurs
idées d´ une maniere plus simple et plus
imposante ; mais en avoient-ils autant que
Séneque.
de la tranquillité de l´ ame.
Lxxxx qu´ est-ce que la tranquillité de l´ ame ?
Qu´ est-ce qui nous l´ Ôte ?
Comment pouvons-nous la recouvrer ?
Ce traité est adressé à Sérénus, capitaine
des gardes de Néron, intime ami
de Séneque qui se reprocha, dans la suite,
l´ excessive douleur que sa perte lui causa.
Pline nous apprend que Sérénus
périt avec tous ses convives, empoisonnés
par des champignons.
p413
On présume que cet ouvrage est un des
premiers écrits de Séneque ; qu´ il le
composa peu de tems après son retour
de la Corse ; qu´ il ne jouissoit pas encore
d´ une grande opulence, et qu´ il étoit mal
affermi dans la philosophie, bien qu´ il
eût adressé à Marcia et à Helvia des
consolations qui ne sont pas d´ un stoïcien
néophyte, et qu´ il eût donné des leçons
publiques de zénonisme.
Il se montre ici flottant entre l´ obscurité
de la retraite, et l´ éclat des fonctions
publiques. La fortune l´ éblouit, le desir d´ une
grande réputation le tourmente ; il le sent,
il s´ en accuse : il se relegue dans la classe
de ceux qui oscillent entre le vice et la
vertu, et qui ne sont ni assez corrompus,
pour être comptés parmi les méchants,
ni assez vertueux pour être comptés parmi
les bons. On est charmé de la franchise
avec laquelle il dévoile le fonds de son
p414
coeur. Il dit, " j´ ai des vices qui
m´ attaquent à force ouverte ; etc. "
le stoïcien étoit valétudinaire toute sa
vie ; sa philosophie étoit trop forte : c´ étoit
une espece de profession religieuse, qu´ on
n´ embrassoit que par enthousiasme ; un
état d´ apathie auquel on tendoit de toutes
ses forces, et sous le noviciat duquel on
mouroit avant d´ être profès. Séneque se
désespere de rester homme.
p415
Mais d´ où lui venoit sa perplexité ? Son
ame avoit-elle été brisée par la longueur et
la dureté de son exil ? L´ horreur des antres
de la Corse avoit-elle embelli à ses yeux
les palais des grands ? La solitude dans
laquelle il avoit passé huit années, donné de
nouveaux charmes à la société ? Et les
rochers arides et déserts, aiguisé les attraits
de la capitale ? Ou le rÔle d´ Hercule, au
sortir de la forêt de Némée, entre le
chemin qui conduit à la gloire, et celui qui
mene au plaisir, seroit-il celui de tous
les hommes ? Non ; le nombre de ceux
dont on pourroit dire (...), est
petit. Quelque parti que prenne Séneque,
ce ne sera point l´ adulation de lui-même
qui le perdra.
Ce traité offre d´ excellentes réflexions
sur l´ emploi de son tems et de son talent ;
sur l´ essai de ses forces ; sur la vanité des
richesses, lorsqu´ on voit un affranchi de
Pompée plus opulent que son maître ; sur
la résignation aux peines de son état et
aux traverses de la vie : et cette morale
p416
est toujours relevée par des anecdotes
intéressantes.
Caligula dit, par forme de conversation,
à Canus Julius. " à propos, j´ ai
donné l´ ordre de votre supplice " : Julius lui
répond, " je vous rends graces, prince
très-excellent. "
il jouoit aux échecs lorsque le centurion
arriva : " au moins, dit-il à son
adversaire, etc. "
le philosophe qui l´ accompagnoit au
lieu du supplice, lui ayant demandé, au
moment où la hache étoit levée sur son
col, à quoi il pensoit : " j´ épie, lui
répondit-il, etc. " on n´ a jamais philosophé
si long-tems.
p417
Depuis le siecle de Néron, jusqu´ à nos
jours, les sectateurs de la doctrine
d´ Epicure n´ ont cessé de nous montrer un des
leurs, appellant la mollesse et les plaisirs à
ses derniers instants, et allant à la mort
avec la même nonchalance qu´ il auroit
continué de vivre. Certes, je n´ ai garde de
blâmer la maniere facile dont le voluptueux
Pétrone mourut : mais je trouve autant
de fermeté, autant d´ indifférence, et plus
de dignité, dans la mort de Canus Julius.
Etoit-il possible de porter le mépris, ou
pour la vie, ou pour l´ empereur, ou pour
l´ un et l´ autre, au-delà de ce qu´ il en a
mis dans sa réponse à Caligula. A-t-on
jamais exprimé ce mépris, d´ une maniere
plus simple et plus fine ? Pétrone est à
table ; il se fait lire des vers en mourant.
Julius, en attendant le centurion,
s´ amuse à jouer aux échecs. Quoi de
plus tranquille, et même de plus gai, que
p418
ses discours à son adversaire et à ses
amis ?
Pour un disciple d´ Epicure, qui sait
accepter la mort quand elle vient, Zénon
peut en citer nombre des siens, qui n´ ont
pas hésité d´ aller au-devant d´ elle.
Mais à parler vrai des uns et des autres,
chacun d´ eux se soumet à la nécessité, selon
ses principes et son caractere.
de la vie heureuse.
Lxxxxi point de bonheur sans
la vertu.
Séneque adresse ce petit traité, qu´ on
peut regarder comme son apologie et
la satyre des faux epicuriens, à Gallion
son frere. " Ô Gallion, mon frere, tous
les hommes veulent être heureux ; mais
tous sont aveugles, lorsqu´ il s´ agit
d´ examiner en quoi consiste le bonheur " .
Notre philosophe avoit rencontré la
vraie base de la morale. à parler rigoureusement,
il n´ y a qu´ un devoir, c´ est d´ être
p419
heureux : il n´ y a qu´ une vertu, c´ est la
justice.
Avant que d´ entrer dans quelques
détails sur cet écrit, qu´ on peut analyser en
peu de mots, il faut que je jette un
coup-d´ oeil sur la morale des anciens, et sur les
progrès successifs de cette science importante.
Tout ce qu´ elle a de plus élevé, de
plus profond, les anciens l´ avoient dit ;
mais sans liaison : ce n´ étoit point le
résultat de la méditation qui pose des
principes, et qui en tire des conséquences ;
c´ étoient les élans isolés et brusques d´ ames
fortes et grandes.
Qui est-ce qui inspiroit au caraïbe de
se précipiter au milieu des flots en
courroux, pour ravir à la mort des européens
naufragés sur ses cÔtes et prêts à périr ?
Lorsque ces malheureux sont prosternés
tremblants aux genoux de leurs ennemis,
qui est-ce qui fit dire au cacique ? " relevez-vous,
ne craignez rien : etc. "
p420
le fait que je vais raconter, je le tiens
d´ un missionnaire de Cayenne, témoin
oculaire. Plusieurs negres marons avoient
été pris, et il n´ y avoit point de bourreau
pour les exécuter. On promit la vie à celui
d´ entr´ eux qui consentiroit à pendre ses
camarades, c´ est-à-dire au plus méchant.
Aucun n´ acceptant la proposition, un
colon commande à un de ses negres de les
pendre, sous peine d´ être pendu lui-même.
Ce negre demande à passer un
moment dans sa cabane, comme pour se
préparer à obéir à l´ ordre qu´ il a reçu : là, il
saisit une hache, s´ abat le poignet,
reparoît ; et présentant à son maître un bras
mutilé, dont le sang ruisseloit : à présent,
lui dit-il, fais-moi pendre mes camarades ?
Qui est-ce qui a placé ce sentiment
héroïque dans l´ ame d´ un esclave ? Est-ce
l´ étude, est-ce la réflexion ? Est-ce la
connoissance approfondie des devoirs ? Nullement.
Dans les premiers temps, les hommes
p421
qui se sont distingués par les actions
les plus surprenantes, étoient asservis aux
plus grossiers préjugés. Le rêve d´ une vieille
femme avoit peut-être mis les armes à la
main au brave cacique qu´ on vient
d´ entendre parler si fierement à ses ennemis.
Un autre cacique leur eût peut-être
impitoyablement cassé la tête.
Il n´ y a pas de science plus évidente et
plus simple que la morale pour l´ ignorant :
il n´ y en a pas de plus épineuse et de plus
obscure pour le savant. C´ est peut-être la
seule où l´ on ait tiré les corollaires les plus
vrais, les plus éloignés et les plus hardis,
avant que d´ avoir posé des principes.
Pourquoi cela ? C´ est qu´ il y a des héros,
longtemps avant qu´ il y ait des raisonneurs.
C´ est le loisir qui fait les uns ; c´ est la
circonstance qui fait les autres : le
raisonneur se forme dans les écoles, qui s´ ouvrent
tard ; le héros naît dans les périls, qui sont
de tous temps. La morale est en action
dans ceux-ci, comme elle est en maximes
dans les poètes : la maxime est sortie de
p422
la tête du poète, comme Minerve de la
tête de Jupiter... souvent il faudroit un
long discours au philosophe pour
démontrer ce que l´ homme du peuple sent
subitement.
Qu´ est-ce que le bonheur ? ... ce n´ est
pas une question à résoudre au jugement
de la multitude.
Qu´ est-ce que la multitude ? ... un
troupeau d´ esclaves... pour être heureux,
il faut être libre : le bonheur n´ est pas fait
pour celui qui a d´ autres maîtres que son
devoir... mais le devoir n´ est-il pas
impérieux ? Et s´ il faut que je serve,
qu´ importe sous quel maître ! ... il importe
beaucoup : le devoir est un maître dont on
ne sauroit s´ affranchir sans tomber dans
le malheur ; c´ est avec la chaîne du devoir,
qu´ on brise toutes les autres.
p423
Le stoïcisme n´ est autre chose qu´ un
traité de la liberté prise dans toute son
étendue.
Si cette doctrine, qui a tant de points
communs avec les cultes religieux, s´ étoit
propagée comme les autres superstitions,
il y a long-temps qu´ il n´ y auroit plus ni
esclaves ni tyrans sur la terre.
Mais, qu´ est-ce que le bonheur, au jugement
du philosophe ? ... c´ est la
conformité habituelle des pensées et des
actions aux loix de la nature.
Et qu´ est-ce que la nature ? Qu´ est-ce
que ses loix ? Il n´ auroit pas été mal de
s´ expliquer sur ces deux points ; car il est
évident que la nature nous porte avec
violence, et nous éloigne avec horreur,
d´ objets que le stoïcien exclut de la notion du
bonheur.
Mais Séneque écrivoit à Gallion, homme
instruit, que les définitions que l´ on
exige ici auroient ramené aux premiers
éléments de la philosophie.
L´ homme heureux du stoïcien, est celui
qui ne connoît d´ autre bien que la vertu,
p424
d´ autre mal que le vice ; qui n´ est
abattu ni enorgueilli par les événements ; qui
dédaigne tout ce qu´ il n´ est ni le maître
de se procurer, ni le maître de garder, et
pour qui le mépris des voluptés, est la
volupté même.
Voilà peut-être l´ homme parfait : mais
l´ homme parfait est-il l´ homme de la nature ?
Il me semble que, dans la nature, le
corps est le tyran de l´ ame, par les passions
effrénées et les besoins sans cesse
renaissants ; et qu´ au contraire, dans l´ état de
société, il n´ en est ni l´ esclave ni le tyran :
ce sont deux associés qui se commandent
et s´ obéissent alternativement ; quand j´ ai
mangé, je médite ; et quand j´ ai médité,
il faut que je mange.
La philosophie stoïcienne est une
espece de théologie pleine de subtilités ; et
je ne connois pas de doctrines plus éloignée
de la nature, que celle de Zénon.
La recherche du vrai bonheur conduit
Séneque à l´ examen de la volupté
d´ Epicure ; et voici comment il s´ en explique :
p426
" pour moi, dit-il, je pense, etc. "
la volupté naît à cÔté de la vertu, comme
le pavot au pied de l´ épi ; mais ce n´ est
point pour la fleur narcotique qu´ on a labouré.
Il paroît que le mot volupté , mal
entendu, rendit Epicure odieux ; ainsi que le
mot intérêt , aussi mal entendu, excita le
murmure des hypocrites et des ignorants
contre un philosophe moderne.
Des efféminés, de lâches corrompus ;
pour échapper à l´ ignominie qu´ ils
méritoient par la dépravation de leurs moeurs,
se dirent sectateurs de la volupté, et le
furent en effet ; mais c´ étoit de la leur,
et non de celle d´ Epicure. Pareillement
des gens, qui n´ avoient jamais attaché au
mot intérêt , d´ autre idée que celle de l´ or
et de l´ argent, se révolterent contre une
doctrine qui donnoit l´ intérêt pour le
mobile de toutes nos actions ; tant il est
dangereux en philosophie de s´ écarter du sens
usuel et populaire des mots.
De l´ apologie de l´ epicuréisme, Séneque
passe à l´ apologie de la philosophie en
général. Combien j´ ai été satisfait, en lisant
p427
les chapitres 17 et 18, d´ y trouver
les mêmes impertinences adressées à Séneque,
et par les mêmes personnages, que de
nos jours : on lui disoit, comme à nos
sages :
" vous parlez d´ une façon, etc. "
p433
Lxxxxii voici comment on attaquoit
autrefois le stoïcien Séneque, et la
maniere dont il se défendoit.
" si donc un de ces détracteurs
de la philosophie vient me dire, etc. "
tout ce qui précede, tout ce que j´ omets,
tout ce qui suit, est très beau. Quand
on cite Séneque, on ne sait ni où
commencer, ni où s´ arrêter. Les philosophes
modernes pourroient dire à leurs détracteurs,
ce que le sage de Séneque disoit aux
siens : " ne vous permettez pas de juger
ceux qui valent mieux que vous : etc. "
p435
du loisir, ou de la retraite du sage.
Xciii on ne peut guere douter
que ce petit traité ne soit la continuation
de celui qui précede.
" Epicure dit que le sage etc. "
p436
mais le détail des obstacles s´ étend fort
loin. Par exemple, si la république est
trop corrompue, et qu´ il n´ y ait aucun
espoir de la sauver ; si les moyens souffroient
des contradictions insurmontables ; si l´ etat
est la proie des méchants : le sage se
sacrifieroit inutilement.
En effet, au milieu des brigues et des
cabales de l´ ambition : parmi cette foule
de calomniateurs, qui empoisonnent les
meilleures actions : entouré d´ envieux,
qui font échouer les projets les plus utiles,
tantÔt pour vous en ravir l´ honneur,
tantÔt pour se ménager de petits avantages ;
de ces politiques ombrageux, qui épient
les progrès que vous faites dans la faveur
du souverain et du peuple, pour saisir le
moment où il convient de vous desservir
et de vous renverser ; de cette nuée de
méchants subalternes qui ont intérêt à la
durée des maux, et qui pressentent la tendance
p437
de vos opérations : qu´ a-t-on de
mieux à faire, que de renoncer aux fonctions
d´ etat ? N´ est-on utile qu´ en produisant
des candidats, en secourant les peuples,
en défendant les accusés, en récompensant
les hommes industrieux, en opinant
pour la paix ou pour la guerre ? ...
non : mais je ne mettrai pas sur la même
ligne celui qui médite et celui qui agit.
Sans doute la vie retirée est plus douce ;
mais la vie occupée est plus utile et plus
honorable : il ne faut passer de l´ une à
l´ autre qu´ avec circonspection ; c´ est même
l´ avis de Séneque.
" et qu´ importe, ajoute-t-il, par quels
motifs le sage embrasse la retraite ! Si
c´ est lui qui manque à l´ etat, ou si c´ est
l´ etat qui lui manque " ... il importe
beaucoup : s´ il manque à l´ etat, c´ est un
mauvais citoyen ; si l´ etat lui manque,
l´ etat est insensé.
Séneque dispense encore le sage de
l´ administration, s´ il manque d´ autorité, de
force et de santé. Un homme s´ est montré
p438
de nos jours plus intrépide que le stoïcien
ne l´ exige.
En passant en revue tous les gouvernements,
Séneque n´ en trouvoit pas un seul
auquel le sage pût convenir, et qui pût
convenir au sage.
" s´ il est mécontent de la république, etc. "
en passant en revue plusieurs de nos
gouvernements, le sage seroit encore de
l´ avis de Séneque.
Après des siecles d´ une oppression
générale, puisse la révolution qui vient de
s´ opérer au-delà des mers, en offrant à
tous les habitants de l´ Europe un asyle
contre le fanatisme et la tyrannie, instruire
ceux qui gouvernent les hommes,
sur le légitime usage de leur autorité !
Puissent ces braves américains, qui ont
p439
mieux aimé voir leurs femmes outragées,
leurs enfants égorgés, leurs habitations
détruites, leurs champs ravagés, leurs
villes incendiées, verser leur sang et mourir,
que de perdre la plus petite portion de leur
liberté, prévenir l´ accroissement énorme
et l´ inégale distribution de la richesse, le
luxe, la mollesse, la corruption des moeurs,
et pourvoir au maintien de leur liberté,
et à la durée de leur gouvernement ! Puissent-ils
reculer, au moins pour quelques
siecles, le décret prononcé contre toutes
les choses de ce monde ; décret qui les a
condamnées à avoir leur naissance, leur
temps de vigueur, leur décrépitude et leur
fin ! Puisse la terre engloutir celle de leurs
provinces, assez puissante un jour et assez
insensée pour chercher les moyens de
subjuguer les autres ! Puisse dans chacune
d´ elles, ou ne jamais naître, ou mourir
sur-le-champ sous le glaive du bourreau,
ou par le poignard d´ un Brutus, le citoyen
assez puissant un jour et assez ennemi de
p440
son propre bonheur, pour former le
projet de s´ en rendre le maître !
Qu´ ils songent que le bien général ne
se fait jamais que par nécessité ; et que
c´ est le temps de la prospérité, et non
celui de l´ adversité, qui est fatal pour les
gouvernements.
L´ adversité occupe les grands talents ;
la prospérité les rend inutiles, et porte aux
premiers emplois les ineptes, les riches
corrompus, et les méchants.
Qu´ ils songent que la vertu couve souvent
le germe de la tyrannie.
Si le grand homme est long-temps à la
tête des affaires, il devient despote. S´ il y
est peu de temps, l´ administration se
relâche et languit sous une suite d´ administrateurs
communs.
Qu´ ils songent que ce n´ est ni par l´ or,
ni même par la multitude des bras, qu´ un
etat se soutient ; mais par les moeurs.
Mille hommes qui ne craignent pas
pour leur vie, sont plus redoutables que
dix mille qui craignent pour leur fortune.
p441
Que chacun d´ eux ait dans sa maison,
au bout de son champ, à cÔté de son
métier, à cÔté de sa charrue, son fusil,
son épée, et sa bayonnette.
Qu´ ils soient tous soldats.
Qu´ ils songent que si, dans les circonstances
qui permettent la délibération,
le conseil des vieillards est le bon ; dans
les instants de crise, la jeunesse est
communément mieux avisée que la vieillesse.
Xciv Séneque pense que la nature
nous a faits pour méditer et pour
agir ; mais lorsque les circonstances
réduisent le philosophe à la vie contemplative,
il est encore une gloire à laquelle il peut
prétendre. " Chrisippe et Zénon, dans
leur retraite, ont mieux mérité du
genre humain, que s´ ils avoient conduit
des armées, occupé des emplois et
promulgué des loix " . Vaut-il mieux
avoir éclairé le genre humain, qui durera
toujours, que d´ avoir ou sauvé ou bien
ordonné une patrie qui doit finir ; être
l´ homme de tous les tems, ou l´ homme
p442
de son siecle : c´ est un problême difficile
à résoudre.
Auguste, ce maître de l´ univers, cet
homme qui régloit d´ un mot le sort des
nations, regardoit le jour qui le
délivreroit de sa grandeur, comme le plus
fortuné de sa vie. Cependant il mourut
empereur, et fit bien. Rien de plus
difficile que de se défaire de l´ habitude de
commander, si ce n´ est de celle d´ obéir :
l´ esclave a perdu son ame, quand il a
perdu son maître ; comme le chien égaré
dans les rues, il crie jusqu´ à ce qu´ il ait
retrouvé la maison où il est nourri d´ eau et
de pain et assommé de coups de bâton.
Quelles moeurs ! Quelles effroyables
moeurs, que celles des romains ! Je ne
parle pas de la débauche, mais de ce
caractere féroce qu´ ils tenoient
apparemment de l´ habitude des combats du cirque.
Je frémis lorsque j´ entends un de ces
citoyens blasé sur les plaisirs, las des
voluptés de la Campanie, du silence et
des forêts du Bruttium, des superbes édifices
p443
de Tarente, se dire à lui-même : " je
m´ ennuie ; retournons à la ville, je me
sens le besoin de voir couler du sang " .
Et ce mot est celui d´ un efféminé !
Ici Séneque s´ exhorte à l´ examen des
choses, sans partialité, sans cette haine
implacable que sa secte a vouée à toutes
les autres.
D´ où venoit cette intolérance des stoïciens ?
De la même source que celle des
dévots outrés. Ils ont de l´ humeur,
parcequ´ ils luttent contre la nature ; qu´ ils se
privent, et qu´ ils souffrent. S´ ils vouloient
s´ interroger de bonne foi sur la haine qu´ ils
portent à ceux qui professent une morale
moins austere, ils s´ avoueroient qu´ elle
naît de la jalousie secrette d´ un bonheur
qu´ ils envient, et qu´ ils se sont interdits
sans croire aux récompenses qui les
dédommageront de leur sacrifice ; ils se
reprocheroient leur peu de foi, et cesseroient
de soupirer après la félicité de l´ epicurien
dans cette vie, et la félicité du stoïcien
dans l´ autre.
p444
consolation à Helvia.
Xcv Helvia étoit mere de Séneque.
Elle resta orpheline presqu´ en
naissant, et passa sous l´ autorité d´ une
belle-mere. Quelqu´ indulgence qu´ on suppose
dans une belle-mere, ce n´ est pas sans
peine qu´ on réussit à lui plaire. Un oncle qui
la chérissoit lui fut enlevé au moment où
elle l´ attendoit, les bras ouverts, à son
retour d´ Egypte : dans le même mois, elle
perdit son époux. L´ absence de ses enfants
la laissa seule sous le poids de cette
affliction. Sa vie n´ avoit été qu´ un tissu
d´ alarmes, de périls et de douleurs,
lorsqu´ elle recueillit les cendres de trois de ses
petits-fils, dans le même pan de sa robe, où
elle les avoit reçus en naissant. Vingt
jours s´ étoient écoulés depuis les funérailles
du fils de Séneque, lorsque le pere fut
séparé d´ elle par l´ exil. Ce dernier événement
est le sujet de la consolation.
Cet ouvrage, écrit dans la situation la
plus cruelle, et la contrée la plus affreuse,
p445
est plein d´ ame et d´ éloquence. Le beau
génie et l´ excellent caractere du philosophe
s´ y développent en entier. On ne peut
s´ empêcher d´ accorder de l´ admiration à
l´ une de ces qualités, et de l´ estime à
l´ autre.
C´ est parceque tout seroit à citer de
ce bel écrit, que j´ en citerai peu de chose.
Séneque dit à sa mere :
" j´ espere que vous ne refuserez pas à
un fils, etc. "
je ne le pense pas ; cette
maxime contredit et les philosophes et les
poètes, qui tous ont unanimement reconnu
et préconisé l´ attrait du sol. Ainsi que tous
p446
les animaux, l´ homme ne s´ éloigne du lieu
de sa naissance, que d´ un assez court
intervalle : cet intervalle est limité par ses
besoins et par ses forces ; il le mesure sur la
fatigue du retour. Il ne quitte son berceau,
que quand il en est chassé. Le lievre et le
cerf, qui vont si vîte, changent rarement
de forêt : l´ aigle plane presque toujours
au-dessus des mêmes montagnes. Le sol
rappelle l´ homme des pays lointains, où
l´ intérêt ne l´ a point transporté sans
l´ arracher des bras de son pere, de sa mere,
de ses freres, de sa femme, de ses
enfants, de ses concitoyens : il s´ est retourné
plus d´ une fois ; ses mains se sont portées,
ses yeux baignés de larmes se sont fixés,
vers la ville, sur le rivage, qu´ il venoit
de quitter.
Séneque ajoute : " de vos enfants, etc. "
p447
Séneque n´ auroit laissé que ce morceau,
qu´ il auroit droit au respect des gens de
bien et à l´ éloge de la postérité. Lorsqu´ il
s´ occupoit des chagrins de sa mere, il étoit
bien plus à plaindre qu´ elle.
de la briéveté de la vie.
Xcvi on présume que le Paulinus,
à qui Séneque adresse ce traité, étoit pere
de Pauline, la seconde femme de Séneque.
Il exerçoit à Rome une charge très
importante, la surintendance générale des
vivres.
" la vie n´ est courte, dit Séneque, etc. "
p448
ce traité, qu´ on ne lit point sans s´ appliquer
à soi-même la plupart des sages
réflexions dont il est semé, est sur-tout
célebre par la réponse vive, ingénieuse et
même éloquente, d´ un homme de lettres,
à laquelle il donna lieu. Un de ses amis,
témoin de ses regrets sur la rapidité du
temps, sachant d´ ailleurs combien il en étoit
prodigue, l´ interrompit en lui citant ce
passage de Séneque : tu te plains de la briéveté
de la vie, etc.
p451
Séneque a raison : les journées sont longues
et les années sont courtes pour l´ homme
oisif : il se traîne péniblement du
moment de son lever, jusqu´ au moment de
son coucher ; l´ ennui prolonge sans fin cet
intervalle de douze à quinze heures, dont
il compte toutes les minutes : de jours
d´ ennui en jours d´ ennui, est-il arrivé à la fin
de l´ année, il lui semble que le premier de
janvier touche immédiatement au dernier
de décembre, parcequ´ il ne s´ intercalle
dans cette durée aucune action qui la
divise. Travaillons donc : le travail, entre
autres avantages, a celui de raccourcir les
heures et d´ étendre la vie.
Si le ciel nous exauçoit, l´ impatience de
nos craintes, de nos espérances, de nos
souhaits, de nos peines, de nos plaisirs,
abrégeroit notre vie des deux tiers. être
bizarre, tu crains la fin de ta vie ; et en une
infinité de circonstances, tu hâtes la
célérité du temps ! Il ne tient pas à toi qu´ entre
l´ instant où tu es, et l´ instant où tu
voudrois être, les jours, les mois, les années
intermédiaires ne soient anéanties : la
p452
chose que tu attends, n´ est rien peut-être,
ou presque rien, et celle que tu sacrifierois
volontiers, est tout !
Séneque prétend qu´ Aristote
intenta à la nature un procès indigne d´ un
sage, sur la longue vie qu´ elle accorde à
quelques animaux, tandis qu´ elle a marqué
un terme si court à l´ homme, né pour tant
de choses importantes. " nous n´ avons pas
trop peu de temps, lui dit-il ; nous en
perdons trop " ... certes, ce n´ étoit pas
un reproche à faire au plus laborieux des
philosophes... " la vie seroit assez
longue, et suffiroit pour achever les plus
grandes entreprises, si nous savions en
bien placer les instants " ... cela est-il
vrai ? La course de notre vie est déja fort
avancée lorsque nous sommes capables
de quelque chose de grand ; et celui qui
avoit formé le projet de te faire admirer
des françois, en leur mettant ton ouvrage
sous les yeux, est mort avant que d´ avoir
p454
mis la derniere main à son travail ? ...
Séneque, adressez ces reproches aux
hommes dissipés ; mais épargnez-les à Aristote,
épargnez-les à vous-même, et à tant
d´ hommes célebres, que la mort a surpris
au milieu des plus belles entreprises. Je
suis bien loin de sentir comme vous : je
regrette que vos semblables soient
mortels.
Je n´ aurois pas de peine à trouver dans
Séneque, plus d´ un endroit où il se plaint
de la multiplicité des affaires, et de la
rapidité des heures. L´ animal sait, en
naissant, tout ce qu´ il lui importe de savoir :
l´ homme meurt lorsque son éducation est faite.
Je ne suis pas plus satisfait de ce qu´ il
p456
vient de dire à Aristote, que de ce qu´ il va
dire à Paulinus.
" songez à combien d´ inquiétudes etc. "
je répondrois à Séneque : non, je ne compare pas ces
fonctions ; c´ est la premiere qui me paroît la
plus urgente et la plus utile... " on ne
manquera pas, dites-vous, d´ hommes
d´ une exacte probité, d´ une stricte
attention " ... vous vous trompez : on
trouvera cent contemplateurs oisifs, pour
un homme actif ; cent rêveurs sur les
choses d´ une autre vie, pour un bon administrateur
des choses de celle-ci. Votre
doctrine tend à enorgueillir des paresseux et
des fous, et à dégoûter les bons princes,
les bons magistrats, les citoyens vraiment
essentiels. Si Paulinus fait mal son devoir,
Rome sera dans le tumulte. Si Paulinus fait
mal son devoir, Séneque manquera de
pain. Le philosophe est un homme
estimable par-tout ; mais plus au sénat, que dans
l´ ecole ; plus dans un tribunal, que dans
une bibliotheque : et la sorte d´ occupations
que vous dédaignez, est vraiment celle que
j´ honore ; elle demande de la fatigue, de
l´ exactitude, de la probité : et les
hommes doués de ces qualités, vous semblent
communs ! Lorsque j´ en verrai qui se seront
p457
fait un nom dans la magistrature,
au barreau, loin de croire qu´ ils ont perdu
leurs années pour qu´ une seule portât leur
nom, je serai désolé de n´ en pouvoir
compter une aussi belle dans toute ma vie.
Combien il faut en avoir consumé dans l´ étude,
et dérobé aux plaisirs, aux passions, au
sommeil, pour obtenir celle-là. Sage est
celui qui médite sans cesse sur l´ épitaphe
que le doigt de la justice gravera sur son
tombeau.
Turannius a abdiqué les places où
il servoit utilement sa patrie, et s´ est
condamné au repos, quand il avoit encore des
forces d´ esprit et de corps ; et lorsque
Turannius se fait mettre au lit, et pleurer par
ses gens, comme s´ il eut été mort,
Turannius vous paroît ridicule ? Dans un
autre moment, vous eussiez dit que Turannius
avoit fait de lui-même, et de ceux
p459
qui quittent la république trop tÔt, une
satyre forte, une critique sublime.
" si quelques-uns de vos concitoyens etc. "
c´ est un défaut si général, que de se
laisser emporter au-delà des limites de la
vérité, par l´ intérêt de la cause qu´ on
défend, qu´ il faut le pardonner quelquefois
à Séneque.
Je n´ ai pas lu le chapitre 3, sans rougir :
c´ est mon histoire. Heureux celui qui
n´ en sortira point convaincu qu´ il n´ a vécu
qu´ une très petite partie de sa vie !
Ce traité est très beau : j´ en recommande
la lecture à tous les hommes ; mais
sur-tout à ceux qui tendent à la
perfection dans les beaux arts. Ils y
apprendront combien ils ont peu travaillé, et que
c´ est aussi souvent à la perte du temps,
qu´ au manque de talent, qu´ il faut
attribuer la médiocrité des productions en tout
genre.
de la constance du sage.
Xcvii ou de l´ injure, de l´ ignominie,
de l´ arrogance, de la vengance, de
la force, de la sécurité, du chemin qui
conduit à la vertu.
Je ne crois pas que le vicieux puisse
p460
supporter la lecture de Séneque, à moins
qu´ il ne se soit fait un systême de perversité,
qui le garantisse de la honte et du
remords, ou que, né scélérat et bouffon,
il n´ ait le courage de se moquer de la
vertu.
Ce traité est adressé à Sérénus. Si le
chemin, par lequel le stoïcien conduit
l´ homme au bonheur, est escarpé ; en
revanche, rien n´ est si facile à suivre que la
pente qu´ il lui indique pour échapper à
l´ infortune.
Plus j´ y réfléchis, plus il me semble que
nous aurions tous besoin d´ une pincée de
stoïcisme, mais qu´ elle seroit sur-tout utile
aux grands hommes.
Quoi ! Tu t´ es immortalisé par une
multitude d´ ouvrages sublimes dans tous les
genres de littérature ; ton nom, prononcé
avec admiration et respect dans toutes les
contrées du globe policé, passera à la
postérité la plus reculée, et ne périra qu´ au
milieu des ruines du monde : tu es le premier
et le seul poète épique de la nation ;
p461
tu ne manques ni d´ élévation ni d´ harmonie ;
et si tu ne possedes pas l´ une de
ces qualités au degré de Racine, l´ autre
au degré de Corneille, on ne sauroit te
refuser une force tragique qu´ ils n´ ont pas :
tu as fait entendre la voix de la philosophie
sur la scene ; tu l´ as rendue populaire :
quel est celui des anciens et des modernes
qu´ on puisse te comparer dans la poésie
légere ; tu nous as fait connoître Lock et
Newton, Shakespear et Congreve : la
pudeur ne prononcera pas le nom de ta
pucelle ; mais le génie, mais le goût l´ auront
sans cesse dans leurs mains, mais les
Graces la cacheront dans leur sein : la critique
dira de ton histoire tout ce qu´ elle voudra ;
mais elle ne niera point qu´ on ne
remporte de cette lecture, non des faits,
mais une haine profonde contre tous les
méchants qui ont fait, et qui font le
malheur de l´ humanité, soit en
l´ opprimant, soit en la trompant : dans tes
romans et tes contes, pleins de chaleur,
de raison et d´ originalité, j´ entrevois
partout
p462
la sage Minerve, sous le masque de
Momus :
après avoir soutenu le bon goût par tes
préceptes et par tes écrits, tu t´ es illustré
par des actions éclatantes ; on t´ a vu
prendre courageusement la défense de
l´ innocence opprimée ; tu as restitué l´ honneur
à une famille flétrie par des magistrats
imprudents : tu as jetté les fondements
d´ une ville à tes dépens : les dieux ont
prolongé ta vie, sans infirmités, jusqu´ à
l´ extrême vieillesse : tu n´ as pas connu
l´ infortune ; si l´ indigence approcha de toi,
ce ne fut que pour implorer et recevoir tes
secours : toute une nation t´ a rendu des
hommages, que ses souverains ont
rarement obtenus d´ elle ; tu as reçu les
honneurs du triomphe, dans ta patrie, la
capitale la plus éclairée de l´ univers : quel
est celui d´ entre nous qui ne donnât sa vie,
pour un jour comme le tien : et la piquure
d´ un insecte envieux, jaloux, malheureux,
pourra corrompre ta félicité ! Ou tu
ignores ce que tu vaux, ou tu ne fais pas assez
p463
de cass de nous : connois enfin ta hauteur ;
et sache qu´ avec quelque force que les
fleches soient lancées, elles n´ atteignent point
le ciel : c´ est exiger des méchants et des
foux une tâche trop difficile, que de
prétendre qu´ ils s´ abstiendront de nuire : leur
impuissance ne me les rend pas moins
haïssables ; un vêtement impénétrable m´ a
garanti du poignard, mais celui qui m´ a
frappé n´ en est pas moins un lâche
assassin... hélas ! Tu étois, lorsque je te
parlois ainsi !
Ce livre de la constance du sage, est
une belle apologie du stoïcisme, et une
preuve sans réplique de l´ âpreté de cette
philosophie dans la spéculation, et de son
impossibilité dans la pratique. Je crois qu´ il
seroit plus difficile d´ être stoïcien à Paris,
qu´ il ne le fut à Rome ou dans Athènes.
à tout moment, on est tenté de dire à
Séneque, et aux autres rigoristes : vos
remedes sont superflus pour l´ homme sain,
trop violents pour l´ homme malade. Il faut
en user avec la multitude, comme les maîtres
p464
en gymnastique : c´ est par un long
exercice et des sauts modérés, qu´ ils
préparent leurs éleves à franchir un large
fossé ; encore entre ces éleves, y en a-t-il
dont les jambes sont si foibles, si pesantes,
les muscles des cuisses si mous, que,
quelques soins qu´ ils se donnent, ils n´ en
feront jamais que de mauvais sauteurs. Que
faut-il apprendre à ceux-là ? à marcher ;
et à ceux qui ont peine à marcher ? à se
traîner.
Je ne le dissimulerai pas, je suis révolté
du mot de Stilpon, et du commentaire de
Séneque. " je me suis échappé à
travers les décombres de ma maison ; etc. "
p465
si tu n´ as rien perdu,
il faut que tu te sois étrangement isolé de
tout ce qui nous est cher, de tout ce qui
est sacré pour les autres hommes. Si ces
choses ne tiennent au stoïcien, que
comme son vêtement, je ne suis point
stoïcien, et je m´ en fais gloire : elles tiennent
à ma peau, on ne sauroit me séparer
d´ elles, sans me déchirer, sans me faire
pousser des cris. Si le sage, tel que toi, ne se
trouve qu´ une fois, tant mieux ; s´ il faut
lui ressembler, je jure de n´ être jamais
sage.
Exiger trop de l´ homme, ne seroit-ce
pas un moyen de n´ en rien obtenir !
la consolation à Polybe.
Xcviii tout meurt ; l´ affliction est
vaine ; nous naissons pour le malheur ; les
morts ne veulent point être regrettés ;
Polybe doit un exemple de courage :
l´ étude le consolera.
p466
Pour que le lecteur juge sainement de
cet ouvrage, qui a attiré tant de reproches
à Séneque, il est à propos, ce me
semble, de s´ arrêter un moment sur la position
de l´ auteur dont il porte le nom, et sur
le caractere du courtisan auquel il est
adressé.
Polybe, un des affranchis de Claude,
n´ étoit point du nombre de ceux qui
abusoient de la faveur du prince imbécille, pour
disposer de la fortune, de la liberté et de
la vie des citoyens ; il seroit injuste de le
confondre avec un Narcisse, un Pallas,
un Caliste : il n´ avoit point de liaison avec
Messaline, et on ne le trouve impliqué
dans aucun de ses forfaits : c´ étoit un
homme instruit qui cultivoit les lettres à la
cour, et qui exerçoit, sans ambition et
sans intrigue, une fonction importante,
qui l´ approchoit de l´ empereur, et qui
l´ auroit mis à portée de faire beaucoup de
mal, s´ il en avoit été capable. L´ amour
de l´ étude est toujours un préjugé favorable
aux moeurs.
p467
Séneque s´ étoit illustré au barreau, il
avoit obtenu la questure, et il l´ avoit
quittée pour revenir à l´ étude de la sagesse :
il avoit une grande réputation à ménager.
Ce n´ étoit point un novice dans l´ ecole
de Zénon ; il avoit donné des exemples
domestiques et des leçons publiques de
stoïcisme. Il avoit écrit les consolations
à Marcia, et à Helvia sa mere, deux
ouvrages fondés sur les principes les plus
roides de la secte. C´ est au commencement
de la troisieme année de son exil, à l´ âge
d´ environ quarante ans, qu´ il entreprit de
consoler Polybe, de la perte récente d´ un
frere, dont il étoit profondément affligé.
Il faut en convenir, il est incertain si
l´ auteur de cet ouvrage se montre plus
rampant et plus vil dans les éloges outrés
qu´ il adresse à Polybe, que dans les
flatteries dégoutantes qu´ il prodigue à
l´ empereur : ce n´ est point un poète qui
chante, c´ est un philosophe qui disserte ; et je
ne suis point étonné que dans un traité
plein de recherches, de raison, de goût,
p468
de sentiment et de chaleur, un des auteurs
modernes, qui pense et s´ exprime
avec le plus d´ élévation, ait versé, sans
mesure, son mépris sur la consolation à
Polybe. Mais je pense que, dans la supposition
même que Séneque l´ eût écrite, s´ il
avoit pesé les circonstances, s´ il s´ étoit
placé dans l´ isle de Corse, s´ il eût moins
considéré ce que l´ on exige du philosophe,
que ce que la nature de l´ homme comporte,
peut-être eût-il été beaucoup moins
severe : et j´ aurois desiré, qu´ avant de
s´ abandonner à sa noble indignation, il eût
examiné si la supposition étoit vraie.
S´ il ne s´ agissoit ici que d´ excuser une
foiblesse, je renverrois à la préface que
l´ editeur de la traduction de Séneque a mise
à la tête de la consolation à Polybe ; où,
dans un petit nombre de pages, écrites
avec élégance et sensibilité, il a montré le
jugement le plus sain, et l´ ame la plus
honnête : mais je me suis imposé une autre
tâche.
Les jugements successifs qu´ on a portés
p469
de la consolation à Polybe, ont été aussi
divers qu´ ils pouvoient l´ être. D´ abord le
scandale a été général ; ensuite on a
souhaité que cet écrit ne fût pas de Séneque ;
puis on a douté qu´ il en fût. Il restoit un
pas à faire : c´ étoit de prétendre qu´ il n´ en
étoit pas ; et c´ est ce que je vais prouver,
autant que la nature du sujet et la briéveté
que je me suis imposée me le permettront.
Si l´ on en croit Dion Cassius, la
consolation à Polybe ne subsiste plus. Que
Séneque, honteux de l´ avoir écrite,
l´ ait effacée, comme Dion son ennemi
l´ assure, il n´ en est pas moins vrai que nous
ne pouvons pas juger de celle qui n´ existe
plus, d´ après celle qui nous reste.
Lorsque la malignité fut instruite que la
consolation à Polybe ne subsistoit plus,
elle eut beau jeu pour en substituer une
p470
autre à sa place. Mais il n´ étoit pas facile
de publier, sous le nom de Séneque, un
ouvrage entier qui pût en imposer ; aussi
n´ avons-nous qu´ un fragment qui
commence au vingtieme chapitre.
Et qu´ est-ce que ce fragment ? Un centon
d´ idées ramassées dans les écrits antérieurs
et postérieurs de Séneque, sans précision
et sans nerf ; la rapsodie de quelques
courtisans, une rabutinade. Je l´ ai lue
et relue : je ne sais si mon oreille étoit
préoccupée ; mais il m´ a semblé constamment
que je n´ entendois qu´ un mauvais écho de
Séneque. Cependant le philosophe avoit
conservé, dans son exil, toute la fermeté
de son ame, toute la force de son esprit.
J´ en appelle à la consolation à Helvia.
La consolation à Polybe n´ eut point
d´ effet, et n´ en devoit point avoir. Polybe
étoit trop habile courtisan, pour solliciter
le rappel d´ un homme qui lui étoit aussi
supérieur que Séneque.
Polybe n´ avoit garde de se brouiller
avec Messaline, en s´ intéressant pour un
p471
citoyen aimé, plaint, honoré, considéré,
dont elle avoit causé la disgrace, et dont
elle pouvoit redouter le ressentiment.
Ces réflexions si simples, Séneque ne les
fait pas, et il ne balance pas à s´ adresser
à Polybe ? Cela est aussi trop mal-adroit.
Juste-Lipse, qui n´ étoit pas un critique
vulgaire, obsédé du doute que ce fragment
ne fût point de Séneque, a été tenté
de le rayer du nombre de ses
ouvrages ; et je n´ en suis pas surpris : celui
qui le jugeoit digne d´ un bas courtisan,
étoit bien fait pour le juger indigne de
Séneque.
Polybe y est placé à cÔté des hommes
du premier ordre : les écrits de Polybe
brilleront aussi long-temps que la puissance
de la langue latine durera, que les graces
de la langue grecque subsisteront ; son
nom passera à la postérité la plus reculée,
p472
aussi célebre que les noms des auteurs
qu´ il a égalés, ou, si sa modestie s´ y refuse,
auxquels il s´ est associé. Et qu´ est-ce que
Polybe avoit fait ? Il avoit mis en prose
Homere et Virgile : la tâche misérable
d´ un littérateur sans talent.
Si Polybe n´ étoit pas tout-à-fait un sot,
il a dû sentir qu´ on se moquoit de lui ; et
si Séneque s´ est moqué de Polybe, certes
ce n´ étoit pas le moyen d´ obtenir de lui
la fin de son exil.
S´ il y a des choses qu´ on ne dit point à
un homme d´ esprit ; il y en a d´ autres que
le courtisan le plus mal-adroit ne
communique point à son maître. De bonne
foi, Polybe auroit-il eu le front de lire à
Claude, quelque borné qu´ on le suppose,
que son sécrétaire pour les belles-lettres,
son ministre, si l´ on veut, étoit l´ atlas de
l´ empire, et portoit le fardeau du monde
sur ses épaules. Sous Louis Xiv, cette
exagération, en beaux vers, auroit amené la
disgrace d´ un Colbert.
Polybe recueillera les actions de César,
p473
et fera passer aux siecles futurs les hauts
faits dont il est témoin : Claude lui
fournira lui-même le sujet de l´ histoire, et
le modele du style historique. Je demande
si l´ on a pu dire sérieusement de pareilles
choses d´ un prince imbécille, et les dire à
un courtisan délicat.
Je ne sais ce que c´ est que l´ ironie, si
ce qui suit n´ en est pas.
" Ô fortune, etc. "
p474
si ce n´ est pas-là persister impudemment
et le sécrétaire Polybe, et le César
Claude, et le philosophe Séneque
que l´ on fait parler ainsi ; je n´ y entends
rien.
Polybe est peint comme un bas courtisan ;
Séneque comme un lâche : Claude
est plus cruellement traité ; on en fait le
plus grand des souverains.
p475
Tout est outré, tout est exagéré, au
point de faire éclater de rire.
Pour avoir l´ ame brisée par le chagrin,
on n´ est ni vil ni sot.
Je trouve le caractere de la satyre plus
marqué, dans la consolation à Polybe,
que dans le prince de Machiavel.
Mais si la consolation à Polybe est une
satyre, tout s´ explique, et l´ on ne peut
plus reprocher à Séneque l´ amertume de
l´ apocoloquintose.
Quoi, Séneque auroit eu la bassesse
d´ adresser à Claude les flatteries les plus
outrées pendant sa vie, et les plus cruelles
invectives après sa mort ! C´ étoit à faire
traîner dans le Tibre le dernier des esclaves.
Ou Séneque n´ est point l´ auteur de la
consolation à Polybe ; ou c´ est une satyre ;
ou Séneque n´ a point écrit l´ incucurbitation
de Claude.
Par quels exemples console-t-on l´ affranchi
Polybe ? Par les exemples d´ Auguste,
de Pompée, de Scipion, de Lucullus,
p476
des plus grands personnages de l´ empire :
et qui est-ce qui le console ? C´ est
l´ empereur lui-même. Si ce n´ est pas là un usage
ironique des disparates, c´ en est un abus
bien insipide.
Un satyrique ne se soucie gueres d´ être
conséquent ; pourvu qu´ il déchire, cela
lui suffit : aussi ne suis-je point surpris de
lire ici, " le destin a rendu commun à
tous la destruction, etc. "
et c´ est un stoïcien qui dit que la
destruction est le plus grand des maux ! Ce
n´ est pas en un endroit, c´ est dans cent,
que Séneque dit que c´ est le plus grand
des biens, puisque c´ est la fin de tous
les maux ; et que la perte la moins
terrible est celle qui n´ est suivie d´ aucun
regret. Jamais Séneque n´ a varié sur ces
principes, les fondamentaux de la secte.
p477
Je trouve le satyrique très délié, lorsqu´ il
introduit Séneque, s´ adressant, soit
à la justice, soit à la clémence de l´ empereur ;
" que Claude me reconnoisse pour
innocent, etc. "
il étoit difficile de le faire renoncer à son
innocence d´ une maniere plus adroite à la
vérité, mais plus indigne d´ un philosophe
et d´ un philosophe tel que Séneque.
Reconnoît-on à ces traits l´ homme qui se
fera couper les veines, plutÔt que de dire
un mot flatteur à son eleve.
Mais ce n´ étoit pas assez d´ avoir donné
à Séneque un caractere abject aux yeux du
peuple, et ridicule aux yeux des courtisans,
il falloit encore le décrier dans sa
secte ; et l´ on s´ y prend bien, lorsqu´ on
lui fait dire à Polybe : " je ne prétends
pas etc. "
p479
et
c´ est l´ éleve de Démétrius, l´ ami d´ Attalus,
l´ admirateur de Possidonius, qui parle
ainsi ! Non, ce n´ est pas lui qui parle ainsi ;
c´ est ainsi qu´ on le fait parler.
Mais un passage de la consolation à
Polybe, qui a embarrassé tous les critiques,
et dont aucun d´ eux n´ a tiré la
conséquence qui se présentoit naturellement,
c´ est celui où il exhorte Polybe à donner le
change à sa douleur, en s´ occupant de la
littérature légere, de l´ apologue, genre
d´ ouvrage, ajoute-t-il, sur lequel les
romains ne se sont pas encore essayés.
quoi ! Le littérateur Séneque, le moraliste
Séneque, ne connoissoit pas les fables
p480
de Phédre ! Il ignoroit qu´ Horace
avoit fait la fable du rat de ville et du
rat des champs, et plusieurs autres ! Cela
se présume-t-il ?
Quant à moi, j´ en conclus que, soit que
l´ auteur de la consolation à Polybe se
soit proposé la satyre de Séneque, ou qu´ il
l´ ait faite sans s´ en douter, ce qui n´ est pas
impossible, ce mauvais fragment est beaucoup
moins ancien qu´ on ne le croit,
puisqu´ on avoit déja oublié que Phedre avoit
composé des fables. Ce qui peut ajouter
quelque poids à cette conjecture, c´ est
la rareté des anciens exemplaires de
Phedre : il ne nous en est parvenu qu´ un
seul.
Quelle que soit l´ opinion qu´ on préfere
sur la consolation à Polybe, elle n´ aura
pas l´ avantage de la vraisemblance sur la
mienne, qui aura sur les autres l´ avantage
de l´ indulgence et de l´ honnêteté :
je me serai du moins occupé de l´ apologie
d´ un grand homme. Je me suis mis à
la place de Polybe ; j´ ai reçu son ouvrage ;
p481
je l´ ai lu, et je me suis dit : ou Séneque
se moque de moi et de l´ empereur,
et c´ est un insolent ; ou c´ est un lâche ; ou
c´ est un sot. Un homme qui a autant d´ esprit
que Séneque ne s´ expose point à un
pareil jugement, sur-tout lorsqu´ il sollicite
une grace.
les epigrammes.
Xcix Séneque avoit de l´ esprit,
du génie, de l´ imagination, de la verve ;
cependant ces petits ouvrages, écrits sans
grace et sans facilité, ne donneroient pas
une haute idée de son talent : tous relatifs
aux désagréments de son exil, et pleins
de mauvaise humeur, on n´ y trouve ni un
poète qui vous séduise, ni un malheureux
qui vous touche, ni un philosophe qui
vous instruise. Je crois qu´ on peut s´ en
épargner la lecture, et dans la traduction
et dans l´ original. Ce n´ est pas au premier
instant de la douleur, qu´ on parle bien ;
l´ on sent trop fortement, et l´ on ne pense
pas assez. Les vers de Séneque auroient été
p482
meilleurs, quelques mois, quelques années
peut-être, après son retour de la
Corse. Les plaintes ingénieuses d´ Ovide à
Tomes ne me feront pas changer d´ avis.
l´ apocoloquintose, ou la métamorphose
de Claude en citrouille.
C on est étrangement surpris,
au sortir des fades éloges de la
consolation à Polybe, d´ entrer dans la satyre
la plus virulente. Quoi ! Philosophe, vous
adulez bassement le souverain pendant sa
vie, et vous l´ insultez cruellement après sa
mort ! ... " il ne pouvoit plus me
faire de mal " ... cette réponse est d´ un
lâche et d´ un ingrat ; car s´ il eût été votre
bienfaiteur, vous vous seriez tû parcequ´ il
p483
ne pouvoit plus vous faire de bien...
" mais il m´ a cru coupable d´ adultere avec
Julie " ... et que vous importoit, si
vous ne l´ étiez pas ! ... " il m´ a tenu huit
ans en exil " ... est-ce que le stoïcien
souffre en exil ? Est-ce que le stoïcien se
venge ? Toutes les belles choses que vous
écrivites à Helvia votre mere, n´ étoient
donc que des mensonges officieux ? Quand
je vous vois poursuivre avec fureur un
ennemi qui n´ est plus, que faut-il que je
pense de toutes ces belles maximes
répandues dans votre traité sur la colere ?
N´ êtes-vous, ainsi que la plupart des
prédicateurs, qu´ un beau parleur de vertu ? Celui
qui comparera votre consolation à
Polybe, avec votre apocoloquintose, en
concevra pour vous un mépris qui rejaillira sur
votre secte ; et vous n´ avez pas senti cela !
Si la réponse que j´ ai faite à ces reproches
n´ est pas solide, il n´ y en a point.
p484
les questions naturelles.
Ci voyez la préface que l´ editeur
a mise à la tête de ce traité, dont il
étoit bien en état de juger, à titre de
littérateur, de philosophe, et par l´ étude
réfléchie qu´ il a faite des sciences qui en sont
l´ objet. " on y trouve, dit-il, des connoissances
très vastes etc. "
p485
Cii je pourrois m´ arrêter ici ; ce
que j´ ai dit de Séneque, sinon sans erreur,
du moins sans partialité, suffiroit
pour bien connoître l´ homme et l´ auteur :
mais il me reste à répondre à quelques-uns
de ses détracteurs ; ce que je vais faire le
plus succinctement qu´ il me sera possible.
L´ ingénieux et élégant Abbé De S Réal
a nommé Séneque en plusieurs endroits de
ses ouvrages : il y est parlé d´ un entretien
du philosophe avec la courtisanne Epicaris ;
de sa présence à une des assemblées
des conspirateurs de Pison, et de son
projet de monter au trÔne de l´ empire. Mais
lorsque l´ on cherche la preuve de ces faits
dans l´ histoire, on trouve que ce sont
autant de fictions, et que S Réal s´ est amusé
à écrire un roman : or, l´ on ne réfute point
un roman ; on désireroit seulement qu´ un
ecrivain ne s´ affranchît pas de la vérité,
au point de défigurer les caracteres, de
prêter des actions malhonnêtes à un homme
de bien, et d´ imputer des vues insensées,
à un homme sage. Rien ne peut excuser
p486
cette altération de la vérité ; et l´ on ne
peut pas faire un plus coupable abus de ses
talents. S´ il est moins dangereux, il est plus
lâche, de calomnier ceux qui ne sont plus et
qui ne peuvent se défendre : plus on met
d´ art et de vraisemblance dans ses
impostures, plus on est criminel ; ce qui
m´ inclineroit à croire que le roman historique est
un mauvais genre : vous trompez l´ ignorant ;
vous dégoûtez l´ homme instruit ;
vous décriez la vérité par la fiction, et la
fiction par la vérité. Le poète dramatique,
qui peut disposer des faits jusqu´ à un
certain point, garde un respect scrupuleux
pour les caracteres.
Ciii l´ auteur d´ un dictionnaire
historique, en 6 vol. In 8, dit, article
Séneque, qu´ un commerce illicite avec la
veuve de Domitius, le fit reléguer en
Corse.
L´ époux de Julie ne s´ appelloit point
Domitius, mais Vinicius : et voilà Séneque
accusé d´ adultere et d´ ingratitude par
un ecrivain qui se trompe sur le nom du
p487
bienfaiteur et du mari. Quand on assure de
belles actions, on pardonne l´ inexactitude :
mais doit-on la même indulgence à
celui qui atteste le crime ?
Il ajoute, " on ne peut douter etc. "
et où avez-vous vu cela ? Dans les ouvrages
de Séneque ? Non : vous auriez pu
y lire ; " lorsque vous me demandez
mes ouvrages, je ne m´ en croirai
pas plus éloquent, que je ne me croirois
d´ une belle figure, si vous me demandiez
mon portrait " . Dans Suétone ?
Non. Dans Dion ? Mais à l´ article Dion,
vous dites que cet homme est taxé de bizarrerie,
p488
de partialité, d´ un penchant
égal à la satyre et à la flatterie ; qu´ il paroît
avoir été l´ ennemi de Séneque. Et voilà le
témoin que vous produisez contre celui-ci !
Permettriez-vous qu´ on en usât ainsi avec
vous, ou avec un de vos amis ? ... " mais
Séneque est mort, et je ne suis, et ne
fus jamais, son ami " ... Séneque est
mort, et je suis, et je serai, son admirateur
et son ami, tant que j´ existerai. Si j´ ai
le malheur de vivre assez long-temps pour
perdre ceux qui me sont chers, Séneque,
Plutarque, Montagne, et quelques autres,
viendront souvent adoucir l´ ennui de la
solitude où mes amis m´ auront laissé ; et
en attendant, je défendrai ces illustres
morts, comme s´ ils vivoient.
Civ je finirai le combat, par l´ ennemi
le plus redoutable de Séneque : c´ est
un homme de poids, c´ est un ecrivain de
grand goût, c´ est un juge sévere ; c´ est
quintilien : et pour ne pas donner à mon
apologie une fausse solidité en affoiblissant
ses objections, je vais les rapporter
dans ses propres termes.
p493
" Séneque, dit Quintilien, s´ est distingué etc. "
Quintilien naquit la seconde année du
regne de Claude ; alors Séneque avoit
quitté le barreau : ils travailloient dans le
même genre ; ensuite l´ un professa la
philosophie, l´ autre, l´ art oratoire. Ils
furent tous deux instituteurs des grands,
leurs contemporains ; mais Quintilien resta
maître d´ ecole, et Séneque devint ministre.
Séneque avoit résisté avec courage aux
inclinations vicieuses de Néron :
Quintilien avoit divinisé Domitien du vivant
p494
même de ce prince sanguinaire.
Quintilien avoue qu´ on lui soupçonnoit
de la haine contre le philosophe : il me
semble que ce soupçon, qui en auroit
condamné un autre au silence, devoit rendre
Quintilien très circonspect.
Quintilien n´ est franc, ni dans sa
critique, ni dans son éloge : on y sent de la
gêne.
à son avis, le style de Séneque est
corrompu : le sien n´ a-t-il rien d´ âpre et de
barbare ? Le défaut de l´ un, n´ excusera pas
le défaut de l´ autre ; mais j´ espérerai de la
modération, lorsque le juge sera
l´ accusateur, et que la sentence tombera
également sur l´ accusateur et sur l´ accusé.
Quintilien sera-t-il plus excusable de
n´ être pas éloquent, en donnant des préceptes
d´ éloquence ; d´ être dur, en prêchant
l´ harmonie ; incorrect, inélégant, en
exaltant l´ élégance et la pureté de style ; que
Séneque d´ être laconique et scabreux en
philosophant ?
p495
Si l´ on veut savoir jusqu´ où quelqu´ un a
du goût, il faut l´ interroger sur Séneque ! ...
est-ce du goût pour la phrase ? Ou du goût
pour les choses ?
Pour nous, qui professons l´ impartialité,
admirateurs de Séneque et de Quintilien,
p496
nous prononcerons que leurs qualités leur
appartiennent, et que leur vice est celui de
leur temps, s´ ils ont été vicieux. Le critique
de Séneque ne sera pas l´ approbateur de
Tacite, et tant pis pour lui.
Maintenant, que la langue latine est
morte, et que nous n´ en pouvons être que
de mauvais ecrivains et de médiocres
juges, même après y avoir donné un aussi
grand nombre d´ années qu´ Erasme,
Meursius, Sadolet, Sannazar et Muret ; je
demanderai si c´ est le fonds des choses, ou le
style, qui doit nous attacher, sur-tout
dans les auteurs en prose.
Cv ah ! Si j´ avois lu plutÔt les ouvrages
de Séneque, si j´ avois été imbu de
ses principes à l´ âge de trente ans,
combien j´ aurois dû de plaisirs à ce philosophe,
ou plutÔt combien il m´ auroit épargné de
peines ! Ô Séneque, c´ est toi, dont le
souffle dissipe les vains fantÔmes de la vie ;
c´ est toi, qui sais inspirer à l´ homme de la
dignité, de la fermeté, de l´ indulgence
pour son ami, pour son ennemi, le mépris
p497
de la fortune, de la médisance, de la
calomnie, des dignités, de la gloire, de la
vie, de la mort ; c´ est toi, qui sais parler
de la vertu, et en allumer l´ enthousiasme :
tu aurois plus fait pour moi que mon pere,
ma mere, et mes instituteurs ; ils vouloient
tous me rendre bon, mais ils en ignoroient
les moyens. Que je hais à présent les
détracteurs de Séneque ! Leur goût
pusillanime me tenoit les yeux attachés sur
Cicéron, qui pouvoit m´ apprendre à bien dire, et
me déroboit la lecture de celui qui m´ auroit
appris à bien faire. Cependant quelle
p501
comparaison entre la pureté de style, que
je n´ ai point acquise avec le premier ; et
la pureté de l´ ame, qui se seroit certainement
accrue, fortifiée en moi, en étudiant,
en méditant, en me nourrissant du
second ! à l´ âge que j´ ai, à l´ âge où l´ on ne
se corrige plus, je n´ ai pas lu Séneque sans
utilité pour moi-même, pour tout ce qui
p504
m´ environne : il me semble que je crains
moins le jugement des hommes, et que je
crains davantage le mien ; il me semble
que j´ ai moins de regret aux années écoulées,
et que je prise moins celles qui suivront ;
il me semble que j´ en vois mieux
l´ existence comme un point assez insignifiant
entre un néant qui a précédé et le
terme qui m´ attend. Ah, quel mal on m´ a
fait ! Pour me rendre meilleur ecrivain, on
m´ a empêché de devenir meilleur homme.
Séneque ne m´ a point endurci ; mais j´ avoue
qu´ il y a bien peu de choses qui puissent
me faire crier.
Ce n´ est point sur quelques pages de Séneque,
qu´ on apprend à le connoître, et
qu´ on acquiert le droit de le juger.
Lisez-le, relisez-le en entier, lisez Tacite,
et jettez au feu mon apologie ; car c´ est alors
que vous serez vraiment convaincu que ce
fut un homme d´ un grand talent et d´ une
p505
vertu rare, et que vous mettrez ses
détracteurs dans la classe des hommes les plus
méchants et les plus injustes.
Cvi résumons. Séneque n´ a été,
ni le corrupteur de Julie, ni l´ amant
d´ Agrippine ; son exil en Corse fut amené par
une intrigue de cour : il ne déroba point
à son eleve la connoissance des grands
auteurs : il en reçut des largesses que les
hommes puissants sollicitoient sans pudeur,
qu´ il ne pouvoit rejetter sans péril, et qu´ il
posséda sans avarice, et sans faste :
comment auroit-il pu tremper dans un
parricide ? Auroit-il été confident du projet
d´ assassiner Agrippine sa bienfaitrice ? Il
n´ aspira point à l´ empire, Néron ne put
même l´ impliquer dans la conjuration de
Pison : il n´ applaudit point aux goûts
indécents de l´ empereur : sa conduite ne
démentit jamais ses principes : la consolation
à Polybe qui nous est parvenue, n´ est point
celle qu´ il écrivit ; le fragment qui porte
p506
son nom, est, ou l´ essai d´ un littérateur
obscur, ou l´ ouvrage d´ un satyrique qui
s´ étoit proposé de tourner en ridicule
l´ empereur et son ministre, d´ avilir le philosophe
aux yeux du peuple, d´ en faire la
risée de la cour, et de le brouiller avec les
stoïciens : il n´ eut, pour ennemis qu´ un
Suilius, homme couvert de forfaits, qu´ un
Dion Cassius, le calomniateur perpétuel
des grands personnages de la république,
qu´ un Xiphilin, auteur bizarre,
l´ infidele abréviateur de Dion ; parmi les
modernes, que des têtes rétrécies par un
fanatisme détracteur des vertus payennes ; pour
critiques que des ignorants qui ne l´ avoient
pas lu, que des envieux qui l´ avoient lu
avec prévention, que des epicuriens
dissolus et révoltés de sa morale austere, que
des littérateurs qui préféroient la pureté
du style à la pureté des moeurs, une
période harmonieuse à une sentence salutaire.
Quant à la prétendue lettre apologétique
adressée au sénat après la mort
d´ Agrippine, j´ inviterai ceux qui seroient
p507
encore tentés de lui en faire un reproche,
de revenir sur ce que j´ en ai dit plus haut,
et de peser murement ce que j´ en vais dire
ici.
Cvii on ne sauroit douter que Séneque
n´ en imposât au tyran, soit par
l´ autorité de l´ homme sage sur l´ homme
dissolu, soit par l´ exercice habituel de sa
fonction d´ instituteur ou de censeur. Ce
furent ses efforts réunis à ceux de
Burrhus, qui arrêterent le cours des assassinats
prêts à s´ exécuter. C´ étoit le seul personnage
de la cour, que Néron respectât ; la haine
secrete du souverain et des courtisans en
étoit d´ autant plus profonde : voilà le
témoin incommode dont il falloit se
délivrer, et contre lequel toutes les batteries
étoient dirigées ; aussi de tous les
meurtres ordonnés par le monstre, aucun ne
p508
lui fut plus agréable, il brisoit la
seule digue qui s´ opposoit à sa perversité ;
falloit-il le seconder ? En le chargeant de
la lettre apologétique, le tigre captieux lui
tendoit un piége : " je vais, se disoit-il à
lui-même, le placer entre la mort, s´ il
refuse, et le déshonneur, s´ il obéit. Que
fera-t-il " ? Ce qu´ il fera ? Ce qu´ il doit
faire. Il trompera ton attente, et il
continuera de te tourmenter par le spectacle
imposant de la vertu. Il est l´ égide de tous
les gens de bien que ta fureur menace ; il
la leur conservera. Il sait qu´ il y a des
circonstances où y a plus de courage à vivre
qu´ à mourir.
Par son refus et par sa mort, Séneque
auroit été l´ assassin de tous ceux qu´ il eût
p509
abandonnés à la férocité de Néron. Quelles
auroient été les premieres victimes d´ une
résistance inconsidérée ? Sa femme, peut-être,
ses freres, ses amis, une foule d´ honnêtes
et braves citoyens.
Vous qui l´ accusez, c´ est à vous qu´ il
demande conseil dans cette conjoncture
critique. Que lui eussiez-vous dit ? Je
l´ ignore ; mais je lui aurois dit, moi :
" quel avantage y a-t-il etc. "
p516
que Néron exigeoit-il de Seneque ? De
louer un parricide ? Non ; mais de prévenir
les suites funestes d´ un crime commis, en
peignant au sénat et au peuple une femme
ambitieuse, telle qu´ étoit Agrippine,
une mere dangereuse, telle qu´ étoit
Agrippine : ce qu´ il fit. Dans ce moment,
dit Tacite, les regards se détournerent de
la férocité inouie de Néron, pour s´ arrêter
sur l´ indiscrétion de Séneque. Et quelle
indiscrétion Séneque avoit-il commise ? Il
avoit avoué le crime. Non, il ne l´ avoit
pas avoué ; j´ en appelle au récit même de
Tacite. La tentative du vaisseau étoit
connue : quoi de mieux à faire que de la
pallier, en l´ imputant à la fortune de Rome ?
Agrippine étoit morte : quoi de mieux à
faire, que d´ en accuser sa propre fureur ?
Il étoit difficile de croire, ajoute
Tacite, qu´ une femme échappée aux
p517
flots eût envoyé un assassin avec un poignard,
contre une flotte et des cohortes.
Comme si tout audacieux n´ étoit pas le
maître de la vie d´ un général, même au
centre de son armée ! L´ attentat prétendu
d´ Agérinus avoit éclaté ; et il eut été, ce
semble, plus imprudent de s´ en taire, que
d´ en parler.
Cviii je m´ étois promis de ne plus
rien publier de ce que j´ écrirois : non que
j´ eusse pris en dédain la considération qu´ on
obtient par des succès littéraires ; mais nos
critiques sont si amers, le public est si
difficile, et l´ on a reçu avec une indifférence
si propre à décourager, des ouvrages
que je me glorifierois d´ avoir faits, qu´ il
n´ y avoit gueres qu´ un sujet aussi
intéressant pour une ame honnête et sensible, la
défense d´ un sage, qui pût me distraire
de la sévérité de nos juges, de la satiété
de nos lecteurs, de la médiocrité de mon
talent, et de la sagesse de mon projet.
Je me suis livré presque sans réserve à
mon goût pour les réflexions ; mais je consens
p518
qu´ on les omette ou qu´ on les oublie,
pourvu qu´ on retienne dans sa mémoire
les faits sur lesquels je les appuie, et qu´ on
en conserve au fond de son coeur plus
d´ horreur pour la calomnie, plus de
vénération pour le grand homme calomnié. J´ ai
écrit ce que j´ aurois désiré qu´ un lecteur
honnête se dît à lui-même en me lisant ;
moins jaloux que l´ homme de génie
retrouvât en lui quelques-unes de mes
pensées, que flatté, si l´ homme de bien se
reconnoissoit dans mes sentiments.
Cix M Carter, savant antiquaire
anglois, nous apprend, dans son voyage
de Gibraltar à Malaga, qu´ il subsiste
encore en Espagne des monuments élevés à
la mémoire de Séneque. Il a trouvé à
Mescania, ville municipale romaine, les restes
d´ une inscription, où le nom de Lucius
Annaeus Seneca s´ est conservé, et dont
il fixe la date avant la soixantieme année
de l´ ere chrétienne, et la mort de notre
philosophe. Il ajoute qu´ on montre à Cordoue
la casa de Seneca , la maison de Séneque,
p519
et au voisinage d´ une des portes de
la ville, el lugar de Seneca, la métairie de
Séneque. On s´ arrête avec respect à
l´ entrée de la chaumiere de l´ instituteur ; avec
horreur, devant les ruines du palais de
l´ eleve. La curiosité du voyageur est la
même ; mais les sentiments qu´ il éprouve
sont bien différents : ici, il voit l´ image de
la vertu ; là, il erre au milieu des spectres
du crime : il plaint et bénit le philosophe ;
il maudit le tyran.