Reproduction de l´édition de Paris: Chez les frères de Bure, 1779


DIDEROT


ESSAI SUR LES RÈGNES DE CLAUDE ET DE NÉRON





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I Lucius Annaeus Séneque

naquit à Cordoue, ville célebre de

l´ Espagne ultérieure, aggrandie, sinon

fondée, par le préteur Marcellus, l´ an de

Rome 585, colonie patricienne qui

donna des citoyens, des sénateurs, des

magistrats à la république, privilége accordé

aux provinces de l´ empire qui en

jouissoient encore sous le regne d´ Auguste.



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Le surnom d´ Annaea, que portoit la

famille, signifie ou la vieille famille ou

la famille des vieillards, des bonnes gens,

dont la rencontre étoit d´ un heureux

augure.

On appelloit ibrides les enfans d´ un

pere étranger ou d´ une mere étrangere :

c´ étoient des especes de citoyens bâtards,

dont le vice de la naissance se réparoit par le

mérite, les services, les alliances, la faveur

ou la loi. La famille Annaea fut-elle

espagnole ou ibride ? On l´ ignore.



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Le pere, ou même l´ aïeul de Séneque,

fut de l´ ordre des chevaliers. La premiere

illustration de ce nom ne remonte pas

au-delà, et les séneques étoient du

nombre de ceux qu´ on appelloit hommes

nouveaux .

Le pere se distingua par ses qualités

personnelles et par ses ouvrages. Il avoit

recueilli les harangues grecques et latines

de plus de cent orateurs fameux sous le

regne d´ Auguste, et ajouté à la fin de

chacune un jugement sévere. Des dix livres

de controverses qu´ il écrivit, il nous en

est parvenu environ la moitié, avec quelques



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fragmens des cinq derniers. Sa mémoire

étoit prodigieuse : il pouvoit répéter

jusqu´ à deux mille mots, dans le même

ordre qu´ il les avoit entendus.

Sa réflexion sur la dignité de l´ art

oratoire, dont le chevalier romain Blandus

donna le premier des leçons, fonction qui

jusqu´ alors n´ avoit été exercée que par des

affranchis, est très sensée : " je ne conçois

pas, dit-il, comment il est honteux d´ enseigner

ce qu´ il est honnête d´ apprendre. "

soit que la plaisanterie des républicains

en général ait quelque chose de dur, soit

que Séneque le pere fût d´ une humeur

caustique, un jour il entre dans l´ école du

professeur en éloquence Cestius, au moment

où il se disposoit à réfuter la miloniene.



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Cestius, après avoir jetté sur lui-même un

regard de complaisance selon son usage,

dit : " si j´ étois gladiateur, je serois Fuscius ;

pantomime, Batyle ; cheval, Mélission.

Et comme tu es un fat, ajouta

Séneque, tu es un grand fat " . On éclate

de rire. On cherche des yeux l´ écervelé

qui a tenu ce propos. Les éleves s´ assemblent

autour de Séneque et le supplient de ne pas

tourmenter leur maître. Séneque y consent,

à la condition que Cestius déclarera

juridiquement que Ciceron étoit plus éloquent

que lui, aveu qu´ on n´ en put obtenir.

On citoit Séneque le pere parmi les

bons déclamateurs de son temps. Les noms

de déclamateurs et de sophistes n´ avoient

point alors l´ acception défavorable qu´ on

y attacha depuis, et que nous y attachons.

La déclamation étoit une espece

d´ apprentissage de l´ éloquence appliquée à des

sujets anciens ou fictifs ; une gymnastique,

où l´ athlete essayoit des forces qu´ il devoit

employer dans la suite aux choses publiques ;

une introduction à l´ art oratoire,



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comme les héroïdes en étoient une à l´ art

dramatique.

Peu de temps après, ce fut la ressource

d´ un goût national qui, au défaut d´ objets

importants, s´ exerçoit sur des frivolités ;

un besoin de pérorer qu´ on satisfaisoit,

sans se compromettre ; le premier pas vers

la corruption de l´ éloquence, qui

commençoit à perdre de sa simplicité, de sa

grandeur, et à prendre le ton emphatique

de l´ école et du théatre.

Nous entendons aujourd´ hui par déclamateurs

la même sorte d´ energumenes,

contre laquelle Pétrone se déchaîne avec

tant de véhémence à l´ entrée de son

roman satyrique : " ces gens, dit-il, qui crient

sur la place : citoyens, c´ est à votre

service que j´ ai perdu cet oeil, donnez-moi

un conducteur qui me ramene dans ma

maison ; car ces jarrets, dont les

muscles ont été coupés, refusent le soutien

au reste de mon corps " .



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Ii Helvia ou Helbia, mere de

Séneque, étoit espagnole d´ origine.

Le grandpere de Séneque avoit été

marié deux fois. Helvia étoit du premier

lit, sa soeur du second ; leur pere étoit

vivant, et résidoit en Espagne : elles avoient

été élevées dans une maison austere, où

l´ on se conformoit aux moeurs anciennes.

Helvia étoit instruite ; son pere lui

avoit donné une bonne teinture des beaux

arts. La mere de Cicéron étoit de la

même famille, et portoit le même nom, deux

fois illustrée, l´ une par la naissance du

premier des orateurs ; l´ autre par la

naissance du premier des philosophes

romains.

La soeur d´ Helvia jouit de la réputation

la plus intacte, et obtint le plus grand



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respect pendant un séjour de seize ans

en Egypte, chez un peuple médisant et

frivole. Elle perdit en mer son époux,

oncle de Séneque : au milieu de la

tempête, dans l´ horreur d´ un naufrage

prochain, sur un vaisseau sans agrèts, la crainte

de la mort ne la sépara point du cadavre

de son époux, qu´ elle porta à travers les

flots, moins occupée de son salut que de

ce précieux dépÔt. Séneque parle de ce fait

comme témoin oculaire.

Iii Marcus Annaeus, époux d´ Helvia,

vint à Rome sous le regne

d´ Auguste, quinze ou seize ans avant la mort

de ce prince. Peu de temps après, Helvia

s´ y rendit avec sa soeur et ses trois

enfants, Marcus Novatus l´ aîné, qui prit

dans la suite le nom de Junius Gallion

qui l´ adopta ; Lucius Annaeus, le cadet,

dont nous écrivons la vie ; et Lucius

Annaeus Méla, le plus jeune. Ils furent

mariés tous les trois : Junius Gallion eut une



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fille appellée Novatilla ; Séneque en parle,

dans sa consolation à Helvia, comme

d´ un enfant charmant.

Gallion fut proconsul en Achaïe, et

c´ est à son tribunal que des juifs

fanatiques traînerent S Paul. " si cet

homme, leur dit-il, etc. "

ce discours est un modele à proposer

aux magistrats en pareille circonstance.



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Jusques-là Gallion a parlé et s´ est conduit

en homme sage : mais lorsqu´ il souffre

tranquillement que les grecs gentils, qui

haïssoient les juifs, se jettent sur

Sosthenes, grand-prêtre de la synagogue, et le

maltraitent en sa présence, il oublie sa

fonction ; il devoit ajouter, ce me semble :

" disputez tant qu´ il vous plaira ; mais

point de coups : le premier qui frappera,

je le fais saisir et mettre au cachot " .

Iv Lucius Annaeus Séneque étoit

d´ un tempérament délicat, et sa mere ne

le conserva que par des soins assidus : il

fut toute sa vie incommodé de fluxions,

et tourmenté, dans sa vieillesse, d´ asthme,

d´ étouffements ou de palpitations ; car

l´ expression suspirium , dont il se sert



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au défaut d´ un mot grec, convient également

à ces trois maladies. " le suspirium ,

dit-il, est court, l´ accès n´ en dure guere

plus d´ une heure, mais il ressemble à

l´ ouragan : des maladies que j´ ai toutes

éprouvées, c´ est la plus fâcheuse " .

Il étoit maigre et décharné : cette

légere disgrace de la nature lui sauva la vie

dans un âge plus avancé ; et je ne doute

point qu´ il n´ ait fait allusion à cette

circonstance dans une de ses lettres,

où il dit que " la maladie a quelquefois

prolongé la vie à des hommes qui ont

été redevables de leur salut aux signes

de mort qui paroissoient en eux " .

V Caligula, ennemi de la vertu et

jaloux des talents, avoit sur-tout de la

prétention à l´ éloquence : il fut tenté de faire

mourir Séneque au sortir d´ une

plaidoirie où celui-ci avoit été fort applaudi.



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Caligula eût épargné un crime à Néron,

sans une courtisane, à laquelle il confia

son atroce projet : " ne voyez-vous pas,

lui dit cette femme, que cet

avocat tombe de consomption ? Et

pourquoi Ôter la vie à un moribond ? "

dans le nombre de ces femmes qui

naissent pour le malheur des peuples, la honte

des regnes, et qui ont conseillé le

forfait tant de fois, en voilà donc une qui

le prévient.

Monstre aussi inconséquent qu´ insensé,

tu affectes le mépris pour les ouvrages

de Séneque, tu les appelles des amas de

gravier sans ciment, (...) ; et tu veux

le faire mourir !

Peu s´ en fallut que ce critique sublime,

condamnant à l´ oubli les noms d´ Homere,



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de Virgile et de Tite-Live, ne

fît enlever des bibliotheques les ouvrages

et les statues des deux derniers.

Vi une excessive frugalité et des

études continues acheverent de détruire

la santé de Séneque.

Annaeus Méla fut pere du poète Lucain,

de cet enfant, neveu du philosophe

Séneque, qui devoit un jour, dit Tacite,

soutenir si dignement la splendeur du

nom. Ô Tacite ! Ô censeur si rigoureux des

talents et des actions, est-ce ainsi que

vous avez dû parler de la Pharsale, après

avoir lu l´ Enéide ? Vous traitez avec



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le dernier mépris les conspirateurs de

Pison, et vous faites grace à un délateur de

sa mere. Si vous donnez le nom de monstre



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à Néron devenu parricide par la crainte

de perdre l´ empire, quel nom

donnerez-vous à Lucain, qui devient également

parricide par l´ espoir de sauver sa vie.

Je ne méprise pas Lucain comme poète ;

mais je le déteste comme homme.

Vii je ne sais si les égards des

cadets pour les aînés étoient d´ usage dans

toutes les familles, ou particuliers à celle

des séneques ; mais on remarque dans le

philosophe un grand respect pour son

frere Junius Gallion, qu´ il appelle

son maître ; titre accordé, soit à la

reconnoissance des soins qu´ il avoit eus de sa

premiere éducation, soit à la simple

natu-majorité, si souvent représentative de

l´ autorité paternelle.



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Tacite ne nous donne ni une

opinion très avantageuse, ni une idée très

défavorable de Méla. Il s´ abstint des

honneurs par l´ ambition des richesses. Il resta

chevalier romain, se promit plus de

crédit de l´ administration des biens du

prince, que de l´ exercice de la magistrature,

et préféra la fonction d´ intendant

du palais, ou de publicain, au titre de

consulaire. Trop d´ ardeur à recueillir la

fortune de son fils, Lucain, après sa mort,

souleva contre lui Fabius Romanus,

intime ami du poète. Romanus contrefait des

lettres, sur lesquelles le pere et le fils

sont supçonnés d´ être les complices de Pison.



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Ces lettres sont présentées à Méla par

ordre de Néron, avide de ses richesses.

Méla, à qui l´ expérience de ces temps avoit

appris quel étoit le but, et quelle seroit la

fin de cette affaire, la termina par le moyen

le plus court et le plus usité ; ce fut de se

faire couper les veines. Il mourut de la

même mort que son frere, avec autant de

courage, mais avec moins de gloire ;

laissant par son testament de grandes sommes

à Tigellin et à Capiton son gendre, afin

d´ assurer le reste à ses héritiers

légitimes. Si la liaison du poète Lucain,

avec un scélerat tel que Romanus, vous

surprend ; si vous ne pouvez supposer que

Lucain, qu´ un homme d´ une aussi grande

pénétration, se soit aussi grossiérement

trompé dans le choix d´ un ami, ni que la

conformité de caracteres les ait attachés

l´ un à l´ autre ; interrogez les mânes

d´ Acilia.



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Viii Annaeus Méla auroit été aussi

un homme d´ un mérite distingué, s´ il

étoit permis d´ en croire un pere qui parle

à son fils ; ses éloges ne sont quelquefois

que des conseils adroitement déguisés. Le

pere de Séneque écrit à son fils Méla :

" vous avez la plus grande aversion pour

les fonctions civiles et pour la bassesse

des démarches, etc. "



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Ix Séneque arrive à Rome sous

Auguste : il étoit dans l´ âge d´ adolescence au

temps où les rites judaïques et egyptiens

furent proscrits, la cinquieme année

du regne de Tibere. Il dit avoir observé

cette flamme ou comete, dont

l´ apparition précéda la mort d´ Auguste. Ainsi il

entendit parler la langue latine dans sa plus

grande pureté : ce n´ est point un auteur de

la basse latinité ; il écrivit avant les deux

Plines, Martial, Stace, Silius Italicus,

Lucain, Juvénal, Quintilien, Suétone et

Tacite. La latinité n´ a commencé à

s´ altérer que cent ans après lui. Il y a le style du

siecle, de la chose, de la possession, de



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l´ homme : le nÔtre n´ est pas celui du regne

de Louis Xiv, cependant le françois que

nous parlons, n´ est pas corrompu ;

Fontenelle écrit purement, sans écrire comme

Bossuet ou Fénelon. Séneque se fit un

style propre au goût de ses contemporains,

et à l´ usage du barreau.

X Séneque, le pere, eut de la

réputation, et acquit de la fortune : il vit les

dernieres années du regne de Tibere. Il

avoit servi de maître en éloquence à son

fils, c´ est du moins l´ opinion de

Juste-Lipse. Cet art étoit alors sur son déclin : et

comment ce grand art qui demande une



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ame libre, un esprit élevé, se soutiendroit-il

chez une nation qui tombe dans

l´ esclavage ? La tyrannie imprime un

caractere de bassesse à toutes les sortes de

productions ; la langue même n´ est pas à

couvert de son influence : en effet est-il

indifférent pour un enfant d´ entendre autour

de son berceau, le murmure

pusillanime de la servitude, ou les accents nobles

et fiers de la liberté ? Voici les progrès

nécessaires de la dégradation : au ton de la

franchise qui compromettroit, succede le

ton de la finesse qui s´ enveloppe, et

celui-ci fait place à la flatterie qui encense, à la

duplicité qui ment avec impudence, à la

rusticité grossiere qui insulte sans

ménagement, ou à l´ obscurité qui voile l´ indignation.

L´ art oratoire ne pourroit même durer chez des

peuples libres, s´ il ne s´ occupoit

de grandes affaires, et ne conduisoit

pas aux premieres dignités de l´ etat. Ne

cherchez la véritable éloquence que chez

les républicains.

Xi Séneque qui avoit fait ses premieres



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études sous les dernieres années

d´ Auguste, et plaidé ses premieres causes

sous les premieres années de Tibere et de

Caligula, quitte le barreau et se livre à la

philosophie avec une ardeur que la

prudence de son pere ne put arrêter. Je dis la

prudence ; car un pere tendre, qui craint

pour son enfant, le détournera toujours

d´ une science qui apprend à connoître la

vérité et qui encourage à la dire, sous des

augures qui vendent le mensonge, sous

des magistrats qui le protegent, et sous

des souverains qui détestent la philosophie,

parcequ´ ils n´ ont que des choses

fâcheuses à entendre du défenseur des droits

de l´ humanité : dans un temps où l´ on ne

sauroit prononcer le nom d´ un vice, sans

être soupçonné de s´ adresser au ministre

ou à son maître, le nom d´ une vertu, sans

paroître rabaisser son siecle, par l´ éloge

des moeurs anciennes, et passer pour

satyrique ou frondeur ; rappeller un forfait

éloigné, sans montrer du doigt quelque

personnage vivant, une action héroïque,



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sans donner une leçon, ou faire un reproche.

à des époques plus voisines de nos

temps, vous n´ eussiez pas dit qu´ il n´ avoit

manqué à tel grand, qu´ un Tibere pour être

un Séjan ; à telle femme, qu´ un Néron pour

être une Poppée, sans donner lieu aux

applications les plus odieuses : que faire donc

alors ? S´ abstenir de penser ; non, mais de

parler et d´ écrire.

Xii le pere de Séneque fit

d´ inutiles efforts, pour arracher son fils à la

philosophie : Séneque se lia avec les

personnages de son temps les plus renommés par

l´ étendue de leurs connoissances et

l´ austérité de leurs moeurs, le stoïcien Attale,

le pithagorisant Socion, l´ eclectique Fabianus

Papirius, et Démétrius le cynique.



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Quand il entendoit parler Attale contre

les vices et les erreurs du genre humain,

il le regardoit comme un être d´ un ordre

supérieur. " Attale, dit Séneque, se

disoit roi, et je le trouvois plus qu´ un roi,

puisqu´ il faisoit comparoître les rois au

tribunal de sa censure. J´ avois pitié du

genre humain en l´ écoutant " .

Le pithagorisant Socion le détermina à

s´ abstenir de la chair des animaux, régime

dont sa santé s´ accommodoit fort bien :

mais, à l´ expulsion des cultes étrangers,

dont quelques-uns étoient caractérisés par

l´ abstinence de certaines viandes, son pere

qui haïssoit encore moins la philosophie,

qu´ il ne craignoit une délation, le ramena

à la vie commune, et lui persuada

facilement de faire meilleure chere.

Il dit de Fabianus Papirius, " ce ne sont

pas des phrases qui sortent de sa bouche,

ce sont des moeurs " .



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De Démétrius, etc. "

c´ est à ce Démétrius, que Caligula, qui

désiroit se l´ attacher, fit offrir deux cents

talents, et qui répondit au négociateur,

" deux cents talents, la somme est forte ;

mais allez dire à votre maître, que pour me

tenter, ce ne seroit pas trop de sa couronne " .

Propos qu´ on traiteroit d´ insolence s´ il échappoit

à la fierté d´ un philosophe de nos jours.

C´ est ce Démétrius qui disoit à un

affranchi enorgueilli de sa fortune, " je serai

aussi riche que toi, dès que je m´ ennuierai

d´ être homme de bien. "

c´ est le même dont Vespasien punit les

propos indiscrets par l´ exil, châtiment qui



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ne le rendit pas plus réservé : l´ empereur

instruit de ses récentes invectives, n´ y

répondit que par un mot qu´ un grand prince

de nos jours a ingénieusement parodié :

" tu mets tout en oeuvre pour que je te fasse

mourir ; moi, je ne tue point un chien

qui m´ abboye " .

Séneque ne se laisse point ici transporter

de reconnoissance ou d´ enthousiasme : il

étoit vieux et le rival de ses maîtres,

lorsqu´ il en parloit ainsi à un homme instruit,

à Lucilius qui les avoit personnellement

connus ; et si les éloges de Séneque

n´ eussent pas été vrais, le courtisan n´ auroit

pas manqué d´ en plaisanter.

Mais pourquoi ne voit-on plus d´ hommes

de cette trempe ! Est-ce que la nature



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a cessé d´ en produire ? Non, j´ en pourrois

citer qui, pauvres et obscurs ont cultivé

avec succès les sciences et les arts ; je les ai

vus souvent affamés et presque nuds, sans

se plaindre, sans discontinuer leurs

travaux. Si leurs semblables sont rares, c´ est

qu´ il est plus difficile encore de résister à

l´ éducation domestique et à l´ influence des

moeurs générales, qu´ à la misere : ce sont

deux moules qui alterent la forme originale

du caractere. Qui est-ce qui oseroit

aujourd´ hui braver le ridicule et le mépris ?

Diogene, parmi nous habiteroit sous les tuiles,

mais non dans un tonneau ; il ne feroit

dans aucune contrée de l´ Europe, le

rÔle qu´ il fit dans Athenes. L´ ame

indépendante et ferme qu´ il avoit reçue,

il l´ auroit conservée ; mais jamais il n´ eut

dit à un de nos petits souverains, comme

à Alexandre Le Grand ; retire-toi de mon

soleil .

Xiii Séneque faisoit grand cas des

stoïciens rigoristes ; mais il étoit stoïcien



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mitigé, et peut-être même eclectique,

raisonnant avec Socrate, doutant avec

Carnéade, lutant contre la nature avec

Zénon, et cherchant à s´ élever au-dessus

d´ elle avec Diogene. Des principes de la

secte, il n´ embrassa que ceux qui détachent

de la vie, de la fortune, de la gloire,

de tous ces biens au centre desquels on peut

être malheureux ; qui inspirent le mépris

de la mort, et qui donnent à l´ homme et

la résignation qui accepte l´ adversité, et la

force qui la supporte. Doctrine qui

convient et qu´ on suit d´ instinct sous les



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regnes des tyrans, comme le soldat prend

son bouclier au moment de l´ action.

Ce que des sollicitations appuyées de

l´ autorité paternelle purent obtenir de Séneque,

ce fut de se présenter au barreau.

Lorsque le philosophe désespere de faire

le bien, il se renferme, et s´ éloigne des

affaires publiques ; il renonce à la fonction

inutile et périlleuse, ou de défendre les

intérêts de ses concitoyens, ou de discuter

leurs prétentions réciproques, pour

s´ occuper dans le silence et l´ obscurité de la

retraite, des dissensions intestines de sa

raison et de ses penchants ; il s´ exhorte à la

vertu, et apprend à se roidir contre le

torrent des mauvaises moeurs qui l´ assaillit et

qui entraine autour de lui la masse générale

de la nation.

Xiv sur ce que le pere de Séneque

avoit obtenu de la condescendance de son

fils, il pressentit ce qu´ il en pourroit encore

obtenir, et il réussit à lui persuader de



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quitter le barreau, de déparer du laticlave la

robe modeste du philosophe qu´ il avoit

reprise, et de se montrer entre les

candidats ou prétendans aux dignités de l´ etat.

On ne s´ étonnera pas de la marche

indolente de Séneque dans cette carriere : mais

il avoit une belle-mere ambitieuse, active,

qui se chargea de toutes les démarches

qui répugnoient à Séneque ; une tante qui

avoit accompagné Helvia, sa soeur, à

Rome, qui avoit apporté dans cette ville le

jeune Séneque entre ses bras, dont les

soins maternelles l´ avoient garanti d´ une

maladie dangereuse, et qui réunit son

crédit à celui d´ Helvia. Celle-là n´ avoit jamais

eu la hardiesse de parler aux grands, et de

solliciter les gens en place : elle surmonta

sa timidité naturelle, en faveur de son

neveu : ni sa modestie vraiement agreste,

si on l´ eut comparée à l´ effronterie des

femmes de son temps : ni son goût pour le



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repos, ni ses moeurs paisibles, ni sa vie

retirée, ne l´ empêcherent de se mêler dans la

foule agitée et tumultueuse des clients.

Peut-être la tante n´ eut-elle pas réussi, sans

le mérite personnel du neveu : mais une

réflexion qui n´ en est pas moins juste,

c´ est qu´ une des caractéristiques des siecles

de corruption, est que la vertu et les

talents isolés ne menent à rien, et que les

femmes honnêtes ou deshonnêtes menent

à tout, celles-ci par le vice, celles-là, par

l´ espoir qu´ on a de les corrompre et de les

avilir : c´ est toujours le vice qui sollicite,

ou le vice présent, ou le vice attendu.

Xvi après avoir quitté la philosophie

pour le barreau, et le barreau pour

les affaires publiques, Séneque quitta les

affaires publiques et la questure pour

revenir à la philosophie, dont il donna des

leçons publiques. On fixe la date de sa

préture, à son retour d´ entre les rochers

de la mer de Corse, où il fut relégué,



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les uns disent, comme confident, les autres

comme complice des infidélités de Julie,

fille de Germanicus et soeur de Caïus,

accusée d´ adultere par Messaline... par

Messaline ? ... etc.

mais pour éclaircir ce fait, il est à propos

de jetter un coup d´ oeil sur le regne de

Claude, et le caractere de cet empereur.

Xvii de longues et fréquentes

maladies affligerent les premieres années de



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sa vie : on le mit sous la conduite d´ un

muletier, qui ne changea pas de fonctions

auprès de son éleve qu´ il traitoit

comme une bête de somme. Livie, son aïeule,

ne lui parloit qu´ avec dédain ; sa mere

Antonia disoit d´ un sot par excellence,

il est plus bête que mon fils Claude, et

Livilla, sa soeur, ne cessoit de plaindre le

peuple romain à qui le sort destinoit un

pareil maître. On affoiblit sa tête, on

avilit son ame, on lui inspira la crainte et la

méfiance : rebuté de sa famille, et repoussé

des hommes de son rang, il se livra à la

canaille, et aux vices de la canaille.

Appellé par Caïus à la cour, il en est le

jouet : on lui lance au visage des

noyaux d´ olives et de dattes, en présence

de ses parents, qui ne s´ en offensent pas ;

peu s´ en fallut qu´ on ne vit Caïus monté sur

un cheval consulaire, lorsqu´ il fit son oncle



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consul. Claude avoit été baffoué jusqu´ à

l´ âge de cinquante ans : on le tira par

force de dessous une tapisserie où il

s´ étoit caché pendant qu´ on assassinoit son

neveu. Il est enlevé au milieu du tumulte

des factions ; il est transporté dans le camp

malgré lui : on le conduisoit au trÔne

impérial, et il croyoit aller au supplice. Qui

se le persuaderoit ! Caïus, après sa mort,

trouva des vengeurs. Valérius Asiaticus

dit, je voudrois l´ avoir tué : et ce mot

prononcé fierement en impose. Cependant

le soldat veut un maître, pour n´ en avoir

qu´ un : le sénat veut la liberté, pour être

le maître ; Cassius Chéréa crie, que ce

n´ étoit pas la peine de se délivrer d´ un phrénétique,



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pour servir sous un imbécille ;

et il ordonne au centurion Lupus de

mettre à mort Caesonia, femme de Caïus. Ses

courtisans l´ avoient abandonnée, elle

étoit assise à terre, à cÔté du cadavre

de son mari, tenant dans ses bras sa fille,

encore enfant, et déplorant leur commune

destinée. Au silence et à l´ air féroce du

centurion, elle comprit qu´ elle touchoit

à sa derniere heure ; elle dit : " l´ empereur

vivroit encore s´ il m´ avoit écouté " ,

et tendit la gorge au centurion, qui

brisa la tête de l´ enfant contre la muraille,

après avoir égorgé la mere. Cet acte de

cruauté, et quelques autres, révoltent le

peuple ; il se sépare des sénateurs : la

division se met entre ceux-ci ; le camp

persiste dans son choix, et Claude alloit être

proclamé, lorsque les députés du sénat

le conjurent de ne pas s´ emparer de force



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d´ une autorité qui lui seroit conférée d´ un

libre consentement. " ce que vous me

demandez, leur répondit-il, ne dépend

pas de moi. On pouvoit redouter la

puissance impériale entre les mains d´ un

prince qui n´ écoutoit que ses caprices :

assurez le sénat qu´ on n´ a rien de

semblable à craindre " .

Proclamé, et tranquillement assis sur le

trÔne, il annonce le pardon des

injures qu´ on lui a faites, et tient parole.

Il brûle les deux registres de Caïus, l´ un

intitulé le poignard , l´ autre l´ épée . Il

fait enlever, la nuit, les statues de cet

empereur, et ne souffre pas que sa

mémoire soit flétrie. Il revoit les différents

jugements rendus sous le dernier regne :

il en confirme quelques-uns ; il en annulle



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d´ autres. Il défend de léguer ses

biens à César, et de poursuivre qui que

ce soit sous le prétexte de lèze-majesté :

deux edits tels qu´ on auroit pu les

attendre du plus sage des princes ; l´ un

assuroit aux enfants la succession de leurs

peres ; l´ autre annonçoit au peuple la

sécurité du souverain. Il rappelle d´ exil

les deux soeurs de Caïus ; Antiochus

est remis en possession de la

Commagene ; Mithridate, l´ iberien,

délivré de ses fers ; un autre Mithridate,

déclaré prince du Bosphore Cimmérien ;

Agrippa, roi de Judée, décoré des ornements

consulaires ; Hérode, son frere, de

ceux de la préture : des sommes immenses

envahies, retournent aux premiers



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possesseurs ; d´ autres léguées, aux véritables

héritiers : pour comble de tant de

bienfaits, le poids accablant de l´ impÔt

général est allégé. Ce n´ est pas tout :

on creuse un port à l´ embouchure

du Tibre ; on tente le desséchement

du lac Fucin ; les limites de l´ empire sont

étendues.



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à la seconde époque de son régne, où

l´ on voit, par une foule d´ actions atroces,

combien l´ autorité souveraine est ombrageuse,

la pusillanimité cruelle, et l´ imbécillité

crédule ; toute vertu n´ est pas

encore éteinte dans ce souverain : il déclare

libre l´ esclave que son maître

abandonnera dans la maladie : et coupable

d´ homicide, le maître qui tueroit son

esclave malade. Incertain sur la maniere

de modérer la sévérité de la procédure

ancienne dans l´ exclusion des sénateurs

mal famés : " que chacun, dit-il, s´ examine ;

qu´ on demande la permission de

se retirer du sénat, nous l´ accorderons :

et confondant sur une même liste et

ceux qui se retireront librement, et ceux

que nous chasserions, la modestie des uns

affoiblira l´ ignominie des autres " . Son

discours à Méherdates, sortant de Rome

pour se rendre chez les parthes, qui

le demandoient pour souverain, est



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celui d´ un pere à son fils. " pratiquez

la clémence et la justice ; vous en serez

d´ autant plus révéré des barbares, que

ces vertus leur sont moins connues " .

Il réprime la licence du peuple au théâtre,

et défend aux usuriers de prêter aux enfants

de famille.

Xvii d´ après les actions et les

discours qui précedent, que faut-il penser de

Claude, dont le nom est si décrié ? Que

faut-il penser de tant de souverains qui

n´ ont ni rien fait ni rien dit d´ aussi bien ?

Malheureux dans le choix de ses

femmes, il est forcé, par raison d´ etat,

de renoncer à Emilia Lepida, petite fille

d´ Auguste. Le jour fixé pour la célébration

des noces, une maladie lui enleve Livia

Camilla, descendante du dictateur de ce

nom. Il répudie Plautia Urgulanilla,

surprise entre les bras d´ un affranchi ; il chasse

du palais, Petina, de moeurs irréprochables,



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mais d´ une humeur et d´ un orgueil

que Claude même ne put supporter. à

celle-ci succéda Messaline, fameuse par

ses débauches, et à Messaline, Agrippine,

non moins fameuse par son ambition.

BientÔt on ne retrouve plus le prince

juste et clément : Claude, subjugué par

Messaline, entouré de l´ eunuque Posidès,

des affranchis Félix, Harpocras,

Caliste, Pallas et Narcisse, qui abusent de

ses terreurs, de son penchant à la crapule,

et de son goût effréné pour les femmes,

l´ administration a passé de ses mains au

pouvoir d´ une troupe de scélérats aux

ordres des deux derniers.

On vend publiquement les magistratures,

les sacerdoces, le droit de bourgeoisie,



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la justice, l´ injustice : les favoris

ligués exercent un monopole général. Claude

se plaint de l´ indigence de son

trésor ; on lui répond qu´ il seroit assez

riche, s´ il plaisoit à ses deux affranchis de

l´ admettre en tiers.

On dispose, à son insu, des dignités

des commandements, des graces et des

châtiments ; on révoque ses dons et ses

ordres ; on ne tient aucun compte de ses

jugements ; on supprime les brevets qu´ il

a signés : on en suppose d´ autres. C´ est la

luxure de Messaline, l´ avidité ou les

ombrages des affranchis, qui désignent les

citoyens à la mort : la luxure de Messaline,

les femmes dont elle est jalouse, les

hommes qui se refusent à sa débauche :

l´ avidité des affranchis, ceux qui sont

opulents ; leurs ombrages, ceux qui ont du

crédit.

Claude n´ est rien sur le trÔne, rien dans

son palais ; il le sait, il le dit ; il est



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comme abruti : il signe le contrat de mariage

de Silius avec sa femme ; il déshérite

son propre fils par une adoption ;

quelquefois il oublie qui il est, où il est, en

quel lieu, en quel moment, à qui il

parle ; il invite à souper des citoyens qu´ il

a fait mourir la veille ; à table, il

demande à un des convives, pourquoi sa

femme ne l´ a pas accompagné, et cette

femme n´ est plus : après la mort de

Messaline, il se plaint de ce que l´ impératrice

tarde si long-temps à paroître.

Un plaideur le tire à l´ écart, et

lui dit qu´ il a rêvé, la nuit derniere, qu´ on

assassinoit l´ empereur en sa présence :

l´ instant après, le fourbe appercevant son

adverse partie, s´ écrie : voilà l´ homme de



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mon rêve ; et sur-le-champ le malheureux

est traîné à la mort. Ce ridicule stratagême

est employé par Messaline et Narcisse

contre Appius Silanus ; Appius

en perd la vie, et l´ affranchi est

remercié de veiller sur les jours de l´ empereur,

même en dormant.

La vie privée de Claude montre ce que

le mépris des parents, secondé d´ une

mauvaise éducation, peut sur l´ esprit et le

caractere d´ un enfant valétudinaire.

Les premieres années de son regne,

marquées par l´ amour de la justice et du

travail, la clémence, la libéralité, et

d´ autres qualités rares, l´ auroient mis au

nombre des hommes excellents et des bons

souverains, si la méfiance, la foiblesse, la

crainte ne l´ avoient pas livré à des infames.

Les dernieres nous apprennent jusqu´ où

une prostituée et deux esclaves peuvent

disposer d´ un monarque, le dépraver et

l´ avilir.



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Xviii tel étoit l´ état des choses à la

cour de Claude, lorsque Julie, soeur de

Caïus, y reparut. Cette femme avoit de

l´ esprit, de la beauté, et ne devoit son

crédit ni à Messaline ni aux affranchis,

dont il falloit être ou les instruments ou

les victimes. L´ éclat avec lequel Séneque

s´ étoit montré au barreau, l´ avoit conduit

à l´ intimité des personnes du plus haut

rang, et sur-tout du malheureux

Britannicus ; il ne pouvoit être que haï de ceux

dont ses principes et ses moeurs faisoient la

satyre. Combien de mots qui n´ étoient

dans sa bouche que des maximes générales,

et qu´ il étoit facile à la méchanceté

des courtisans d´ envenimer par des

applications particulieres ! Le philosophe

aura dit, je le suppose, que la débauche

avilit, et que, dans les femmes sur-tout, elle

altere tous les sentiments honnêtes :

croit-on que, sans être persuadé qu´ il désignât

la femme de l´ empereur, on ne l´ en ait

pas accusé auprès d´ elle, et traité ses

discours de pédanterie insolente. D´ ailleurs,



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Messaline, jalouse de l´ ascendant de la

niece sur l´ esprit de l´ oncle, redoutoit le

génie pénétrant de Séneque, qui pouvoit

éclairer Claude sur les désordres de sa

maison et les vexations des affranchis. La

perte de Séneque et de Julie fut donc résolue :

Messaline dit à Caliste, à Pallas, à

Narcisse : " cette Julie ne se conduit que

par les avis de cet homme attaché, de

tous les temps, à Germanicus son pere :

qui sait ce que Séneque peut conseiller,

et ce que Julie peut oser ? Si l´ on

n´ écrase ces deux personnages dangereux,

on risque d´ en être écrasé " . Le résultat

de ces inquiétudes fut de donner un

motif criminel aux fréquentes visites que

Séneque rendoit à Julie. En conséquence on

présenta à Claude une plainte juridique :

Julie est accusée d´ adultere ; on nomme



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Séneque. Claude, à qui sa niece étoit

mieux connue, rejette l´ accusation ; et

Messaline n´ en est que plus irritée, ses

complices n´ en sont que plus effrayés. Quel

parti prendront-ils ? Celui qu´ ils étoient

dans l´ usage de prendre, et dont nous les

verrons bientÔt user les uns contre les

autres, pour s´ exterminer réciproquement.

à l´ insu de l´ empereur, de l´ autorité

privée de Messaline et des affranchis, Julie

est enlevée, envoyée en exil, et mise à

mort. On insiste sur l´ éloignement de

Séneque ; et Claude le signe.

Xix Séneque ne fut ni l´ amant de

Julie, ni le confident de ses intrigues. Il

étoit âgé d´ environ quarante ans ; sage,

prudent et valétudinaire : il étoit marié,

il avoit des enfants ; il aimoit sa femme,

il en étoit aimé : il jouissoit de l´ estime et

du respect de sa famille, de ses amis et de



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ses concitoyens : sentiments qu´ on

n´ accorde pas aussi unanimement à un

hypocrite de vertu. Julie étoit à la fleur de l´ âge,

dans une cour voluptueuse, entourée

de jeunes ambitieux, qui se seroient empressés

à lui plaire, s´ ils avoient pu se flatter

d´ y réussir.

L´ exil de Séneque fut l´ ouvrage d´ une

infame, d´ un stupide, et de trois scélérats,

dont le témoignage fut appuyé, si l´ on

veut, de la médisance des courtisans, des

bruits vagues de la ville, et des clameurs

d´ un suilius, que je ne tarderai pas à

démasquer. Mais que peuvent de pareilles

autorités contre le caractere de l´ homme ?

Séneque n´ est point coupable ; non,

il ne l´ est point. Mais il me plaît d´ en

croire à l´ imputation de la derniere des

prostituées, à la crédulité du dernier des

imbécilles, et aux calomnies impudentes

d´ un Suilius, le plus méprisable des hommes

de ce temps : je veux que Julie ait

confié ses amours à Séneque ; ou que

Séneque, au milieu des élégants de la cour,



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se soit proposé de captiver le coeur de

Julie, et qu´ il y ait réussi : qu´ en

conclurai-je ? Que le philosophe a eu son moment

de vanité, son jour de foiblesse. Exigerai-je

de l´ homme, même du sage, qu´ il ne

bronche pas une fois dans le chemin de la

vertu ? Si Séneque avoit à me répondre,

ne pourroit-il pas me dire, comme Diogène

à celui qui lui reprochoit d´ avoir rogné

les especes : " il est vrai : ce que tu es

à présent, je le fus autrefois ; mais tu

ne deviendras jamais ce que je suis " .

Séneque, aussi sincere et plus modeste, nous

fait l´ aveu ingénu qu´ il a connu trop tard

la route du vrai bonheur ; et que las de

s´ égarer, il la montre aux autres.

Hâtons-nous de profiter de ses leçons ; et si nous

connoissons par expérience ce qu´ il en coûte

pour vaincre ses passions et résister à l´ attrait

des circonstances, soyons indulgents, et



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n´ imitons pas les hommes corrompus, qui

pour se trouver des semblables, sont de plus

cruels accusateurs que les gens de bien.

On avoit tout à craindre du ressentiment

de Julie, tant qu´ elle vivroit. Séneque

étoit un personnage moins important

et moins redoutable, il suffisoit de le

réduire au silence, et d´ empêcher qu´ il

n´ employât son éloquence à venger l´ honneur

de Julie.

Xx tandis que Claude s´ occupe

de la réforme des moeurs publiques, la

dissolution se promene dans son palais, le

masque levé. Vinicius est empoisonné,

et son crime est d´ avoir dédaigné les

faveurs de Messaline. Avant Vinicius,

Appius Silanus avoit eu le même sort, et

pour le même crime. Un fameux pantomime,

appellé Mnester, devient en même

temps la passion de Messaline et de Poppée.



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Soit crainte, ou politique, Mnester

préfere Poppée à l´ impératrice ; Poppée est

aussi-tÔt accusée d´ adultere avec Valerius :

et qui fut l´ accusateur de Valerius et de

Poppée ? Qui fut l´ agent de Messaline ? Le

détracteur de Séneque, Suilius.

Claude donne pour esclave à sa

femme, Mnester ; et Messaline s´ empare des

superbes jardins de Valerius.

Suilius suit le cours de ses délations ;

il attaque et perd deux chevaliers illustres,

surnommés Petra, soupçonnés par

Messaline d´ avoir favorisé l´ intrigue de Poppée

et de Mnester.

Les succès de Suilius font éclorre une

multitude d´ imitateurs de sa scélératesse et

de son audace.

Samius se tue en présence même de Suilius,

qui avoit reçu quarante mille écus

de notre monnoie, de ce client qu´ il

trahissoit.



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Ce fut à cette occasion que Silius,

désigné consul, propose de remettre en

vigueur la loi Cincia, qui défendoit aux

avocats de recevoir ni argent ni présent.

Cette cause est plaidée en présence de

Claude : moins les raisons contraires

à la loi étoient honnêtes, plus Claude les

jugea dictées par la nécessité ; et il permit

aux avocats de prendre jusqu´ à dix mille

sesterces.

De peur que le prêtre n´ avilisse la

dignité de son état par la pauvreté, on en

exige un patrimoine : ne seroit-il pas

également important d´ exiger de l´ avocat

une fortune honnête, de peur qu´ il ne soit

tenté de sacrifier à ses besoins la vérité

dont il est l´ organe, et l´ innocence dont

il est le défenseur ?



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Xxi Messaline est entraînée à une

derniere infamie, par l´ attrait de son énormité.

C´ est un excès d´ impudence et de

folie, dit Tacite, qui passeroit pour une

fable, s´ il n´ en existoit encore des

témoins.

Messaline épouse publiquement son

amant Silius.

" le consul désigné, et la femme

du prince, etc. " :



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les affranchis concertent

comment, sans se compromettre, ils

instruiront l´ empereur de sa honte. Deux

courtisannes séduites par de l´ argent et des

promesses, se chargent de la délation. à

cette nouvelle, ce n´ est pas d´ indignation,

de fureur, c´ est de terreur que Claude est

saisi ; il s´ écrie : suis-je encore

empereur ? Silius l´ est-il ? dans le parti

opposé, l´ ivresse a fait place à l´ effroi : au moment

où l´ on apprend que Claude sait tout, et

qu´ il accourt pour se venger, Messaline se

réfugie dans les jardins de Lucullus, Silius



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au forum, le reste se disperse chacun de

son cÔté. Des centurions les saisissent, ou

dans leur fuite, ou dans leurs asyles, et

les chargent de chaînes. Messaline est

résolue d´ aller à son époux, Britannicus et

Octavie se jetteront au col de leur pere ;

Vibidia, la plus ancienne des vestales,

implorera la clémence du souverain pontife,

elle se précipitera aux pieds de son époux,

et tiendra ses genoux embrassés. " telle

est la solitude de la disgrace, etc. "

quelle destinée ! Et qu´ elle est juste ! Elle

entre dans la voie d´ Ostie ; elle ne



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trouve point de pitié, la turpitude de sa

vie et la mémoire de ses forfaits l´ ont

étouffée.

Cependant la terreur de Claude duroit ;

il ne voit à ses cÔtés que des assassins :

tantÔt il se déchaîne contre sa femme, tantÔt

il s´ attendrit sur ses enfants : dans ses

agitations, les uns gardent le silence, d´ autres

affectant une indignation perfide, s´ écrient,

quel crime ! Quel forfait ! " déja

Messaline est à la portée de la vue ; etc. "

on détourne Claude, on le

conduit dans la maison de Silius, on lui



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montre, sous le vestibule, une statue

élevée au pere de Silius, contre les défenses

du sénat ; dans les appartements, les meubles

précieux des Nérons, des Drufus, le

prix honteux de son deshonneur. De là,

on le fait passer au camp ; Narcisse

harangue le soldat : il s´ éleve des cris de fureur,

on demande les noms des coupables, ils

sont nommés, et leur sang coule de toute

part. De retour dans le palais, l´ empereur

y trouve une table somptueusement servie ;

il mange, il boit, il s´ enivre : dans la

chaleur du vin, il dit : " demain,

qu´ on fasse paroître la malheureuse, etc. "



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ils vont, et pour s´ assurer

de l´ exécution, ils sont précédés

de l´ affranchi Evodus.

Evodus trouve l´ impératrice

étendue par terre dans les jardins de Lucullus,

où elle étoit retournée. à cÔté d´ elle étoit

assise Lépida sa mere ; Lépida qui

s´ étoit éloignée de Messaline, dans la

prospérité, et qui s´ en est rapprochée dans le

malheur. " qu´ attendez-vous, lui

disoit-elle ? Qu´ un bourreau porte la main

sur vous ? Etc. "



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ainsi périt cette femme qui avoit tant de

fois appris à Narcisse à se passer des ordres

de son maître.

" Claude étoit encore à table, etc. "



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Xxii outre les vices de l´ administration

de Claude, livré à ses femmes et à

ses affranchis, il en est d´ autres qu´ il faut

imputer à son mauvais jugement.

La gratification accordée au soldat après

son avénement au trÔne, devint une

nécessité pour ses successeurs.

Le titre de citoyen romain s´ avilit par



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la multitude de ceux à qui on le conféra.

De deux choses l´ une, ou laisser par-tout ce

beau nom à la place des dieux qu´ on

enlevoit, et le rendre aussi étendu que

l´ empire ; ou le renfermer dans ses anciennes

limites, la mer et les Alpes.

Une faute aussi grave que les précédentes,

ce fut d´ ouvrir les portes du sénat à

ses affranchis, à leurs descendants, et à des

étrangers : il importoit bien davantage que

ce corps fut honoré que d´ être nombreux.

Xxiii Claude ne pouvoit rester sans

épouse, et il ne pouvoit en prendre une,

sans en être gouverné. De-là, de vives

disputes sur le choix entre les affranchis ;

entre les prétendantes, une égale chaleur à

faire valoir leurs avantages.

Les intrigues de Pallas, les caresses

d´ Agrippine, des assiduités que la parenté

autorisoit, obtiennent à la niéce de l´ empereur

la préférence sur ses rivales. Elle

n´ a pas encore le nom d´ impératrice, mais



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elle en exerce l´ autorité. Elle roule dans sa

tête le projet de marier Octavie, fille de

Claude, à son fils. Mais Octavie est

fiancée à Silanus : qu´ importe, le censeur

Vitellius accusera Silanus d´ inceste avec Junia

Calvina sa soeur. Des licences que le

seul mariage autorise, et le bruit qui s´ en

répand, accélerent l´ union de Claude avec

sa niece. Mais cette union est contrariée

par l´ usage et les moeurs, qui la

déclarent incestueuse : qu´ importe ? Vitellius

levera cet obstacle, et le sénat opinera à

recourir à la contrainte, si l´ empereur a

des scrupules.

Toutes ces choses s´ exécutent : Octavie

est mariée à Domitius Neron : Calvina est

exilée, et Silanus se tue. Lollia à qui on ne

pouvoit reprocher qu´ un crime, mais un

crime qui ne se pardonne pas, celui d´ avoir

disputé à Agrippine la main de Claude,



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est accusée de consulter des magiciens,

des chaldéens, les prêtres d´ Apollon à

Colophon, sur le mariage de l´ empereur.

La protection de Claude lui est

inutile, elle est exilée et dépouillée d´ une

immense fortune. Calpurnia, dont César

a loué la beauté, sans dessein, subit le

même sort. Calpurnia n´ est qu´ exilée, Lollia

est forcée de se tuer, et dans cet intervalle

le mariage de Claude et d´ Agrippine s´ est

consommé.

Xxiv " Rome alors change de face : etc. "



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dans cet intervalle, l´ adoption de Domitius

Néron, sollicitée par Agrippine,

et pressée par son amant Pallas, est

proposée au sénat, et confirmée d´ un

concert unanime de ces vils magistrats, dont

Juvénal, plus plaisant et plus gai

qu´ à son ordinaire, rassemble les

successeurs autour d´ un énorme turbot,

délibérant gravement sur les moyens de

l´ apprêter sans le dépecer. On Ôte

à Britannicus jusqu´ à ses esclaves : ceux

d´ entre les centurions et les

tribuns, que la pitié intéresse à ce jeune

prince spolié de ses droits à l´ empire,

sont écartés ou par l´ exil ou par des postes



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plus honorables : on exclut ceux de ses

affranchis qu´ on ne peut corrompre.

Britannicus et Néron se sont rencontrés et

salués, l´ un du nom de Britannicus,

l´ autre du nom de Domitius. Agrippine crie :

" que l´ adoption est comptée pour

rien ; etc. "

cependant Agrippine n´ ose pas

tout ce qu´ elle ambitionne. Lusius Géta

et Rufius Crispinus, attachés par la

reconnoissance aux enfants de Messaline, sont

dépouillés du commandement de la garde

prétorienne ; et ce poste est donné à



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Afranius Burrhus, connu par ses talents

militaires.

On ne reproche point à Séneque l´ adoption

de Domitius Néron : Burrhus n´ est

pas tout-à-fait absous de cette injustice.

Xxv Agrippine, jalouse de s´ annoncer

autrement que par des forfaits,

sollicite le rappel de Séneque, et

obtient la fin de son exil, avec la préture.

Son dessein étoit de plaire au peuple qui

avoit une haute opinion de la sagesse et

des talents de ce philosophe ; de mettre



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Domitius, dès son enfance, sous un aussi

grand maître, et de s´ étayer de ses

conseils, pour s´ assurer l´ administration des

affaires. Maîtresse de tout sous le regne

présent, elle s´ occupoit de loin à rester

maîtresse de tout sous le regne suivant ; elle

s´ étoit promis, du ressentiment de

Séneque contre Claude, et de la

reconnoissance du service qu´ elle venoit de lui

rendre, qu´ il feroit cause commune avec

elle contre son mari, et qu´ il apprendroit

à son eleve à ramper.

Les grands une fois corrompus, ne

doutent de rien : devenus étrangers à la

dignité d´ une ame élevée, ils en attendent ce

qu´ ils ne balanceroient pas d´ accorder ; et

lorsque nous ne nous avilissons pas à leur

gré, ils osent nous accuser d´ ingratitude.

Celui qui dans une cour dissolue accepte

ou sollicite des graces, ignore le prix qu´ on

y mettra quelque jour. Ce jour-là, il se



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trouvera entre le sacrifice de son devoir,

de son honneur, et l´ oubli du bienfait ;

entre le mépris de lui-même, et la haine

de son protecteur. L´ expérience ne prouve

que trop qu´ il n´ est ni aussi commun ni

aussi facile qu´ on l´ imagineroit, de se

tirer avec noblesse et fermeté de cette

dangereuse alternative. Un ministre honnête

ne gratifiera point un méchant : mais un

méchant n´ hésitera pas à recevoir les

graces d´ un ministre, quel qu´ il soit ; il n´ a

rien à risquer, il est prêt à tout.

Xxvi Séneque avoit été relégué

dans la Corse. Son exil duroit depuis

environ huit ans ; comment le supporta-t-il ?

Avec courage : heureux par la culture



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des lettres et les méditations de la

philosophie ; dans une position qui auroit

peut-être fait votre désespoir et le mien ;

sur un rocher, qui considéré, dit-il

par les productions, est stérile ; par les

habitants, barbare ; par l´ aspect du local,

sauvage ; par la nature du climat, malsain.



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C´ est de-là qu´ il écrit à sa mere :

" je suis content, comme si tout étoit

bien ; etc. "

il ajoute une observation singuliere :

c´ est que, malgré l´ horreur du lieu, on

y trouve plus d´ étrangers que de naturels.

C´ est un phénomene commun aux grandes

villes, où l´ on vient de toutes parts

chercher la fortune, et aux lieux déserts, où

l´ on est sûr de trouver le repos et la liberté.

L´ homme n´ est sédentaire que dans les

campagnes où il est attaché à la glebe ;

encore ne faut-il pas qu´ il soit écrasé par les

impÔts, et qu´ il ne lui reste pas un

boisseau du bled qu´ il a fait croître.



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Mais comment concilier le discours de

Séneque, dans sa consolation à Helvia,

sa mere, avec le ton pusillanime et

rampant de sa consolation à Polybe ! Je vais

supposer ici, avec le savant et judicieux

editeur de la traduction de Séneque,

que cet ouvrage est de Séneque, en

attendant que je puisse exposer les raisons très

fortes que j´ ai de croire le contraire.



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Rien de plus naturel et de plus facile à

comprendre, et pour celui qui a éprouvé

la longue infortune, et pour celui qui a un

peu étudié le coeur humain. L´ isle et les rochers

battus de la mer de Corse ne

pouvoient être qu´ un séjour ingrat pour le

philosophe, arraché subitement d´ entre les

bras de sa mere, au moment, où après

une longue séparation ils jouissoient du

plaisir d´ être réunis ; enlevé à sa patrie, à

ses parents, à ses amis ; valétudinaire, loin

des occupations utiles, et des distractions

agréables de la ville ; réduit à chercher en

lui-même des ressources contre tant de

privations affligeantes, comme on prétend

que l´ ours s´ alimente durant les hivers

rigoureux : hé bien ! Séneque, brisé par une

vie triste et pénible qui duroit au moins

depuis trois ans, désolé de la mort de sa

femme et d´ un de ses enfants, aura atténué

sa misere, pour tempérer la douleur de sa

mere, et l´ aura exagérée pour exciter la

commisération de l´ empereur. Qu´ aura-t-il

fait autre chose que ce que la nature inspire



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au malheureux ? Ecoutez-le, et vous

reconnoîtrez que la plainte surfait toujours

un peu son affliction... " mais vous

défendez Séneque comme un homme ordinaire ? ...

c´ est que le plus grand homme

n´ est pas toujours admirable. Il n´ y a

guere que l´ enthousiasme ou la dureté des

organes qui garantissent d´ une espece

d´ hypocrisie commune à ceux qui souffrent.

Nous sortons d´ une table somptueuse, nous

respirons le parfum des fleurs, nous goûtons

la fraîcheur de l´ ombre dans des

jardins délicieux ; ou si la saison l´ exige, nous

sommes renfermés entre des paravents dans

des appartements bien chauds ; nous

digérons, nonchalamment étendus sur des

coussins renflés par le duvet, lorsque nous

jugeons le philosophe Séneque : nous ne

sommes pas en Corse ; nous n´ y sommes

pas depuis trois ans ; nous n´ y sommes pas

seuls. Censeurs, ne vous montrez pas si

séveres ; car je ne vous en croirai pas

meilleurs.

Ce fragment, si opiniâtrement reproché



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à Séneque, nous est-il parvenu tel qu´ il

l´ a fait ? Ne l´ a-t-on point altéré ? L´ a-t-il

fait ? Je renvoie la réponse à ces questions à

l´ endroit où j´ examinerai les différents

ouvrages de Séneque : j´ observerai seulement

ici que Juste-Lipse étoit tenté de rayer ce

dernier du nombre des écrits de ce philosophe,

comme la satyre d´ un ennemi aussi

cruel qu´ ingénieux. Je croirois que la

consolation à Polybe est de Séneque, que je

n´ en estimerois pas moins Juste-Lipse. Que

le petit nombre de ceux qui se tourmentent,

qui même s´ en imposent, pour

trouver des excuses aux fautes des grands

hommes, est rare, et qu´ ils me sont chers !

Il est deux sortes de sagacité, l´ une qui

consiste à atténuer, l´ autre à exagérer les

erreurs des hommes : celle-ci marque plus

souvent un bon esprit qu´ une belle ame.

Cette impartialité rigoureuse n´ est guere

exercée que par ceux qui ont le plus besoin

d´ indulgence.

Xxvii mais le regne de Claude

s´ échappe ; la scene va changer, et nous



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montrer le philosophe Séneque à cÔté du

plus méchant des princes, dans la cruelle

alternative de perdre la vie, ou d´ approuver le

crime.

Pallas venoit de proposer une loi contre

les femmes qui s´ abandonneroient à

des esclaves. Pallas l´ affranchi ! Pallas

l´ amant d´ Agrippine ! L´ empereur et le sénat

ferment les yeux sur cet excès d´ impudence :

la loi passe, on décerne à Pallas les

ornements de la préture, avec une

gratification de quinze millions de sesterces.

Claude se leve, et dit, que " Pallas satisfait de

l´ honneur, persiste dans son ancienne

pauvreté " et un sénatus-consulte,

gravé sur l´ airain, affiche publiquement

l´ éloge d´ une modération digne des premiers

siecles de Rome, dans un affranchi, riche

de plus de trois cents millions de sesterces.

Néron plaide pour les habitants



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d´ Ilion ; il prend la robe virile avant l´ âge :

on propose de lui décerner le consulat à

vingt ans, en attendant il sera consul

désigné, il exercera l´ autorité proconsulaire

hors de la ville, on le nommera prince de

la jeunesse.

C´ est ainsi qu´ Agrippine suit ses projets :

c´ est ainsi qu´ elle conduit pas à pas son fils

à l´ autorité souveraine.

Claude donne des marques assez

claires de repentir sur son mariage avec

Agrippine, et sur l´ adoption de Néron. Il

dicte un testament, il fait signer ce

testament par tous les magistrats : " il lui

échappe, dans l´ ivresse, qu´ il est de sa

destinée de souffrir les désordres de ses

épouses, et de les punir ensuite. Etc. "



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Claude est empoisonné avec des champignons

par la fameuse Locuste, longtemps

un des instruments nécessaires de

l´ etat. La force du tempérament de Claude

l´ emporta sur son art. Agrippine s´ adresse

au médecin Xénophon, homme supérieur

qui n´ auroit pas été, je crois, fort

émerveillé de la distinction subtile d´ un fameux

archiatre de nos jours, entre l´ assassinat

positif et l´ assassinat négatif, mais qui ne

connoissoit pas mieux que le facultatiste,

le péril auquel on s´ expose en commençant

un forfait, et la récompense qu´ on s´ assure

en le consommant. Xénophon, sous

prétexte de faciliter le vomissement, se sert

d´ une plume enduite d´ un poison plus violent,

et Claude expire. Sa mort est

célée jusqu´ à ce que tout soit disposé

pour la tranquille et sure proclamation de

Néron.

" le sénat s´ assemble ; etc. "



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Xxviii Claude meurt âgé de

soixante-quatre ans : il n´ étoit ni sans

études, ni sans lettres ; il sçut écrire et parler

la langue grecque, il étoit orateur et

historien élégant dans la sienne. Il se montra

d´ abord juste, modeste, sage, et fut aimé :

alternativement pénétrant et stupide,

patient et emporté, circonspect et extravagant ;



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je le trouve plus foible que méchant.

Il voulut persuader qu´ il avoit contrefait

la démence, pour échapper à

Caïus : on n´ en crut rien. Il donna lieu au

proverbe, que pour être heureux, il

falloit être né sot ou roi. Pour être très

heureux, que falloit-il naître ? Son regne

fut ce qu´ il devoit être, le résultat d´ une

organisation viciée, d´ une mauvaise

éducation, de la méfiance, de la pusillanimité,

de la foiblesse, du goût pour les

femmes, de la crapule, de quelques

vertus, et de plusieurs vices contradictoires.

Sans la fermeté, les autres qualités du

prince sont sans effet ; sans la dignité, il

descend de son rang et se mêle dans la

foule, au-dessus de laquelle sa tête

majestueuse doit toujours paroître élevée. Il en

est des rois, comme des femmes, pour



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lesquelles la familiarité a toujours quelque

fâcheuse conséquence.

Xxix Néron s´ acquitte d´ abord du

rÔle d´ affligé. L´ oraison funebre étoit un

hommage d´ étiquette chez les romains,

ainsi que de nos jours : il prononça

celle de Claude, et s´ étendit sur

l´ ancienneté de son origine, les consulats et les

triomphes de ses ayeux ; son goût pour les

lettres et les bonnes études ; la prospérité

constante de l´ empire sous son regne.

Jusques là, l´ attention, la satisfaction même

de l´ auditoire se soutint ; mais

lorsqu´ il en vint au bon jugement et à la

profonde politique du prince, personne ne

put s´ empêcher de rire : cependant le discours

étoit de Séneque, qui y avoit mis

beaucoup d´ art.



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Mais aussi quelle tâche que le panégyrique

d´ un prince vicieux ; d´ avoir à dire

le mensonge dans la tribune de la vérité ;

à louer la continence des moeurs privées

devant une famille, devant un peuple

que les débauches ont scandalisé ; la

bravoure, devant des soldats témoins de la

lâcheté ; la douceur de l´ administration,

devant des sujets qui ont vécu sous la

terreur de la tyrannie, et qui gémissent

encore sous le poids des vexations. Je vois

dans cette conjoncture deux sortes de

lâches ; et l´ orateur impudent qui préconise ;

et le peuple qui écoute avec patience : si le

peuple avoit un peu d´ ame, il mettroit en

piece et l´ orateur et le mausolée. Voilà la

leçon, la grande leçon qui instruiroit le

successeur. Quelle différence de ces

usages, et de celui de ces sages egyptiens qui

exposoient sur la terre le cadavre nud



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du prince décédé, et qui lui faisoient son

procès ! à qui appartient-il, si ce n´ est au

ministre des dieux, de sévir après la mort

contre la perversité de celui que sa

puissance a garanti des loix pendant sa vie, et de

crier, comme on l´ entendit autour du corps

de Commode aux crocs : qu´ on le déchire :

qu´ on le traîne aux fourches patibulaires, etc.

si j´ avois un reproche à faire à Séneque,

ce ne seroit pas d´ avoir écrit l´ apocoloquintose,

ou la métamorphose de Claude en

citrouille, mais d´ avoir composé l´ oraison

funebre.

" Xxx Néron fut le seul des

empereurs qui eut besoin de l´ éloquence

d´ autrui : etc. "



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après les honneurs rendus à la

cendre de Claude, Néron fait son entrée au

sénat. Il ne manque, ni de conseils, ni

d´ exemple pour bien gouverner ; il

n´ apporte au trÔne, ni haine, ni ressentiment ;

il n´ a pas d´ autre plan à suivre dans

l´ administration que celui d´ Auguste, il n´ en

connoît pas un meilleur ; les abus récents

dont on murmure, seront réformés ; il

n´ attirera point à lui seul la décision des

affaires ; le sort des accusateurs et des

accusés, balancé clandestinement dans

l´ intérieur du palais, ne dépendra plus des

intérêts d´ un petit nombre de gens en faveur ;

rien à sa cour ne se fera par argent ou par

intrigue ; il ne confondra pas les revenus



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de l´ etat avec les siens ; que le sénat rentre

dès ce moment dans ses anciens droits ; que

les peuples de l´ Italie et de ses provinces,

aient à se pourvoir aux tribunaux des

consuls, et que les audiences du sénat

soient sollicitées par ces magistrats ; il se

renfermera dans le devoir de sa place, le

soin des armées ; le sénat sera maître de

faire les réglements qu´ il jugera de quelque

utilité ; les avocats ne recevront à

l´ avenir ni argent ni présent, et les

questeurs désignés ne se ruineront plus en

spectacles de gladiateurs.

Agrippine prétend que cette

dispense renverse les ordonnances de

Claude ; l´ avis des peres l´ emporte sur le sien.

Cependant elle jouissoit d´ une autorité

illimitée : son fils avoit donné pour

mot du guet, la meilleure des meres : les

sénateurs s´ assembloient dans le palais, et



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Agrippine, à la faveur d´ une porte

dérobée, couverte d´ un voile, entendoit leurs

délibérations, sans en être vue.

Si, comme on n´ en sauroit douter,

Séneque composa le discours que l´ empereur

prononça à son avénement au trÔne,

certes il montra bien qu´ il étoit

vraiment homme d´ etat, et qu´ il n´ ignoroit

pas en quoi consiste la grandeur d´ un

prince, la splendeur d´ un regne, et la félicité

d´ un peuple.

Il fit ordonner par le sénat, que

ce discours seroit gravé sur des tables

d´ airain, et lu publiquement tous les ans, au

premier de janvier. Ces tables étoient des

chaînes de même métal, dont il se hâtoit

de charger le tigre encore innocent et

jeune.



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On a beaucoup loué le regret que

Néron témoigna de savoir écrire, à la

premiere sentence capitale qu´ on lui présenta

à signer. Je trouve dans ce trait de

l´ hypocrisie ; j´ admire davantage Néron,

lorsque partageant le consulat avec C Antistius,

et les magistrats prétant le serment

d´ obéissance aux ordonnances des

empereurs, il en dispensa son collegue.

Xxxi il faut distinguer trois époques

dans la durée de l´ institution de Séneque,

ainsi que dans l´ ame de son eleve : le maître

en conçoit les plus hautes espérances ;

il voit ses moeurs se corrompre, et il s´ en

afflige ; lorsque ses vices, sa cruauté, sa

dépravation, ses fureurs se développent, il

veut se retirer.

Trajan disoit que peu de princes



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pouvoient se flatter d´ avoir égalé Néron

pendant les cinq premieres années de son

regne ; et rien n´ est plus vrai. Mais

comment ce prince put-il renoncer à un

bonheur aussi grand, après en avoir joui si

long-temps ? Que des fainéants, des

imbécilles, des souverains à qui leurs sujets

ont été aussi étrangers, qu´ eux à leurs

sujets ; à qui on s´ est bien gardé de donner

des instituteurs, tels qu´ un Séneque et un

Burrhus ; qu´ on a tenus depuis le berceau,

jusqu´ au moment où ils arrivent au trÔne,

dans une ignorance totale de leurs devoirs,

aient continué de régner comme ils ont

commencé ; je n´ en serai point surpris : mais

ceux qui ont vu les transports d´ un peuple

immense dont ils étoient adorés, qui en

ont entendu les acclamations autour de

leur char, que des bénédictions continues

ont accompagnés depuis le seuil de leur

palais à leur sortie, jusqu´ au seuil de leur



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palais à leur rentrée, deviennent méchants,

se fassent haïr, et bravent l´ imprécation ;

je ne le conçois pas : à moins que

ce ne soit dans un âge avancé ; lorsque

l´ ame d´ un prince s´ est affoiblie ; lorsqu´ il est

accablé sous le malheur ; lorsqu´ incapable

de tenir les rênes de l´ empire, il est

forcé de les confier à des fous, à des

ignorants, à des fanatiques, qui abusent des

préjugés de son enfance, de sa caducité,

de ses terreurs, pour flétrir la gloire de son

aurore : il y en a des exemples, et cela se

conçoit. Hélas ! Ces malheureux

souverains mourroient de douleur, sans les

momeries dont on use pour leur en

imposer par le fantÔme de leur grandeur

passée.

Claude étoit né bon ; des courtisans

pervers le rendirent méchant : Néron, né

méchant, ne put jamais devenir bon sous

les meilleurs instituteurs. La vie de Claude

est parsemée d´ actions louables : il vient un

moment où celle de Néron cesse d´ en offrir.



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Plautus Lateranus, accusé d´ adultere

avec Messaline, sera chassé du sénat ;

Néron plaidera sa cause, et le rétablira

dans sa dignité. Séneque, par la harangue

qu´ il composera dans cette circonstance et

plusieurs autres, justifiera bien les sages

institutions qu´ il donne à son prince, en

même temps qu´ il montrera sa supériorité

dans l´ art oratoire ; mais il manquera son

but : c´ est en vain qu´ il se propose de

lier son eleve, pour l´ avenir, à

l´ exercice de la clémence, et à la pratique

des vertus ; cette ruse innocente, capable

de donner à un jeune souverain, et à

ses propres yeux, et aux yeux de sa

nation, un caractere qu´ il n´ oseroit

démentir tant qu´ il lui resteroit quelque pudeur,

ne prévaudra pas sur une nature aussi

perverse que celle de Néron.

Xxxii le meurtre de Junius Silanus,



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commis par les intrigues d´ Agrippine,

à l´ insu de son fils, est le premier forfait

du nouveau regne. Le peuple

désignoit au trÔne Silanus ; on avoit fait

mourir son frere, on craignoit en lui un

vengeur : c´ étoit trop de l´ un de ces deux

crimes.

Narcisse est jetté dans un cachot :

ce scélérat que les loix devoient

revendiquer, excédé de la rigueur de sa prison,

se donne la mort. Néron desira de

sauver un affranchi, dont l´ avarice et

la prodigalité s´ accordoient si bien avec ses

vices encore cachés, et ne put y réussir.

" les meurtres alloient se multiplier, etc. "



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il y eut un moment où l´ on remarqua,

tout à travers les propos de la ville,

la confiance que l´ on avoit dans ces deux

personnages. Il se répand un bruit

tumultueux, que les parthes renouvellent leurs

entreprises sur l´ Arménie, et que

Rhadamiste qu´ ils ont chassé, las d´ une

souveraineté si souvent acquise et perdue,

renonce à la guerre ; et l´ on disoit, dans une

capitale où l´ on se plaît à discourir :

" comment un prince à peine sorti de

sa dix-septieme année, pourra-t-il

soutenir un tel fardeau ! ... etc. "



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il se présenta une autre circonstance où

le philosophe, par sa présence d´ esprit,

tira de perplexité et l´ empereur et les

assistants, dans une occasion où la dignité de

César et l´ honneur de la république

paroissoient compromis. Les ambassadeurs

d´ Arménie haranguoient Néron : Agrippine

s´ avance, disposée à monter sur le

tribunal et à présider à ses cÔtés. On

reste immobile et muet ; on ne sait

quel parti prendre. Alors Séneque

s´ approche de l´ oreille du prince, et lui dit :



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" allez au devant de votre mere " . Mais une

femme déliée ne se trompe point à cette

marque de respect ; une femme hautaine

en est blessée ; une femme vindicative s´ en

souvient.

Xxxiii Séneque parvint au consulat,

sous Néron, s´ il faut s´ en rapporter

à un Sénatus-consulte, daté des calendes

de septembre, sous le consulat d´ Annaeus

Séneque et de Trebellius Maximus. On

prétend qu´ ils ne furent l´ un et l´ autre que

subrogés aux consuls ordinaires : mais

qu´ importe ce fait à la gloire de Séneque,

plus honoré dans la mémoire des hommes

par une page choisie de ses ouvrages, que

par l´ exercice des premieres dignités de

l´ empire, sur-tout sous un Tibere, un

Caligula, un Claude, un Néron ; dans un

temps et dans une cour, où les grandes

places confondant les honnêtes gens avec

les frippons, les noms les plus distingués

avec la vile populace, les ineptes et les gens

instruits, il y avoit moins de courage à

dédaigner les grandes places qu´ à les

accepter ;



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et où tout ce que l´ on pouvoit s´ en

promettre, dépendoit de quelque

circonstance heureuse qui vous en délivrât, ou

par une disgrace honorable, ou par une

mort glorieuse.

Que Séneque ait ou n´ ait pas obtenu la

dignité de consul, il est constant qu´ au

retour de son exil, il parut avec tout l´ éclat

de la haute faveur, et bientÔt après avec

tout celui de la grande opulence.

Mais, dira-t-on, que faisoient à la cour

d´ un Claude, dans le palais d´ un Néron,

un Burrhus, un Séneque ? étoient-ils à leur

place ? Hélas ! Non ; mais c´ étoit au temps

et à l´ expérience à leur apprendre que

l´ eleve qu´ on leur avoit confié n´ étoit pas

digne de leurs soins ; que l´ empereur qu´ ils

approchoient ne méritoit ni leur

attachement, ni leurs leçons, ni leurs services,

ni leurs conseils. Lorsqu´ à travers le

prestige de quelques signes de vertu, ils

eurent démélé le germe de la cruauté et de

tous les vices prêt à éclorre, ils s´ occuperent,

sinon à l´ étouffer, du moins à en



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retarder le développement. On lit dans le

vieux Scholiaste de Juvénal, que

Séneque disoit en confidence à ses amis :

" le lion ne tardera pas à revenir à sa

férocité naturelle, s´ il lui arrive une fois

de tremper sa langue dans le sang " .

Dans l´ impossibilité d´ inspirer au jeune

dissolu l´ austérité de moeurs qu´ ils

professoient, ils essayerent de substituer



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à la fureur des voluptés illicites et

grossieres, le goût des plaisirs délicats et

permis. Mais quels pouvoient être le fruit

de leur exemple et l´ effet de leurs discours,

sur un prince mal né, et d´ ailleurs

environné d´ esclaves corrompus, et de

femmes perdues, qui, en applaudissant à ses

penchants, lui peignoient Séneque et

Burrhus comme deux pédagogues importuns ;

l´ un plus propre à pérorer dans l´ ombre

d´ une ecole, que fait pour être admis à

l´ intimité d´ un empereur ; l´ autre, plus

digne de commander dans un camp à

la soldatesque, que d´ habiter un palais.

Xxxiv Octavie, avec toutes ses

qualités estimables, les conseils de Séneque et

de Burrhus, et l´ appui d´ Agrippine, ne put,

ou fixer l´ inconstance, ou vaincre la

répugnance et échapper au dégoût de Néron. Il

accorde sa confiance à deux jeunes

dissolus d´ une rare beauté, Othon et Sénécion,



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liés entr´ eux d´ une amitié suspecte. Il

se prend de fantaisie pour une affranchie,

nommée Acté. Agrippine est instruite de

cette intrigue : elle éclate, elle crie qu´ une

vile créature est devenue son égale ; une

esclave, sa belle-fille : par ses fureurs

déplacées, elle aliene l´ esprit de son fils ; et

Séneque à qui le prince semble se livrer

dans cette conjoncture, jouit d´ une

confiance et d´ une autorité qu´ il partageoit

avec elle. Sa position n´ en devint que plus

difficile : ramener l´ empereur à Octavie ;

la tentative étoit honnête, mais inutile :

approuver sa passion pour Acté, cela ne

convenoit ni à son caractere ni à ses

fonctions ; cependant l´ instituteur plus

prudent que la mere, la regarda comme un

frein qui modéreroit, du moins

pour un temps, la fougueuse intempérance



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du jeune homme, et sauveroit du trouble

et de l´ infâmie les plus illustres familles.

Mais il falloit dérober, soit à Agrippine,

soit à Octavie, soit au peuple, cette basse

inclination : en conséquence Annaeus

Sérénus, ami intime de Séneque se

prêta à un rÔle singulier ; ce fut de feindre

du goût pour Acté, et de prendre sur lui la

profusion du souverain.

Dans la suite, il ne dépendit pas de cette

fiere Agrippine, mieux conseillée, de

descendre à des complaisances, de recevoir

Acté, et de rendre son palais l´ asyle

obscur du vice de son fils.

Xxxv parmi les vêtements les plus

somptueux des meres et des femmes des

empereurs, parmi leurs plus riches parures,

Néon ordonne le choix d´ une

parure qu´ on présentera de sa part à

Agrippine. Le présent est reçu de mauvaise grace

par cette femme, que la possession du sceptre



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n´ auroit pas dédommagée de l´ ambition

de gouverner : on impute aux mauvais

conseils de Pallas le peu de succès de la

parure, et Néron dit de cet affranchi

disgracié : il va abdiquer l´ empire.

Pallas étoit l´ amant et le

confident d´ Agrippine. Alors cette femme ne se

connoît plus : elle se répand en invectives,

en menaces qui retentissent jusqu´ aux

oreilles du prince : " Britannicus est en

âge de régner : etc. "



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à ce discours, le trouble s´ empare de

Néron. Britannicus touchoit à sa

quatorzieme année : le nommer le véritable

successeur de Claude, c´ étoit le proscrire ; et

bientÔt il expire empoisonné à table, au

milieu des jeunes convives de son âge,

qui se dispersent d´ effroi, sous les yeux

étonnés



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d´ Agrippine et d´ Octavie, sous les yeux

immobiles et fixes des courtisans qui les

tiennent attachés sur Néron.

Sous Claude, les délateurs ont un

salaire fixé par la loi Papia.

Lorsqu´ on a fait une condition

publique et avouée de la délation, où est le

maître en sureté contre son esclave ? Le grand

en sureté contre son souverain ? Il y a des

fonctions infâmes, malheureusement

nécessaires au bon ordre de la société : elles

doivent entrer dans le plan de la police,

mais non dans celui de la législation ; et la

police bien entendue ne remplira pas les

maisons et les rues de scélérats pour

garantir les citoyens de quelques-uns.

Sous Néron, une empoisonneuse, Locuste,

est protégée, récompensée,

tient école, et fait des éleves dans son art.



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Xxxvi la mort de Britannicus annonce

à Agrippine ce qu´ on peut attenter

sur elle.

Dans cette déplorable conjoncture, des

personnages qui affichoient une

probité scrupuleuse, partageant entre eux des

palais, des maisons de campagne, ne

manquerent pas de censeurs. Je ne doute

point que Burrhus et Séneque n´ aient été

du nombre des gratifiés, et je m´ étonne

que les ennemis du philosophe, parmi tant

de reproches, aient omis celui-ci. Mais

l´ historien l´ avoit prévenu, en nous

dévoilant la politique de Néron, qui

détournoit de sa personne les regards publics, en

les attachant sur ceux qu´ il leur exposoit

décorés de dépouilles odieuses dont il les

forçoit de se couvrir.



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" Agrippine demeure inflexible,

elle serre Octavie dans ses bras, etc. "

quels sont les projets d´ Agrippine ? Ne

veut-elle qu´ intimider son fils ? Mais alors

pourquoi tenir ses démarches secrettes ?

S´ est-elle proposé de lui Ôter le trÔne et la

vie ?



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Après sa disgrace, sa demeure

est déserte ; elle n´ est visitée que de

quelques femmes amenées les unes par la pitié,

les autres par la curiosité, par le plaisir

cruel de jouir de son humiliation, par la

haine ; Julia Silana est du nombre de ces

dernieres.

C´ étoit une femme célebre par sa beauté,

sa naissance et ses galanteries : elle avoit

autrefois vécu dans l´ intimité avec Agrippine,

mais elle s´ en étoit séparée, emportant

avec elle un ressentiment profond

d´ une injure toujours grave entre les

femmes.



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Silana suscite contre Agrippine

deux délateurs : à des accusations

surannées, on en ajoute une nouvelle, le projet

d´ une révolution en faveur de Rubellius

Plautus, issu d´ Auguste. Cette imposture est

mystérieusement confiée à un affranchi de

Domitia, tante de l´ empereur, et l´ ennemie

d´ Agrippine : un autre affranchi court

pendant la nuit au palais qui lui

étoit ouvert en qualité de bouffon, et y

porte l´ alarme. Le tyran, dont la chaleur

du vin irrite l´ inquiétude, crie : " qu´ elle

périsse, et que son Burrhus soit dépouillé

sur-le-champ du commandement de la

garde prétorienne " . Burrhus devoit ce

poste à Agrippine : moins la reconnoissance

étoit douteuse, plus sa personne étoit

suspecte. Séneque ne balance pas à prendre



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la défense de son collegue, et lui sauve

l´ affront de cette disgrace.

Telle est la condition malheureuse des

tyrans ; ils ne peuvent se confier, ni dans

les gens de bien qu´ ils éloignent, ni dans

les méchants qui leur restent.

Xxxvii Néron tremblant, et

pressé de se délivrer de sa mere, ne fait

grace à Burrhus, et ne consent au délai de

sa vengeance, qu´ à la condition que celui-ci

la fera mourir sur-le-champ, si le crime

est constaté : ils iront au point du jour

l´ instruire, et l´ interroger ; et ils auront des

affranchis pour témoins. Qu´ elle se justifie,

ou qu´ elle meure.

Ils paroissent devant Agrippine. Cette

femme conservant toute sa fierté, répond :



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" je ne m´ étonne pas que la

tendresse maternelle soit inconnue à une

Silana qui n´ a jamais eu d´ enfant ; etc. "



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ce discours émeut tous les assistants :

on s´ occupe à la calmer, elle

demande à voir son fils, elle le voit : il n´ est

question dans cette entrevue, ni de son

innocence, qu´ une apologie indécente

pouvoit rendre suspecte, ni de ses bienfaits

dont elle ne pouvoit parler, sans paroître

les reprocher ; les délateurs sont châtiés,

ses amis sont récompensés.

Xxxviii Burrhus et Pallas sont

accusés de conspiration. Burrhus conspirer



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avec l´ affranchi Pallas ! Ils sont absous.

On fut moins satisfait de l´ innocence

de Pallas, que blessé de son orgueil : on

lui objecte le témoignage de ses affranchis,

ses complices ; il répond : " je ne

fais jamais entendre mes volontés, chez

moi, que de l´ oeil ou du geste ; s´ il faut

que je m´ explique, je ne converse pas

avec mes gens, j´ écris " .

Néron erre la nuit dans les rues de la

ville, court les lieux de débauches, pille les

marchands, frappe, insulte, est insulté,

frappé ! L´ exemple du souverain accroît la

licence : des inconnus s´ attroupent et mettent

Rome au pillage. Néron est vigoureusement

repoussé par un jeune sénateur, assez

étourdi pour reconnoître son souverain,

et assez lâche pour se tuer ensuite.



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Xxxix voici le moment de faire

connoître le seul détracteur de Séneque,

l´ homme dont ses ennemis, tant anciens

que modernes, n´ ont été que les échos.

Un délateur vénal et formidable,

un scélérat justement exécré de la multitude

des citoyens, un prévaricateur, un

concussionnaire, qui ne pardonnoit pas à

Séneque le châtiment de ses extorsions :

Suilius, autrefois questeur de Germanicus,



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chassé par le sénat de l´ Italie, et

relégué dans une isle par l´ ordre de Tibere,

punition qui parut sévere dans le moment,

mais qu´ on regarda comme un trait de

sagesse de l´ empereur, après le rappel du

coupable : un homme que le siecle suivant

vit également vénal, plus puissant, et jouissant

de l´ amitié du prince, dont il fit, sans

revers, un long, et jamais un bon usage.

Un de ces jouets des circonstances

et du sort, ne put être condamné, sans

qu´ il en rejaillît un peu de haine sur

Séneque.

Suilius avoit été humilié, mais ne l´ avoit

pas été au gré de ses ennemis. Pour



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achever de l´ écraser, on renouvella le

sénatusconsulte et la loi Cincia contre la

rapacité des avocats. Il se présenta devant

les juges : là, se livrant à une audace naturelle,

que le grand âge affranchissoit de

toute retenue, il se déchaîna contre

Séneque : " il hait, disoit-il, les amis de

Claude, sous lequel il a etc. "



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quel est celui qui parle ainsi ? Qui le

croiroit ? Un impudent enrichi par la

délation le plus infâme des métiers ;

l´ auteur de la mort violente d´ une foule de

citoyens de l´ un et de l´ autre sexe ; un

scélérat dont les crimes appelloient la hache,

ou qu´ ils envoyoient au roc Tarpéien, et

que les loix trop indulgentes reléguerent

aux isles Baléares.

Outre ses prévarications au barreau, il

étoit encore accusé de concussion et de

péculat, dans son gouvernement d´ Asie. Ces



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délits exigeant de longues informations et

dans des contrées éloignées, on revint sur

des forfaits dont les témoins étoient

présents.

C´ est ce même Suilius que Messaline,

sous le regne de Claude, déchaîna contre

Valerius et Poppée.

C´ est le discours qui précede, que les

Dion Cassius, les Xiphilins, et la nuée des

détracteurs de Séneque, depuis son siecle

jusqu´ au nÔtre, ont successivement

paraphrasé. Il faut, ce me semble, être

tourmenté d´ une cruelle répugnance à

croire aux gens de bien, pour s´ en rapporter

aux imputations d´ un suilius, d´ un délateur



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par état, d´ un furieux, souillé, accusé,

et puni de mille forfaits.

Xl la paix regne entre l´ empereur

et sa mere, jusqu´ au moment de l´ intrigue

de Néron avec Poppée. " de tous les

avantages qu´ une femme peut avoir, il ne

manquoit à celle-ci que la vertu. Etc. "



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je n´ aurois point parlé de cette

femme, née pour le malheur de son

siecle, la maîtresse de Néron, la seule aimée,

et la plus redoutable ennemie d´ Agrippine,

sans les excès auxquels se porta

celle-ci pour soutenir son crédit, et ruiner

celui de sa rivale, et sans le rÔle difficile de

Séneque dans ces conjonctures critiques.

Je ne me persuaderai jamais que ni

Burrhus ni Séneque aient approuvé le

renvoi d´ Octavie ; mais un soupçon dont

j´ aurai peine à me défendre, c´ est qu´ ils n´ aient

ressenti une satisfaction secrette à trouver



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dans Poppée un contrepoids à l´ autorité

d´ Agrippine. Avec tout le mépris

possible pour le vice, l´ indignation la plus

vraie contre le crime, on ne s´ en dissimule

pas les avantages passagers.

Poppée étoit mariée à un chevalier romain,

Rufus Crispinus. Othon, las de ne

la posséder que par un commerce de

galanterie, l´ enleva à Crispinus, et devint

son époux. Soit imprudence, soit ambition,

il vante à Néron les graces et

l´ esprit de sa femme : s´ il eut eu le projet

de l´ en rendre amoureux, il ne se seroit

pas conduit avec plus d´ adresse. L´ empereur

est introduit auprès de Poppée, elle

feint d´ être éprise des charmes du

prince ; elle n´ y sauroit résister. Lorsqu´ elle



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s´ en est assuré la conquête, elle devient

capricieuse, elle met en jeu toutes les ruses,

toute la coquetterie d´ une courtisanne

consommée. " si après une ou deux

nuits, Néron veut la retenir ; etc. "

son projet étoit d´ amener le divorce

d´ Octavie, et d´ épouser Néron : mais quel

espoir de succès, du vivant d´ Agrippine ?

Elle s´ occupe à lui rendre sa mere odieuse

et suspecte ; elle joint la raillerie aux

accusations. " vous êtes un empereur,

vous ? Vous n´ êtes qu´ un enfant qu´ on



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mene à la lisiere... etc. "

ce discours artificieux est suivi de larmes

plus artificieuses encore.

Xli les extorsions et l´ avidité des

publicains excitent des cris ; Néron

est tenté de supprimer tout impÔt. à Rome,

cette seule action eut balancé bien

des crimes aux yeux de ses sujets, aux yeux

même de la postérité : les énormes tributs

des provinces, bien économisés, auroient

suffi aux dépenses publiques.

Mais au moment où il se propose de

soulager le peuple écrasé, il fait déclarer

par une loi qu´ il suffira d´ être accusé



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dans ses paroles ou dans ses actions,

pour subir la poursuite du crime de

leze-majesté : et la vie de personne n´ est

plus en sureté, et il n´ y a plus de fortune

qu´ on ne puisse envahir.

C´ est la conscience du despote qui lui

inspire, c´ est sa terreur qui lui dicte, ces

edits qui n´ apprennent à la nation

qu´ une chose, c´ est que son oppresseur connoît

le sort qu´ il mérite, et qu´ il a peur. Si le

prince est bon, ses edits sont inutiles ; s´ il

est méchant, ils sont dangereux : la vraie

cuirasse du tyran, c´ est l´ audace.

On a dit qu´ il n´ y avoit point de

grand génie, sans une nuance de folie :

cela me paroît du moins aussi vrai de toute

grande scélératesse, j´ ai presque dit de

toute puissance illimitée.

Xlii on lit dans Suétone, que



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Néron conçut de la passion pour sa mere, etc. :

on y lit encore

qu´ il admit entre ses courtisanes, une

femme dont le mérite étoit de ressembler

à l´ impératrice. Si ces faits sont

avérés, la démarche d´ Agrippine se

conçoit.

Cette femme, en qui d´ ailleurs l´ ambition

et l´ habitude du crime avoient

étouffé ce reste de pudeur, le dernier

sacrifice des femmes perdues et la

consommation de leur perversité, projette de

captiver le coeur de son fils ; elle se

pare, elle sort la nuit de son palais, elle

se montre au milieu de la joie tumultueuse



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d´ un festin, et de l´ ivresse du prince et de

ses convives. Elle se jette entre les bras de

Néron ; des baisers lascifs, on passe

à d´ autres caresses, les préludes du crime.

Séneque est informé de cette scene scandaleuse :

aux artifices d´ une femme, il

oppose la jalousie et les frayeurs d´ une autre.

Acté, à sa premiere entrevue avec

l´ empereur, lui dira : " y pensez-vous !

Votre mere y pense-t-elle ! Etc. "

ce discours suggéré par Séneque, et appuyé

de ses remontrances, eut son effet.

De ce jour Néron évita toute entrevue



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secrette avec sa mere ; et, ce que

Séneque n´ avoit pas prévu, de ce jour

le projet de s´ en délivrer fut arrêté dans

son esprit, " et il ne fut plus question

que de savoir si ce seroit par le poison,

par le fer, ou d´ une autre maniere. Etc. "

ces discours sont rendus à

Agrippine : elle oublie et les affaires

désagréables que son fils lui a suscitées depuis

son exil de la cour, et les insultes des

passants de terre et de mer aux environs de sa

retraite : elle vient. " Néron s´ avance

au devant d´ elle sur le rivage, etc. "

mais le projet du vaisseau avoit

transpiré, et Agrippine se fait porter en

litiere de Baules jusqu´ à Baies, où elle

soupe. " à table, Néron se place au dessous



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d´ elle, etc. "

ce dernier sentiment fait trop d´ honneur à

Néron, et n´ en fait pas assez à la pénétration

de Tacite.

Agrippine rassurée (et comment ne

l´ eut-elle pas été ? ) entre dans le vaisseau,

suivie de deux seules personnes de sa cour,

Crépéréius Gallus, et Acéronia, une de



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ses femmes : la nuit étoit brillante et la

mer tranquille, comme si les dieux

vouloient rendre le forfait évident.

Crépéréius étoit debout à cÔté du gouvernail,

Acéronia penchée au pied du lit d´ Agrippine,

s´ attendrissoit en entretenant sa

maîtresse du repentir de Néron, et la

félicitoit sur son retour en faveur, lorsque le

plat-fond de la chambre où Agrippine étoit

couchée, tombe et écrase Crépéréius ;

Agrippine fut garantie par le dais solide de

son lit : le méchanisme inférieur manque

son effet. Le vaisseau ne s´ entrouvre pas :

on travaille à le submerger ; mais la

maladresse, le trouble et la mésintelligence

laissent à Agrippine et à Acéronia le temps

de se jetter à la mer. Soit d´ imprudence,

selon Tacite, soit de générosité, la



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suivante crie du milieu des flots ; " sauvez-moi,

je suis la mere de l´ empereur " : et à l´ instant,

elle est assommée sous des coups de rames et de crocs.

Agrippine, plus circonspecte, ne reçoit qu´ une

légere blessure à l´ épaule ; tandis qu´ elle

nage, des barques vont à sa rencontre,

la prennent, et la déposent à sa maison

de campagne, par la voie du lac Lucrin.

Là, elle réfléchit. L´ horrible projet de

son fils est manifeste ; elle dissimule : elle

fait instruire Néron de son péril et de son

salut ; elle le doit, sans doute, à la bonté

des dieux et à la fortune du prince ; qu´ il

se tranquillisât, et qu´ il ne vint point,

son état actuel demandoit du repos.

à cette nouvelle inattendue, la

terreur s´ empare de Néron : il voit



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Agrippine transportée de fureur, ameuter

les esclaves, animer le peuple, soulever les

troupes, faire retentir de ses cris le sénat,

les places publiques, raconter son naufrage,

montrer sa blessure, et révéler les

meurtres de ses amis. Si elle paroît en sa

présence, que lui répondra-t-il ?

Il fait appeller Séneque et Burrhus.

Etoient-ils, n´ étoient-ils pas instruits

du projet de la nuit précédente ? Après cet

attentat, jugeront-ils l´ affaire tellement

engagée, qu´ il falloit que Néron pérît, si l´ on

ne prévenoit Agrippine ? Ce qu´ il y a de

certain, c´ est que le monstre s´ expliqua

nettement avec ses instituteurs. L´ horreur les

saisit. Parlez, leur dit Néron, et songez

que vous répondrez de l´ événement sur

vos têtes. Séneque regarde Burrhus, et



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lui demande s´ il faut ordonner aux soldats

d´ égorger la mere de l´ empereur. Burrhus

répond que les prétoriens dévoués à la

famille des césars, et à qui la mémoire de

Germanicus est présente, ne porteront

jamais des mains meurtrieres sur sa fille ; puis

s´ adressant à Néron, il ajoute : je commande

à de braves soldats, si vous avez besoin

d´ assassins, cherchez-les ailleurs ; et que

votre Anicet n´ acheve-t-il ce qu´ il

vous a promis. Anicet y consent, et Néron

dit avec indignation : " je regne d´ aujourd´ hui,

et c´ est à un affranchi que je le

dois " .



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Les derniers mots de Burrhus semblent

prouver que l´ attentat du vaisseau lui étoit

connu. Le savoit-il avant, ou l´ apprit-il

après l´ exécution ?

Quoi qu´ il en soit, il ne faut accuser, ni

Burrhus, ni Séneque d´ une foible résistance,

sur-tout lorsqu´ on avoue que le brusque

discours de Burrhus amena sa fin tragique.

On jugera mal la position et la conduite

des honnêtes gens que leur mauvais destin

avoit approchés de Néron, si l´ on oublie à

quel prince ils avoient à faire, qu´ on ne

s´ explique pas avec son prince, comme

avec son ami, ni avec un Néron comme

avec un autre prince.

Burrhus et Séneque en dirent assez pour

marquer leur profonde horreur, exciter la



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fureur, les menaces, les reproches de

Néron, et exposer leur vie.

Il y a des circonstances, telles que

celles-ci, où le discours perdra toute sa force,

si l´ on ne se peint pas le ton, le regard, le

maintien de celui qui parle : il faut voir la

consternation sur le visage de Séneque,

l´ indignation sur celui de Burrhus.

Ce n´ est point pour disculper ces deux

vertueux personnages, que Tacite a dit

que leurs remontrances auroient été

inutiles : il me fait entendre qu´ elles furent aussi

énergiques qu´ elles pouvoient l´ être ; et que

plus fortement prononcées, elles auroient

occasionné trois meurtres au lieu d´ un.

Séneque et Burrhus étoient deux

hommes que les bienfaits d´ Agrippine

rendoient suspects à un tyran ombrageux, et

que leurs vertus rendoient odieux à un

prince dissolu.

Lorsqu´ on ajoute, et que ne persuadoient-ils

à Néron d´ exiler ou de renfermer



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Agrippine ! on perd de vue, le

caractere violent du fils, l´ ambition et la

puissance de la mere, la haine que tous les

citoyens portoient à l´ un, le vif intérêt

qu´ ils avoient pris au peril de l´ autre, et la

politique de princes moins féroces qui

ont sacrifié leur propre sang à leur

sécurité, dans des circonstances moins

critiques. Lisez ce qui suit, et accusez encore

Séneque et Burrhus, si vous l´ osez.

Xliii les yeux du tigre étinceloient

de fureur, lorsqu´ Agérinus se présente de

la part d´ Agrippine. Anicet jette

furtivement un poignard à ses pieds, crie que

c´ est un assassin dépêché par Agrippine, et

le fait charger de chaînes.

" cependant le bruit du péril

d´ Agrippine s´ étoit répandu, etc. "



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elle étoit dans son lit : les meurtriers

l´ environnent, le trierarque lui décharge

un coup de bâton sur la tête. Agrippine,

le milieu du corps avancé vers le

centurion qui tiroit son glaive, lui dit,

frappe mon ventre : et elle expire percée

de plusieurs coups. Des chaldéens



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qu´ elle avoit consultés sur son

fils, lui répondirent, qu´ il régneroit et

qu´ il tueroit sa mere. qu´ il me tue,

avoit-elle répondu, pourvu qu´ il regne .

Croiroit-on qu´ il y eut une circonstance

capable d´ ajouter à l´ horreur de ce

forfait ? Qui l´ auroit imaginée, si

l´ histoire ne nous l´ avoit transmise ? C´ est

que sa mere assassinée, Néron

court assouvir son impure curiosité sur son

cadavre ; il le contemple, il y porte les

mains, il en loue certaines parties, en

blâme d´ autres, et demande à boire.



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Cependant ce crime plonge le scélérat

et superstitieux Néron dans un silence

stupide ; la terreur le saisit, sa conscience se

révolte : tandis qu´ il fait courir le bruit que

sa mere, convaincue d´ un attentat sur sa

personne sacrée, s´ est défaite elle-même, il

voit son image, il en est poursuivi ; il

voit les euménides avec leurs fouets et

leurs torches ; il essaie en vain de fléchir ses

mânes par un sacrifice magique : son supplice

duroit encore lors de son voyage en

Grece ; il n´ ose se présenter à l´ initiation

des mysteres d´ Eleusine, effrayé et retenu

par la voix du crieur qui ordonnoit aux

impies et aux scélérats de s´ éloigner.

Dans les premiers jours, il s´ agite,

il se leve : la nuit il croit que le jour

amene son châtiment et la fin de sa vie. Les

centurions et les tribuns sont les

premiers, dont la basse flatterie le rassure :



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invités par Burrhus, ils lui prennent la main

et le félicitent. Ses amis vont aux temples

en rendre graces aux dieux. Pendant

toute sa vie, autant de forfaits, autant de

sacrifices : les maisons regorgeoient du

sang des hommes ; le sang des animaux

ruisseloit des autels des dieux. Les villes

de la Campanie lui marquent leur

allégresse par des députations et par des

sacrifices : cependant il jouoit l´ affliction, il

regrettoit le péril dont il étoit délivré, et

pleuroit.

Le sénat et les grands de Rome avoient

donné l´ exemple aux peuples de la

Campanie. On immoloit de tout cÔté des

victimes : on ordonnoit des jeux annuels,

aux fêtes de Cérès, jours où la prétendue

conspiration d´ Agrippine avoit été

découverte : on décernoit une statue d´ or à

Minerve dans le palais, en face de celle du

parricide. Le jour de la naissance d´ Agrippine



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étoit écrit dans les fastes entre les

jours funestes.

Mais les lieux ne changent pas

comme les visages. Le crime étoit fixé devant

les yeux du parricide par le redoutable

aspect de la mer et des collines. Il se retire

à Naples d´ où il écrit au sénat :

" que l´ assassin Agérinus, etc. "



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cette lettre, devenue publique, détourna

les yeux de dessus le cruel Néron ; et l´ on

ne s´ entretint plus que de l´ indiscrétion de

Séneque, qui l´ avoit dictée.

Xliv les détracteurs de ce philosophe

l´ accusent, sur la foi de Dion Cassius,

d´ avoir conseillé à Néron l´ assassinat

de sa mere. Mais cette calomnie,



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aussi invraisemblable qu´ atroce, est d´ ailleurs

réfutée par le silence de Tacite,

historien d´ un tout autre poids que Dion,

mieux instruit que lui sur tous ces faits, et

assez voisin des temps où ils sont arrivés,

pour avoir pu les savoir de ceux même qui

en avoient été les témoins. Il est également

faux que Séneque consentît au meurtre

d´ Agrippine : la question qu´ il se hâte de

faire à Burrhus, eut inspiré de

l´ horreur à tout autre que Néron.



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à l´ égard de cette lettre que le parricide

écrivit à ce vil sénat qu´ on amusoit par

des momeries auxquelles il répondoit par

d´ autres momeries : je pense que ce ne

fut point à ce méprisable sénat, à ce

corps sans autorité, sans ame, sans

pudeur, sans dignité, qui avoit déja

présenté au parricide sa félicitation, et aux

immortels, ses actions de graces ; mais

que ce fut aux citoyens, parmi lesquels il

restoit encore de braves gens à redouter,

que cette lettre, destinée à devenir

publique, fut réellement adressée. Après un

exécrable forfait auquel il n´ y avoit plus de

remede, que restoit-il à faire, sinon d´ en



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prévenir, s´ il étoit possible, d´ autres

amenés par des troubles et des conspirations ?

Séneque a-t-il accusé Agrippine d´ une seule

action dont elle ne fût coupable ? Après

l´ attentat du vaisseau, que ne devoit-on pas

craindre du ressentiment de cette femme ?

Cette question n´ est pas de moi, elle est de

Tacite.

Au reste, les accusations précédentes

sont si graves, que je me propose d´ y

revenir. En attendant, je vais rapporter un



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passage de montagne qui se présente

sous ma plume, et que j´ aime mieux déplacé

qu´ omis : ce que l´ auteur des essais

dit de Dion, est indistinctement applicable

à tous les censeurs de Séneque. " je

ne crois aucunement le témoignage de

Dion ; etc. "

Xlv cependant Néron s´ inquiete

sur l´ accueil qui l´ attend dans Rome

à son retour de la Campanie. Restera-t-il

au peuple quelque affection pour lui ?

Retrouvera-t-il quelque soumission dans le

sénat ? Les scélérats qui l´ environnoient,

et jamais il n´ y en eut tant à la cour, lui

répondoient : " le nom d´ Agrippine est

détesté, sa mort a redoublé de zele pour

vous ; venez, reconnoissez par vous-même

combien vous êtes adoré " . Ils demandent



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à précéder sa marche, et en effet

les hommages du peuple surpasserent leurs

promesses. Les sénateurs sont vêtus de soie,

ils fendent les flots de Rome entiere qui

les arrête sur leur passage ; des femmes,

des enfants sont distribués par groupes,

selon leur âge et leur sexe ; on a élevé des

gradins en amphithéâtre, tels qu´ on en

use aux spectacles et dans les fêtes

triomphales, et ces gradins sont couverts de

citoyens et de citoyennes : telle fut l´ entrée

de Néron, couvert et fumant du sang de

sa mere.

Connoissez à présent, souverains, la

valeur de ces acclamations qui vous suivent

dans vos capitales, de ce concours

d´ hommes qui entourent vos superbes

équipages : il n´ y a que votre conscience qui

puisse vous garantir la sincérité de ces

démonstrations. Ce qu´ on fait aujourd´ hui

pour vous, on le fit autrefois pour un parricide :



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songez combien il faut que vous

soyez méprisé ou haï, lorsque vos sujets

sont rares et gardent le silence sur votre

passage.

Il étoit tourmenté depuis longtemps

de la fantaisie de conduire un char,

et de jouer de la guitare, deux exercices

peu séants à la majesté impériale. Séneque

et Burrhus jugerent à propos de

condescendre à l´ un de ces goûts, de peur

d´ avoir à acquiescer à tous les deux. On

fit donc construire dans la vallée du

Vatican une enceinte, où Néron put se

satisfaire sans se donner en spectacle.

Dans la suite, se flattant de le corriger

par la honte, ils briserent la clÔture,



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et montrerent au peuple son empereur

cocher. Ce moyen produisit l´ effet contraire

à celui qu´ ils en attendoient : les

applaudissements d´ une capitale où il ne restoit

pas un sentiment d´ honneur, une idée de

la dignité, irriterent et accrurent le mal.

Lorsqu´ un peuple n´ est pas un frondeur

dangereux, il est le plus séducteur des

courtisans. Quoi, sage Séneque, prudent

Burrhus, vous vous étiez promis qu´ on

siffleroit sur son char le parricide devant

lequel on venoit de se prosterner ; qu´ une

chose, tout au plus indécente ou ridicule,

inspireroit du mépris à ceux que le plus

exécrable des forfaits n´ avoit pas pénétrés

d´ horreur !

Il ne tarde pas à instituer les jeux

de la jeunesse, à monter sur la scene, à

chanter, à jouer de la guitare en public ;

il appelle le musicien Terpnus, il



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l´ entend, il prend ses leçons, il s´ assujettit

à tous les préceptes de l´ art, il se range

parmi les concurrents aux prix ; il se

conforme aux loix prescrites aux musiciens de

profession, de ne se point asseoir malgré la

lassitude, de n´ essuyer la sueur du visage

qu´ avec un pan de sa robe, de ne point

cracher, de ne se point moucher en

présence du peuple. Il capte la bienveillance

des auditeurs, il fléchit le genou devant

eux, il joint les mains, et demande de

l´ indulgence. Il est jaloux de la prééminence,

au point de faire traîner dans les égoûts

les statues érigées aux grands maîtres qui

l´ avoient précédé. Il corrompt par des

largesses, il entraîne par son exemple, les

descendants des familles les plus

illustres : ni l´ âge, ni la dignité, ni la

naissance, ni le sexe, ne dispensent

d´ apprendre et d´ exercer l´ art des histrions.

Il est entouré de poètes ; il jette des

hémistiches ; ils s´ écrient, beau ! Merveilleux !



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sublime ! et se fatiguent à enchasser

les mots de l´ empereur dans des

vers dénués de naturel, vuides d´ enthousiasme,

et bigarrés de différens styles.

L´ avilissement descend jusqu´ aux philosophes :

des hommes barbus, d´ une

morale austere, d´ un triste maintien, se

montrent, sans pudeur, au milieu des fêtes

licencieuses de la cour. Néron leur accorde

quelques instants après ses repas : comme

ils étoient d´ opinions diverses, il s´ amuse

à les mettre aux prises. Ils disputent tandis

qu´ il digere.

J´ ose penser que Tibere par sa politique,

Caligula par ses extravagances, Claude

par son imbécillité, et Néron par sa

cruauté, ont été moins funestes à la

république en versant à grands flots le sang des

plus illustres familles, qu´ en souillant

celui qu´ ils épargnoient. Néron, par ses

meurtres, ravit sans doute de grands hommes



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à l´ etat ; mais par la corruption, il le

peupla d´ hommes sans caracteres : ses

prédécesseurs avoient commencé la ruine des

moeurs, il la comble. Si l´ on convient de

la vérité de cette réflexion, combien de

princes, moins féroces, ont été d´ ailleurs

aussi coupables, aussi méprisables que lui.

Le massacre des particuliers pouvoit se

réparer avec le tems : le mal fait à la

nation entiere dura malgré les exemples,

l´ administration, les préceptes, et les

édits des Titus, des Trajans, des Marc-Aureles

et des Juliens.

Les proscriptions de Sylla, celles

d´ Auguste font frémir les ames sensibles. Ceux

qui pensent, voient des suites tout

autrement fâcheuses, à la douce tyrannie de

ce dernier : un prêtre catholique,

aussi pieux qu´ instruit, a dit à cette

occasion, que " les gens de lettres avoient

mis leurs bienfaiteurs au rang des grands



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hommes, long-temps avant que l´ eglise

plaçât les siens au rang des saints ; et

que l´ une de ces apothéoses, n´ étoit pas

plus louable que l´ autre " .

Xlvi Dion compte Séneque

et Burrhus parmi les spectateurs, et

impute à Séneque un rÔle indigne, je ne dis

pas d´ un philosophe, mais de tout honnête



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homme à sa place. " ils étoient-là,

dit-il, comme deux maîtres, etc. "

ce qui est sur-tout remarquable dans

cette derniere calomnie de Dion, c´ est

l´ impudence et la maladresse avec

lesquelles cet homme pervers, aveuglé par la

haine qu´ il portoit à tous les gens de

bien, avance un fait démenti même par



p160





les infâmes courtisans du plus infâme des

princes, qui, pour perdre Séneque,

l´ accusoient du rÔle opposé. " il se

moque de vous, disoient-ils à Néron ;

il parodie vos vers et votre chant " .

Et à qui parloient-ils ainsi ? à un homme

cruel, jaloux de son talent. Lorsque cet

historien cherche à diffamer Séneque, il

est le complice de ces courtisans : ils n´ en

vouloient qu´ à sa vie, Dion en veut à sa

mémoire.

Tacite ne nomme que Burrhus.

Le philosophe ne descendit point de la

dignité de son caractere et de ses

fonctions ; quoiqu´ il ne se dissimulât point le

péril auquel son austérité l´ exposoit. Si

Burrhus en pliant, et Séneque en se

roidissant, ne réussirent point ; c´ est qu´ il est une



p161





perversité naturelle plus forte que toutes

les leçons de la sagesse. L´ instituteur peut

s´ éloigner, lorsque son eleve se cache de

lui : le ministre est perdu, si son maître

rougit ou pâlit à son aspect ; s´ il en est

évité ; si l´ on craint de l´ entendre : bientÔt il

se trouve des ames basses qui lui

persuadent de s´ en délivrer par l´ exil ; des ames

sanguinaires, par la mort. Le prince, quand

il n´ est pas une bête féroce, prend le

premier parti ; un Néron trouve le second

plus court.

Le militaire n´ eut pas l´ inflexibilité du

philosophe : au théatre, où le maître du

monde, histrion et joueur de flûte de

profession, se prosternoit devant ses

juges, Burrhus joignit son suffrage aux leurs,

affligé, mais applaudissant, etc.



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Malheureuse condition des gens de bien

qui vivent à cÔté d´ un prince vicieux !

Combien de fois ils sont obligés de faire

violence à leur caractere ! Cependant il y

a cette différence entre le courtisan et le

philosophe, que l´ un épie l´ occasion de

flatter, et que l´ autre la fuit ; que l´ un

souffre de sa dissimulation, en rougit, se la

reproche, et que l´ autre s´ en applaudit.

Les vices des rois encouragent les

vicieux qui les approchent, et rendent

pusillanimes les gens de bien. Ceux-ci

craignent d´ offenser ; ceux-là redoublent de

turpitude pour plaire. La conduite des uns

fait l´ apologie, celle des autres, la satyre

des moeurs du souverain. Telle est à ses

yeux l´ importance du service de son

adulateur, l´ importunité des discours, du

silence même de l´ homme vrai, que le premier

arrive à un pouvoir, quelquefois illimité ;

et le second, toujours à une disgrace

plus ou moins prompte. Ce n´ est pas sous

un Tibere, sous un Néron seulement ; c´ est

de tous les temps, et dans toutes les cours,



p163





qu´ il y a plus de faveur à se promettre du

métier de proxénete, que des fonctions de

grand ministre ; et que l´ on peut sans

conséquence deshonorer une nation par la

perte d´ une bataille, mais non hasarder

un mot ou un geste de mépris à une favorite.

On demandera peut-être pourquoi il

n´ y a gueres qu´ une opinion sur le caractere

et la conduite de Burrhus, et qu´ on

est partagé de jugement sur Séneque. C´ est

qu´ on exige moins apparemment d´ un

militaire que d´ un sage : c´ est que le

philosophe ne s´ occupe point à dénigrer l´ homme

vertueux de la cour ; et que l´ homme de

cour s´ amuse souvent à dénigrer le philosophe.

Xlvii Burrhus meurt, sans

qu´ on pût assurer si ce fut de poison, de

maladie, ou de l´ une et de l´ autre. Le

souvenir de sa vertu le fit long-temps regretter.



p164





Le crédit de Séneque tombe à la

mort de Burrhus. Il arriva au philosophe,

après la mort du militaire, ce qui seroit

arrivé au militaire après la mort du philosophe.

Il perdit son autorité ; et l´ empereur

se tourna vers les partisans du vice.

Tigellin étudie les défiances de

son maître, et regle ses accusations sur ses

découvertes. Plautus, dit-il à Néron, est

opulent, actif, et du nombre de ceux qui

réunissent à l´ affectation des moeurs

antiques, l´ arrogance des stoïciens, gens

intrigants et brouillons. Et voilà comment un

courtisan artificieux prépare de loin la

perte d´ un philosophe.

Mais, veux-t-on un exemple terrible

de la scélératesse d´ un autre courtisan ?

Sous le regne de Claude, Messaline jalouse



p165





de Poppée, à qui le pantomime Mnester,

l´ objet de la passion de ces deux femmes,

avoit donné la préférence, et pressée de

s´ emparer des superbes jardins de Valérius,

médite sa perte et celle de sa rivale.

Poppée est accusée d´ adultere avec

Valérius, et la puissance de celui-ci rendue

suspecte à l´ empereur. Valérius se présente

devant Claude et se défend ; Claude

incline à l´ absoudre. Vitellius et Messaline

en pâlissent. Messaline pleure ; sous

prétexte d´ aller baigner ses yeux, elle sort et

recommande à Vitellius de ne pas lâcher

sa proie. Vitellius se jette aux pieds de

Claude, se désole, rappelle à l´ empereur

son ancienne intimité avec Valérius, leur

éducation commune à la cour d´ Antonia

sa mere, les services de l´ accusé, ses exploits

récents, et conclut... je m´ arrête d´ horreur :

qui ne croiroit que Vitellius profite

de l´ absence de Messaline, pour sauver

la vie à un homme de bien sans se

compromettre ? ... Vitellius conclut à ce que

la clémence de l´ empereur laisse à Valérius,



p166





le choix du genre de mort qui lui

conviendra : grace qui fut accordée.

Xlviii il est difficile de décider si

Néron fut plus cruel qu´ impudique, ou

plus impudique que cruel. Il épouse

l´ eunuque Sporus, et il est épousé par

l´ affranchi Doryphore. Après un de ces

festins monstrueux, où l´ on voyoit la

profusion, le luxe, la crapule, la joie tumultueuse

confondues, il se couvre la

tête d´ un voile nuptial ; les aruspices sont

appellés ; la dot est stipulée ; le lit préparé ;

les torches de l´ hymen sont allumées ; il se

marie à Pithagoras, un des infâmes acteurs

de la fête, et se soumet, à la clarté des

lumieres, à ce que la nuit couvre de ses

ombres dans l´ union légitime des deux

sexes.



p167





Sa cruauté se délasse dans la débauche :

Agrippine n´ est plus : pourquoi diféreroit-il

de répudier Octavie ? Qu´ importe ses

vertus, si le nom de son pere et la faveur

du peuple la rendent suspecte ? Octavie

est accusée d´ adultere et exilée. Le

respect et la pitié élevent leurs voix. Néron

s´ effraye : Octavie est rappellée ; les statues

de Poppée sont renversées ; le peuple

attroupé porte sur ses épaules les images

d´ Octavie, elles sont couronnées de fleurs

et placées dans les temples ; on court au

palais ; la foule remplit les appartements

de l´ empereur ; elle crie qu´ il se montre :

mais des soldats la menacent du glaive et

la dispersent à coups de fouets.

Cependant, Poppée est aux genoux de

Néron ; " votre main, lui dit-elle,

m´ est plus chere que la vie ; etc. "



p169





d´ après ce discours artificieux, l´ accusation

d´ adultere est reprise. Le scélérat

par caractere et par habitude, Anicet,

s´ avoue lui-même coupable du crime : on y

joint celui de la révolte. On déclare par un

edit, que celle qu´ on avoit répudiée pour

cause de stérilité, s´ est livrée au préfet de la

flotte et fait avorter : et sur le champ, on la

relegue dans l´ isle Pandataria, abandonnée

à l´ âge de vingt ans, à des soldats et à des

centurions ; et quelques jours après son

exil, elle est condamnée à mourir. Les

veines lui sont ouvertes ; elle expire

étouffée par la vapeur d´ un bain trop chaud ;

sa tête est séparée de son corps, et

présentée à sa rivale.

Séneque est accusé, dans ces circonstances,

de tremper dans une conspiration

qui n´ existoit pas encore, et à laquelle

peut-être l´ accusation donna lieu. Romanus

le déféra clandestinement comme complice

de Pison. Séneque se justifie, et fait



p170





retomber avec force l´ accusation sur

l´ accusateur.

Thraséa qui s´ étoit prété aux premieres

adulations du sénat, se retire de ses

assemblées, après le meurtre d´ Agrippine.

Au milieu de tant d´ honnêtes gens

disgraciés et mis à mort, il eût été honteux pour

un Thraséa, de rester en faveur, et d´ échapper

à la cruauté du tyran. Dans l´ intervalle

de sa disgrace et de sa mort, Néron

se vante, en présence de Séneque,

de s´ être réconcilié avec Thraséa. Le

philosophe ne balança pas à l´ en féliciter,

quoiqu´ il vît dans les propos de Néron la

proscription de Thraséa signée, et que,

par sa franchise, il risquât de signer la



p171





sienne. Y a-t-il beaucoup de courtisans, à

qui la perfidie de son maître fût aussi-bien

connue, et qui eût osé lui parler, comme

Séneque à Néron ? Dans cette circonstance

légere, je le vois présenter ses veines à

couper, et il ne me montre pas moins de

courage, que lorsqu´ il verse son sang dans

un bain. Au dernier moment, il accepte

la mort qui vient à lui avec le centurion ;

ici il s´ avance fiérement au-devant d´ elle.

Xlix Séneque vivoit encore à la cour

de Néron, lors d´ un désastre, que les uns

attribuent au hasard, d´ autres à la

méchanceté de ce prince, " mais certes,

le plus étendu et le plus terrible que la

violence des flammes eût causé dans

Rome. Etc. "



p174





l´ incendie dura six jours et sept nuits ;

Néron, spectateur du haut de la tour de

Mécène, en habit de théâtre, chante

l´ embrâsement de Troye. Il défend de

fouiller les décombres : on enterre à son

profit les restes de la fortune des incendiés ;

et pour la réparation du désastre, il exige

des contributions qui ruinent les citoyens

et les provinces. Il dit, " faisons

ensorte que tout m´ appartienne,



p175





et qu´ il ne reste rien en propre à personne " .

L Séneque, craignant que tant

de forfaits, de crimes, de sacrileges, ne

lui fussent imputés, demande sa retraite.

Il avoit des envieux, il eut des

calomniateurs : et quel est l´ homme d´ une

médiocrité assez rassurante, pour jouir sans

trouble de l´ intimité du prince !

On intenta contre lui différentes accusations.

" l´ accroissement d´ une fortune

immense, etc. "



p176





ces imputations n´ étoient point ignorées

de Séneque, il en étoit informé

par ceux en qui il restoit de l´ honnêteté ; et

l´ empereur l´ éloignant de son intimité,



p180





avec un dédain qui s´ accroissoit de jour en

jour, il demanda une audience qui lui fut

accordée, et dans laquelle il tint le

discours qui suit.

" seigneur, il y a quatorze ans qu´ on

m´ approcha de vous, etc. "

voici la réponse de Néron, telle à-peu-près

qu´ il la fit.

" ce que votre discours prémédité offre

d´ abord à mon esprit, etc. "



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la dignité, l´ esprit, le sentiment même

qui regnent dans ce discours, font frissonner.

Ensuite ce prince, disposé par

caractere, et exercé par habitude, à voiler

sa haine sous de fausses caresses,

embrasse Séneque et approche sa joue de la

sienne.

Li le discours affectueux de Néron,

n´ en imposa point à Séneque. Sûr

de sa disgrace, il persista à demander sa

retraite, l´ obtint avec peine, et changea



p184





tout-à-coup son genre de vie. Il se

dépouilla des prérogatives d´ un pouvoir

qui s´ éclipsoit. Ce concours de visitants

politiques et curieux, qui venoient

officieusement épier sa conduite, surprendre ses

discours, et qui continuoient à l´ obséder,

parcequ´ ils n´ étoient pas encore assurés de

sa perte, fut éloigné : sa porte fut fermée ;

il ne souffrit plus ce cortege de clients qui

l´ environnoient au sortir de sa maison. On

le voyoit peu dans la ville ; sa mauvaise

santé et son goût pour l´ étude, lui servirent

de prétextes auprès du souverain, qui se

félicitoit, et qui peut-être lui auroit fait

un crime, de son absence. Sa mort suivit

de près cette réforme. La disgrace

confirmée trouva le philosophe détaché de

toutes ces importantes frivolités, dont la

privation rend aux hommes ordinaires le

moment du repos et de la liberté si fâcheux,

et la vie privée si ennuyeuse. La pureté de

sa conscience et le souvenir de ses actions



p185





adoucissoient l´ amertume des journées qu´ il

passoit dans l´ attente de la proscription.

On se proposa d´ abord de s´ en défaire

par la voie secrete du poison : Néron

auroit préféré, sans doute, la ressource

d´ imputer à Séneque même, sa propre mort,

de l´ accuser de foiblesse, ou même de

rejetter cette grande perte sur la nécessité du

châtiment. Mais, soit que Cléonicus, un

des affranchis de Séneque, qu´ on avoit

corrompu, ressentît à l´ aspect de son

maître une horreur, qu´ un parricide ne devoit

pas éprouver au souvenir de son instituteur,

soit que le philosophe eût soupçonné

l´ attentat, il ne fut pas exécuté.

Depuis ce moment, il ne se nourrissoit

plus que de fruits sauvages, et ne se

désaltéroit que de l´ eau courante des ruisseaux.



p186





Quel spectacle pour l´ imagination, que

le possesseur d´ une richesse immense,

tourmenté par la soif, par la faim, et par la

terreur pire que le besoin, errant dans

ses magnifiques jardins, et réduit à la

condition indigente des animaux ! Dis-nous

toi-même, grand philosophe, homme

véridique, quelle fut alors ta consolation et

ta force ! La vertu, la vertu qui te restoit,

et que le tyran ne pouvoit t´ arracher, le

tyran qui t´ auroit peut-être laissé vivre,

s´ il eût été en son pouvoir de t´ arracher

la vertu.

Lii tandis que Néron suit le cours

de ses forfaits ; qu´ il fait mourir sa

tante, et s´ empare de ses biens ; que

pour épouser Statilia, il ordonne le

meurtre de son mari ; celui d´ Antonie,

fille de Claude, qui refuse de prendre



p187





dans son lit la place de Poppée ; que tous

ses amis ou parents subissent le même sort,

entre autres le jeune Aulus Plautius, qu´ il

viole avant de l´ envoyer au supplice ; qu´ on

noye Rufinus Crispinus, fils d´ Othon et

de Poppée, pour s´ être amusé à jouer à

l´ empereur ; Tuscus, son frere de lait, pour

s´ être lavé, pendant son gouvernement en

Egypte, dans des bains préparés pour

l´ empereur ; de riches affranchis qui avoient

travaillé, sous Claude, à son adoption ; le

vieux Pallas, qui lui faisoit attendre

trop long-temps sa dépouille ; et que,

d´ après la réponse d´ un astrologue,

consulté sur l´ apparition d´ une comete,

que ces sortes de présages ne se détournent

que par des meurtres expiatoires, la

proscription de ce qui reste de plus

illustre dans Rome est décidée : il se forme



p188





deux conjurations ; l´ une de Pison, à Rome ;

l´ autre de Vinicius, à Bénévent.

Des sénateurs, des chevaliers,

des hommes de toutes les conditions, des

femmes même entrerent à l´ envi dans

celle de Pison ; les uns par ambition, les

autres par amour du bien public, Lucain

par un petit ressentiment de poète.

Elle échoua par l´ indiscrétion d´ Epicharis,

et les lâches conseils de la femme d´ un

affranchi.

à l´ instant les conjurés sont saisis et

confrontés. Chose incroyable, ils

meurent presque tous avec courage, après

s´ être entr´ accusés lâchement ; un instant



p189





sépare deux rÔles aussi opposés. S´ ils

méprisoient la vie, que ne mouroient-ils en

silence ? S´ ils craignoient la mort,

pourquoi mouroient-ils sans se plaindre ?

Néron, pour conserver l´ empire, fait

massacrer sa mere : l´ action de Lucain est

plus révoltante ; pour conserver sa vie,

il dénonce Acilia sa mere. Ô Lucain, tu

l´ emporterois sur Homere, que ton

ouvrage seroit à jamais fermé pour moi. Je te

hais ; je te méprise, je ne te lirai plus.

Subrius répond à Néron, qui lui

demande, comment il a pu trahir son

serment : " je te haïssois. Nul soldat

ne te fut plus fidele, etc. "

et toi, Sulpicius, pourquoi as-tu

conjuré ? " pourquoi ? C´ est que ta mort

étoit l´ unique remede à tes vices " .



p190





Comme on creusoit la fosse de Subrius,

et qu´ on ne la creusoit, ni assez longue,

ni assez large ; il dit ironiquement, ils n´ en

savent pas même assez pour cela !

Il dit au tribun Niger, qui lui recommande

de présenter sa tête avec courage,

puisse tu en montrer autant à la frapper .

Il semble que la cruauté du maître avoit

accrû celle des bourreaux. Niger qui

n´ avoit pu décapiter Subrius en deux coups,

dit à l´ empereur, qu´ il l´ avoit tué une fois

et demie.

Liii " au meurtre de Plautius Latéranus,

désigné consul, succéda le meurtre

qui lui étoit le plus agréable, etc. "



p192





Natalis, qui connoissoit la haine secrette

de l´ empereur contre Séneque, se

promettoit de se sauver en le perdant.

" Granius Silvanus, tribun de

Cohorte, eût ordre de présenter à

Séneque cette délation, etc. "



p197





le silence de Séneque sur Burrhus, dans

ce moment, m´ inclineroit à croire que

celui-ci ne mourut point d´ une mort

violente, ou que du moins Séneque l´ ignoroit

ou ne le pensoit pas. Rien n´ étoit plus

naturel



p201





dans cette circonstance, que de s´ associer

celui avec qui l´ on avoit partagé les

mêmes fonctions, et qui en avoit reçu la

même récompense.

" après ces discours, et quelques autres

qui sembloient s´ adresser à tous, il

embrasse sa femme ; etc. "

Liv le récit qui précede, est

traduit de ses annales ; interprêtes fideles de



p203





cet auteur sublime et profond, nous n´ aurions

pu, sans témérité, j´ ai presque dit

sans sacrilége, y ajouter ou en retrancher

un seul mot. Si nous lui avons Ôté quelque

chose, c´ est son laconisme et son énergie ;

et l´ on imagine bien que c´ est malgré nous.

Séneque avoit eu deux femmes ; la

premiere s´ appelloit Helvia, et voici

comment il en parle : " le soir, lorsque



p204





ma lampe est éteinte, etc. "

la seconde, celle qui vient d´ assister à

la mort de Séneque, et mêler son sang à

celui de son époux, s´ appelloit Pauline :

elle étoit jeune et belle, et Séneque âgé.

On ne pardonne rien aux hommes d´ un

certain ordre ; on pese leurs plus indifférentes

actions, dans une balance rigoureuse.

Et cette balance, qui la tient ? On le

sait. Tout s´ acquitte dans ce monde-ci, et

la naissance, et les richesses, et les

honneurs, et les talents : la possession même



p205





de la vertu n´ est pas gratuite, et tant

mieux.

On fit un crime au vieux philosophe,

d´ avoir pris une jeune femme. Et qu´ importe

si cette jeune femme est honnête ? Si

le vieux philosophe en étoit tendrement

aimé. Vous qui entr´ ouvrites les rideaux

du lit nuptial, pour repaître vos yeux, et

vous amuser d´ une scéne indécente ou ridicule ;

jugez à présent, s´ il entra dans la

sainte union de Séneque et de Pauline,

aucune de ces vues si deshonnêtes et si

communes, qui compensent aux yeux des

parents et des époux intéressés, l´ extrême

disparité d´ âge ; mais dont la nature

trompée se venge par la perte des moeurs,

l´ incertitude des naissances, et le trouble

domestique.

" Néron n´ avoit aucun motif particulier

de haïr Pauline, etc. "



p207





Lv cette richesse prodigieuse pour

un simple particulier, étoit exorbitante

pour un philosophe ; elle se montoit environ

à quarante millions de notre

monnoie : il n´ alla point à elle, il la

reçut quand elle vint à lui.



p209





La succession que son pere lui laissa étoit

considérable. Dans la consolation qu´ il

écrivit, de la Corse, à Helvia sa mere, il lui

dit, " ayant des parents, vous avez

avantagé vos fils, déja riches : etc. "

elle s´ étoit encore accrue

par des placements avantageux : les

largesses de son eleve y mirent le comble.

On l´ a déja entendu sur les inconvénients

de ces dons. " seigneur, a-t-il dit à

Néron : etc. "



p210





Dion accuse Séneque d´ avoir prêté

à usure ; il attribue la guerre britannique

à la dureté avec laquelle il exigea,

dit-il, des bretons, le remboursement

de ses capitaux en entier, sans être divisés

en plusieurs paiements.

Qui est ce Dion ? Ce Dion que

Crevier appelle le calomniateur éternel de



p211





tous les romains vertueux ; qui a osé, sans

s´ appuyer d´ aucune autorité, accuser

Cicéron d´ un commerce incestueux avec sa fille

Tullia, et qui s´ est déchaîné contre

Cassius, Brutus, les hommes les plus

renommés par leurs vertus, sans qu´ on puisse

trouver à cette étrange fureur, d´ autres

raisons, dit Juste-Lipse, qu´ une

incurable perversité de jugement et de moeurs ?

Ce Dion étoit de Nicée en Bithinie : il

s´ occupa toute sa vie à décrier le mérite qui

l´ offusquoit ; il s´ attacha particuliérement à

Séneque : distinction flatteuse. Ses

mensonges, maladroits, à force d´ être exagérés,



p212





manquerent leur effet, même sur la

crédulité. Il fut gouverneur de province

et deux fois consul ; récompense du vil

mérite d´ intrigant, de courtisan et de

flatteur, qu´ il exerça sous trois regnes.

Et voilà le témoignage qu´ on allégue

contre Séneque, l´ homme qu´ on oppose à

Tacite qui le précéda de plus d´ un siecle,

au censeur des hommes le plus sévere, qui

fut le contemporain et l´ admirateur de

notre philosophe.

Mais ce n´ est pas à Dion que nous avons

à répondre ; c´ est au crédule abbréviateur

de Dion, à Xiphilin, espece de fou,

homme méchant, esprit bisarre : car ce

sont deux observations très judicieuses ;

l´ une de la Mothe Le Vayer, " qu´ il

est incroyable que Dion, etc. "



p213





l´ autre de Juste-Lipse, qu´ il faut qu´ un

tel faiseur d´ épitome, ait pris les accusations de

Suilius, ou de quelqu´ autre aussi méchant, pour les

vrais sentiments de Dion.

On lit dans Dion : " Lucius Annaeus

Séneque surpassa en sagesse tous

les romains de son temps, etc. "



p214





quoi qu´ il en soit, les détracteurs de

Séneque ont-ils recherché les moyens par

lesquels sa fortune s´ étoit accumulée ?

Nullement. Se sont-ils informés de l´ usage qu´ il

en a fait ? Dit-on que son coffre-fort ait été

fermé à ses parents, à ses amis indigents ?

On mentiroit. Lui reproche-t-on quelques-uns

de ces vices qui naissent de la sordide

ou folle opulence, l´ avarice ou la

dissipation, la dureté, le déréglement des moeurs,

l´ insolence, l´ amour désordonné du faste,

le goût des plaisirs sensuels, cette

magnificence intérieure qui humilie les grands,

qui confond les différents états de la

société, qui éleve le millionnaire au niveau

des hommes décorés des premieres places,

et qui insulte à la misere publique : on

mentiroit encore. Mettra-t-on sur la même

ligne, un Séneque, l´ instituteur du prince,

son ami, l´ ame de ses conseils, avec un

Pallas, un Narcisse, un Tigellin, les

ministres de sa débauche et de ses cruautés ?

On ne peut, sans conséquence, ni s´ approcher,

ni s´ éloigner du tyran, toujours ombrageux.



p216





S´ il est fâcheux d´ accepter ses dons,

il n´ est pas moins dangereux de les

rejetter. Je voudrois bien qu´ on nous

apprît ce que les censeurs de Séneque

auroient fait à sa place. J´ oserois assurer que

le mépris du philosophe pour sa propre

richesse, étoit plus vrai que celui d´ un

Suilius, d´ un Dion, d´ un Xiphilin, et de tous

leurs échos, tant anciens que modernes.

Ce qui me confond, c´ est qu´ au milieu

de ces déclamations violentes contre

Séneque, qui accepta les bienfaits de Néron

malgré lui, je ne trouve pas un mot contre

les hommes de la république les plus distingués



p217





par leur naissance et leurs dignités,

qui les solliciterent. D´ où naît cette

partialité ? Je le sais : c´ est qu´ ils n´ étoient que

des grands ; et que Séneque étoit un sage.

Quoi donc ! Ce titre impose-t-il une force,

une élévation d´ ame, dont toutes les autres

conditions sont dispensées ! Ce qu´ on

interdit au philosophe, le noble le fera sans

s´ avilir ! Si telle est l´ opinion des grands

et du peuple, on ne sauroit penser, ni plus

dignement de la philosophie, ni plus

bassement de toutes les autres sortes

d´ illustrations.

J´ insiste. Quelle si grande importance,

cette énorme fortune, qui n´ excédoit

toutefois ni le rang d´ un ministre, ni la

fatigue de ses fonctions, ni le mérite de ses

services ; cette richesse si reprochée,

peut-être plus encore enviée, pouvoit-elle avoir

aux yeux d´ un homme né de parents sages

et modestes, innocent et frugal comme

eux, dont la vertu ne souffrit pas la moindre

atteinte de l´ air empesté de la cour la

plus dissolue, et qui osoit adresser des



p218





vérités dures à un prince, dont le sourcil

froncé, et le visage riant, n´ étoient que deux

arrêts de mort différents.

Las du spectacle de la débauche et du

crime, il veut s´ éloigner : Néron le retient ;

et voici ce que Séneque lui fait entendre,

s´ il ne le lui dit pas expressément : " je

sais que ma présence et mes reproches

vous importunent : etc. "



p219





certes, ce n´ est pas là le

discours d´ un homme attaché à la faveur,

aux honneurs, aux richesses, à la vie. J´ en

atteste les gens de cour.

Lvi dans la conduite, les discours

et les écrits de Séneque, on voit un

homme, un philosophe, qui, affermi sur le

témoignage de sa conscience, marche avec

une fierté dédaigneuse, au milieu des

bruits calomnieux de quelques citoyens

qui attaquent sa vertu et ses talents, par

une basse jalousie qui souffre de la richesse

qu´ il possede, des honneurs dont il est

décoré, et de la considération générale dont

il jouit : et en quel temps cela ne s´ est-il

pas fait !



p220





Qu´ on rapproche le discours précédent,

de celui qu´ il tient au tribun Silvanus,

quelques instants avant que de mourir, et

l´ on reconnoîtra, dans une fermeté aussi

soutenue, l´ homme dont Pline le naturaliste

a dit qu´ il avoit bien connu le néant

et la futilité des grandeurs humaines ; le

sage à qui elles n´ en avoient point imposé ;

le philosophe qui avoit passé les jours et

les nuits à converser avec lui-même, et à

se convaincre de la vanité de ces richesses,

dont on aime à se persuader que la possession

l´ avoit enivré.

Pour rentrer dans le palais de Néron,

plus puissant que jamais, il ne lui en

auroit coûté qu´ un mot flatteur : mais il

mourra plutÔt que de le dire. Jusqu´ à quand

des pygmées chercheront-ils en eux-mêmes

la mesure des grands hommes !



p221





" tous ces beaux axiomes de morale

que Séneque a dictés, disent

quelques-uns de ces détracteurs, c´ est une sottise

de croire qu´ il les ait pratiqués. C´ étoit

un homme comme nous ; peut-être un

peu moins subjugué par les opinions

vulgaires " . C´ est-à-dire, cet héroïsme

philosophique est au-dessus de moi ; donc

il est au-dessus d´ un autre ; donc il n´ y a

point de pareils héros. Voilà une singuliere

logique.

Je sais qu´ il ne faut pas conclure la

pureté des moeurs, de la sagesse des discours,

et qu´ il peut arriver qu´ un pervers écrive

et parle plus disertement de la vertu, qu´ un

homme vertueux : mais ce pervers n´ est

pas un Séneque, n´ a pas consumé sa vie à

méditer les devoirs du sage, et à donner

des leçons de stoïcisme à ses amis, à sa

mere, à ses tantes, à ses freres, à presque

tous les ordres de citoyens ; et ne s´ est pas

laissé couper les veines plutÔt que de se

démentir. La vie publique de Séneque

n´ étoit ignorée de personne : et comment



p222





auroit-il fait pour dérober à ses entours

la connoissance de sa vie privée ? Vicieux,

de quel front auroit-il préché la vertu à

son eleve ? La moindre contradiction

entre ses moeurs et ses préceptes ne l´ auroit-elle

pas exposé à la risée des courtisans ?

Il faut avouer, ou que Séneque a été un

des hommes les plus vertueux, ou de tous

les prédicateurs le plus impudent. Un

vicieux qui poursuit le vice avec la constance

et l´ âcreté de Séneque ! Un philosophe

qui passe ses journées à écrire, et qui

n´ écrit pas une ligne qui ne soit une satyre

sanglante de lui-même ! Un méchant, dont

la fonction habituelle est de faire des gens

de bien ! Cela se conçoit-il ? Cette

hypocrisie est le rÔle exclusif, le privilege d´ un

certain état ; mais Séneque n´ étoit point

augure : ce qu´ on a dit d´ Epicure, on peut

le dire de lui ; que celui qu´ il ne corrigeoit

pas, étoit un déterminé scélérat à renvoyer

aux tribunaux des enfers.

Lvii jeune seigneur, toi qui ne pris

aucun des vices de la cour, où ton rang



p223





et ta naissance t´ appelloient ; toi qui es fait

pour croire aux vertus, parceque ton ame

en est remplie ; tu arracheras de l´ ouvrage

ingénieux et profond de ton ayeul, ce

frontispice où l´ on voit le masque séduisant

de la vertu sur le visage du vice ; tu

briseras ce buste injurieux, au-dessous

duquel on lit Séneque ; et tu ne souffriras

pas qu´ il insulte à jamais au plus digne des

mortels.



p224





J´ avoue qu´ il étoit difficile que le grand

détracteur des vertus humaines fît un meilleur

choix. Si Séneque fut un hypocrite, le

sage n´ est qu´ une chimere.

Mais la vertu est donc une chose bien

affligeante, une chose bien précieuse,

même aux yeux des méchants, à en juger

par leur acharnement à nous en

dépouiller ? Encore leur pardonneroit-on leur

cruelle malignité, s´ ils s´ enrichissoient en

travaillant à nous appauvrir ; si ce vice

étoit le seul dont ils fussent souillés. Mais

quels furent, et quels seront dans tous

les temps les calomniateurs de Séneque ?

Des courtisans, des adulateurs par état,

la race la plus abjecte ; des Tiberes, des

Caligulas, les oppresseurs des hommes

dont ils devoient être les peres, avec le

nombreux cortege des menteurs subalternes

qui servent leur haine et qui encensent

leurs folies.



p225





Il y aura dans tous les temps des scélérats

mercénaires, à qui il ne manquera que

le talent et la circonstance pour être des

Anytes et des Tigellins. Que l´ hypocrisie

ou la perversité de l´ homme en place leur

fasse signe, ils accourront ; ils diront :

seigneur, parle : quel est l´ homme de bien

qu´ il te faut immoler ? Nous voilà prêts. ils

se sont dit : que nous importe le déshonneur,

pourvu qu´ on nous protege et qu´ on

nous gratifie.

Lviii après la découverte de la conjuration



p226





de Pison, Néron est un tigre

devenu fou. Des enfants des conjurés, les

uns sont chassés de Rome, exterminés par

la faim ou par le poison ; d´ autres

massacrés dans un repas avec leurs instituteurs et

leurs esclaves.

Quelle suite d´ assassinats ! Salvidienus,

a loué à des étrangers des boutiques

dépendantes de sa maison, proche la place

publique ; il mourra. Cassius Longinus a

placé l´ image de Cassius parmi celles de ses

ancêtres ; il mourra. Pétus Thraséa a le

front sévere d´ un censeur ; il mourra. Fier

d´ avoir tant osé impunément, il se vante

qu´ avant lui aucun souverain n´ a su ce

qu´ on peut sur le trÔne. Il projette

l´ extinction de l´ ordre sénatorial, qui n´ est

pas encore assez vil à son gré.

On prononce devant lui le proverbe grec,

que tout périsse après ma mort ; etc.



p227





rien de plus touchant que la mort de

Vétus, de Sentia sa belle-mere, et de

Pollutia sa fille. Pollutia venoit de recevoir

dans le pan de sa robe la tête sanglante de

son époux. Vétus abandonne tout à ses

esclaves, excepté trois lits funéraires, sur

lesquels ces trois victimes se font couper

les veines, avec le même fer, dans le

même appartement, n´ ayant de vêtements

que ce qu´ en exige la pudeur. On les

plonge dans le bain, où ils expirent ; le pere,

les yeux attachés sur sa fille, l´ ayeule sur

sa petite-fille, celle-ci sur les deux autres ;

tous trois invoquant en même temps les

dieux ; tous trois les conjurant de hâter

leur mort, et de leur épargner la douleur

de survivre à ce qu´ ils ont de plus cher.

La nature suivit l´ ordre de l´ âge ; Sentia

mourut la premiere, et Pollutia la derniere.



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Novius Priscus est exilé à titre d´ ami de

Séneque.

Junius Gallion, frere de Séneque, effrayé,

demande grace.

Annaeus Méla, frere de Séneque et de

Gallion, se fait ouvrir les veines.

Et tandis que le sang des bons citoyens

coule, on continue de remercier les

dieux.

Cependant il se répandoit que Subrius

Flavius, de concert avec les centurions,

avoit arrêté, dans une assemblée, non si

secrette que Séneque n´ en eût eu

connoissance, qu´ on assassineroit Pison après que

celui-ci auroit assassiné Néron, et que l´ empire

seroit conféré au philosophe,

homme d´ une réputation sans tache, et

éminemment doué de toutes les vertus. On

faisoit dire à Flavius : " chasser un joueur



p229





de harpe, pour prendre un chanteur, l´ etat

en sera-t-il moins déshonoré " .

Quel mortel eut plus dignement occupé

le trÔne ? Et quel bonheur pour les romains !

Il est rare que l´ oppression, quand elle

est extrême, n´ inspire pas aux peuples

quelque résolution salutaire ; mais, selon

les circonstances, c´ est, ou une véritable

crise qui termine le mal, ou le sanglot d´ un

agonisant, un dernier mouvement

convulsif qui tombe rapidement et sans effet.

Le nerf nécessaire à l´ exécution est coupé,

et l´ on continue de souffrir et de se

plaindre, si la tyrannie le permet : car elle va

quelquefois jusqu´ à exiger un front serein

de l´ esclave qui porte le désespoir au fond

de son coeur. Un soupir, une larme

indiscrette, seroit punie de mort : tel fut sous

Tibere le sort d´ une mere accusée d´ avoir

pleuré son fils.



p230





Mais quand les romains, d´ un concert

unanime et rassemblés en corps, seroient

venus présenter la couronne impériale à

Séneque : l´ auroit-il acceptée ? Le médecin

s´ éloigne, lorsque le malade est désespéré :

il est un temps où il ne faut, ni commander,

ni obéir : que faire donc ? Fuir.

Lix cependant il falloit justifier,

et la disgrace, et la mort d´ un personnage

connu et révéré dans toute l´ étendue de

l´ empire. On pense bien que les courtisans

ne manquerent pas à leur devoir. Que

ne dirent-ils pas ? Que le public ne crut-il

pas ? Ennemi des hommes de génie, et des

hommes vertueux qui le blessent encore

davantage, il ne discuta point les imputations

faites à Séneque : est-ce que le peuple

discute ? Il crut le mal, comme il le

croiroit aujourd´ hui ; il est méchant, mais il est

encore plus sot.

Cette crédulité populaire ; je la conçois :



p231





mais d´ où naît, dans les hommes instruits,

une indigne et vile petitesse d´ esprit qui

existoit avant Séneque, et qui s´ est

perpétuée de son temps jusqu´ au nÔtre ? D´ où

nous vient à nous, qui n´ avons aucun intérêt

à démêler avec les grands hommes de

l´ antiquité, l´ étrange manie de décrier leurs

vertus ? Hé quoi ! La justice, la bienfaisance,

l´ humanité, la patience, la modération,

l´ héroïsme patriotique ne sont-ils pas dignes

de notre admiration et de nos éloges, en

quelque lieu que se montrent ou que ce

soient montrées ces grandes qualités, à

Constantinople, à Pékin, à Londres, à

Paris, dans Athenes l´ ancienne, ou dans

Rome moderne ! Qu´ avons-nous de mieux

à souhaiter que de les retrouver ! Quoi de

plus conséquent à notre sécurité et à notre

bonheur, que de les encourager ? Et me blâmera-t-on

si je m´ indigne, ou si je m´ afflige,

lorsque je vois un homme de

bien faire cause commune avec un pervers,



p233





tel que Suilius ou un Dion Cassius : un

homme de jugement, préférer le témoignage

du moine Xiphilin à celui de Tacite :

un homme distingué par ses vertus, ses

connoissances et ses travaux, appuyer de

son suffrage, de vils délateurs ; oublier

qu´ il ne faut calomnier ni les vivants ni

les morts ; et que si l´ injure faite aux vivants

est plus nuisible, celle qu´ on fait aux morts

est plus lâche ; parler de la vie publique et

privée d´ un philosophe, décédé il y a près

de deux mille ans, et dans une contrée

éloignée, avec une légéreté qu´ on ne se

permettroit pas s´ il étoit question d´ un

citoyen qui vivoit hier, et dont la demeure

n´ étoit séparée de la nÔtre que de la

largeur d´ une rue, ou de l´ épaisseur d´ un mur

mitoyen ; attester, avec une assurance qui

étonne, des faits contredits par les

historiens contemporains les plus graves et les

plus séveres, et décider d´ un ton magistral :

que Séneque ne sut pas mieux soutenir sa

gloire, que celle de son disciple Néron. où ?

Quand ? à quelle occasion ? ... soutenir

la gloire d´ un Néron ! ... qu´ il fut

avare... quelle preuve a-t-il donné de ce

vice, et quelle preuve en apporte-t-on ? ...

que Tacite s´ est vainement efforcé de le

justifier... Tacite le justifie ; mais sans

effort : il raconte des faits dont il étoit sans doute



p234





un peu mieux instruit que nous ; et il les

raconte avec simplicité, comme il convenoit

à un grand historien tel que lui, et

avec la circonspection qu´ il devoit à un

personnage tel que Séneque... qu´ il

préconisa le meurtre d´ Agrippine... on a vu,

dans quelques-uns des paragraphes précédents,

le peu de fondement de cette

calomnie ; il est donc inutile d´ insister

davantage sur ce sujet. J´ ajouterai seulement ici

que Séneque ne préconisa point le meurtre

d´ Agrippine : préconiser, c´ est faire l´ éloge.

Lorsque le crime fut commis, et qu´ il ne

s´ agissoit plus que d´ en prévenir les suites,

Séneque obéit à un maître féroce, en

adressant au sénat, ou plutÔt au peuple, au nom

de l´ empereur, quelques motifs qui

pouvoient en affoiblir l´ atrocité. Ces actions,

ce n´ est pas dans le fond d´ une retraite

paisible, où la sécurité nous environne, dans

une bibliotheque, devant un pupitre, qu´ on

les juge sainement : c´ est dans l´ antre de la

bête féroce qu´ il faut être ou se supposer,

devant elle, sous ses yeux étincelants, ses



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ongles tirés, sa gueule entrouverte et dégoutante

du sang d´ une mere : c´ est-là qu´ il

faut dire à la bête : " tu vas me déchirer,

je n´ en doute pas ; mais je ne ferai rien

de ce que tu me commandes " . Qu´ il

est aisé de braver le danger d´ un autre,

de lui prescrire de l´ intrépidité, de

disposer de sa vie ! Encore quel eut été le fruit

de ce sacrifice ? Un nouveau crime. Quel si

grand avantage y avoit-il donc pour la

république, que Séneque fût égorgé

plutÔt ? D´ ailleurs, qui est-ce qui étoit présent,

lorsque Néron imposa cette tâche au

philosophe ? Qui sait ce que celui-ci dit au

tyran ? Qui sera assez juste appréciateur

des circonstances, où l´ empire se trouvoit,

pour oser blâmer la condescendance de Séneque.

Ne diminuons pas le nombre des

honnêtes gens, il y en a déja si peu ;

ne ternissons pas la mémoire des hommes



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vertueux, ils sont si rares. Assez d´ autres

exemples consoleront la méchanceté, sans

y ajouter celui d´ un sage. qu´ il perdit

d´ une maniere honteuse une vie qu´ il avoit

lâchement conservée... voilà ce que fait dire

la fureur d´ arrondir une phrase. Sois vrai,

et tu seras ensuite bel esprit, si tu peux.

Faut-il que pour flatter mon oreille, tu

blesses la vérité, et que pour être

harmonieux, tu deviennes calomniateur.

J´ appellerai de cette accusation, au récit que

Tacite nous a laissé de la vie et de la mort de

Séneque... qu´ il eut besoin des exhortations

de sa femme pour se résoudre à mourir...

c´ est un nouveau mensonge aussi impudent

que le premier. Jamais homme ne mourut

avec plus de fermeté et de sang froid. Je

lis qu´ il exhorta sa femme à vivre ; mais je

ne lis point qu´ elle l´ ait exhorté à mourir.

Je lis qu´ il consola Pauline et ses amis ;

mais je ne lis point qu´ il se soit désolé...

qu´ il eut besoin de son exemple... traduire

le passage de l´ historien, par je consens que

vous m´ en donniez l´ exemple ; au lieu de



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traduire : " le grand exemple que vous

allez donner, en préférant librement

une mort glorieuse à une vie amusée,

est une gloire que je ne puis avoir, et

que je ne vous envierai point " ; c´ est

connoître aussi mal la langue de Tacite,

que l´ ame de Séneque. Beaucoup de

braves romains, avant notre philosophe,

avoient su mourir dignement ; je ne me

rappelle aucune romaine de ce temps qui

ait refusé de survivre à son époux ; voici

donc un homme qui se croit mieux instruit

que Tacite. Mais qui est-il, et dans quelle

heureuse contrée a-t-il vécu, pour n´ avoir

jamais vu d´ illustres innocents calomniés

et persécutés ; pour n´ avoir jamais entendu

les actions les plus criminelles imputées à

de grands hommes, même à de saints

personnages ; et le public imbécille, que

dis-je, et quelquefois des gens éclairés,

joindre leurs voix à la sienne, et répéter ses

discours.

Dans ces temps voisins de la naissance

du christianisme, et à l´ époque de la fureur



p238





des tyrans déchaînés contre cette

doctrine, n´ accusoit-on pas les chrétiens

d´ égorger un enfant dans leurs assemblées

nocturnes, et de se repaître de ses membres

sanglants ? Néron ne les traduisit-il pas, ne

les châtia-t-il pas des plus horribles supplices,

comme auteurs de l´ incendie de

Rome ? Si la providence n´ eut arrêté dans

ses décrets, que la religion de Jésus-Christ,

malgré les efforts, ou graces aux

efforts des persécuteurs, embrasseroit toute

la terre, et dureroit autant que les siecles,

les prêtres du paganisme, les historiens

idolâtres, ne nous auroient-ils pas transmis

ces atrocités ? Et s´ il fut arrivé à un homme

de bien d´ examiner les principes et les

moeurs des apÔtres, des disciples, des

fideles, et de les rejetter comme deux

calomnies impudentes, absurdes, incroyables ;

peut-être lui en auroit-il couté la liberté,

peut-être la vie ; mais en eut-il

été moins sensé, moins courageux, moins



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juste. Ce que cet honnête payen eut osé

pour les chrétiens : je le fais pour un

honnête payen.

Lecteur, qui que tu sois, je compte sur

ton estime : méchant, tu la dois à un

homme qui ne croira qu´ avec la derniere

répugnance que tu n´ as jamais été bon, ou,

que l´ ayant été, tu as pu cesser de l´ être :

bon, tu la dois à un homme qui ne croira,

ni de ton vivant, ni après ta mort, sans

des preuves aussi claires que le jour, que

tu sois devenu méchant. Mais à quoi bon

toutes ces disputes pour et contre les moeurs

d´ un philosophe ? Que nous importe la

contradiction vraie ou fausse de la conduite de

Séneque avec sa morale ? Quelles qu´ aient

été ses actions, ses principes en sont-ils

moins certains ? Ce qu´ il a écrit du caractere

et des suites de l´ ambition, de l´ avarice, de

la dissipation, de l´ injustice, de la colere,

de la perfidie, de la lâcheté, de toutes les

passions, de tous les vices, de toutes les

vertus, du vrai, du bonheur, du malheur

réel, des dignités, de la fortune, de la



p240





douleur, de la vie, de la mort, en est-il

moins conforme à l´ expérience et à la raison ?

Aucunement. Nous n´ avons pas

besoin de l´ exemple de Séneque pour savoir

qu´ il est plus aisé de donner un bon conseil,

que de le suivre. Tâchons donc d´ en user à

son égard, comme avec tous les autres

précepteurs du genre humain ; faisons ce

qu´ ils nous disent, sans trop nous soucier

de ce qu´ ils font : malheur à eux, s´ ils

disent ce qu´ ils ne pensent pas ; malheur à

eux, s´ ils font le contraire de ce qu´ ils

pensent.

Lx mais nous avons vu mourir

l´ instituteur ; voyons mourir le disciple :

opposons les derniers moments de l´ homme

vertueux, aux derniers moments du

scélérat.

Ô Rome, que le sang des nations a été

bien vengé dans tes propres murs ! Aux

proscriptions de Sylla, succedent les

proscriptions des triumvirs ; à l´ oppresseur de

ta liberté, un tyran flateur ; à celui-ci un

tyran sombre et fourbe ; à celui-ci un tyran



p241





insensé ; à celui-ci un tyran imbécille ;

à ce dernier, un tyran féroce ; la

peste à l´ incendie. Tes maisons se

remplissent de cadavres, tes rues de

convois. Les esclaves, les maîtres expirent au

milieu des gémissements des enfants, des

époux ; ceux-ci, après avoir assisté les

mourants, pleuré les morts, sont déposés

à cÔté d´ eux, sur un même bûcher. Heureux

les sénateurs, les chevaliers, les

grands, les hommes vertueux, qu´ une

calamité générale dérobera aux fureurs de

Néron !

Ce fut alors qu´ on publia des prodiges

de toute espece : des oiseaux funebres

s´ étoient abattus sur le capitole ; la terre

avoit été secouée par des tremblements ; le

feu du ciel avoit embrasé les enseignes

militaires ; une truie avoit mis bas un petit

qui avoit les serres d´ un épervier ; une

femme étoit accouchée d´ un serpent ; le

figuier ruminal avoit perdu ses branches.



p242





Ces bruits ont été et seront par-tout des

avant-coureurs des grandes révolutions.

Lorsqu´ un peuple les desire, l´ imagination

agitée par le malheur, et s´ attachant à

tout ce qui semble lui en promettre la fin,

invente et lie des faits qui n´ ont aucun

rapport entre eux. C´ est l´ effet d´ un mal-aise

semblable à celui qui précede la crise

dans les maladies : il s´ éleve un mouvement

de fermentation secrette au dedans

de la cité, il y a des plaintes, il échappe des

mots ; on remarque de l´ inquiétude sur les

visages, du désordre dans la conduite

habituelle des personnages importants ; les

amis se séparent ; les ennemis se rapprochent ;

le commerce plus réservé pendant

le jour, est plus fréquent pendant la nuit ;

il erre dans les rues des hommes qui

s´ enveloppent, qui se hâtent, qui se dérobent ;

les têtes exaltées qui ne s´ expliquent rien,

mais que tout frappe, ont des visions,

tiennent des discours prophétiques, et

débitent des rêveries qui subissent, en passant

de bouche en bouche, mille interprétations



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diverses, entre lesquelles il est difficile qu´ il

ne s´ en trouve quelques-unes symboliques

de l´ événement qui suit.

Les prodiges sont rares sous les regnes

heureux, et l´ on en est moins effrayé.

Le desir de l´ impunité n´ est pas le seul

obstacle aux entreprises périlleuses ; mais

on veut tout prévoir, on craint

d´ abandonner quelque chose au hasard. Le

moment du succès s´ échappe, tandis qu´ on

s´ occupe de l´ assurer ; et c´ est ainsi qu´ un

Néron continue de régner, et qu´ un Guise

manque la couronne. Si Subrius eut écouté

son courage, et qu´ il eut poignardé le

tyran en plein théâtre, à l´ aspect d´ un

peuple entier témoin d´ un si noble

forfait, comme il en avoit conçu le dessein,

il ne laissoit rien à faire à Vindex. Tandis

que les conjurés de Pison temporisent

entre l´ espérance et la crainte, la conjuration

se découvre, et ils périssent tous.

Il y avoit environ quatorze ans



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que la terre gémissoit sous le monstre,

lorsque le ciel en fit justice. Vindex souleve

la province des Gaules qu´ il commandoit

en qualité de propréteur, et Galba, les

Espagnes. Alors le tyran perd la raison :

il se roule à terre, déchire ses vêtements,

il se frappe. Dans son délire, il projette de

faire massacrer et les gouverneurs de

provinces, et les commandants d´ armées :

il abandonnera aux légions le pillage des

Gaules, il brûlera Rome ; au milieu de

l´ embrasement, on lâchera des bêtes féroces

sur le peuple. Un moment après il veut

se présenter aux rebelles ; il prend les

faisceaux ; il ne se vengera pas ; il versera des

larmes ; on sera touché de son repentir ; la

paix va ramener l´ allégresse, et il en

médite les chants. Il ordonne ses équipages,

et sur-tout que ses instruments de

musique ne soient pas oubliés. On coupe



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les cheveux à ses concubines, elles seront

armées de haches et de boucliers, à la

maniere des amazones. Les tribus de Rome

sont convoquées sous les drapeaux ; personne

ne s´ y rend ; il arrache aux maîtres leurs

esclaves : il exige le tribut de tous les

ordres de l´ etat, l´ impÔt annuel des locations :

le fisc ne recevra que de la

monnoie en or et en argent le plus pur, et

nouvellement frappée. Il est effrayé par des

prognostics, les armées ont embrassé

la cause de Vindex, il en apprend la

nouvelle à table, il déchire la lettre, il

renverse la table, il brise deux vases précieux,

il demande du poison à Locuste : il s´ est

retiré dans les jardins de Servilius, tandis

qu´ on prépare des vaisseaux à Ostie pour

sa fuite ; les tribuns et les centurions des

gardes prétoriennes refusent de l´ accompagner,

un d´ eux lui dit : est-il donc

si difficile de mourir ? ses pensées ne sont



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plus les mêmes, il ne se retirera plus chez

les parthes, il n´ ira plus se prosterner aux

pieds de Galba ; mais il prendra le deuil,

il montera dans la tribune aux harangues,

il demandera graces, et se restreindra au

gouvernement de l´ Egypte : on lui déclare

qu´ il sera mis en pieces avant que d´ arriver

à la place publique. Il se couche, il

s´ éveille sur le milieu de la nuit, ses gardes

l´ ont abandonné ; il saute de son lit, il fait

appeller ses amis, il n´ en a plus, il court à

leurs portes qu´ il trouve fermées. Il rentre

dans son palais que les sentinelles ont pillé ;

il présente sa gorge à couper à un gladiateur

qui lui refuse son bras ; il court vers le

Tibre, il est trop lâche pour s´ y précipiter ;

il revient. Un affranchi lui offre un

asyle dans sa petite campagne ; il accepte,

il s´ y rend en tunique, les jambes nues et

la tête enveloppée : il sent la terre

trembler sous ses pas, ses yeux sont frappés

d´ un éclair, il entend les imprécations des



p247





passants contre lui, leurs voeux pour

Galba. Il descend de cheval, il arrive, les pieds

et les vêtements déchirés par des ronces,

aux murs du jardin de l´ affranchi ; il y

entre, en rampant, par une ouverture qu´ on

a creusée sous la terre, et qui le conduit à

une salle étroite où il s´ étend sur un mauvais

matelas couvert d´ un vieux manteau.

Il ordonne sa fosse sur la mesure de son

corps ; il pleure, il s´ écrie : quelle fin

pour un si grand musicien ! malheureux,

tu n´ en serois pas là, si tu avois su

gouverner, comme tu savois chanter : ce n´ est pas

au musicien qu´ on en veut, c´ est au

méchant empereur. Le sénat l´ a déclaré

ennemi de la patrie, on le cherche pour le traîner

au supplice : il se saisit de deux

poignards ; il se dit : " tu prolonges



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une vie infâme, d´ une maniere honteuse ;

ce que tu fais n´ est pas digne d´ un

empereur : prends ton parti, allons

Néron, exhorte-toi " . Les cavaliers qui

ont ordre de le prendre vivant, sont à la

porte, il les entend. à l´ aide

d´ Epaphrodite, son secrétaire, il s´ enfonce un des

deux poignards dans la gorge ; il expiroit

lorsque le centurion entra : ses yeux

aggrandis et fixes inspiroient l´ effroi.

Le monstre n´ est plus. Je m´ arrête

immobile devant son cadavre : à chaque

forfait que je me rappelle, je sens mon

indignation redoubler : mais que lui

importe ! Il ne me voit point. C´ est en vain

que je lui reproche les meurtres

d´ Agrippine, de Burrhus, de Séneque, de Thraséa,

de Vétus et de sa famille ; il ne m´ entend

plus : les furies se sont éloignées, et



p249





sa cendre repose aussi tranquillement que

celle de l´ homme vertueux. Qui est-ce qui

absoudra les dieux, de sa vie, et de la

mort de ses instituteurs ? Tant de crimes

sont-ils suffisamment expiés par le

supplice d´ un moment ? Est-il vrai que le ciel

fît assez pour un Séneque, lorsqu´ il le créa

bon ; et qu´ un Néron en fût assez châtié,

lorsqu´ il le créa méchant ? Je le crois : oui,

je le crois ; et s´ il falloit opter entre le sort

d´ un scélérat fortuné, et celui d´ un homme

de bien malheureux, certes je ne

balancerois pas. Quel est le motif d´ un choix

aussi décidé ? La persuasion qu´ il n´ y a

point de méchant qui n´ ait souvent desiré

d´ être bon, et que le bon ne desira jamais

d´ être méchant.

Lxi une singularité aussi

remarquable que surprenante dans le caractere

de Néron, c´ est la patience avec

laquelle il supportoit l´ injure et la satyre. Il

ne se montra dans aucune circonstance



p250





aussi indulgent qu´ envers ceux qui l´ attaquoient

par des mots ou des vers épigrammatiques.

Il livroit l´ empereur à la raillerie,

mais non le musicien.

Le préteur Lucius Antistius, sans

aucun sujet de mécontentement, compose

des vers outrageants contre Néron,

et les lit à table au milieu d´ une assemblée

nombreuse ; il est déféré : le sénat se

partage d´ avis ; le jugement est renvoyé à

Néron, qui répond : " comme je m´ étois

proposé de modérer votre rigueur, je

suis bien éloigné de m´ opposer à votre

clémence : ordonnez d´ Antistius ce qu´ il

vous plaira, vous êtes même les maîtres

de l´ absoudre " .

Au milieu des flatteries, le consul

désigné Cérialis Anicius dit un mot délié,

dont Néron ne s´ offensa point ; il opinoit

à ce qu´ on élevât un temple au divin Néron :

honneur qu´ on ne rendoit aux souverains

qu´ après leur mort.



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On publia contre lui nombre

d´ épigrammes grecques et latines, assez

mauvaises, à la vérité, à en juger par celles

que Suétone nous a transmises. Il en

connut les auteurs, n´ en poursuivit aucun, et

obtint du sénat le pardon de ceux qui

furent dénoncés.

Un acteur des farces attellanes,

appellé Datus, chantoit un air qui

commençoit par ces mots, bon jour, mon pere ;

bon jour, ma mere, et qui finissoit par

ceux-ci, vous irez bientÔt chez Pluton.

par le geste de quelqu´ un qui boit, il

désigna la mort de Claude ; par celui de

quelqu´ un qui nage, la mort d´ Agrippine ;

et par un troisieme qui s´ étendoit à la

ronde, la perte du sénat : il fut exilé.

Une pareille insolence seroit plus

sévérement châtiée de nos jours.



p252





Rien ne le choquoit autant dans

les libelles de Vindex, que le dédain de son

talent musical. Il avoit sur cet art une idée

assez juste ; c´ est qu´ il ne produisoit ses

grands effets que dans les assemblées

nombreuses.

Séneque lui avoit appris la langue

grecque, l´ histoire, l´ éloquence et la poésie.

Il fit des vers médiocres avec assez

de facilité ; il ne fit aucun progrès dans

l´ art oratoire.

Il se refusa entiérement à l´ étude de

la philosophie, d´ après le conseil

d´ Agrippine sa mere, qui lui persuada

que cette science étoit nuisible à un souverain :



p253





c´ est-à-dire, à un tyran, car c´ étoit

la valeur du mot dans la bouche d´ une

femme aussi impérieuse.

Quoi ! L´ art de modérer ses passions,

de connoître ses devoirs et de les remplir,

d´ exercer la clémence et la justice, de

connoître les vraies limites de son pouvoir,

les prérogatives inaliénables de l´ homme,

de les respecter ; cet art, dis-je, est

nuisible à un souverain, et il ne doit point

entrer dans le plan de l´ éducation d´ un

prince !

Ce conseil d´ Agrippine est celui que

donneront toujours aux enfants des rois,

ceux qui se proposeront de les abrutir,

pour les gouverner : il est important pour

eux qu´ ils soient vicieux et fainéants. Mais

Agrippine apprit avec le temps, qu´ on ne

travaille pas impunément à rendre son

maître sot et méchant. Puissent les imitateurs

de sa politique recevoir la même récompense

qu´ elle en obtint !

Agrippine publia que son fils Néron,



p254





au berceau, avoit été gardé par deux

serpents ; Néron ne convenoit que d´ un.

On reproche à Séneque d´ avoir

interdit à son eleve la lecture des anciens

orateurs ; et cela pour fixer sur lui seul

toute son admiration. Quelle ineptie !

Séneque permettoit sans doute à Néron la

lecture de ses propres ouvrages, où il dit

de Cicéron : cet orateur dont la majesté

répond à celle de l´ empire.



p255





Lxii jusqu´ ici nous n´ avons vu que

l´ homme de cour, l´ instituteur de

Néron ; il nous reste à connoître le

philosophe, ou le précepteur du genre humain.

Nous nous arrêtons avec intérêt

devant les portraits des hommes célebres, ou

fameux : nous cherchons à y démêler

quelques traits caractéristiques de leur

héroïsme, ou de leur scélératesse ; et il est rare

que notre imagination ne nous serve pas à



p258





souhait. Tous les bustes de Séneque m´ ont

paru médiocres ; la tête de sa figure au bain

est ignoble : sa véritable image, celle qui

vous frappera d´ admiration, qui vous inspirera

le respect, et qui ajoutera à mon

apologie la force qui lui manque, elle est

dans ses écrits. C´ est-là qu´ il faut aller

chercher Séneque, et qu´ on le verra.

Séneque a beaucoup écrit ; et je n´ en

suis pas étonné, il avoit tant d´ amour pour

le travail, et il étoit doué d´ un génie si

facile et si fécond. " je ne passe pas,

nous dit-il, une seule journée oisive : etc. "



p259





c´ est ainsi qu´ on se fait un nom parmi

ses contemporains et chez les races futures.

Quels que soient les avantages qu´ on

attache au commerce des gens du monde pour

un savant, un philosophe, et même un

homme de lettres, et bien que j´ en

connoisse les agréments, j´ oserai croire que son

talent et ses moeurs se trouveront mieux de

la société de ses amis, de la retraite, de la

lecture des grands auteurs, de l´ examen de

son propre coeur et du fréquent entretien

avec soi ; et que très rarement il aura

occasion d´ entendre, dans le cercle le mieux

composé, quelque chose d´ aussi bon que

ce qu´ il se dira dans la retraite.

Milord Shaftesbury a intitulé un de ses

ouvrages, le soliloque, ou avis à un auteur.

celui qui se sera étudié lui-même, sera

bien avancé dans la connoissance des autres ;



p260





s´ il n´ y a, comme je le pense, ni vertu

qui soit étrangere au méchant, ni vice

qui soit étranger au bon.

Si l´ on en excepte la consolation à Marcia,

à Helvia, et à Polybe, qu´ il écrivit

pendant son exil en Corse ; ce qui nous est

parvenu de ses ouvrages, est le fruit des

heures du jour et des nuits qu´ il déroboit

à ses fonctions à la cour, et au sommeil.

Nous avons perdu ses poëmes, plusieurs

tragédies, ses discours oratoires, ses livres

du mouvement de la terre, son traité du

mariage, celui de la superstition, ses

abrégés historiques, ses exhortations et ses

dialogues. Il suffit de ce qui nous reste, pour

regretter ce qui nous manque.

Je ne dis rien de son commerce épistolaire

avec S Paul, ouvrage ou d´ un écolier

qui s´ essayoit dans la langue latine, ou d´ un

admirateur de sa doctrine et de ses vertus,

jaloux de l´ associer aux disciples de Jésus-Christ.

Il est à croire qu´ il avoit parcouru l´ Egypte,



p261





où son oncle étoit préfet. Ce qu´ il

dit de cette contrée et du fleuve qui

la fertilise, semble confirmer cette

conjecture. On prétend même qu´ il s´ étoit avancé

jusques sur les confins de l´ Inde, et Pline

nous apprend qu´ il en avoit écrit.

Lxiii on trouve dans Séneque un

grand nombre de traits sublimes : c´ est

cependant un auteur de beaucoup, mais

de beaucoup d´ esprit, plutÔt qu´ un ecrivain

de grand goût. J´ aurai de l´ indulgence pour



p263





le style épistolaire ; je conviendrai que la

familiarité de ce genre admet des pensées

et des expressions qu´ on s´ interdiroit dans

un autre ; mais quoique pleines de belles

choses, ses lettres assez naturelles dans

la traduction, ne m´ en paroîtront pas

moins recherchées, dans l´ original.



p265





L´ antiquité ne nous a point transmis

de cours de morale aussi étendu que le

sien. Parmi quelques préceptes qui

répugnent à la nature, et dont la

pratique rigoureuse ajouteroit peut-être à la

misere de notre condition (conséquences

d´ une philosophie trop roide, du moins



p266





pour la généralité des hommes à qui elle

demandoit au-delà de ce qu´ elle espéroit en

obtenir), il y en a sans nombre avec

lesquels il est important de se familiariser,

qu´ il faut porter dans sa mémoire, graver

dans son coeur, comme autant de regles

inflexibles de sa conduite, sous peine de

manquer aux devoirs les plus sacrés, et

d´ arriver au malheur, le terme presque

nécessaire de l´ ignorance et de la méchanceté :

il faut les tenir d´ une bonne éducation,

ou les devoir à Séneque. Que ce

philosophe soit donc notre manuel assidu :

expliquons-le à nos enfants ; mais ne leur en

permettons la lecture que dans l´ âge mûr,

lorsqu´ un commerce habituel avec les

grands auteurs, tant anciens que modernes,

aura mis leur goût en sûreté. Sa maniere

est précise, vive, énergique, serrée ;

mais elle n´ est pas large. Ses imitateurs ne

s´ éleveront jamais à la hauteur de ses

beautés originales ; et il seroit à craindre que

les jeunes gens captivés par les défauts

séduisants de ce modele, n´ en devinssent



p267





que d´ insipides et ridicules copistes. C´ est

ainsi que je pensois de Séneque, dans un

temps où il me paroissoit plus essentiel de

bien dire que de bien faire ; d´ avoir du

style, que des moeurs, et de me conformer

aux préceptes de Quintilien, qu´ aux leçons

de la sagesse.

On verra, dans la suite de cet essai, aux

endroits où je me propose d´ examiner les

différents jugements qu´ on a portés de ses

ouvrages, l´ influence qu´ ont eue sur le

mien l´ expérience de la vie et la maturité

d´ un âge, où si l´ on m´ eut demandé,

que faites-vous, je n´ aurois pas répondu,

je lis les institutions de l´ art oratoire ; mais

j´ aurois dit avec Horace, je cherche

ce que c´ est que le vrai, l´ honnête, le

décent, et je suis tout entier à cette étude.

De combien de grandes et belles

pensées, d´ idées ingénieuses, et même bisarres,



p270





on dépouilleroit quelques-uns de nos

plus célebres ecrivains, si l´ on restituoit

à Plutarque, à Séneque, et à Montagne,

ce qu´ ils en ont pris sans les citer.



p273





J´ aime la franchise de ce dernier : " mon

livre, dit-il, est maçonné des dépouilles

des deux autres " . Je permets

d´ emprunter, mais non de voler ; moins

encore d´ injurier celui qu´ on a volé.

Lxiv je vais parler des ouvrages de

Séneque, sans prévention, et sans partialité :

usant avec lui d´ un privilege dont il

ne se départit avec aucun autre philosophe,

j´ oserai quelquefois le contredire.

Quoique l´ ordre selon lequel le traducteur en

a rangé les traités, ne soit pas celui de

leurs dates, je m´ y conformerai, parceque

je ne vois aucun avantage à m´ en éloigner.

Cette courte analyse achevera de dévoiler

le fond de l´ ame de Séneque, le secret de

sa vie privée, et les principes qui servoient

de base à sa philosophie spéculative et

pratique.

Je vais donc commercer par les lettres,

transportant dans l´ une ce qu´ il aura dit

dans une autre, généralisant ses maximes,

les restreignant, les commentant, les

appliquant à ma maniere, quelquefois les

confirmant, quelquefois les réfutant ; ici

présentant au censeur le philosophe

derriere lequel je me tiens caché ; là, faisant

le rÔle contraire, et m´ offrant à des fleches

qui ne blesseront que Séneque caché derriere moi.



p274





des lettres de Séneque.

Lxv les lettres de Séneque sont

adressées à Lucilius, son ami, et son

eleve dans la philosophie stoïcienne.

" Lucilius, je vous réclame : vous êtes

mon ouvrage " : ils étoient âgés tous les

deux : " nous ne sommes plus jeunes " . Lucilius,

né dans une condition médiocre,

s´ étoit élevé par son mérite au rang de

chevalier romain, et avoit obtenu la

place d´ intendant en Sicile.

La matiere traitée dans cette correspondance,

est très étendue : c´ est presque un

cours de morale complet. Je vais le suivre.

Mais pour m´ épargner à moi-même, et aux

autres, la sécheresse et le dégoût d´ une

table, j´ indiquerai, chemin faisant,

quelques-uns des traits qui m´ ont le plus

frappé, ce que je voudrois avoir recueilli de

ma lecture ; et sur-tout qu´ on ne se

persuade pas qu´ il n´ y ait rien à remarquer, à

apprendre, dans celles dont je n´ annoncerai

que le sujet.

La premiere est sur le temps : Séneque



p275





dit, et ne dit que trop vrai, " qu´ une partie

de la vie se passe à mal faire, etc. "

il traite dans la deuxieme des voyages,

et des lectures, autre sorte de voyage.

" ne pouvant lire autant de livres que

vous en pouvez acquérir, n´ en

acquerez qu´ autant que vous en pourrez

lire " .

C´ est là qu´ il dit d´ Epicure ; " je passe

dans le camp ennemi, en espion, mais

non en déserteur " .

Si vous avez à faire choix d´ un ami,

lisez la troisieme, où l´ on trouve entre autres

cette maxime de Pomponius.

" il y a des yeux tellement accoutumés

aux ténebres, qu´ ils voient trouble au

grand jour " .

La quatrieme vous affranchira des terreurs



p276





de la mort, et des sollicitudes de la vie.

" le tyran me fera conduire, où ? ...

où je vais. Etc. "

frappez à cette porte pour autrui : n´ y

frappez jamais pour vous.

Dans la cinquieme, sur la singularité, il

adresse à Lucilius des conseils, dont

quelques-uns d´ entre nous pourroient profiter.

" n´ allez pas, à l´ exemple de certains

philosophes, etc. "



p277





voulez-vous savoir ce que c´ est que la

véritable amitié ? Vous l´ apprendrez dans la

sixieme.

" combien d´ hommes, dit-il, ont plutÔt

manqué d´ amitié que d´ amis " ! ... le

contraire ne seroit-il pas aussi vrai ; et ne

pourroit-on pas dire ? Combien d´ hommes

ont plutÔt manqué d´ amis que d´ amitié !

Il conseille, lettre septieme, la fuite du

monde. " je ne rapporte jamais de la

société les moeurs que j´ y ai portées " .

Quel est celui d´ entre nous assez sage,

ou assez corrompu, qui n´ en puisse dire

autant ?



p278





Ici, il apostrophe les romains, il leur

reproche d´ enseigner la cruauté à leur

souverain qui ne sauroit l´ apprendre.

Séneque n´ avoit pas encore démêlé le caractere

de son eleve, et son commerce épistolaire

avec Lucilius, commença apparemment

pendant les cinq premieres années du regne

de Néron.

" la route du précepte est longue ;

celle de l´ exemple est courte. Les

disciples de Socrate et d´ Epicure

profiterent plus de leurs moeurs, que de leurs

discours " . Il résulte de cette maxime,

applicable sur-tout à l´ éducation des

enfants, qu´ il faut leur adresser rarement de

ces préceptes dont la vérité ne peut être

constatée que par une longue expérience :

mais parlez sensément ; agissez toujours

bien devant eux. C´ est ainsi que les

romains préparoient à la république des

magistrats, des guerriers et des orateurs.

Vous serez difficile sur la compagnie dans



p279





laquelle vous pourrez les admettre, si vous

pensez qu´ il y a tel mot, telle action,

capable de détruire le fruit de plusieurs années.

L´ activité du sage est le sujet de la

huitieme : dans la neuvieme, où il en

caractérise l´ amitié, il prétend qu´ on refait aussi

aisément un ami perdu, que Phidias une

statue brisée. Je n´ en crois rien. Quoi !

L´ homme à qui je confierai mes pensées les

plus secrettes ; qui me soutiendra dans les

pas glissants de la vie ; qui me fortifiera par

la sagesse de ses conseils et la continuité de

son exemple ; qui sera le dépositaire de

ma fortune, de ma liberté, de ma vie, de

mon honneur ; sur les moeurs duquel les

hommes seront autorisés à juger des

miennes ; je dis plus, l´ homme que je pourrai

interroger sans crainte, dont je ne

redouterai point la confidence, dont j´ oserai

éclairer le fond de la caverne, sans sentir

vaciller le flambeau dans ma main ; cet

homme se refait en un jour, en un mois,

en un an ! Hé ! Malheureusement la durée

de la vie y suffit à peine ; et c´ est un fait



p280





bien connu des vieillards, qui aiment

mieux rester seuls, que de s´ occuper à

retrouver un ami.

Lorsque notre philosophe se demande

à lui-même, quel est son but en prenant

un ami ; et qu´ il se répond : " d´ avoir

quelqu´ un pour qui mourir, qui

accompagner en exil, qui sauver aux dépens

de mes jours " ; il est grand, il est

sublime ; mais il a changé d´ avis.

Lorsque, comparant l´ amour à l´ amitié,

il ajoute que l´ amour est presque la folie de

l´ amitié , il est délicat.

Lorsqu´ il répond à la question, quelle

sera la vie du sage sur une plage

déserte, dans le fond d´ un cachot, celle de

Jupiter dans la dissolution des mondes, il

montre l´ ame la plus forte. De pareilles

idées ne viennent qu´ à des hommes d´ une

trempe rare.

Lxvi il traite, dans la dixieme,

de la solitude.

" Cratès disoit à un jeune homme : que

fais-tu là seul ? Etc. "



p281





dans la onzieme, des avantages de la

vieillesse ; de la mort, et du suicide.

La maniere dont les habitants de sa

campagne, son fermier, son jardinier, ses

arbres, ses charmilles, lui rappellent son

grand âge, est charmante... " qu´ est-ce

que cet homme qu´ on a posté-là, etc. "

dans la douzieme, des effets de la philosophie

sur les défauts et sur les vices.



p282





Dans la treizieme, du courage que donne

la vertu, et du dessouci de l´ avenir.

" le sage qui craint l´ opinion, ressemble

à un général qui s´ ébranle à la vue

d´ un nuage de poussiere élevé par un troupeau " .

Dans la quatorzieme, des soins du corps.

" donnons-lui des soins, etc. "

maxime pusillanime : c´ est le condamner à taire la

vérité.

On dit, vivre d´ abord, ensuite philosopher : ...

c´ est le peuple qui parle ainsi :



p283





mais le sage dit, philosopher d´ abord, et

vivre ensuite, si l´ on peut : ou aimer la

vertu avant la vie.

" il y a trois passions qu´ il ne faut point

exciter, la haine, l´ envie, le mépris...

cela est plus digne du moine de Rabelais,

que du stoïcien Séneque. C´ est vous,

Séneque, qui m´ avez appris à vous répondre :

il y a des hommes dont il est glorieux

d´ être haï : le tourment de l´ envie est

toujours un éloge : le mépris n´ est souvent

qu´ une affectation... " craignons l´ admiration " ... et

pourquoi ? Faisons tout ce qui peut en mériter.

Il s´ entretient avec son ami, lettres 15,

16, 17, 18, 19, des exercices du corps,

de l´ utilité de la philosophie, de la richesse,

de la pauvreté, des persécutions, de la

calomnie ; qu´ il faut embrasser la philosophie

sans délai ; des amusements du sage,

de la colere, des passions, des vices, des

vertus, des avantages du repos, de la

société, des fonctions publiques, du bonheur,

du malheur.



p284





Les préceptes de Séneque sont austeres,

mais l´ expérience journaliere et l´ usage du

monde en confirment la vérité : on ne les

conteste que par vanité, ou par foiblesse.

C´ est dans sa vingtieme lettre qu´ il dit aux

grands, aux gens en place, un mot

simple, mais qu´ ils devroient avoir sans cesse

à la bouche, s´ ils sentoient vivement les

inconvénients de leur élévation : " quand

viendra le jour heureux, où l´ on ne

me mentira plus " !

Je ne relis point les ouvrages de Séneque,

sans m´ appercevoir que je ne les ai

point encore assez lus.

Quel est l´ objet de la philosophie ? C´ est

de lier les hommes par un commerce

d´ idées, et par l´ exercice d´ une bienfaisance

mutuelle.

La philosophie nous ordonne-t-elle de

nous tourmenter ? Non.

Dans la lettre huitieme, sur l´ activité du

sage, il parle de drames mixtes, dont le

ton est grave, et le genre moyen entre la

comédie et la tragédie. Ce genre eut-il



p285





aussi des détracteurs chez les anciens ? Il

ne le dit pas.

Lxvii selon lui, lettre quatorzieme,

la philosophie est une espece de sacerdoce etc.

Non, non, Suilius, Aristophanes modernes,

jamais la dépravation ne sera assez

générale, assez durable, assez puissante,

ou la ligue de l´ ignorance et du vice,

contre la science et la vertu, assez forte, pour

empêcher la philosophie d´ être vénérable

et sacrée.

Ne nous engageons point dans des querelles.

Méprisons les propos de l´ impudent,

soyons convaincus qu´ il n´ y a que des

hommes abjects qui osent nous insulter. Ne

soyons pas plus offensés de leurs injures,

que nous ne serions flattés de leur éloge ;

abandonnons le pervers à sa honte secrette... "

est-ce qu´ il en éprouve " ? ... je

le crois depuis qu´ un de ces infâmes salariés



p286





des grands pour déchirer les gens de

bien, a dit d´ une satyre de commande,

qu´ il n´ étoit pas bien sûr d´ être content de

l´ avoir faite. Un des châtiments de la folie,

est de se déplaire à elle-même.

L´ ouvrage de Séneque est un champ où

l´ on trouve toujours à glaner. Je vois que

dans l´ opulence il s´ exerçoit à la pauvreté :

au milieu des richesses, il se rit de la peine

inutile que la fortune s´ est donnée.

Il dit, lettre vingt-une, à propos de la

vraie gloire du sage : " en vain Atticus



p288





auroit eu pour gendre Agrippa, etc. "

puis s´ arrêtant à la porte des jardins de ce

philosophe, il y grave une inscription qui

atteste l´ austérité de l´ un et l´ impartialité de

l´ autre. La voici :

" passant, tu peux t´ arrêter ici, etc. "

c´ est ainsi que Séneque pensoit de ce

philosophe, si mal connu, et tant calomnié.

On ne s´ est pas acharné avec moins de

fureur sur la doctrine d´ Epicure, que sur

les moeurs de Séneque.

Je lis dans un auteur moderne :



p289





on oppose Séneque, comme un bouclier

impénétrable, etc. "

lorsque Zéneque fait l´ éloge d´ Epicure,

il ne décrie point Zénon, non plus qu´ il

ne préconise celui-ci, lorsqu´ il attaque

le premier. C´ est un juge impartial, qui

pese ce que chaque secte enseigne de

contraire ou de conforme à la vérité, et qui

s´ en explique avec franchise. Si les talents

sublimes et les vertus transcendantes de

l´ académicien des inscriptions, qui a

enrichi l´ histoire critique de la philosophie,

de son examen de la vie et de la doctrine

d´ Epicure, ne m´ étoient parfaitement

connus, je penserois qu´ un auteur qui se sert



p290





de l´ éloge de l´ une des ecoles pour les

rendre toutes deux suspectes, est un

mauvais logicien, s´ il pense ce qu´ il écrit, ou

un dangereux hypocrite, s´ il écrit ce qu´ il

ne pense pas.

Un littérateur du jour auroit-il la vanité

de se croire mieux instruit des sentiments

d´ Epicure, dont les ouvrages nous

manquent, qu´ un ancien philosophe, qu´ un

Séneque, qui les avoit sous ses yeux.

Qu´ Epicure et Zénon se soient accordés

l´ un et l´ autre à regarder la vertu comme

le plus essentiel de tous les biens, et qu´ ils

en aient eu les mêmes idées : que

s´ enfuit-il ? Que l´ epicurien n´ en étoit pas moins

dissolu, et que le stoïcien en étoit

peut-être moins sage ? Voilà une étrange

conclusion.

Hé ! C´ est bien assez de condamner Epicure,

sans lui associer aussi lestement le

philosophe Séneque, son apologiste ;

Séneque, que S JérÔme, qui n´ étoit pas le

plus tolérant des peres de l´ eglise, loue

pour la pureté de sa morale, la sainteté



p291





de sa vie, et qu´ il a inscrit dans le

catalogue des auteurs sacrés.

Séneque ne ferme presque pas une de

ses lettres, sans la sceller de quelques

maximes d´ Epicure ; et ces maximes sont

toujours d´ un grand sens et d´ une sagesse

merveilleuse : quelle honte pour le

zénonisme !

Lxviii c´ est dans la vingt-deuxieme lettre

sur les conseils et sur les affaires, que

Séneque dit, des goûts passagers de l´ ambition :

" c´ est un amant qui querelle avec

sa maîtresse ; n´ allez pas prendre un moment

d´ humeur pour une rupture " .

Croit-on que cette pensée déparât celles de

la Rochefoucault ? Il ajoute : " nous

mourons plus mauvais que nous ne naissons.

Je t´ avois engendré, nous dit la nature,



p292





sans desirs, sans crainte, sans superstition,

sans perfidie, sans vice. " ... cela

est-il bien vrai ? ... " retourne comme

tu es venu, la vie nous corrompt. "

en parcourant les lettres 23 et 24, sur la

philosophie, source des vrais plaisirs, sur le

passé, le présent, le futur, les craintes de

l´ avenir, les terreurs de la mort ; je me suis

rappellé l´ endroit où Horace recommande

au poète la lecture des feuillets de

Socrate : on pourroit lui dire avec plus de

raison encore, (...). Si tu crains d´ être un poète

exangue, un diseur de puérilités sonores ;

si tu veux connoître les vices, les vertus,

les passions, les devoirs de l´ homme dans

toutes les conditions et les circonstances,

lis Séneque.

Il s´ occupe, lettre 25, des dangers de la

solitude : si l´ homme se retire dans la forêt

par vanité ou par misanthropie, s´ il y porte

une ame pleine de fiel, il ne tardera pas à

y devenir une bête féroce : celui dont il y

prendra conseil, est un méchant qui

achevera de le pervertir.



p293





Il écrit, lettres 26, 27, 28 et 29, des

avantages de la vieillesse, de la vertu, du

vrai bonheur, des voyages, des conseils

indiscrets. On voit dans cette derniere, qu´ il

y avoit aussi à Rome des hommes pervers

qu´ on se plaisoit à associer aux philosophes

en général, dans le dessein cruel de souiller

la pureté des uns par la turpitude des

autres. Ce fait me rappelle l´ auteur de

l´ anti-Séneque , et la constante affectation

des ennemis de la philosophie à le citer

parmi les hommes sages et éclairés, dont

la vie se passe à chercher la vérité et à

pratiquer la vertu. Si ces calomniateurs des

gens de bien n´ étoient pas étrangers à tout

sentiment honnête, ils rougiroient de

placer ce nom justement décrié, à cÔté des

noms les plus respectables et les plus

respectés.

La Mettrie est un ecrivain sans

jugement, qui a parlé de la doctrine de Séneque

sans la connoître ; qui lui a supposé toute

l´ âpreté du stoïcisme, ce qui est faux ; qui



p294





n´ a pas écrit une seule bonne ligne dans

son traité du bonheur, qu´ il ne l´ ait, ou

prise dans notre philosophe, ou

rencontrée par hasard, ce qui n´ est et ne

pouvoit malheureusement être que très rare ;

qui confond par-tout les peines du sage,

avec les tourments du méchant, les

inconvénients légers de la science, avec les

suites funestes de l´ ignorance ; dont on

reconnoit la frivolité de l´ esprit dans ce qu´ il

dit, et la corruption du coeur dans ce qu´ il

n´ ose dire ; qui prononce ici que l´ homme

est pervers par sa nature, et qui fait

ailleurs, de la nature des êtres, la regle de

leurs devoirs et la source de leur félicité ;

qui semble s´ occuper à tranquilliser le scélérat

dans le crime, le corrompu dans ses

vices ; dont les sophismes grossiers, mais

dangereux par la gaieté dont il les

assaisonne, décelent un ecrivain qui n´ a pas les

premieres idées des vrais fondements de la

morale, de cet arbre immense, dont la

tête touche aux cieux et les racines pénétrent



p295





jusqu´ aux enfers, où tout est lié, où

la pudeur, la politesse, la décence, les

vertus les plus légeres, s´ il en est de telles,

sont attachées comme la feuille au rameau

qu´ on deshonore en l´ en dépouillant ;

dont le cahos de raison et d´ extravagance

ne peut être regardé sans dégoût, que par

ces lecteurs futiles qui confondent la

plaisanterie avec l´ évidence, et à qui l´ on a

tout prouvé, quand on les a fait rire ; dont

les principes, poussés jusqu´ à leurs

dernieres conséquences, renverseroient la

législation, dispenseroient les parents de

l´ éducation de leurs enfants, renfermeroient

aux petites-maisons l´ homme courageux

qui lutte sottement contre ses penchants

déréglés, assureroient l´ immortalité au

méchant qui s´ abandonneroit sans remords

aux siens ; et dont la tête est si troublée,

et les idées sont à tel point décousues, que

dans la même page, une assertion sensée

est heurtée par une assertion folle, et une

assertion folle, par une assertion sensée ;



p296





ensorte qu´ il est aussi facile de le défendre,

que de l´ attaquer.

Lxix dans la même lettre, Séneque

cite un beau mot d´ Epicure sur les

jugements populaires. " jamais je n´ ai voulu

plaire au peuple : ce que je sais, n´ est

pas de son goût ; et ce qui seroit de son

goût, je ne le sais pas " .

La contrainte des gouvernements despotiques

rétrécit l´ esprit, sans qu´ on s´ en

apperçoive ; machinalement on s´ interdit

une certaine classe d´ idées fortes, comme

on s´ éloigne d´ un obstacle qui nous

blesseroit ; et lorsqu´ on est accoutumé à cette

marche pusillanime et circonspecte, on

revient difficilement à une marche

audacieuse et franche. On ne pense, on ne

parle avec force que du fond de son tombeau :



p297





c´ est là qu´ il faut se placer ; c´ est

delà qu´ il faut s´ adresser aux hommes. Celui

qui conseilla au philosophe de laisser un

testament de mort, eut une idée

utile et grande. Je souhaite pour le

progrès des sciences, qu´ il nous fasse

attendre le sien long-temps.

Lisez la lettre 30, de la mort, et de la

nécessité de l´ attendre de pied ferme ; et

vous me direz ensuite ce qu´ il y a de nouveau

sur ce sujet dans nos ecrivains modernes.

Quoi de plus délicat que ce mot ?

" l´ ame s´ échappe du vieillard, sans

effort ; elle est sur le bord de sa levre " .

Quoi de plus sensé que ce qui suit ?

" qu´ est-ce que ces noms d´ empereur, de

sénateur, de questeur, de chevalier,

d´ affranchi, d´ esclave " , ou en style

moderne, de rois, de grands, de nobles,

de roturiers, de paysans ? Ce que



p298





c´ est, répond-il, lettre 31 ? " des titres

inventés pour enorgueillir les uns, et

dégrader les autres. N´ avons-nous pas

tous le ciel au dessus de nos têtes " .

Il vous exhortera à la philosophie,

lettre 32 : il vous dira, lettre 33, que dans

un ouvrage de l´ art, il faut que la beauté

de l´ ensemble fixant le premier coup d´ oeil,

on n´ apperçoive pas les détails ; et que,

dans un ouvrage de philosophie ou de

littérature, les beaux vers, les sentences,

sont les dernieres choses à louer.

Il encourage Lucilius à l´ étude de la

philosophie, lettre 34, et le félicite sur ses

progrès. Il prouve, lettre 35, qu´ il ne peut

y avoir d´ amitié qu´ entre les gens de bien.

La mort d´ un ami ravit à l´ homme

vertueux, un témoin de ses vertus ; au

méchant, un complice, peut-être indiscret,

de ses crimes. Les avantages du repos, les

voeux du vulgaire, le mépris de la mort,

texte auquel il ne se lasse point de revenir ;

le courage que donne la philosophie, les

dangers de la prospérité, l´ éloquence qui



p299





convient au sage, la voix de la divinité

qui est en nous, ou la conscience, la

rareté des gens de bien, l´ occupent depuis la

lettre 36, jusqu´ à la 42 e.

Il dit à Lucilius, lettre 36 : " on blâme

votre ami d´ avoir embrassé le repos, etc. "

pour lui peut-être ? Mais pour la société ?

Il y a dans le stoïcisme un esprit monacal

qui me déplaît ; c´ est cependant une

philosophie à porter à la cour, près des

grands, dans l´ exercice des fonctions publiques,

ou c´ est une voix perdue qui crie

dans le désert. J´ aime le sage en évidence,

comme l´ athlete sur l´ arene : l´ homme

fort ne se reconnoît que dans les occasions

où il y a de la force à montrer. Ce célebre

danseur qui déployoit ses membres sur la

scene, avec tant de légéreté, de noblesse



p300





et de graces, n´ étoit dans la rue qu´ un

homme dont vous n´ eussiez jamais deviné

le rare talent.

Il dit, lettre 41, " dans le sein de

l´ homme vertueux, j´ ignore quel dieu,

mais il habite un dieu " ... belle idée !

Séneque pouvoit ajouter : et dans le sein

du méchant, j´ ignore quel démon, mais

il habite un démon.

Lettre 42, qu´ est-ce que l´ homme

léger : " c´ est un oiseau que vous ne tenez

que par l´ aile ; au premier instant il

vous échappera, et ne vous laissera dans

la main qu´ une plume " .

Je trouve, lettre 43, sur la vie cachée :

que ce fut moins l´ orgueil, que la honte,

qui créa les portiers chez les romains. De

la maniere dont on vivoit, entrer dans

une maison sans se faire annoncer,

c´ étoit prendre le maître ou la maîtresse en

flagrant délit.

Lettre 44, la philosophie est la vraie

noblesse : nul n´ a vécu pour la gloire

d´ autrui.



p301





Lettre 45, les chicanes futiles de la

dialectique seront méprisées de tout bon

esprit ; n´ en déplaise, dit Séneque, à nos

stoïciens, que j´ approuve ou blâme à mon

gré, " parceque je ne m´ asservis à aucun

maître, que je ne porte la livrée de

personne, et qu´ en respectant les sentiments

des grands hommes, je ne

renonce pas au mien " .

Même cause, même effet. Celui qui

connoîtra l´ esprit du stoïcisme, ne sera

point étonné qu´ un amalgame de philosophie

et de théologie, ait fait, des disciples

de Zénon, des moulins à sophismes et

des bluteurs de mots.

Lettre 46, il fait l´ éloge d´ un ouvrage

de Lucilius.

Il dénombre, lettre 47, la multitude des

esclaves. " c´ est un consulaire subjugué

par sa vieille femme ; etc. "



p302





il n´ y a point de cour où l´ on n´ eût besoin

d´ un officier, dont la fonction fût de se

trouver tous les matins au chevet du monarque,

et de lui citer cette maxime commune.

Après avoir exposé, lettre 48, les

devoirs de l´ amitié, et traité, lettre 49, de la

mort et de la briéveté de la vie, il tombe

sans ménagement sur les puérilités de la

dialectique de son ecole. " aujourd´ hui,

dit-il, la rapidité du temps me

confond, etc. "



p303





cette sentence austere de Séneque, brûle

quelque milliers de volumes ?

Est-elle juste ? Ne l´ est-elle pas ?

Et faudroit-il en effet dédaigner toute

étude qui n´ auroit pas un rapport immédiat

avec la connoissance des devoirs, et

la pratique des vertus ?

Lxx je vais passer rapidement sur

les lettres qui suivent ; on formeroit un

volume de ce qu´ elles offrent de remarquable.



p304





L´ éloge de Lucilius ; la description des

bains de baies ; les différentes classes de

sages ; que peu d´ hommes connoissent

leurs défauts ; les infirmités auxquelles

notre philosophe étoit sujet ; la maison de

Vatia, à l´ entrée de laquelle on auroit pu

graver comme au fronton de la plupart

de nos palais, ci-gît le bonheur ; son

séjour à Baies ; la possibilité de méditer,

d´ étudier, d´ écrire au milieu du tumulte ;

du premier mouvement dans la

passion ; de la division des êtres, selon Platon ;

de la disette de la langue latine ; de la

différence de la joie et de la volupté ; de

l´ objet méprisable des voeux et des prieres

du vulgaire ; de la soumission du sage à la

nécessité : " la nécessité n´ est que pour

le rébelle ; le sage n´ obéit point au

destin, ils veulent tous deux " : voilà ce

qui remplit l´ espace de la quarante-neuvieme

lettre à la soixante-deuxieme, où

notre philosophe se reproche d´ avoir

pleuré sans mesure la perte de son ami

Sérenus ; et nous dit, " vous avez inhumé



p305





votre ami ; etc. " cela est-il

vrai ? Il m´ a semblé qu´ on l´ admiroit,

qu´ on la louoit, et qu´ on la fuyoit.

Quoi ! L´ on se moque d´ un époux, d´ un

amant, d´ un fils, inconsolable de la mort

de sa femme, de sa maîtresse, de son

pere, de son ami. Il n´ en est rien ; et

pour répondre à Séneque dans sa maniere,

je lui dirai : " nous sommes touchés de

tout ce qui nous promet des regrets

éternels. Etc. "



p306





Séneque prétend, lettre 50, que le

vice est dans l´ ame une plante étrangere ;

que la vertu s´ y trouve dans son terrein,

et qu´ elle s´ y enracine de plus en plus,



p307





parcequ´ elle est dans l´ ordre de la nature,

dont le vice est l´ ennemi... cela

est-il bien vrai ? Pourquoi donc tant de

vicieux, si peu de vertueux, au milieu de

tant de prédicateurs de vertu ? Pourquoi

tant de besoin et si peu de succès de

l´ éducation dans la jeunesse ? Tant de conseils

et si peu de fruit dans l´ adolescence et dans

l´ âge viril ? Tant de fous dans la vieillesse ?

Tant d´ indocilité dans l´ esprit, au milieu de

la ruine des sens ? La passion parle

toujours la premiere, et la raison se tait, ou

ne parle que tard et à voix basse. Séneque

ne se contredit-il pas, lorsqu´ il reproche à

Apicius d´ inviter à la débauche une jeunesse

portée au mal, même sans exemple ?

Il raconte au même endroit une petite

anecdote domestique. Il garda la folle de

sa femme, comme une des charges de sa

succession. " j´ ai peu de goût, dit-il, pour

ces especes de monstres ; etc. "



p308





Séneque étoit si foible, si glacé, qu´ il

nous dit, lettre 57, qu´ il passoit presque

l´ hiver entier entre des couvertures.

On voit, lettre 58, que la langue latine

s´ étoit appauvrie, comme la nÔtre, en se

polissant : effet de l´ ignorance et d´ une

fausse délicatesse ; de l´ ignorance, qui laisse

tomber en désuétude des mots utiles ; d´ une

fausse délicatesse, qui proscrit ceux qui

blessent l´ oreille ou gênent la prononciation.

Des expressions d´ Ennius et d´ Attius

étoient surannées, comme plusieurs de

Rabelais, de Montagne, de Malherbe et

de Regnier. Au tems de Séneque, Virgile

commençoit à vieillir. Comme de toutes

les machines, il n´ y en a aucune qui

travaille autant que la langue, aucune d´ aussi

orgueilleuse et d´ aussi passive que l´ oreille ;

l´ une et l´ autre tendent à se délivrer du

malaise le plus léger, mais le plus continu.



p309





Lxxi il dit sur la vieillesse etc. :

et j´ ajouterai, à quoi

bon rester, quand on n´ est plus propre

qu´ à corrompre le bonheur, à troubler les

devoirs et à empoisonner les jours de ceux

que la reconnoissance et la tendresse

attachent à nos cÔtés : n´ attendons pas qu´ ils

nous donnent congé ; nous avons vécu,

permettons leur de vivre. Et ne craignons pas

que ce conseil soit funeste aux vieillards ;

ils ont tous la peur de mourir : la vie n´ est

vraiment dédaignée que par ceux qui

peuvent se la promettre longue ; ils ne la

connoissent pas, comment y attacheroient-ils

de l´ importance ou du mépris ; ils vivent,

comme ils font tout le reste, sans y penser.



p310





Séneque dit lettre 60, " l´ enfant croît

au milieu de la malédiction de ses

parents " : et si l´ on réfléchit aux actions

dont il est témoin, aux propos qu´ il

entend dans le foyer paternel, on ne

trouvera pas l´ expression exagérée.

" lettre 63, de toutes ces femmes

tendres qu´ on a eu tant de peine à retirer

du bucher, à séparer du cadavre de leurs

époux, citez-m´ en une qui ait eu des larmes

pour un mois " .

Lettre 64, où il traite de la vénération

pour les anciens philosophes ; " tous,

dit-il, ne sont pas dignes d´ applaudir au

philosophe " . Quelle douceur trouveroit-il

à l´ éloge de celui dont le blâme ne

le touche pas ? On n´ ambitionne la louange

que de celui dont on craindroit le

reproche. " Fabianus parloit en public ; mais

on l´ écoutoit avec décence : etc. "



p311





je crains que ces distinctions

ne soient plus subtiles que solides.

Au théatre, les spectateurs, dans l´ ecole,

le disciple, ne rompent le silence, que

parcequ´ ils ne peuvent plus le garder. L´ enthousiasme

est le même, et ce n´ est pas à

l´ homme, c´ est à la chose, grande,

honnête, que le premier applaudissement est

adressé... " le philosophe a beaucoup

perdu à s´ être trop familiarisé " ... je

n´ en crois rien... " il lui faudroit un

sanctuaire au lieu d´ une place " ... l´ endroit

où il s´ explique dignement, est toujours un

sanctuaire... " il faut à la philosophie des

prêtres, et non des courtiers " ... je

ne lui veux ni les uns, ni les autres.

Il expose, lettre 65, les opinions de

Platon, d´ Aristote et des stoïciens, sur le



p312





monde : on voit ici que le systême

de l´ optimisme n´ est pas d´ hier, et que

celui des indiscernables fut connu dès le

temps du proverbe, qu´ on ne se baigne

pas deux fois dans le même fleuve, et que

l´ homme et le fleuve ont changé.

La lettre 66, sur l´ égalité des biens et

des maux, n´ est qu´ un tissu de sophismes.

Il traite, lettre 67, du bon ; et lettre

68, du repos du sage qu´ il arrache de ce

recoin du globe pour le lancer dans les

plaines de l´ immensité. Je consens qu´ il y

fasse un tour, mais je ne veux pas qu´ il y

séjourne : s´ expatrier ainsi, ce seroit n´ être

ni parent, ni ami, ni citoyen... " le stoïcien

voit du haut des cieux, combien

c´ est un siege bas qu´ un tribunal, une

chaise curule " ... de dessus une chaise

curule, un tribunal, on voit combien

c´ est un rÔle insensé que de se perdre dans



p313





les nues : vues monastiques et anti-sociales.

J´ aime mieux ce qui suit.

" c´ est une puérilité que de se retirer de

la foule, pour l´ appeller : c´ est appeller

la foule, que de faire de sa retraite la

nouvelle publique " . C´ est une sotte

vanité, que de s´ affliger ou de s´ offenser quand

elle ne vient pas : c´ est ajouter à l´ éclat, que

de la repousser quand elle vient. Et qu´ importe

qu´ on parle ou qu´ on se taise de

vous, pourvu que vous vous retiriez à

temps ! Le malade craint-il ou souhaite-t-il

qu´ on dise qu´ il s´ est mis au lit ?

" attaquer ses vices, etc. "

ici, Séneque ne permet au sage de se

mêler de l´ administration publique, ni

dans toutes les contrées, ni en tout temps,

ni pour toujours.

Il me semble que je l´ entends s´ adresser



p314





en ces termes au candidat qui le consulte :

vous présumez trop de votre amour pour

le bien ; votre santé délicate ne suffira pas

à la fatigue de votre place ; vous êtes d´ un

caractere trop foible ou trop roide ; colere et

caustique, vous ne sympathiserez pas avec

les habitants de la cour. Vous allez vous

précipiter dans un cahos d´ affaires, d´ où

ni votre zele, ni vos talents supérieurs,

ni vos veilles, ne vous tireront pas. Vous

serez desservi par ceux mêmes qui vous

appellent à l´ administration ; vos projets les

plus sages seront, ou rejettés par l´ envie,

ou écrasés par l´ intérêt personnel ou par

la haine : il viendra un moment où vous

ne saurez ni comment rester, ni comment

sortir. Préférez le repos ; vivez avec vos

amis et avec vos livres : dans les temps de

peste, on se renferme.

L´ homme d´ etat qui craint de perdre sa

place, n´ osera jamais de grandes choses ;

son oreille toujours ouverte aux sollicitations

des hommes puissants, est toujours

fermée aux plaintes du peuple. Il faut qu´ il



p315





sache attendre sa disgrace, sans pâlir ;

l´ apprendre, sans murmurer : il faut qu´ il

dise : " mon maître avoit un bon serviteur ;

il n´ en veut plus, tant pis pour

lui : il seroit bien singulier que Ménès

pût se passer de Diogene, et que Diogene

ne pût se passer de Ménès " . Il est

des circonstances où les hommes revêtus

des premieres places, ne sont pas élevés :

ils sont en l´ air.

Lxxii la lettre 69, est de l´ inconvénient

des fréquents voyages.

La lettre 70, du suicide.

Voici les causes principales du suicide. Si

les opérations du gouvernement précipitent

dans une misere subite un grand nombre

de sujets, attendez-vous à des suicides. On

se defera fréquemment de la vie, par-tout

où l´ abus des jouissances conduit à

l´ ennui, par-tout où le luxe et les mauvaises

moeurs nationnales rendent le travail plus

effrayant que la mort, par-tout où des

superstitions lugubres et un climat triste

concourront à produire et à entretenir la mélancolie,



p316





par-tout où des opinions moitié

philosophiques, moitié théologiques,

inspireront un égal mépris de la vie et de la

mort.

Les stoïciens pensoient que la notion

générale de bienfaiteur ne nous faisant

point un devoir de garder un présent que

nous n´ avons pas sollicité et qui nous gêne,

soit que la vie fût un bien ou fût un mal,

la doctrine du suicide n´ étoit nullement

incompatible avec l´ existence des dieux.

Ils alloient plus loin ; le suicide que la loi

civile et la loi religieuse proscrivent

également, est un des points fondamentaux

de la secte : selon cette ecole, " le sage ne

vit qu´ autant qu´ il doit, non autant qu´ il

le pourroit : le bonheur n´ est pas de

vivre ; mais le devoir, mais le bonheur,

est de bien vivre " .

Les opinions tombent ou se propagent,

selon les circonstances ; et quelles circonstances



p317





plus favorables à la doctrine du suicide,

que celles où un geste, un mot, une

médisance, une calomnie, le ressentiment

d´ une femme, la haine d´ un affranchi,

une grande fortune, la délation d´ un

esclave mécontent ou corrompu, la jalousie,

la cupidité, l´ ombrage d´ un tyran, vous

envoyoient au supplice dans le moment le

plus inattendu. C´ est alors qu´ il faut dire

aux hommes : " mourir plutÔt ou plus tard

n´ est rien : etc. "



p320





les hommes ne se considerent pas assez

comme dépositaires du bonheur, même

de l´ honneur, de ceux auxquels ils sont

attachés par les liens du sang, de l´ amitié,

de la confraternité. La honte d´ une action

rejaillit sur les parents ; les amis sont au

moins accusés d´ un mauvais choix ; un

corps, une secte entiere est calomnié. Il

est rare qu´ on ne fasse du mal qu´ à soi.

En lisant Séneque, on se demande

plusieurs fois, pourquoi les romains se

donnoient la mort ? Pourquoi les femmes

romaines la recevoient avec une tranquillité,

un sens froid tout voisin de l´ indifférence ?

Les combats sanglants du cirque où ils

voyoient mourir si fréquemment, avoient-ils

rendu leur ame féroce ? Le mépris de la

vie s´ élevoit-il sur les ruines du sentiment de

l´ humanité ? Revenoient-ils du spectacle,

convaincus que la douleur de ce passage qui

nous effraye, est bien peu de chose,

puisqu´ elle ne suffisoit pas pour Ôter aux

gladiateurs la force de tomber avec grace, et

d´ expirer selon les loix de la gymnastique ?

Ce n´ étoit ni par dégoût, ni par ennui,

que les anciens se donnoient la mort ; c´ est



p321





qu´ ils la craignoient moins que nous, et

qu´ ils faisoient moins de cas de la vie. Le

dialogue suivant n´ auroit point eu lieu

entre deux romains.

" voyez-vous cet endroit ? Etc. "

dans un autre moment, vous l´ auriez

trouvée trop chaude ; celui qui tâte l´ eau, ne

s´ y jette pas.

Lxxiii les conseils, le courage

philosophique, sont les deux sujets de la

soixante-onzieme lettre. Rien de plus grand

et de plus beau, que la peinture du

courage philosophique... elevez votre

ame, mon cher Lucilius ; renoncez à

des recherches frivoles, à une philosophie

minutieuse, qui rétrécit le génie.

" il n´ y a point de vent favorable



p322





pour qui ne sait pas dans quel port il

veut entrer " ... cela est vrai : mais la

maxime contraire ne l´ est-elle pas

également, et le stoïcien ne pouvoit-il pas

dire ? Il n´ y a point de vent contraire pour

celui à qui tout port convient, et qui se

trouve aussi bien dans la tempête que dans

le calme.

Il prouve, lettre soixante-douze, que

la sagesse ne souffre point de délai ; et lettre

70 e, que le philosophe n´ est point un

séditieux, un mauvais citoyen.

Et comment pourroit-on être de bonne

foi, et regarder le philosophe comme un

ennemi de l´ etat et des loix, le détracteur

des magistrats et de ceux qui président à

l´ administration publique ? Qui est-ce qui

leur doit autant que lui ? Sont-ce des

courtisans, placés au centre du tourbillon,

avides d´ honneurs et de richesses ; pour

qui le prince fait tout, sans jamais avoir

fait assez ; dont la cupidité s´ accroît à

mesure qu´ on leur accorde ? Des hommes que

sa munificence ne sauroit assouvir, quelqu´ étendue



p323





qu´ elle soit, l´ aimeroient-ils

aussi sincerement que celui qui tient de son

autorité une sécurité essentielle à la

recherche de la vérité, un repos nécessaire

à l´ exercice de son génie ?

Le magistrat rend la justice ; le philosophe

apprend au magistrat ce que c´ est

que le juste et l´ injuste. Le militaire

défend la patrie ; le philosophe apprend au

militaire ce que c´ est qu´ une patrie. Le

prêtre recommande au peuple l´ amour et le

respect pour les dieux ; le philosophe

apprend au prêtre ce que c´ est que les dieux.

Le souverain commande à tous ; le philosophe

apprend au souverain quelle est

l´ origine et la limite de son autorité.

Chaque homme a des devoirs à remplir dans

sa famille et dans la société ; le philosophe

apprend à chacun, quels sont ces devoirs ?

L´ homme est exposé à l´ infortune et à la

douleur ; le philosophe apprend à l´ homme

à souffrir.

Si l´ on attenta quelquefois à la vie du

prince, fut-ce le philosophe ? Si l´ on écrivit



p324





contre lui un libelle, fut-ce le philosophe ?

Si l´ on prêcha des maximes séditieuses, fut-ce

dans son école ? A-t-il été le précepteur

de Ravaillac ou de Jean Chatel ? C´ est le

philosophe qui sent un bienfait, c´ est lui

qui est prompt à le reconnoître, et à s´ en

acquitter par son aveu.

Ce sujet mériteroit bien d´ être traité de

nos jours. La question se réduiroit à savoir :

s´ il est licite, ou non, de s´ expliquer

librement sur la religion, le gouvernement et

les moeurs.

Il me semble que si, jusqu´ à ce jour, l´ on

eût gardé le silence sur la religion, les

peuples seroient encore plongés dans les

superstitions les plus grossieres et les plus

dangereuses. Si la république avoit le même

droit au tems de l´ idolâtrie, nous serions

encore idolâtres : on fit boire la ciguë à

Socrate, sans injustice ; les Nérons et les



p325





Dioclétiens ne furent point d´ atroces

persécuteurs.

Il me semble que si, jusqu´ à ce jour, l´ on

eût gardé le silence sur le gouvernement,

nous gémirions encore sous les entraves du

gouvernement féodal : l´ espece humaine

seroit divisée en un petit nombre de

maîtres, et une multitude d´ esclaves : ou nous

n´ aurions point de loix, ou nous n´ en

aurions que de mauvaises ; Sidney n´ eut point

écrit, Locke n´ eut point écrit, Montesquieu

n´ eut point écrit ; et il faudroit compter



p326





au nombre des mauvais citoyens, ceux qui

se sont occupés avec le plus de succès de

l´ objet le plus important au bonheur des

sociétés et à la splendeur des etats.

Il me semble enfin que si jusqu´ à ce jour

on eût gardé le silence sur les moeurs, nous

en serions encore à savoir ce que c´ est que

la vertu, ce que c´ est que le vice. Interdire

toutes ces discussions, les seules qui soient

dignes d´ occuper un bon esprit, c´ est

éterniser le regne de l´ ignorance et de la

barbarie.

Séneque démontre, lettre 74 e, qu´ il n´ y

a de bon que ce qui est honnête ; et lettre

75, que la philosophie n´ est point une

science de mots. " en quoi, dit-il, consiste

la liberté du sage ? à ne craindre ni les

hommes ni les dieux. "

on est philosophe ou stoïcien dans

toute la rigueur du terme, lorsqu´ on sait

dire, comme le jeune spartiate, je ne serai

point esclave.



p327





Ô la belle éducation que celle où l´ on

nous auroit appris à nous fracasser la tête

contre une muraille, plutÔt que de soutenir

un vase d´ ordures !

On voit, lettre 76, que Séneque ne

rougit point de prendre des leçons dans

un âge avancé.

" admirez, dit-il à Lucilius, combien

je suis de bonne foi avec vous, etc. "



p329





rejetté ! Ou ? Par qui ? Le méchant

a-t-il de l´ esprit ? Il sera recherché

par celui qui s´ ennuie... de la richesse ?

à deux heures sa cour sera pleine de clients,

et sa table environnée de parasites ! ... des

dignités ? On se pressera dans ses

anti-chambres.

Lorsque le placard affiche dans les

carrefours l´ infamie d´ un homme opulent,

d´ abord sa maison reste déserte ; mais cette

solitude dure peu : peu-à-peu la foule

revient ; peu-à-peu on l´ excuse ; peu-à-peu

on doute de ses forfaits ; peu-à-peu on

accuse ses juges ; peu-à-peu il est

innocent, et il ne lui en coûte, pour bien

marier ses filles, qu´ un accroissement à leur

dot.

Dans les sociétés corrompues, les avantages

du vice sont évidents ; son châtiment

est au fond du coeur, on ne l´ apperçoit

point. C´ est presque le contraire de la vertu.

Séneque prétend encore qu´ il est

indifférent qu´ on ensemence une vaste étendue

de terre ; qu´ on jouisse de grands revenus ;

qu´ on reçoive les hommages d´ un cortege

nombreux ; qu´ on boive des liqueurs

délicieuses dans de brillants crystaux... cela

seroit à souhaiter ; mais cela n´ étoit pas

plus à Rome de son temps, que cela n´ est

à Paris du nÔtre.



p330





Il n´ en est pas moins vrai que le

bon vaisseau, ce n´ est pas celui qui est le

plus richement chargé, et la bonne épée,

celle dont la poignée est damasquinée et

le ceinturon enrichi de pierreries : il n´ en

est pas moins vrai qu´ on se moque de

temps en temps de l´ idole de boue devant

laquelle on se prosterne ; mais on se

prosterne.

Lxxiv il entretient Lucilius, lettre

77, de la flotte d´ Alexandrie, et de la mort

de Marcellinus.

C´ est-là, " qu´ en généralisant le mot

de César à un soldat qui lui demandoit

la mort, etc. "



p331





celle des grands hommes, des hommes

vertueux, des hommes utiles, l´ est

toujours : c´ est ce qu´ annonce le deuil public,

après leur trépas. Il eut mieux valu, sans

doute, que l´ auteur de Mahomet,

d´ Alzire, de Brutus, de Tancrede, et de tant

d´ autres chefs-d´ oeuvre, mourût quinze

jours plutÔt, au retour de son triomphe :

mais il vaudroit encore mieux qu´ il vécût.

Comment se remplira le vuide immense

qu´ il a laissé dans presque tous les genres

de littérature ? Je dirois que ce fut le plus

grand homme que la nature ait produit,

que je trouverois des approbateurs ; mais

si je dis qu´ elle n´ en avoit point encore

produit, et qu´ elle n´ en produira peut-être

pas un aussi extraordinaire, il n´ y aura

gueres que ses ennemis qui me contrediront.

Séneque dit, à propos de Marcellinus,

je crois, " l´ homme fort se reconnoît,

jusques sur son oreiller. "



p332





il parle, lettre 78, des maladies et du

motif qui l´ empêcha de se délivrer d´ une

existence douloureuse ; lettre 79, de

Charibde, de Scylla et de l´ Etna.

On rencontre dans cet auteur des mots

d´ une délicatesse charmante, aux endroits

où on les attend le moins. C´ est-là qu´ il dit

de la gloire, qu´ elle est à la vertu, ce que

l´ ombre est au corps.

Lettre 80 e, de la frivolité des spectacles

et des avantages de la pauvreté.

Il est bien aisé, dira-t-on, de faire

l´ éloge de la pauvreté, quand on regorge de

richesses. Il est bien plus difficile encore

d´ être pauvre, quand on n´ est pas un avare ;

et c´ est ce que Séneque sut faire. Il est bien

plus difficile de n´ être pas corrompu par la

richesse, et Séneque ne le fut point. Censeurs,

suspendez un moment votre jugement ;



p333





voyez ce que la richesse produit sur

tous ceux qui vous environnent, et songez

que pour vous venger de vos ennemis, il

ne vous manque qu´ un puits d´ or.

Lettre 81 e, des bienfaits et de la

reconnoissance.

Lettre 82 e, de la molesse. C´ est-là,

qu´ apostrophant l´ efféminé, il lui dit :

" Ô, l´ homme vraiment digne d´ être livré

à la vie " .

Toute la philosophie se réduit au mépris

de la vie, au mépris de la mort, et à l´ amour

de la vertu. Ce texte laconique fournit à

Séneque une abondance incroyable d´ idées

neuves, originales, ingénieuses, fortes,

délicates, souvent grandes, quelquefois

sublimes. En le lisant, j´ ai plusieurs fois été

forcé de m´ écrier : non, je ne serai jamais

un sage ! Ses pensées sur la mort me

paroissoient si roides, que, m´ appliquant à

moi-même le mot que je viens de citer sur un

lâche qui craignoit de mourir, je me suis

dit : Ô, l´ homme vraiment digne d´ être livré

à la vie !



p334





dans la même lettre, il revient encore

sur les subtilités de l´ école de Zenon :

" si on l´ en croyoit, etc. " ce ne fut pas une

pareille sotise que Léonidas adressa aux

défenseurs des Thermopiles : " compagnons, leur

dit-il, dînez comme des hommes qui ce

soir doivent souper aux enfers. "

les sujets des lettres 83, 4, 5, 6 et 7,

sont très variés. Il s´ agit de la présence de

Dieu à nos pensées ; de ses infirmités ; des

vains raisonnements des stoïciens sur

l´ ivresse ; de son régime : " je me baigne à



p335





froid, dit-il ; à ce bain succede un dîner

sans table, après lequel je n´ ai pas besoin

de me laver les mains. "

on voit, et dans les ouvrages et dans

la vie privée de Séneque, que son bonheur

étoit parfaitement isolé de sa richesse ; que

son régime étoit austere, et qu´ il pouvoit

tomber dans la pauvreté, je ne dis pas,

sans se plaindre, mais sans s´ en appercevoir.

" la vertu, dit-il, passe entre la

bonne et la mauvaise fortune, et jette

sur l´ une et l´ autre un regard de mépris.

Séneque fut encore moins enorgueilli de

sa vertu, que de sa richesse. Sa vertu me le

fait respecter ; la modestie de ses aveux me

le fait aimer.

" mon matelas est à terre, et

moi sur mon matelas. Etc. "



p336





celui qui parle ainsi de lui-même, vaut

bien plus qu´ il ne veut se faire valoir.

N´ est-ce pas une chose bien singuliere,

d´ entendre Séneque, lettre 88, réduire

l´ étude des beaux arts à l´ inutilité, pour le

sage : et attacher de l´ importance à savoir si

le tems existe par lui-même ; s´ il y a

quelque chose d´ antérieur à la durée ; si elle a

commencé avant le monde ; si elle existoit

avant les choses, ou les choses avant elle.

J´ avoue que s´ il y a des questions oiseuses

et étrangeres à la sagesse, ce sont celles-là.

J´ en dis autant des disputes sur la nature

de l´ ame.



p337





Lxxv ses lettres sur la lecture, les

exhortations et les conseils, l´ opinion des

péripatéticiens sur les passions, la maison de

campagne de Scipion l´ africain, les bains

anciens et les bains de son tems, la culture

des oliviers, la frugalité, le luxe et les

richesses, sont pleines de principes et de

détails intéressants. En voici quelques-uns,

tels qu´ ils se présentent à ma mémoire.

Le salaire d´ un acteur étoit de cinq

mesures de froment et de cinq deniers.

Celui qui disoit à Ménélas, " si tu ne restes en

repos, tu périras de ma main " ; cet autre qui

débitoit avec emphase ces vers : " je commande

dans Argos, Pélops m´ a laissé un

vaste empire " , étoient payés à tant par jour, et

couchoient dans un grenier. Comment

concilier ces faits avec la fortune immense et

la juste considération dont jouissoit un

Roscius, et d´ autres comédiens ; car Séneque

ne fait ici aucune distinction d´ un bon et



p338





d´ un mauvais acteur ; et parle évidemment

de ceux qui jouoient les premiers rÔles. Ces

hommes rares étoient apparemment

enrichis par les gratifications des Scipions, des

Laelius, qui les admettoient à leur table, et

qui savoient apprécier l´ utilité de leurs

talents.

Sans Séneque et Martial, combien de

mots, de traits historiques, d´ anecdotes,

d´ usages, nous aurions ignorés.

La conformité de nos moeurs, et de

celles de son tems, est quelquefois si

singuliere, qu´ on revient de la traduction à

l´ original, pour s´ en assurer. " je voudrois

bien, dit-il, etc. "



p339





ah ! Si les maîtres savoient profiter de

la raison saine, et de l´ ame bouillante de

leurs innocents et jeunes eleves !



p340





Ces traits que j´ ai transcrits sans ordre,

se trouvent les uns dans les lettres que j´ ai

annoncées, les autres dans celles qui suivent.

L´ enthousiasme de la vertu lui dictoit

dans la 88 e lettre, tous ces paralogismes

que la manie de se singulariser a ressuscités

de nos jours.

" la force, dit-il, n´ éprouve

point de terreurs ; etc. "



p341





que Séneque pousse son énumération

aussi loin qu´ il voudra, je persisterai dans la

même réponse, et je lui dirai d´ après mon

expérience, d´ après l´ expérience des bons

et des méchants, que l´ imitation d´ une

action vertueuse par la peinture, la

sculpture, l´ éloquence, la poésie et la musique,

nous touche, nous enflamme, nous éleve,

nous porte au bien, nous indigne contre

le vice, aussi violemment que les leçons

les plus insinuantes, les plus rigoureuses,

les plus démonstratives de la philosophie.

Exposons les tableaux de la vertu, et il se

trouvera des copistes. L´ espece d´ exhortation

qui s´ adresse à l´ ame par l´ entremise

des sens, outre sa permanence, est plus à la

portée du commun des hommes. Le

peuple se sert mieux de ses yeux que de son

entendement, et les images prêchent, et ne

blessent l´ amour propre de personne. Ce

n´ est pas sans dessein ni sans fruit, que les

temples sont décorés de peintures qui

nous montrent ici la bonté, là, le courroux

des dieux. Raphael est peut-être aussi éloquent



p342





sur la toile, que Bossuet dans une chaire.

Lxxvi dans la 89 e lettre, il expose

les divisions de la philosophie ; puis

se repliant, selon son usage, sur la

morale, il gourmande avec beaucoup d´ éloquence

l´ avarice, l´ abus de la richesse et

l´ extravagance du luxe.

on ne peut, dit-il, avoir la vertu

sans l´ aimer. cela est vrai. on ne peut

l´ aimer, ajoute-t-il, sans l´ avoir : cela ne

me le paroît pas.

Il a consacré la 90 e à l´ éloge de la philosophie,

et à la réfutation de Possidonius.

Séneque s´ est complu dans cet endroit à

nous peindre d´ une maniere belle et

touchante, les premiers âges du monde. Mais

ce bonheur des hommes anciens n´ est-il

pas chimérique ? La félicité seroit-elle le

lot de la barbarie, et la misere, celui

des temps policés ? Le bonheur de mon



p343





espece m´ est si cher, que je suis toujours

tenté de croire aux romans qu´ on m´ en

fait : cela me laisse l´ espoir d´ un âge où le

plus vertueux seroit le plus puissant.

Possidonius pensoit que, dans les siecles

de l´ homme innocent, le commandement

étoit déposé dans la main des sages ; que

les sages contenoient le bras de l´ homme

violent, et protégeoient le foible contre le

fort ; qu´ ils conseilloient, qu´ ils

ou nuisible ; que leur prudence

pourvoyoit aux besoins des peuples ; que leur

courage écartoit les périls dont ils étoient

menacés ; que leur bienfaisance accroissoit

la félicité générale ; que la souveraineté

étoit un fardeau, et non une distinction ;

que ce n´ étoit point un riche héritage, mais

une charge onéreuse ; qu´ une puissance

accordée pour protéger, n´ étoit pas tentée de

vexer ; qu´ on obéissoit sans murmure,

parcequ´ on commandoit sans tyrannie ;

et que la plus grande menace d´ un roi,

étoit d´ abdiquer la royauté.



p344





Jusques-là Séneque est assez d´ accord

avec Possidonius ; mais lorsque celui-ci fait

honneur au sage de l´ invention des sciences

et des arts, enfants du besoin, des

plaisirs et du temps, Séneque s´ oppose à

toutes ces prétentions exagérées : et je crois

qu´ il a raison.

Lxxvii vous trouverez dans la lettre 91,

le récit de l´ incendie de Lyon, avec

des réflexions sur ce terrible événement.

Dans la 92, qui est fort belle, la

réfutation du principe fondamental des

epicuriens, qui plaçoient le souverain bien

dans la volupté.

Dans la 93, la mort de Métronax ; et

que la vie ne se doit pas mesurer par sa

durée, mais par son activité.

" la vie courte de l´ homme utile ressemble

au plus précieux des métaux qui

a beaucoup de poids sous un petit volume " .

Là, Séneque assure que rien n´ est plus

commun que des hommes équitables

envers les hommes, et rien de plus rare



p345





que des hommes équitables envers les

dieux. Je crois les uns et les autres fort

rares, et les premiers peut-être plus encore

que les seconds.

Dans la 94 e, l´ union de la philosophie

paraenétique ou de préceptes, avec la

philosophie dogmatique. Cette lettre est

pleine de sens ; il y a plus de substance dans une

de ses pages, que dans tous les volumes

des détracteurs de Séneque. Il y compare

le courtisan à ces insectes dont la piquure

imperceptible est suivie d´ une enflure

douloureuse, et il la termine par la sortie la

plus violente contre Alexandre et les

conquérants.

Ce seroit à tort, que les philosophes

modernes se glorifieroient du mépris qu´ ils

ont jetté sur ces fameux assassins. Il y a

près de deux mille ans, que Séneque en

avoit fait justice.

Chaque individu participe plus ou moins

aux vices de sa nation. Séneque et Tacite

en sont deux exemples frappants ; Séneque

s´ est laissé éblouir des victoires du peuple



p346





romain ; Tacite paroît avoir donné dans

les prestiges de l´ astrologie judiciaire. Le

premier, dont l´ indignation s´ exhale sans

ménagement contre les conquêtes

d´ Alexandre, ou ne s´ apperçoit pas, ou se

dissimule, que celles des romains ont été

plus longues, plus sanglantes et plus

injustes.

L´ homme peuple, est le plus sot et le plus

méchant des hommes : se dépopulariser ,

ou se rendre meilleur, c´ est la même chose.

La voix du philosophe qui contrarie

celle du peuple, est la voix de la raison.

La voix du souverain qui contrarie celle

du peuple, est la voix de la folie.

C´ est avec une espece d´ indignation, que

je l´ entends avancer dans la même lettre,

qu´ il ne trouve rien de plus froid, de plus

déplacé à la tête d´ un edit ou d´ une loi,

qu´ un préambule qui les motive. " prescrivez-moi,

ajoute-t-il, ce que vous voulez

que je fasse ; je ne veux pas m´ instruire,

mais obéir " .

J´ en demande pardon à Séneque, mais



p347





ce propos est celui d´ un vil esclave qui n´ a

besoin que d´ un tyran. J´ obéis plus

volontiers, quand la raison des ordres que

je reçois, m´ est connue. Lorsque notre

philosophe dit ailleurs que les loix

contribuent au bonheur quand elles sont

autant des enseignements que des ordres, ne

se réfute-t-il pas lui-même ?

Quoique nous ayions vu de nos jours

des souverains vendre leurs sujets, et

s´ entre-échanger des contrées ; une

société d´ hommes n´ est pas un troupeau de

bêtes : les traiter de la même maniere,

c´ est insulter à l´ espece humaine. Les

peuples et leurs chefs se doivent un respect

mutuel ; et, faites ce que je vous dis, car tel

est mon bon plaisir, seroit la phrase la

plus méprisante qu´ un monarque pût

adresser à ses sujets, si ce n´ étoit pas une

vieille formule transmise d´ âge en âge,

depuis les tems barbares de la monarchie,

jusqu´ à ses tems policés. Je décerne un

autel au ministre qui daigna le premier

nous rendre raison de la volonté de notre



p348





maître. Quant au souverain qui croira

pouvoir, sans descendre de son rang,

substituer à la phrase usuelle, celle qui suit :

" faites ce que je vous dis, etc. "

en quel endroit du monde ne remarque-t-on

pas cette contradiction des usages et

des loix ?



p349





Il faut laisser subsister la loi parcequ´ elle

est sage. Il faudroit réformer l´ usage :

mais cela ne se peut ; c´ est la folie générale

de toute une nation, à laquelle le

remede seroit peut-être pire que le mal ; ce

seroit un acte de despotisme. Celui qui

pourroit nous contraindre au bien,

pourroit aussi nous contraindre au mal. Un

premier despote, juste, ferme et éclairé,

est un fléau : un second despote, juste,

ferme et éclairé, est un fléau plus grand : un

troisieme, qui ressembleroit aux deux

premiers, en faisant oublier aux peuples leur

privilége, consommeroit leur esclavage.

La société ressemble à une voûte : si

la clef, ou le premier voussoir, pese trop,

l´ édifice n´ est tÔt ou tard qu´ un amas de

ruines.

Lxxviii la lettre 95 ne le céde en

rien à la précédente : Séneque y prouve que

la philosophie paraenétique ou de préceptes,

ne suffit pas. Lorsque S Evremond

s´ expliquoit si légérement sur Séneque,

il ne l´ avoit pas lu.



p350





Un de ces hommes frivoles qu´ on

appelloit, de son tems, d´ agréables débauchés,

un epicurien sensuel, un bel

esprit, étoit peu fait, par son état, son

caractere et ses moeurs, pour apprécier les

ouvrages de Séneque, et goûter ses

principes austeres. Voici mot à mot le jugement

que Saint Evremond portoit de Séneque.

" je vous avouerai, dit-il avec la

derniere impudence, que j´ estime beaucoup

plus la personne, que les ouvrages,

de ce philosophe " .

Saint Evremond, ainsi que la plupart

de ceux qui ont parlé de Séneque, soit

en bien soit en mal, ne connoissoient ni

ses ouvrages ni sa personne.

" j´ estime le précepteur de Néron, l´ amant

d´ Agrippine, l´ ambitieux qui

prétendoit à l´ empire " .

Séneque ne fut point l´ amant de Julie

ni d´ Agrippine ; la méchanceté le

soupçonna seulement, sur l´ intimité qui régnoit

entre cette femme et lui, d´ avoir été le



p351





confident de ses intrigues. S Evremond

n´ est ici que l´ écho de Dion, ou du moine

Xiphilin, l´ écho de l´ infâme Suilius.

Séneque corrupteur de Julie, estimé

par S Evremond, n´ en resteroit pas moins

exposé à la censure des hommes qui ont

un peu de morale. Quoique la dépravation

ait fait de grands progrès depuis un

siecle, nous n´ en sommes pas encore

venus jusqu´ à louer l´ adultere.

Séneque n´ eut point l´ ambition de régner.

Néron ne put jamais l´ impliquer dans la

conjuration de Pison ; et pour assurer qu´ il

n´ ignoroit pas que les conjurés avoient

résolu de l´ élever à l´ empire, il faut s´ en

rapporter à un bruit populaire.

Il ne suffit pas de faire une jolie phrase,

il faut encore y mettre de la vérité.

" du philosophe et de l´ ecrivain, je

ne fais pas grand cas " .

C´ est être bien difficile ; c´ est l´ être plus



p352





que Quintilien qui n´ aimoit pas Séneque,

plus que Columelle, Plutarque, Juvénal,

Fronton, Martial, Sidonius Apollinaris,

Aulu-Gelle, Tertullien, Lactance,

S Augustin, S JérÔme, Juste-Lipse,

Erasme, Montagne, et beaucoup d´ autres,

qui se sont illustrés comme philosophes et

comme littérateurs. Il y a plus de saine

morale dans ses écrits, que dans aucun

autre auteur ancien ; et plus d´ idées

dans une de ses lettres que dans les

quinze volumes de Saint Evremond.

" sa latinité n´ a rien de celle du temps

d´ Auguste ; rien de facile, rien de

naturel " .

Cela se peut ; mais c´ est un bien léger

défaut, sur-tout pour d´ aussi pauvres

connoisseurs que nous dans une langue

morte. Sa latinité est celle de Pline l´ ancien,

de Pline le jeune, et de Tacite : en

admirons-nous moins ces auteurs ? Tacite n´ écrit



p353





pas comme Tite-Live ; cependant,

quel est l´ homme d´ un peu de génie qui ne

préfere le penseur profond, à l´ ecrivain

élégant ; le nerf de l´ un, à l´ harmonie de

l´ autre. On est souvent pur, et plat ;

sublime, et barbare : on met quelquefois le plus

grand choix de mots à dire des riens, et

l´ on dit de grandes choses d´ un style très

négligé, très incorrect.

" toutes pointes, toutes imaginations

qui sentent plus la chaleur d´ Afrique

ou d´ Espagne, que la lumiere de Grece

ou d´ Italie " .

Sans doute, il y a dans Séneque des

jeux de mots, des concetti, des pointes

qui me blessent autant que Saint-Evremond ;

des imaginations outrées, dont

il faut moins accuser le manque de génie,

que l´ enthousiasme du stoïcisme, et que je

voudrois, non supprimer, mais adoucir.

La pensée de Séneque peut très souvent

être comparée à une belle femme sous

une parure recherchée ; Quintilien, le

rival de Séneque, s´ en étoit bien apperçu :



p354





" cet auteur, dit-il, fourmille de beautés,

il a des sentiments de la plus grande

délicatesse " . On y rencontre à chaque

page des idées sublimes qui forcent

l´ admiration ; et, n´ en déplaise à St Evremond,

Quintilien est un juge un peu plus

sûr que lui.

" Néron avoit auprès de lui des petits

maîtres fort délicats, qui traitoient

Séneque de pédant " .

St Evremond en a fait tout-à-l´ heure un

amant d´ Agrippine ; ici il en fait un

pédant : s´ entend-il bien lui-même ? Connoît-il

ceux qu´ il appelle des petits maîtres ?

Un Tigellin, un Pallas, un Narcisse, un

Sporus, un Athénagoras, un troupeau

d´ infâmes débauchés, de corrupteurs,

d´ adulateurs d´ un monstre, de scélérats

dignes du dernier supplice, en comparaison

desquels le plus vicieux de nos courtisans

est un homme de bien. Il est glorieux

d´ être ridicule aux yeux de tels personnages ;

c´ est presque leur ressembler, que de les

nommer sans indignation. Néron fut plus



p355





cruel qu´ eux, mais ils furent plus vils que

lui.

Séneque a dit : une ame qui connoît la

vérité ; qui sait distinguer le bien, du mal ;

qui n´ apprécie les choses que d´ après leur

nature, sans égard pour l´ opinion ; qui se

porte dans tout l´ univers par la pensée,

en étudie la marche prodigieuse, et

revient de la contemplation à la pratique ;

dont la grandeur et la force, ont pour base

la justice ; qui sait résister aux menaces

comme aux carresses ; qui commande à la

mauvaise fortune comme à la bonne ; qui

s´ éleve au dessus des événements nécessaires

ou contingents ; qui ne voudroit pas

de la beauté, sans la décence, de la force,

sans la tempérance et la frugalité ; une ame

intrépide, inébranlable, que la violence

ne peut abattre, que le sort ne peut ni

humilier, ni enorgueillir ; une telle ame est

l´ image de la vertu, etc. Voilà le philosophe,

dont S Evremond a osé dire

qu´ il ne lisoit jamais les écrits, sans s´ éloigner



p356





des sentiments qu´ il vouloit lui inspirer.

" sa vertu fait peur " . C´ est que sa

vertu n´ a ni l´ afféterie, ni les petites graces,

ni les petites mines d´ une femme

de cour. Sa vertu fait peur : oui, aux

efféminés, aux flatteurs, aux enfants, et

peut-être même à l´ homme que la

nature n´ a pas destiné au rÔle de Régulus

ou de Caton, si l´ occasion s´ en présente,

et par conséquent à beaucoup de monde,

à S Evremond, à moi : avec cette

différence qu´ il est fier de sa foiblesse, et que je

suis honteux de la mienne ; qu´ il plaisante

cette vertu, et que je me prosterne devant

elle.

" il me parle tant de la mort, et me

laisse des idées si noires, que je fais

ce qu´ il m´ est possible pour ne pas

profiter de ma lecture " .

S Evremond n´ est pas digne de l´ ecole

où il s´ est glissé ; et il n´ écouteroit pas sans

pâlir, l´ histoire des derniers moments

d´ Epicure, son maître.



p357





" il est ridicule qu´ un homme qui

vivoit dans l´ abondance, et se conservoit

avec tant de soin, ne prêchât que la

pauvreté et la mort " .

Celui qui s´ exprime ainsi, n´ a jamais lu

les ouvrages de Séneque, et n´ en connoît

gueres que les titres ; sa vie privée lui est

inconnue. Séneque étoit frugal ; riche, il

vivoit comme s´ il eut été pauvre,

parcequ´ il pouvoit le devenir en un instant ; sa

fortune étoit le fonds de sa bienfaisance ;

son luxe, la décoration incommode de

son état : c´ étoient ses amis qui jouissoient

de son opulence ; il n´ en recueilloit que

l´ embarras de la conserver, et la difficulté

d´ en faire un bon usage.

Le vrai ridicule, c´ est celui d´ un vieillard

frivole, prononçant d´ une maniere

aussi tranchée, et d´ un ton aussi indécent,

sur les écrits, la doctrine, et les moeurs

d´ un personnage aussi respectable que Séneque.

Le vrai ridicule, c´ est de permettre de

lire Séneque et de l´ imiter quand on en



p358





sera réduit à se couper les veines. Lorsqu´ on

en est là, il n´ est plus temps de lire.

Quand on n´ a pas lu et relu Séneque d´ avance,

on l´ imite mal. Il me semble que

j´ entends Séneque, s´ adressant à S Evremond,

lui dire : " et qui est-ce qui n´ est

pas exposé d´ un moment à l´ autre à avoir

les veines coupées ? Si ce n´ est par la cruauté

d´ un tyran, ce sera par le décret de la

nature : et qu´ importe, que votre sang soit

versé, ou par un centurion ou par un

phlébotomiste, par la fluxion de poitrine ou par

la proscription : en mourrez-vous moins ?

En serez-vous moins obligé de savoir

mourir " ?

J´ ai apostrophé S Evremond, parceque,

devant la justice également à ceux qui sont

et à ceux qui ne sont plus, je parle aux

morts, comme s´ ils étoient vivants, et aux

vivants comme s´ ils étoient morts.

On a écrit autrefois des libelles contre

les honnêtes gens, comme on en écrit

aujourd´ hui ; mais peu sont parvenus jusqu´ à

nous.



p359





Nos bibliotheques immenses, le commun

réceptacle et des productions du

génie, et des immondices des lettres,

conserveront indistinctement les unes et les

autres. Un jour viendra où les libelles

publiés contre les ecrivains les plus illustres

de ce siecle, seront tirés de la poussiere par

des méchants animés du même esprit qui

les a dictés ; mais il s´ élévera, n´ en doutons

point, quelque homme de bien indigné

qui décélera la turpitude de leurs

calomniateurs, et par qui ces auteurs célebres

seront mieux défendus et mieux vengés,

que Séneque ne l´ est par moi.

Le vice des ignorants est d´ enchérir sur

les invectives des méchants, dans la crainte

de n´ en paroître que les échos. Les

détracteurs modernes de Séneque, ont été

beaucoup plus cruels que les anciens : les douze

lignes d´ un Suilius ont enfanté des volumes

d´ injures atroces.

Lxxix la 96 e lettre est de la

résignation ; la 97 e, du jugement de Clodius :

lisez-la, si vous voulez frémir de la dépravation



p360





romaine, même au temps de Caton.

Un jeune libertin s´ introduit, à la

faveur d´ un déguisement, dans le lieu de la

célébration des mysteres de la bonne

déesse, et deshonore la femme de César :

il est appellé devant les tribunaux, et

renvoyé absous ; mais quel fut le prix de la

corruption des juges ? De grandes sommes

d´ argent ? Avec ces sommes d´ argent, on

stipula la prostitution de plusieurs

femmes désignées, et la jouissance de jeunes

gens de la premiere distinction. Nous le

cédons autant aux romains dissolus, qu´ aux

romains vertueux.

Dans la 98 e, il dévoile la frivolité des

biens extérieurs : et dans la 99 e, il veut

que le style de l´ orateur soit énergique ;

celui du poète tragique, sublime, et que

le poète comique ait de la finesse.

Le philosophe se soutiendra par la

grandeur des choses.

Les lettres 100, 101, 2 et 3, nous

instruisent de la mort du fils de Marcellus,

et de la modération dans la douleur ; du



p361





caractere des ouvrages de Fabianus Papirius ;

de la différence du style oratoire et

du style philosophique ; de la mort de

Sénécion ; de la célébrité dans les siecles à

venir ; des terreurs paniques. Dans celle-ci,

il dit à Lucilius, " que la philosophie vous

corrige de vos vices, mais qu´ elle

n´ attaque pas ceux des autres ; qu´ elle se

garde bien de se déclarer hautement

contre les moeurs publiques " . Il me

semble que Séneque a fait, toute sa vie, le

contraire de ce qu´ il prescrit ici, et qu´ il a

bien fait. à quoi donc sert la philosophie,

si elle se tait ? Ou parlez, ou renoncez au

titre d´ instituteur du genre humain. Vous

serez persécutés ; c´ est votre destinée : on

vous fera boire la ciguë ; Socrate l´ a bue

avant vous : on vous emprisonnera, on

vous exilera, on brûlera vos ouvrages, on

vous fera peut-être vous-même monter sur

un bûcher... vous pâlissez ! La frayeur vous

prend ! Et vous voulez attaquer les

mauvaises loix, les mauvaises moeurs, les



p362





superstitions régnantes, les vices, les vexations,

les actes de la tyrannie ! Quittez

votre robe magistrale, ou sachez renoncer

au repos : votre état est un état de guerre ;

vous n´ avez pas seulement à faire aux

erreurs et aux vices, mais encore aux

aveugles et aux vicieux ; votre unique souci,

c´ est d´ avoir raison. Ménager les préjugés,

c´ est manquer à la vérité ; ménager les

vices, c´ est rougir de la vertu.

Cet ouvrage sera bien mauvais, s´ il

n´ irrite pas la haine, et n´ excite pas les cris de

la méchanceté. Elle souffriroit patiemment

que je lui enlevasse une de ses victimes !

Je ne m´ y attends pas. Heureusement,

entre les ennemis de la philosophie, si les

uns ont la perversité des Tigellins, ils

n´ en ont pas la puissance ; et si les autres

en ont la puissance, ils n´ en ont pas la

perversité : ceux qui pourroient me nuire ne

le voudront pas, et ceux qui le voudroient,

ne le pourront pas.

Il parle, lettre 104, de sa foible santé,

et de la tendresse de sa seconde femme



p363





Pauline. " mes études, dit-il, m´ ont

sauvé : etc. " de-là, il passe au peu d´ effet

des voyages, dans les maladies de l´ ame.

Il prétend, lettre 105, que les vertus

sont corporelles : vaines disputes de mots.

La lettre 106 contient de bons préceptes

de conduite.

La 107 e est une exhortation dans les

adversités.

Il enseigne, lettre 108, la maniere de

lire et d´ écouter les philosophes. Si le

lecteur a eu la patience de me lire jusqu´ ici,

j´ espere qu´ il ne se rebutera pas pour

quelques lignes de plus ; en revanche, je

m´ engage



p364





à être beaucoup plus court dans l´ examen

des autres ouvrages.

" le sage peut-il être utile au sage ?

Chaque homme a-t-il son bon génie " ?

Et à ce sujet, le mot d´ Epicure qui ne

demandoit que du pain et de l´ eau pour être

l´ égal de Jupiter : à quoi bon les

sophismes et les chicanes dans la philosophie ? à

la deshonorer : les mauvaises habitudes se

déracinent-elles facilement : telle est la

nature des lettres 109, 10, 11 et 12.

Il dit, lettre 110, " soit que vous soyez

sous la protection d´ une providence, etc. "

ou je me trompe fort, ou mépriser le superflu est d´ un

sage, et mépriser le nécessaire, d´ un fou.

" Epicure demande du pain et de l´ eau :



p365





s´ il est honteux de faire consister son

bonheur dans l´ or et l´ argent, il ne l´ est

pas moins de le faire dépendre du pain

et de l´ eau " ... je voudrois bien savoir

où est la honte de ne pas vouloir mourir

de soif et de faim. On n´ est pas heureux

pour avoir l´ absolu nécessaire ; mais on est

très malheureux de ne l´ avoir pas.

Lettre 112, il désespere de l´ amendement

de l´ ami de Lucilius : il n´ y a rien

de bien à faire d´ un homme de cet âge.

Lettre 113, il se moque un peu de ses

bons amis les stoïciens, qui disputoient

entr´ eux si les vertus étoient des animaux...

en vérité lorsqu´ on voit des hommes, tels

qu´ un Cléanthe, un Chrisippe s´ occuper

de pareilles frivolités, on seroit tenté

d´ attacher peu d´ importance à la perte de leurs

ouvrages, et de les ranger dans la classe

des Albert Le Grand, des Scot, et autres

péripatéticiens dont la réputation s´ est

évanouie avec l´ ignorance de leur siécle.

Là il se déchaîne derechef contre

Alexandre : ailleurs il s´ adresse à ces hommes



p366





qui feroient peut-être assez peu de cas

de la vertu, s´ il ne leur étoit permis d´ en

afficher le faste ; qui en ont toujours le

mot à la bouche, et qui semblent nous

dire, par leur continuels apophthegmes,

écoutez-moi, regardez-moi ; c´ est moi

qui suis sage. Si tu l´ étois vraiment, tu

t´ occuperois moins à le persuader, tu le

serois sans ostentation ; la vertu obscure,

la vertu même couverte d´ une ignominie

non méritée, ne seroit pas sans attraits

pour toi.

Lxxx si Séneque a montré de

la finesse et du goût dans quelques-unes

de ses lettres, c´ est à la 114 e où il

examine l´ influence des moeurs publiques et

du caractere particulier, sur l´ éloquence et

le style. Mécene écrivoit comme il

s´ habilloit ; son discours fut mol, négligé, lâche

comme son vêtement. Séneque ne veut

pas que le philosophe, l´ orateur même,

s´ occupe beaucoup de l´ élégance et de la

pureté du style : il l´ aime mieux véhément

qu´ apprêté.



p367





Les richesses font-elles le bonheur ?

L´ opinion des péripatéticiens sur l´ utilité

des passions est-elle vraie ? Quelle

différence le stoïcien met-il entre la sagesse et

le sage ? Qu´ est-ce que le bon ? Qu´ est-ce

que l´ honnête ? Quels sont nos besoins et

nos desirs naturels ? Quelle est l´ origine de

nos idées du bon et de l´ honnête ? En quoi

consiste la constance du sage ? Les animaux

ont-ils le sentiment de leur état ? De

la vie réglée, de l´ extravagance du luxe,

de la frugalité ; le souverain bien

réside-t-il dans l´ entendement ? Sa notion y est-elle

innée ? Ou les premieres idées de la vie

heureuse ont-elles pour base, ainsi que les

éléments de toute science et de tout art,

quelques phénomenes acquis par les sens ?

Voilà le reste des questions agitées depuis

la 115 e lettre jusqu´ à la 124 e et derniere.

Lettre 116, " un jeune fou demandoit

à Panaetius, si le sage pouvoit être

amoureux. Panaetius lui répondit : oui,

le sage " .



p368





Il seroit difficile de citer un sentiment

honnête, un précepte de sagesse, un exemple

de beau, qui ne se trouvât dans ces

lettres. On y voit par-tout un penseur

délicat, subtil et profond, un homme de

bien. Cependant où ont-elles été écrites ?

à la cour la plus dissolue : dans quel tems ?

Au tems de la plus grande dépravation des

moeurs. Elles sont au nombre de cent

vingt-quatre ; et dans aucune, pas un seul

mot qui sente l´ hypocrisie. Ici sa pensée

s´ échappe librement de son esprit : là, son

ame et sa tête s´ échauffent de concert : il

est indigné, il est violent, mais, à

travers les différents mouvements qui

l´ agitent, toujours vrai, toujours lui. Je

suppose que ce recueil tombât entre les mains

d´ un homme de sens, mais assez étranger

à la philosophie pour ignorer le nom de

Séneque ; et qu´ après la lecture de ces

lettres, on lui demandât ce qu´ il pense

de l´ auteur. Balanceroit-il à répondre

qu´ on n´ écrit ainsi que quand on a reçu de

la nature une élévation, une force d´ ame



p369





peu communes ? Et réussiroit-on à lui

persuader le contraire, sur-tout si l´ on faisoit

passer successivement sous ses yeux les

autres ouvrages de Séneque, et qu´ on

terminât cet essai par l´ histoire de sa vie et

le récit de sa mort ? Ne seroit-il pas tenté

de s´ écrier de Séneque, comme Erasme

de Socrate, sancte seneca, ora pro nobis ?

deux grands philosophes firent deux

grandes éducations : Aristote éleva

Alexandre ; Séneque éleva Néron.

Les deux hommes les plus sages, les

deux plus grands philosophes, l´ un

d´ Athènes, l´ autre de Rome, sont morts

d´ une mort violente : tous deux ont

été tourmentés pendant leur vie, et

calomniés après leur mort. Vous qui marchez sur

leurs traces, plaignez-vous si vous l´ osez.

Les lettres de Séneque sont trop pleines,



p370





trop substantielles, pour être lues sans

interruption. C´ est un aliment solide, qu´ il

faut se donner le temps de digérer.

consolation à Marcia.

Lxxxi eloge de Marcia. Exemples,

inutilité de la douleur. Incertitude des

événements. Liaison de la vie avec la mort.

Sort dont son fils étoit menacé. Discours

du pere à sa fille.

Marcia étoit fille de Crémutius Cordus,

à qui l´ on fit un crime d´ avoir

loué Brutus, et appellé Cassius le dernier

des romains , dans une histoire qu´ il

venoit de publier. Crémutius se laissa mourir

de faim, pour se soustraire à la haine de

Séjan. Alors par une mort volontaire on

affligeoit des scélérats privés du plaisir

d´ assassiner. Les livres de Crémutius

furent condamnés au feu ; sa fille les

conserva.



p371





On lit dans cet ouvrage de Séneque,

que les flammes avoient consumé la plus

grande partie des monuments des lettres

romaines : trait qui ne peut avoir

rapport à l´ incendie de Néron, postérieur à

cette consolation.

Il me semble que la consolation est un

genre d´ ouvrage peu commun chez les

anciens, et tout-à-fait négligé des

modernes. Nous louons les morts qui ne nous

entendent pas : nous ne disons rien aux

vivants qui s´ affligent à nos cÔtés.

Cependant à quoi l´ homme éloquent peut-il

mieux employer son talent, qu´ à essuyer

les larmes de celui qui souffre ; à l´ arracher

à sa douleur pour le rendre à ses devoirs ;

à le réconcilier avec la vie, avec ses

parents, avec ses amis, par la considération

du bien qui lui reste à faire ; à déchirer le

crêpe qui voile le ciel aux regards du

malheureux, et à restituer la sérénité au

spectacle de la nature. Ce seroit d´ ailleurs un

moyen très délicat de louer le mort, s´ il

en valoit la peine.



p372





à quelque heure du jour ou de la nuit

qu´ Ariste lise ces lignes, il se rappellera

ce que Pithias lui disoit : lorsqu´ après

la perte d´ une épouse chérie, il s´ écrioit,

en versant un torrent de larmes : il n´ y a

plus de bonheur pour moi dans ce monde... "

il n´ y a plus de bonheur pour

vous dans ce monde ! Et vous êtes

opulent, et il existe autour de vous tant de

malheureux à soulager ! "

la vie d´ Ariste a bien prouvé jusqu´ à

ce jour, qu´ entre toutes les consolations

qu´ on pouvoit lui proposer, Pithias avoit

rencontré celle qui convenoit à son ami :

le temps lui en offrit d´ autres qui

n´ étoient pas moins solides.

Il y avoit trois ans que Marcia pleuroit

la mort de son pere, lorsque Séneque lui

adressa cet ouvrage.

Je tiendrai parole ; je me contenterai

d´ indiquer quelques-uns des beaux traits

qu´ on y lit.

" ce ne sont pas les pleurs qu´ on se

permet, qui prolongent le spectacle de



p373





la douleur ; ce sont ceux qu´ on se commande " .

Rien de plus ingénieux que la comparaison

du voyage de la vie avec le voyage

de Syracuse.

" que l´ homme connoît peu la misere

de son état, s´ il ne regarde pas la mort

comme la plus belle invention de la

nature.

Vous plaignez votre fils sur un sort que

votre pere a desiré " .

Les motifs que Séneque emploie dans

ses consolations, sont une cruelle satyre

du regne des tyrans : je me plais à

l´ avouer ; combien il en faudroit effacer de

lignes aujourd´ hui.

" les funérailles des enfants sont toujours

prématurées lorsque les meres y assistent " .

Idée touchante, qui a tout-à-fait le

caractere de l´ ancien temps, et le tour

homérique.

Au chap. 18 il arrête un des ancêtres

de Marcia sur la limite de l´ existence et du



p374





néant : le livre des destinées lui est ouvert,

et la nature lui dit : " tu connois

à-présent les biens et les maux qui t´ attendent, etc. "

il faut convenir que ce motif de consolation

donne une haute idée de la fermeté

de caractere dans la personne à qui on ose

le proposer. Les sentiments religieux à

part, quelle est celle d´ entre nos femmes à

qui l´ on pourroit dire : vous ne sauriez

cesser de souffrir ; mourez.

" votre fils est mort trop tÔt ? Et Pompée,

et Cicéron et Caton, et tant

d´ autres, ont vécu trop d´ une année, trop

d´ un jour " . Cela est beau.

Ce qui suit est de tous les pays et de tous

les temps. " voyez la multitude des

meres qui se désolent sur leurs enfants vivants :



p375





votre fils a échappé à la perversité

de son siecle ; et vous le regrettez " !

J´ ai à cÔté de ma table, tandis que je

prononce tout haut ces dernieres lignes

que je viens d´ écrire, une mere qui me

répond : " avec tout cela, je veux conserver

mes enfants " ... mais, puisque

vous êtes à chaque instant menacée de les

perdre, apprenez ce que vous auriez à

vous dire si ce malheur vous arrivoit.

Séneque évoque des cieux l´ ame de

Crémutius qui s´ adresse à sa fille : et la

consolation finit par ce morceau

d´ éloquence qui mérite d´ être lu.

de la colere.

Lxxxii il faut connoître cette

passion ; il faut la dompter en soi, il

faut l´ éviter dans les autres : quels en

sont les symptomes ? Quelles sont ses

définitions ? L´ homme colere en est-il la

seule victime ? Est-elle dans la nature ?

Est-elle utile, même modérée ? Augmente-t-elle

la force ? Ajoute-t-elle au courage ?

Y a-t-il des circonstances qui l´ excusent ou



p376





qui la justifient ? Marque-t-elle une ame

foible ou une ame forte ?

Ce traité, parfait dans son genre, est

adressé à un homme très doux, à Annaeus

Novatus, celui des freres de Séneque,

qui prit dans la suite le nom de Junius

Gallion.

On a pensé que l´ instituteur l´ avoit écrit

à l´ usage de son eleve : je n´ en crois rien.

Les leçons de sagesse qu´ il y donne sont

si générales, qu´ à peine en distingueroit-on

quelques-unes applicables aux souverains

en particulier, et encore moins au

prince dont on lui avoit confié

l´ éducation. Elles ont le caractere de la secte et

le ton du portique : elles ne sentent en

aucun endroit ni le palais de l´ empereur, ni

le fond de la caverne du tigre.

Si Séneque, en généralisant ses préceptes,

s´ étoit proposé d´ instruire Néron sans

l´ offenser, il auroit montré de la prudence

et de la finesse : mais cette circonspection

se concilie mal avec la franchise d´ un

philosophe et la roideur d´ un stoïcien.

Séneque est ici grand moraliste, excellent



p377





raisonneur, et de temps en temps

peintre sublime. Une réflexion qui se

présente, après la lecture de ce traité, c´ est

qu´ il est parfait dans son genre, et que

l´ auteur a épuisé son sujet.

Si l´ on y rencontre quelques opinions

hasardées, ce sont des corrollaires outrés

de la philosophie qu´ il avoit embrassée.

" la colere est une courte folie, un

délire passager " ... les bêtes sont

dépourvues de colere " ... et pourquoi

de la colere, plutÔt que de l´ amour, de la

haine, de la jalousie et des autres passions ? ...

" c´ est que la colere ne naît que dans

les êtres susceptibles de raison " ... et

pourquoi les animaux seroient-ils entiérement

dénués de raison ? Je crains bien que

dans cet endroit et quelques autres, Séneque

n´ ait donné des limites trop étroites

aux qualités intellectuelles de l´ animal.

" les animaux sont privés des vertus

et des vices de l´ homme... je n´ en

crois rien ; pas plus que l´ homme soit privé

des vices et des vertus de l´ animal : il n´ y



p378





a de différence réelle que dans l´ habit.

" la colere n´ est pas conforme à la

nature de l´ homme " ... je ne connois

pas de passion plus conforme à la nature

de l´ homme. Le ressentiment est un effet

de la colere ; et la sagesse de la nature a

placé le ressentiment dans le coeur de

l´ homme, pour suppléer au défaut de la loi. Il

étoit important qu´ il se vengeât lui-même,

au temps où il n´ y avoit aucun tribunal

qui connût de l´ injure. Sans la colere et

le ressentiment, le foible étoit abandonné

sans ressource à la tyrannie du fort ; et la

nature eût fait autour de quelques-uns de

ses violents enfants, une multitude

innombrable d´ esclaves.

" la vertu seroit bien à plaindre,

si la raison avoit besoin du secours

des vices " ... c´ est que les passions ne

sont pas des vices : selon l´ usage, ce sont

ou des vices ou des vertus. Les grandes

passions anéantissent les fantaisies, qui

naissent toutes de la frivolité et de l´ ennui.



p379





Je ne conçois pas comment un être

sensible peut agir sans passion. Le magistrat

juge sans passion ; mais c´ est par goût

ou par passion qu´ il est magistrat.

Quoi, Séneque ! " le sage n´ entrera

pas en colere, si l´ on égorge son

pere, si l´ on enleve sa femme, si l´ on

viole sa fille sous ses yeux ? ... non " ...

vous me demandez l´ impossible, le nuisible

peut-être. Il ne s´ agit pas de se conduire

ici en homme, c´ est presque dire en

indifférent ; mais en pere, en fils, en époux.

" il est impossible que l´ homme

de bien n´ entre pas en colere contre le

méchant, disoit Théophraste... " ainsi,

lui répond Séneque : " on sera d´ autant

plus colere, qu´ on sera meilleur " ...

vous vous trompez, répliquerai-je à Séneque :

vous oubliez la distinction que

vous avez faite vous-même, de l´ homme

colere, et de l´ homme qui se met en colere.



p380





Dites ; ainsi l´ indignation contre le

méchant sera d´ autant plus forte, qu´ on

aimera davantage la vertu ; et je serai de

votre avis.

L´ indignation contre le méchant, la

bienveillance pour l´ homme de bien, sont

deux sortes d´ enthousiasme également

dignes d´ éloge.

" pourquoi s´ irriter contre celui qui se

trompe " ? ... le méchant se trompe

presque toujours dans son calcul, presque

jamais dans son projet. Pour faire son

bien, il n´ ignore pas qu´ il fait le mal

d´ autrui. S´ il n´ étoit que fou, j´ en aurois

pitié.

" s´ il falloit se fâcher contre le

méchant, on se mettroit souvent en

colere contre soi-même " ... c´ est ce

qu´ on fait, et pas aussi souvent qu´ on le

devroit.

Pison condamne à mort un soldat,

pour être retourné du fourage sans



p381





son camarade. Ce soldat présentoit sa

gorge au glaive, lorsque son camarade

reparut. Ces deux hommes, se tenant

embrassés, sont reconduits, au milieu des

acclamations du camp, dans la tente de

Pison, qui dit à l´ un : toi, tu mourras,

parceque tu as été condamné à mourir ;

à l´ autre, toi, parceque tu as occasionné

la condamnation de celui-là ; et au centurion,

toi, pour n´ avoir pas obéi... à

ce récit, dites-moi, que se passe-t-il dans

votre ame ? Est-ce que vous ne sentez pas

la fureur s´ en emparer ? Est-ce que vous

ne criez pas à ces trois malheureux : lâches !

Que faites-vous ? Quoi ! Vous vous

laisserez égorger sans résistance !

Suivez-moi, élançons-nous tous les quatre sur

cette bête féroce, poignardons-la ; et

qu´ après il soit fait de nous tout ce que

l´ on voudra ; nous ne mourrons pas du

moins sans être vengés. Je le sens au

bouillonnement de mon sang ; j´ en conviens ;

c´ est la passion qui me transporte et qui

m´ associe, dans ce moment, aux trois soldats



p382





exécutés, il y a deux mille ans. Si je

suis fou, qui est-ce qui osera blâmer ma

folie ?

La passion et la raison ne se

contredisent pas toujours ; l´ une commande

quelquefois ce que l´ autre approuve.

La raison est tranquille, ou furieuse.

La différence que Séneque met entre la

colere et la cruauté, me paroît juste. L´ homme

colere est violent : l´ homme cruel est

froid.

Mais si le spectacle de l´ injustice excite

la colere, Socrate ne rapportera jamais

dans sa maison le visage avec lequel il en

est sorti... tant mieux : Socrate ne m´ en

paroîtra que plus vertueux.

" il y a plus d´ inconvénient à être craint

que méprisé " ... assurément ; cependant

il vaut mieux inspirer de la crainte,

que de s´ exposer au mépris.

En parlant de certaines loix, Séneque

dit qu´ elles ont été faites contre des

hommes qu´ on supposoit ne devoir jamais

exister... il me semble que c´ est le contraire



p383





qu´ il falloit dire. La loi seroit absurde,

sans l´ existence présupposée d´ un coupable,

fût-ce d´ un parricide, et même d´ un

infracteur : j´ ajoute et même d´ un infracteur ;

car il y a toujours deux délits commis à

la fois : l´ action proscrite par la loi, et

l´ infraction de la loi qui proscrit l´ action.

Dans le chapitre où Séneque examine

cette pensée, qu´ on me haïsse, pourvu qu´ on

me craigne ; il s´ écrie : " la crainte ! Etc. "

parmi les idées de Séneque, je me plais

encore plus à citer celles qui montrent la

bonté de son ame, que celles qui montrent

la beauté de son esprit ; parceque je fais plus

de cas de l´ une de ces qualités, que de

l´ autre ; parceque j´ aimerois mieux avoir fait



p384





une belle action, qu´ une belle page ;

parceque c´ est la défense des Calas, et non la

tragédie de Mahomet que j´ envierois à

Voltaire... mais ce Mahomet est en même-temps

un ouvrage de génie, et une

bonne action... j´ en conviens... le génie

est plus rare que la bienfaisance...

d´ accord... il se trouva en un jour trois cents

hommes qui se firent égorger pour la

patrie, et parmi ces trois cents hommes, il

n´ y en avoit pas un seul capable de faire

un vers d´ Euripide ou de Sophocle ! ... je

n´ en doute pas ; mais ils sauverent la

patrie.

Tite-Live dit d´ un romain : " c´ étoit

plutÔt une ame grande, que

vertueuse " : n´ en croyez rien, répond Séneque ;

il faut être vertueux, ou renoncer

à être grand.

Ô Séneque, homme si bon, je suis

fâché de la préférence que tu donnes au

rÔle cruel de Démocrite qui se rit des malheureux



p385





humains, sur le rÔle compatissant

d´ Héraclite, qui pleuroit sur la folie de ses

freres.

Je ne crois pas qu´ il y eut d´ homme

moins disposé par caractere à la philosophie

stoïcienne, que Séneque, doux, humain,

bienfaisant, tendre, compatissant.

Il n´ étoit stoïcien que par la tête : aussi à

tout moment son coeur l´ emporte-t-il hors

de l´ ecole de Zénon.

Il n´ y a presque aucune condition dans

la société, qui ne puisât dans Séneque d´ excellents

préceptes de conduite. Il avoit

médité l´ homme dans la retraite, il l´ avoit vu

en action dans le grand tourbillon du

monde. Peres, et vous instituteurs de la

jeunesse, lisez et relisez le chapitre 21 du

même livre.

Le chapitre 30 est très beau.

Il dit, chapitre 31. " tous les hommes

portent au fond de leurs ames les mêmes

sentiments que les rois : etc. "



p386





le beau recueil qu´ on formeroit des

mots singuliers qu´ il nous a conservés !

Tel est celui du courtisan à qui l´ on

demandoit comment il étoit parvenu à

une si longue vieillesse, et comment,

pouvoit-on ajouter, il avoit conservé une aussi

constante faveur, et qui répondit, en

recevant des outrages, et en en remerciant.

Lxxxiii c´ est, je crois, dans le

traité de la colere, qu´ il parle du

soliloque, la pratique habituelle de

Sextius. " à la fin de la journée, retiré dans

sa chambre à coucher, etc. "



p388





de la clémence.

Lxxxiv ce traité est adressé à

Néron, au commencement de la seconde

année de son regne. Aussi le ton en est-il

noble et élevé, le style souvent ingénieux,

mais plus simple, moins haché, et, s´ il m´ est

permis d´ emprunter une expression de la

peinture, plus large.

On y est introduit par l´ éloge de

l´ empereur : d´ où l´ on passe à la nature de la

clémence, à ses motifs, à son utilité pour

tous les hommes, à sa nécessité pour un

souverain, et aux moyens d´ acquérir, de

conserver, et de fortifier en soi, cette

vertu.

Néron monta sur le trÔne à dix-huit ans :

on voit en cet endroit, que le philosophe

avoit découvert la bête féroce, sous la figure

humaine. Il y a des exemples, des réflexions,

des conseils, qu´ aucun orateur

n´ auroit l´ impudence de proposer à un

autre prince que Néron. Ce n´ est qu´ à un

tigre qu´ on dit, ne soyez point un tigre.

On trouvera au chapitre 24, des traits qui

justifieront ma pensée. Au reste, les rois,

les magistrats, les peres, les instituteurs,

les maîtres, tous ceux qui ont quelqu´ autorité



p389





sur les autres, y apprendront à juger

des circonstances où il convient de

pardonner ou de punir, et à discerner la ligne

étroite qui sépare la clémence, de l´ injustice.

Si l´ on doute que Séneque sache penser

de grandes choses, et les rendre avec

noblesse, je renverrai au discours qu´ il a

mis dans la bouche de Néron, au premier

chapitre de ce traité ; et je demanderai

quelques pages plus belles en aucun

auteur, sans en excepter l´ historien Tacite.

Si Racine doit à celui-ci la belle scene

entre Agrippine et son fils ; Corneille doit

à Séneque celle d´ Auguste et de

Cinna : voyez le chapitre 9 du premier livre.

Néron fut clément par dissimulation

dans sa jeunesse ; et Auguste par lassitude

dans sa vieillesse.

Le traité de Séneque n´ ayant pas corrigé

Néron ; celui-ci dut concevoir secrettement



p390





une haine d´ autant plus profonde

contre un peintre hardi, qui mettoit

d´ avance sous ses yeux le hideux portrait qui

lui ressembleroit un jour.

Dans cet ouvrage, les conséquences

des principes de l´ auteur le menent à des

assertions difficiles à digérer : il prononce

décidemment, que la compassion est un

défaut réel, que la cruauté et la compassion

sont deux extrêmes, l´ une de la sévérité,

l´ autre de la clémence : ce qui m´ inclinoit

d´ abord à croire, qu´ en passant du latin

dans notre langue, le mot compatir , avoit

changé d´ acception ; ou que l´ influence des

moeurs générales sur les notions du vice et

de la vertu, faisoit regarder à Rome,

comme une foiblesse, ce que nous regardons

comme un sentiment d´ humanité. Mais il

est évident, par ce qui suit, que l´ opinion

de Séneque est la pure doctrine de Zénon,

qui regardoit la grandeur d´ ame comme

incompatible avec la crainte et le chagrin,

et la leçon d´ une ecole dont le sage étoit

sans pitié, parceque la pitié étoit un état



p391





pénible de l´ ame... Zénon disoit, et Séneque

après Zénon, mais sans compassion

ni pitié, notre philosophe fera tout ce que

fait l´ homme sensible et compatissant...

j´ en doute, en secourant celui qui souffre,

l´ homme sensible et compatissant se

soulage lui-même.

de la providence.

Lxxxv il y a une providence ;

les désordres physiques et moraux n´ en

contredisent pas la notion : ce que nous

regardons comme des maux, n´ en sont

pas ; quand ils en seroient, nous ne

pourrions nous en prendre aux dieux, qui

ont placé sous nos mains tant de moyens

pour nous en délivrer. " si vous souffrez,

c´ est que vous voulez souffrir ; vous

échapperez à la mauvaise fortune, quand

il vous plaira : mourez " .

Ce traité est dédié au même Lucilius,

à qui les lettres sont adressées : c´ est la

solution d´ une grande difficulté.

Ou le monde est éternel, ou il ne l´ est

pas : s´ il est éternel, voilà donc un être



p392





absolu et indépendant de la puissance des

dieux : s´ il ne l´ est pas, il a été créé.

S´ il a été créé : avant sa création, ou il

manquoit quelque chose à la gloire et à la

félicité des dieux, et les dieux étoient

malheureux ; ou il ne manquoit rien à leur

gloire et à leur félicité, et, cela supposé, la

création du monde, superflue pour eux,

n´ eut pour objet que l´ avantage des êtres

créés.

Si la création du monde n´ eut pour

objet que l´ avantage des êtres créés,

pourquoi y eut-il des bons et des méchants ?

Pourquoi y vit-on le juste opprimé, et

le méchant oppresseur ?

Cela ne s´ est fait que par impuissance,

ou par mauvaise volonté ; par impuissance,

si c´ est un vice auquel il étoit

impossible d´ obéir ; par mauvaise volonté, s´ il étoit

possible d´ obéir à ce vice, et qu´ on ne l´ ait

pas fait.

On pardonne un mauvais ouvrage à un

ouvrier indigent, on ne le pardonne point



p393





aux dieux : tout ce qui sort de leurs mains

doit être parfait.

Si la nature de l´ ouvrage ne comportoit

pas la perfection, pourquoi ne pas

demeurer en repos ? Pourquoi s´ exposer sans

nécessité et sans fruit, à la honte de n´ avoir

rien fait qui vaille.

Cette difficulté d´ enfant a occupé dans

tous les siecles les têtes les plus fortes. Elle

est proposée, tous les jours, sur les bancs

de nos ecoles, présentée dans les cahiers

de nos théologiens avec la plus grande

vigueur, et résolue de la maniere la plus

claire.

Ici Séneque se charge de la cause des

dieux. Il ouvre leur apologie par un

tableau majestueux de la grande machine de

l´ univers.

Il fait l´ éloge de la vertu ; la vertu, le

lien commun des hommes et des dieux.

Rien de plus énergique que la peinture

des illustres malheureux : " vous enviez

leurs tourments et leur gloire, etc. "



p394





il faut convenir que la difficulté si

incommode pour tous les autres systématiques,

s´ évanouit dans l´ ecole de Zénon...

quoi, l´ ulcere qui dévore ce malade

depuis le premier instant de sa naissance, et

qui le dévorera jusqu´ à sa mort, n´ est pas

un mal ? ... non... n´ entendez-vous pas

ses cris ? ... il a tort de crier.



p395





Vous direz que cela a l´ air d´ une

plaisanterie inhumaine ; soit. Mais

gardez-vous de dédaigner un ouvrage plein

d´ idées sublimes, qui vous détrompera ou qui

vous affermira dans votre opinion. Lisez-le

pour le bel endroit où Séneque incline la

tête de Jupiter vers la terre, et attache les

regards du maître de l´ univers sur Régulus

et sur Caton. Ô Jupiter, s´ écrie-t-il,

voici deux athletes dignes de ton

admiration : etc. "

mais, dit l´ epicurien, si la vertu de

Caton ne put éclater sans l´ ambition de

César, pourquoi créer l´ un et l´ autre ?

Accorder aux dieux la puissance d´ intervertir

l´ ordre de la nature ; c´ est rendre la

difficulté insoluble. Vous aurez de la peine à

me persuader que le pere des dieux et des



p396





hommes se soit plû à voir entrer Régulus

dans un tonneau hérissé de pointes. Vous

avez raison, j´ aimerois mieux être Socrate

qu´ Anyte ? Mais à quoi bon pour Socrate,

pour Anyte, et pour les dieux, l´ existence

d´ Anyte et de Socrate ?

C´ est par des faveurs apparentes, que le

ciel punit le méchant : c´ est par des revers

qui vous semblent cruels, et qui ne sont

rien, que la providence illustre le bon.

Jupiter dit à celui-ci, de quoi te plains-tu ?

Je t´ ai fait mon égal.

Cela se peut, répond le méchant ; mais

moi, pourquoi m´ avoir fait tel que je suis,

et tel que tu savois que je serois... dis,

malheureux, et tel que tu voulois être.

Et d´ après cette réplique, voilà nos

raisonneurs enfoncés dans les ténebres de la

liberté de l´ homme et de la prescience des

dieux.

Et quel parti prend l´ homme sage entre

ces disputeurs ? Il montre le ciel du doigt,

et abandonne à ses idées celui que ce

spectacle ne convainc pas.



p397





Ce traité finit par une prosopopée de

Jupiter à l´ homme vertueux : elle est très

éloquente.

des bienfaits.

Lxxxvi savoir accorder, et

recevoir des bienfaits.

Ce traité des bienfaits en est un en

même temps de la reconnoissance et de

l´ ingratitude. Si les ingrats sont communs,

Séneque montre qu´ il faut s´ en prendre aussi

fréquemment aux défauts des bienfaiteurs,

qu´ au vice du coeur humain.

La matiere y est épuisée ; il n´ a été fait,

ni pour Néron, ni pour Aebutius Libéralis,

à qui il est adressé, mais pour tous les

hommes. On en citeroit difficilement un autre,

soit ancien, soit moderne, qui contînt

un aussi grand nombre de pensées fines et

délicates, de préceptes divins, de sentiments

que je dirois presque célestes.

Je l´ avois lu trois fois de suite, et à la

quatrieme lecture j´ en humectois encore

les feuillets de quelques larmes ; non de

celles qu´ on donne au récit d´ un grand



p398





malheur, à la tragédie, à Iphigénie, à

Mérope, elles sont mêlées de plaisir et

de peine ; mais de celles qui coulent

délicieusement lorsque l´ ame est émue de

quelque grande action, d´ un sentiment

délicat, qui naissent de l´ admiration, et

que j´ accorde aux héros de Corneille.

Combien j´ étois satisfait de mes

bienfaiteurs ! Combien je l´ étois encore

davantage de ce philosophe qui disoit des

hommes puissans qui s´ étoient ressouvenus de

lui, et des hommes puissans qui l´ avoient

oublié ; " c´ est à l´ oubli de ces derniers

que je dois le goût de la retraite, etc. "

on est convaincu, entraîné, en lisant

le traité de la colere ; on est attendri,

touché, en lisant celui des bienfaits. L´ un

est plein de force ; l´ autre de finesse : là,



p399





c´ est la raison qui commande ; ici, c´ est la

délicatesse du sentiment qui charme.

Séneque parle au coeur, et n´ en est pas moins

convaincant ; car le coeur a son évidence.

Il y a le goût dans les moeurs, comme le

tact dans les beaux arts : le jugement que

l´ un porte des actions, est aussi prompt

et aussi sûr que le jugement que l´ autre

porte des ouvrages.

Si je voulois citer des maximes, ce traité

m´ en offriroit sans nombre. J´ y lirois :

" la bienfaisance est-elle votre vertu ? Etc. "

comment une nation marquera-t-elle

sa reconnoissance au philosophe ? Par la

couronne civique (...). La

feuille de chêne l´ honorera sans appauvrir



p400





l´ etat. C´ est une feuille de chêne qu´ emporteront

avec eux, le sage en mourant,

le ministre en sortant de place.

" il n´ y a quelquefois aucune différence

entre le présent d´ un ami, et le voeu

d´ un ennemi. "

" refusez à votre ami l´ or qu´ il porteroit

chez une courtisanne " .

Je reprocherois volontiers à Séneque

d´ avilir la bienfaisance, lorsqu´ il compare

le secret d´ obliger, avec l´ art de la

courtisanne, qui rend ses faveurs piquantes

en les variant selon le caractere de ses

amants.

" placez vos bienfaits avec choix : etc. "



p401





rien de plus délicat et de plus vrai que

le chapitre 6, sur la question, si l´ ingratitude

peut être traduite au tribunal des

loix. " hé ! Dit Séneque, n´ est-il pas plus

honnête de laisser quelques méchants

impunis, que de faire soupçonner la

multitude de perfidie " ?

Ce que Séneque dit des honneurs accordés

à des descendants infâmes, par

reconnoissance pour leurs ayeux illustres, me

déplaît. Ce n´ est point par autrui, c´ est par

soi, qu´ on mérite ou qu´ on démérite. C´ est

mal défendre les dieux, que de leur faire

dire : que tel inepte soit roi, etc.

C´ est une singuliere compensation, que celle

d´ une injustice par une autre.



p402





Voici encore un endroit où je ne puis

être de l´ avis de notre philosophe. Alexandre

fait don d´ une ville à un simple particulier,

qui refuse un présent qui lui semble

trop important pour lui. " je n´ examine

pas ce qu´ il te convient de recevoir,

mais ce qu´ il me convient de

donner " . Séneque ajoute : " le mot est

d´ un fou " ... ce n´ est point le mot d´ un

fou, c´ est celui d´ un souverain généreux et

grand : qu´ est-ce qu´ une ville pour le maître

du monde ?

Et pourquoi ce particulier auroit-il été

incapable de bien administrer la cité ? Seroit-ce

son refus qui le feroit présumer ?

J´ aurois, ce me semble, plus de confiance

dans la modestie qui s´ éloigne des grands

emplois, que dans l´ ambition qui les poursuit.

Aux maximes qui précedent ajoutons

quelques-uns de ces faits intéressants

qu´ elles encadrent.

Lxxxvii les disciples de Socrate

offroient des présents à leur maître, et



p403





chacun d´ eux à proportion de sa fortune.

Eschine, qui étoit pauvre, lui dit : " je

n´ ai rien qui soit digne de vous, etc. "

si ce fait vous étoit connu, songez, lecteur,

que beaucoup d´ autres l´ ignorent : j´ aimerois

mieux instruire celui qui ne sait pas,

que de plaire à celui qui sait.

Voici comment il s´ exprime sur Alexandre.

" Alexandre ne fut, dès sa

jeunesse, etc. "



p404





je ne me rappelle plus à quel propos

cette sortie violente se trouve dans le

traité des bienfaits ; mais je suis sûr qu´ elle

n´ y est pas déplacée. Le style de Séneque

est coupé, mais ses idées sont liées.

Lxxxviii Séneque pressentoit, sans

doute, les reproches qu´ on lui feroit,

lorsqu´ il écrivoit " il ne m´ est pas

toujours possible de refuser : quelquefois je

serai forcé de recevoir un bienfait ; un

tyran cruel, ombrageux, prompt à s´ irriter,

regarderoit mon refus comme

une insulte " . Cette maxime pouvoit

lui coûter la vie.

Séneque exclut du nombre des bienfaiteurs

les animaux. Sans m´ engager de

répondre à ses raisons, je ne puis m´ empêcher



p405





d´ exiger du bestiaire quelque reconnoissance

pour le lion qui le reconnut et

qui le défendit. Parcequ´ un moment après

l´ animal bienfaisant avoit oublié le service

rendu, le bestiaire étoit-il dispensé de

s´ en souvenir ? Répondre qu´ oui, n´ est-ce

pas mettre l´ homme et l´ animal sur la même

ligne ? Il me semble que j´ aurois

mauvaise opinion de celui, à qui son chien

auroit sauvé la vie, et qui ne l´ en

aimeroit pas davantage.

Notre philosophe accuse l´ homme

d´ ingratitude, lorsqu´ il ose reprocher à la

nature de n´ avoir pas rassemblé sur lui tous

ses dons. Me permettra-t-on d´ ajouter une

raison à toutes celles qu´ il en donne, et

de la proposer à sa maniere ?

Homme, songe que c´ est à la foiblesse

de tes organes, que tu dois la qualité qui

te distingue des animaux. Ambitionnes-tu

le regard perçant de l´ aigle ? Tu regarderas

sans cesse : l´ odorat du chien ? Tu

flaireras du matin au soir. L´ organe de ton

jugement est resté le prédominant et le



p406





maître ; il eut été l´ esclave d´ un de tes sens

trop vigoureux : de-là ta perfectibilité. S´ il

existe dans ton cerveau une fibre plus

énergique que les autres, tu n´ es plus propre

qu´ à une chose, tu es un homme de génie :

l´ animal et l´ homme de génie se touchent.

La justesse et la force des arguments de

Séneque, plaidant la cause des enfants

contre les peres, subjuguent ma raison :

mais mon coeur se révolte contre cette

ingrate dialectique. J´ aime mieux m´ exagérer

le bienfait paternel, que d´ affoiblir la

reconnoissance filiale. Je demanderai si,

dans le nombre de ces enfants qui

prirent leurs peres sur leurs épaules, et qui

les transporterent le long des torrents de

la lave enflammée qui découloit

des flancs de l´ Etna, et qui brûloit

leurs pieds, il y en eut un seul qui eut

osé dire à sa mere, nous sommes quittes.



p407





Mes oreilles se ferment à ce propos, et

mon imagination se livre à un spectacle

plus doux ; je vois les peres, les meres,

se précipiter sur leurs enfants, et les

baigner de leurs larmes ; je vois les enfants

essuyer ces larmes de leurs mains : et dans

ce moment j´ ignore quels sont les plus

heureux. Je suis pere ; j´ ai des enfants ;

et c´ est ainsi que je sens.

Bienfaiteur, si tu m´ humilies, tu

entendras de moi le discours du citoyen sauvé

de la proscription des triumvirs par un

ami de César, qui lui rappelloit trop

souvent ce bienfait. Je te dirai, " rends

moi à César : etc. "



p408





peut-on quelquefois rappeller le service

qu´ on a rendu ? Séneque répond à cette

question, en introduisant un soldat

vétéran, accusé d´ avoir exercé des violences

contre ses voisins, et plaidant en

présence de Jules-César sa cause qu´ on

instruisoit avec chaleur... " vous souvenez-vous,

mon général, etc. "



p409





cependant un brave soldat peut être un voisin

incommode : et voilà ce que peut l´ éloquence.

Lxxxix le chapitre 3 du 6 e livre

est très ferme, très beau, et j´ en

conseillerai la lecture à celui qui veut savoir le

moyen de donner de la consistance à des



p410





choses passageres, qui par elles-mêmes

n´ en ont aucune.

J´ indiquerois bien les chapitres 32, 33,

et 34, du même livre, aux souverains :

mais quand le philosophe leur auroit appris

qu´ un bien, dont les plus grandes fortunes

sont privées ; un bien, qui manque à ceux

qui possedent tout, est un ami qui sache

dire la vérité, qui arrache au concert trop

harmonieux de la flatterie un grand enivré

par la foule des imposteurs, amené jusqu´ à

l´ ignorance du vrai, jusqu´ à la haine du

vrai, par l´ habitude d´ entendre, non des

choses salutaires et honnêtes, mais des

choses douces et empoisonnées ; un ami ! Où

le trouveront-ils ? Quand cet ami les auroit

convaincus de l´ importance d´ être entourés

de gens de bien, les appelleroient-ils

auprès de leur personne ? Et quand ils les y

auroient appellés, comment les y garderoient-ils ?

Que nous serions heureux, si nous

réfléchissions sur les avantages que nous

devons à notre médiocrité, et dont les hautes



p411





conditions sont privées. Nous avons

presque autant de ressources pour devenir

bons, qu´ ils en ont pour devenir méchants :

ils usent aussi bien des leurs, que nous

usons mal des nÔtres ; d´ où il arrive que

nous sommes tous corrompus.

Séneque remarque, " que c´ est le

caractere des rois, etc. "

le poète Rabirius met un très

beau mot dans la bouche d´ Antoine

mourant : " je n´ ai plus que ce que j´ ai donné " !

Heureux celui qui peut dire à la fortune :

enleve moi tout ce que j´ ai, et tu ne me

feras pas mourir tout à fait indigent.

Si la lecture de Séneque tourmente le

méchant ; l´ homme de bien y trouve souvent

son éloge.



p412





Dans ce traité des bienfaits, à chaque

chapitre on croit que tout est dit, et

cependant il n´ en est rien. Séneque ne

montre, dans aucun autre de ses ouvrages,

autant de fécondité. Les auteurs du siecle de

la grande éloquence ont su présenter leurs

idées d´ une maniere plus simple et plus

imposante ; mais en avoient-ils autant que

Séneque.

de la tranquillité de l´ ame.

Lxxxx qu´ est-ce que la tranquillité de l´ ame ?

Qu´ est-ce qui nous l´ Ôte ?

Comment pouvons-nous la recouvrer ?

Ce traité est adressé à Sérénus, capitaine

des gardes de Néron, intime ami

de Séneque qui se reprocha, dans la suite,

l´ excessive douleur que sa perte lui causa.

Pline nous apprend que Sérénus

périt avec tous ses convives, empoisonnés

par des champignons.



p413





On présume que cet ouvrage est un des

premiers écrits de Séneque ; qu´ il le

composa peu de tems après son retour

de la Corse ; qu´ il ne jouissoit pas encore

d´ une grande opulence, et qu´ il étoit mal

affermi dans la philosophie, bien qu´ il

eût adressé à Marcia et à Helvia des

consolations qui ne sont pas d´ un stoïcien

néophyte, et qu´ il eût donné des leçons

publiques de zénonisme.

Il se montre ici flottant entre l´ obscurité

de la retraite, et l´ éclat des fonctions

publiques. La fortune l´ éblouit, le desir d´ une

grande réputation le tourmente ; il le sent,

il s´ en accuse : il se relegue dans la classe

de ceux qui oscillent entre le vice et la

vertu, et qui ne sont ni assez corrompus,

pour être comptés parmi les méchants,

ni assez vertueux pour être comptés parmi

les bons. On est charmé de la franchise

avec laquelle il dévoile le fonds de son



p414





coeur. Il dit, " j´ ai des vices qui

m´ attaquent à force ouverte ; etc. "

le stoïcien étoit valétudinaire toute sa

vie ; sa philosophie étoit trop forte : c´ étoit

une espece de profession religieuse, qu´ on

n´ embrassoit que par enthousiasme ; un

état d´ apathie auquel on tendoit de toutes

ses forces, et sous le noviciat duquel on

mouroit avant d´ être profès. Séneque se

désespere de rester homme.



p415





Mais d´ où lui venoit sa perplexité ? Son

ame avoit-elle été brisée par la longueur et

la dureté de son exil ? L´ horreur des antres

de la Corse avoit-elle embelli à ses yeux

les palais des grands ? La solitude dans

laquelle il avoit passé huit années, donné de

nouveaux charmes à la société ? Et les

rochers arides et déserts, aiguisé les attraits

de la capitale ? Ou le rÔle d´ Hercule, au

sortir de la forêt de Némée, entre le

chemin qui conduit à la gloire, et celui qui

mene au plaisir, seroit-il celui de tous

les hommes ? Non ; le nombre de ceux

dont on pourroit dire (...), est

petit. Quelque parti que prenne Séneque,

ce ne sera point l´ adulation de lui-même

qui le perdra.

Ce traité offre d´ excellentes réflexions

sur l´ emploi de son tems et de son talent ;

sur l´ essai de ses forces ; sur la vanité des

richesses, lorsqu´ on voit un affranchi de

Pompée plus opulent que son maître ; sur

la résignation aux peines de son état et

aux traverses de la vie : et cette morale



p416





est toujours relevée par des anecdotes

intéressantes.

Caligula dit, par forme de conversation,

à Canus Julius. " à propos, j´ ai

donné l´ ordre de votre supplice " : Julius lui

répond, " je vous rends graces, prince

très-excellent. "

il jouoit aux échecs lorsque le centurion

arriva : " au moins, dit-il à son

adversaire, etc. "

le philosophe qui l´ accompagnoit au

lieu du supplice, lui ayant demandé, au

moment où la hache étoit levée sur son

col, à quoi il pensoit : " j´ épie, lui

répondit-il, etc. " on n´ a jamais philosophé

si long-tems.



p417





Depuis le siecle de Néron, jusqu´ à nos

jours, les sectateurs de la doctrine

d´ Epicure n´ ont cessé de nous montrer un des

leurs, appellant la mollesse et les plaisirs à

ses derniers instants, et allant à la mort

avec la même nonchalance qu´ il auroit

continué de vivre. Certes, je n´ ai garde de

blâmer la maniere facile dont le voluptueux

Pétrone mourut : mais je trouve autant

de fermeté, autant d´ indifférence, et plus

de dignité, dans la mort de Canus Julius.

Etoit-il possible de porter le mépris, ou

pour la vie, ou pour l´ empereur, ou pour

l´ un et l´ autre, au-delà de ce qu´ il en a

mis dans sa réponse à Caligula. A-t-on

jamais exprimé ce mépris, d´ une maniere

plus simple et plus fine ? Pétrone est à

table ; il se fait lire des vers en mourant.

Julius, en attendant le centurion,

s´ amuse à jouer aux échecs. Quoi de

plus tranquille, et même de plus gai, que



p418





ses discours à son adversaire et à ses

amis ?

Pour un disciple d´ Epicure, qui sait

accepter la mort quand elle vient, Zénon

peut en citer nombre des siens, qui n´ ont

pas hésité d´ aller au-devant d´ elle.

Mais à parler vrai des uns et des autres,

chacun d´ eux se soumet à la nécessité, selon

ses principes et son caractere.

de la vie heureuse.

Lxxxxi point de bonheur sans

la vertu.

Séneque adresse ce petit traité, qu´ on

peut regarder comme son apologie et

la satyre des faux epicuriens, à Gallion

son frere. " Ô Gallion, mon frere, tous

les hommes veulent être heureux ; mais

tous sont aveugles, lorsqu´ il s´ agit

d´ examiner en quoi consiste le bonheur " .

Notre philosophe avoit rencontré la

vraie base de la morale. à parler rigoureusement,

il n´ y a qu´ un devoir, c´ est d´ être



p419





heureux : il n´ y a qu´ une vertu, c´ est la

justice.

Avant que d´ entrer dans quelques

détails sur cet écrit, qu´ on peut analyser en

peu de mots, il faut que je jette un

coup-d´ oeil sur la morale des anciens, et sur les

progrès successifs de cette science importante.

Tout ce qu´ elle a de plus élevé, de

plus profond, les anciens l´ avoient dit ;

mais sans liaison : ce n´ étoit point le

résultat de la méditation qui pose des

principes, et qui en tire des conséquences ;

c´ étoient les élans isolés et brusques d´ ames

fortes et grandes.

Qui est-ce qui inspiroit au caraïbe de

se précipiter au milieu des flots en

courroux, pour ravir à la mort des européens

naufragés sur ses cÔtes et prêts à périr ?

Lorsque ces malheureux sont prosternés

tremblants aux genoux de leurs ennemis,

qui est-ce qui fit dire au cacique ? " relevez-vous,

ne craignez rien : etc. "



p420





le fait que je vais raconter, je le tiens

d´ un missionnaire de Cayenne, témoin

oculaire. Plusieurs negres marons avoient

été pris, et il n´ y avoit point de bourreau

pour les exécuter. On promit la vie à celui

d´ entr´ eux qui consentiroit à pendre ses

camarades, c´ est-à-dire au plus méchant.

Aucun n´ acceptant la proposition, un

colon commande à un de ses negres de les

pendre, sous peine d´ être pendu lui-même.

Ce negre demande à passer un

moment dans sa cabane, comme pour se

préparer à obéir à l´ ordre qu´ il a reçu : là, il

saisit une hache, s´ abat le poignet,

reparoît ; et présentant à son maître un bras

mutilé, dont le sang ruisseloit : à présent,

lui dit-il, fais-moi pendre mes camarades ?

Qui est-ce qui a placé ce sentiment

héroïque dans l´ ame d´ un esclave ? Est-ce

l´ étude, est-ce la réflexion ? Est-ce la

connoissance approfondie des devoirs ? Nullement.

Dans les premiers temps, les hommes



p421





qui se sont distingués par les actions

les plus surprenantes, étoient asservis aux

plus grossiers préjugés. Le rêve d´ une vieille

femme avoit peut-être mis les armes à la

main au brave cacique qu´ on vient

d´ entendre parler si fierement à ses ennemis.

Un autre cacique leur eût peut-être

impitoyablement cassé la tête.

Il n´ y a pas de science plus évidente et

plus simple que la morale pour l´ ignorant :

il n´ y en a pas de plus épineuse et de plus

obscure pour le savant. C´ est peut-être la

seule où l´ on ait tiré les corollaires les plus

vrais, les plus éloignés et les plus hardis,

avant que d´ avoir posé des principes.

Pourquoi cela ? C´ est qu´ il y a des héros,

longtemps avant qu´ il y ait des raisonneurs.

C´ est le loisir qui fait les uns ; c´ est la

circonstance qui fait les autres : le

raisonneur se forme dans les écoles, qui s´ ouvrent

tard ; le héros naît dans les périls, qui sont

de tous temps. La morale est en action

dans ceux-ci, comme elle est en maximes

dans les poètes : la maxime est sortie de



p422





la tête du poète, comme Minerve de la

tête de Jupiter... souvent il faudroit un

long discours au philosophe pour

démontrer ce que l´ homme du peuple sent

subitement.

Qu´ est-ce que le bonheur ? ... ce n´ est

pas une question à résoudre au jugement

de la multitude.

Qu´ est-ce que la multitude ? ... un

troupeau d´ esclaves... pour être heureux,

il faut être libre : le bonheur n´ est pas fait

pour celui qui a d´ autres maîtres que son

devoir... mais le devoir n´ est-il pas

impérieux ? Et s´ il faut que je serve,

qu´ importe sous quel maître ! ... il importe

beaucoup : le devoir est un maître dont on

ne sauroit s´ affranchir sans tomber dans

le malheur ; c´ est avec la chaîne du devoir,

qu´ on brise toutes les autres.



p423





Le stoïcisme n´ est autre chose qu´ un

traité de la liberté prise dans toute son

étendue.

Si cette doctrine, qui a tant de points

communs avec les cultes religieux, s´ étoit

propagée comme les autres superstitions,

il y a long-temps qu´ il n´ y auroit plus ni

esclaves ni tyrans sur la terre.

Mais, qu´ est-ce que le bonheur, au jugement

du philosophe ? ... c´ est la

conformité habituelle des pensées et des

actions aux loix de la nature.

Et qu´ est-ce que la nature ? Qu´ est-ce

que ses loix ? Il n´ auroit pas été mal de

s´ expliquer sur ces deux points ; car il est

évident que la nature nous porte avec

violence, et nous éloigne avec horreur,

d´ objets que le stoïcien exclut de la notion du

bonheur.

Mais Séneque écrivoit à Gallion, homme

instruit, que les définitions que l´ on

exige ici auroient ramené aux premiers

éléments de la philosophie.

L´ homme heureux du stoïcien, est celui

qui ne connoît d´ autre bien que la vertu,



p424





d´ autre mal que le vice ; qui n´ est

abattu ni enorgueilli par les événements ; qui

dédaigne tout ce qu´ il n´ est ni le maître

de se procurer, ni le maître de garder, et

pour qui le mépris des voluptés, est la

volupté même.

Voilà peut-être l´ homme parfait : mais

l´ homme parfait est-il l´ homme de la nature ?

Il me semble que, dans la nature, le

corps est le tyran de l´ ame, par les passions

effrénées et les besoins sans cesse

renaissants ; et qu´ au contraire, dans l´ état de

société, il n´ en est ni l´ esclave ni le tyran :

ce sont deux associés qui se commandent

et s´ obéissent alternativement ; quand j´ ai

mangé, je médite ; et quand j´ ai médité,

il faut que je mange.

La philosophie stoïcienne est une

espece de théologie pleine de subtilités ; et

je ne connois pas de doctrines plus éloignée

de la nature, que celle de Zénon.

La recherche du vrai bonheur conduit

Séneque à l´ examen de la volupté

d´ Epicure ; et voici comment il s´ en explique :



p426





" pour moi, dit-il, je pense, etc. "

la volupté naît à cÔté de la vertu, comme

le pavot au pied de l´ épi ; mais ce n´ est

point pour la fleur narcotique qu´ on a labouré.

Il paroît que le mot volupté , mal

entendu, rendit Epicure odieux ; ainsi que le

mot intérêt , aussi mal entendu, excita le

murmure des hypocrites et des ignorants

contre un philosophe moderne.

Des efféminés, de lâches corrompus ;

pour échapper à l´ ignominie qu´ ils

méritoient par la dépravation de leurs moeurs,

se dirent sectateurs de la volupté, et le

furent en effet ; mais c´ étoit de la leur,

et non de celle d´ Epicure. Pareillement

des gens, qui n´ avoient jamais attaché au

mot intérêt , d´ autre idée que celle de l´ or

et de l´ argent, se révolterent contre une

doctrine qui donnoit l´ intérêt pour le

mobile de toutes nos actions ; tant il est

dangereux en philosophie de s´ écarter du sens

usuel et populaire des mots.

De l´ apologie de l´ epicuréisme, Séneque

passe à l´ apologie de la philosophie en

général. Combien j´ ai été satisfait, en lisant



p427





les chapitres 17 et 18, d´ y trouver

les mêmes impertinences adressées à Séneque,

et par les mêmes personnages, que de

nos jours : on lui disoit, comme à nos

sages :

" vous parlez d´ une façon, etc. "



p433





Lxxxxii voici comment on attaquoit

autrefois le stoïcien Séneque, et la

maniere dont il se défendoit.

" si donc un de ces détracteurs

de la philosophie vient me dire, etc. "

tout ce qui précede, tout ce que j´ omets,

tout ce qui suit, est très beau. Quand

on cite Séneque, on ne sait ni où

commencer, ni où s´ arrêter. Les philosophes

modernes pourroient dire à leurs détracteurs,

ce que le sage de Séneque disoit aux

siens : " ne vous permettez pas de juger

ceux qui valent mieux que vous : etc. "



p435





du loisir, ou de la retraite du sage.

Xciii on ne peut guere douter

que ce petit traité ne soit la continuation

de celui qui précede.

" Epicure dit que le sage etc. "



p436





mais le détail des obstacles s´ étend fort

loin. Par exemple, si la république est

trop corrompue, et qu´ il n´ y ait aucun

espoir de la sauver ; si les moyens souffroient

des contradictions insurmontables ; si l´ etat

est la proie des méchants : le sage se

sacrifieroit inutilement.

En effet, au milieu des brigues et des

cabales de l´ ambition : parmi cette foule

de calomniateurs, qui empoisonnent les

meilleures actions : entouré d´ envieux,

qui font échouer les projets les plus utiles,

tantÔt pour vous en ravir l´ honneur,

tantÔt pour se ménager de petits avantages ;

de ces politiques ombrageux, qui épient

les progrès que vous faites dans la faveur

du souverain et du peuple, pour saisir le

moment où il convient de vous desservir

et de vous renverser ; de cette nuée de

méchants subalternes qui ont intérêt à la

durée des maux, et qui pressentent la tendance



p437





de vos opérations : qu´ a-t-on de

mieux à faire, que de renoncer aux fonctions

d´ etat ? N´ est-on utile qu´ en produisant

des candidats, en secourant les peuples,

en défendant les accusés, en récompensant

les hommes industrieux, en opinant

pour la paix ou pour la guerre ? ...

non : mais je ne mettrai pas sur la même

ligne celui qui médite et celui qui agit.

Sans doute la vie retirée est plus douce ;

mais la vie occupée est plus utile et plus

honorable : il ne faut passer de l´ une à

l´ autre qu´ avec circonspection ; c´ est même

l´ avis de Séneque.

" et qu´ importe, ajoute-t-il, par quels

motifs le sage embrasse la retraite ! Si

c´ est lui qui manque à l´ etat, ou si c´ est

l´ etat qui lui manque " ... il importe

beaucoup : s´ il manque à l´ etat, c´ est un

mauvais citoyen ; si l´ etat lui manque,

l´ etat est insensé.

Séneque dispense encore le sage de

l´ administration, s´ il manque d´ autorité, de

force et de santé. Un homme s´ est montré



p438





de nos jours plus intrépide que le stoïcien

ne l´ exige.

En passant en revue tous les gouvernements,

Séneque n´ en trouvoit pas un seul

auquel le sage pût convenir, et qui pût

convenir au sage.

" s´ il est mécontent de la république, etc. "

en passant en revue plusieurs de nos

gouvernements, le sage seroit encore de

l´ avis de Séneque.

Après des siecles d´ une oppression

générale, puisse la révolution qui vient de

s´ opérer au-delà des mers, en offrant à

tous les habitants de l´ Europe un asyle

contre le fanatisme et la tyrannie, instruire

ceux qui gouvernent les hommes,

sur le légitime usage de leur autorité !

Puissent ces braves américains, qui ont



p439





mieux aimé voir leurs femmes outragées,

leurs enfants égorgés, leurs habitations

détruites, leurs champs ravagés, leurs

villes incendiées, verser leur sang et mourir,

que de perdre la plus petite portion de leur

liberté, prévenir l´ accroissement énorme

et l´ inégale distribution de la richesse, le

luxe, la mollesse, la corruption des moeurs,

et pourvoir au maintien de leur liberté,

et à la durée de leur gouvernement ! Puissent-ils

reculer, au moins pour quelques

siecles, le décret prononcé contre toutes

les choses de ce monde ; décret qui les a

condamnées à avoir leur naissance, leur

temps de vigueur, leur décrépitude et leur

fin ! Puisse la terre engloutir celle de leurs

provinces, assez puissante un jour et assez

insensée pour chercher les moyens de

subjuguer les autres ! Puisse dans chacune

d´ elles, ou ne jamais naître, ou mourir

sur-le-champ sous le glaive du bourreau,

ou par le poignard d´ un Brutus, le citoyen

assez puissant un jour et assez ennemi de



p440





son propre bonheur, pour former le

projet de s´ en rendre le maître !

Qu´ ils songent que le bien général ne

se fait jamais que par nécessité ; et que

c´ est le temps de la prospérité, et non

celui de l´ adversité, qui est fatal pour les

gouvernements.

L´ adversité occupe les grands talents ;

la prospérité les rend inutiles, et porte aux

premiers emplois les ineptes, les riches

corrompus, et les méchants.

Qu´ ils songent que la vertu couve souvent

le germe de la tyrannie.

Si le grand homme est long-temps à la

tête des affaires, il devient despote. S´ il y

est peu de temps, l´ administration se

relâche et languit sous une suite d´ administrateurs

communs.

Qu´ ils songent que ce n´ est ni par l´ or,

ni même par la multitude des bras, qu´ un

etat se soutient ; mais par les moeurs.

Mille hommes qui ne craignent pas

pour leur vie, sont plus redoutables que

dix mille qui craignent pour leur fortune.



p441





Que chacun d´ eux ait dans sa maison,

au bout de son champ, à cÔté de son

métier, à cÔté de sa charrue, son fusil,

son épée, et sa bayonnette.

Qu´ ils soient tous soldats.

Qu´ ils songent que si, dans les circonstances

qui permettent la délibération,

le conseil des vieillards est le bon ; dans

les instants de crise, la jeunesse est

communément mieux avisée que la vieillesse.

Xciv Séneque pense que la nature

nous a faits pour méditer et pour

agir ; mais lorsque les circonstances

réduisent le philosophe à la vie contemplative,

il est encore une gloire à laquelle il peut

prétendre. " Chrisippe et Zénon, dans

leur retraite, ont mieux mérité du

genre humain, que s´ ils avoient conduit

des armées, occupé des emplois et

promulgué des loix " . Vaut-il mieux

avoir éclairé le genre humain, qui durera

toujours, que d´ avoir ou sauvé ou bien

ordonné une patrie qui doit finir ; être

l´ homme de tous les tems, ou l´ homme



p442





de son siecle : c´ est un problême difficile

à résoudre.

Auguste, ce maître de l´ univers, cet

homme qui régloit d´ un mot le sort des

nations, regardoit le jour qui le

délivreroit de sa grandeur, comme le plus

fortuné de sa vie. Cependant il mourut

empereur, et fit bien. Rien de plus

difficile que de se défaire de l´ habitude de

commander, si ce n´ est de celle d´ obéir :

l´ esclave a perdu son ame, quand il a

perdu son maître ; comme le chien égaré

dans les rues, il crie jusqu´ à ce qu´ il ait

retrouvé la maison où il est nourri d´ eau et

de pain et assommé de coups de bâton.

Quelles moeurs ! Quelles effroyables

moeurs, que celles des romains ! Je ne

parle pas de la débauche, mais de ce

caractere féroce qu´ ils tenoient

apparemment de l´ habitude des combats du cirque.

Je frémis lorsque j´ entends un de ces

citoyens blasé sur les plaisirs, las des

voluptés de la Campanie, du silence et

des forêts du Bruttium, des superbes édifices



p443





de Tarente, se dire à lui-même : " je

m´ ennuie ; retournons à la ville, je me

sens le besoin de voir couler du sang " .

Et ce mot est celui d´ un efféminé !

Ici Séneque s´ exhorte à l´ examen des

choses, sans partialité, sans cette haine

implacable que sa secte a vouée à toutes

les autres.

D´ où venoit cette intolérance des stoïciens ?

De la même source que celle des

dévots outrés. Ils ont de l´ humeur,

parcequ´ ils luttent contre la nature ; qu´ ils se

privent, et qu´ ils souffrent. S´ ils vouloient

s´ interroger de bonne foi sur la haine qu´ ils

portent à ceux qui professent une morale

moins austere, ils s´ avoueroient qu´ elle

naît de la jalousie secrette d´ un bonheur

qu´ ils envient, et qu´ ils se sont interdits

sans croire aux récompenses qui les

dédommageront de leur sacrifice ; ils se

reprocheroient leur peu de foi, et cesseroient

de soupirer après la félicité de l´ epicurien

dans cette vie, et la félicité du stoïcien

dans l´ autre.



p444





consolation à Helvia.

Xcv Helvia étoit mere de Séneque.

Elle resta orpheline presqu´ en

naissant, et passa sous l´ autorité d´ une

belle-mere. Quelqu´ indulgence qu´ on suppose

dans une belle-mere, ce n´ est pas sans

peine qu´ on réussit à lui plaire. Un oncle qui

la chérissoit lui fut enlevé au moment où

elle l´ attendoit, les bras ouverts, à son

retour d´ Egypte : dans le même mois, elle

perdit son époux. L´ absence de ses enfants

la laissa seule sous le poids de cette

affliction. Sa vie n´ avoit été qu´ un tissu

d´ alarmes, de périls et de douleurs,

lorsqu´ elle recueillit les cendres de trois de ses

petits-fils, dans le même pan de sa robe, où

elle les avoit reçus en naissant. Vingt

jours s´ étoient écoulés depuis les funérailles

du fils de Séneque, lorsque le pere fut

séparé d´ elle par l´ exil. Ce dernier événement

est le sujet de la consolation.

Cet ouvrage, écrit dans la situation la

plus cruelle, et la contrée la plus affreuse,



p445





est plein d´ ame et d´ éloquence. Le beau

génie et l´ excellent caractere du philosophe

s´ y développent en entier. On ne peut

s´ empêcher d´ accorder de l´ admiration à

l´ une de ces qualités, et de l´ estime à

l´ autre.

C´ est parceque tout seroit à citer de

ce bel écrit, que j´ en citerai peu de chose.

Séneque dit à sa mere :

" j´ espere que vous ne refuserez pas à

un fils, etc. "

je ne le pense pas ; cette

maxime contredit et les philosophes et les

poètes, qui tous ont unanimement reconnu

et préconisé l´ attrait du sol. Ainsi que tous



p446





les animaux, l´ homme ne s´ éloigne du lieu

de sa naissance, que d´ un assez court

intervalle : cet intervalle est limité par ses

besoins et par ses forces ; il le mesure sur la

fatigue du retour. Il ne quitte son berceau,

que quand il en est chassé. Le lievre et le

cerf, qui vont si vîte, changent rarement

de forêt : l´ aigle plane presque toujours

au-dessus des mêmes montagnes. Le sol

rappelle l´ homme des pays lointains, où

l´ intérêt ne l´ a point transporté sans

l´ arracher des bras de son pere, de sa mere,

de ses freres, de sa femme, de ses

enfants, de ses concitoyens : il s´ est retourné

plus d´ une fois ; ses mains se sont portées,

ses yeux baignés de larmes se sont fixés,

vers la ville, sur le rivage, qu´ il venoit

de quitter.

Séneque ajoute : " de vos enfants, etc. "



p447





Séneque n´ auroit laissé que ce morceau,

qu´ il auroit droit au respect des gens de

bien et à l´ éloge de la postérité. Lorsqu´ il

s´ occupoit des chagrins de sa mere, il étoit

bien plus à plaindre qu´ elle.

de la briéveté de la vie.

Xcvi on présume que le Paulinus,

à qui Séneque adresse ce traité, étoit pere

de Pauline, la seconde femme de Séneque.

Il exerçoit à Rome une charge très

importante, la surintendance générale des

vivres.

" la vie n´ est courte, dit Séneque, etc. "



p448





ce traité, qu´ on ne lit point sans s´ appliquer

à soi-même la plupart des sages

réflexions dont il est semé, est sur-tout

célebre par la réponse vive, ingénieuse et

même éloquente, d´ un homme de lettres,

à laquelle il donna lieu. Un de ses amis,

témoin de ses regrets sur la rapidité du

temps, sachant d´ ailleurs combien il en étoit

prodigue, l´ interrompit en lui citant ce

passage de Séneque : tu te plains de la briéveté

de la vie, etc.



p451





Séneque a raison : les journées sont longues

et les années sont courtes pour l´ homme

oisif : il se traîne péniblement du

moment de son lever, jusqu´ au moment de

son coucher ; l´ ennui prolonge sans fin cet

intervalle de douze à quinze heures, dont

il compte toutes les minutes : de jours

d´ ennui en jours d´ ennui, est-il arrivé à la fin

de l´ année, il lui semble que le premier de

janvier touche immédiatement au dernier

de décembre, parcequ´ il ne s´ intercalle

dans cette durée aucune action qui la

divise. Travaillons donc : le travail, entre

autres avantages, a celui de raccourcir les

heures et d´ étendre la vie.

Si le ciel nous exauçoit, l´ impatience de

nos craintes, de nos espérances, de nos

souhaits, de nos peines, de nos plaisirs,

abrégeroit notre vie des deux tiers. être

bizarre, tu crains la fin de ta vie ; et en une

infinité de circonstances, tu hâtes la

célérité du temps ! Il ne tient pas à toi qu´ entre

l´ instant où tu es, et l´ instant où tu

voudrois être, les jours, les mois, les années

intermédiaires ne soient anéanties : la



p452





chose que tu attends, n´ est rien peut-être,

ou presque rien, et celle que tu sacrifierois

volontiers, est tout !

Séneque prétend qu´ Aristote

intenta à la nature un procès indigne d´ un

sage, sur la longue vie qu´ elle accorde à

quelques animaux, tandis qu´ elle a marqué

un terme si court à l´ homme, né pour tant

de choses importantes. " nous n´ avons pas

trop peu de temps, lui dit-il ; nous en

perdons trop " ... certes, ce n´ étoit pas

un reproche à faire au plus laborieux des

philosophes... " la vie seroit assez

longue, et suffiroit pour achever les plus

grandes entreprises, si nous savions en

bien placer les instants " ... cela est-il

vrai ? La course de notre vie est déja fort

avancée lorsque nous sommes capables

de quelque chose de grand ; et celui qui

avoit formé le projet de te faire admirer

des françois, en leur mettant ton ouvrage

sous les yeux, est mort avant que d´ avoir



p454





mis la derniere main à son travail ? ...

Séneque, adressez ces reproches aux

hommes dissipés ; mais épargnez-les à Aristote,

épargnez-les à vous-même, et à tant

d´ hommes célebres, que la mort a surpris

au milieu des plus belles entreprises. Je

suis bien loin de sentir comme vous : je

regrette que vos semblables soient

mortels.

Je n´ aurois pas de peine à trouver dans

Séneque, plus d´ un endroit où il se plaint

de la multiplicité des affaires, et de la

rapidité des heures. L´ animal sait, en

naissant, tout ce qu´ il lui importe de savoir :

l´ homme meurt lorsque son éducation est faite.

Je ne suis pas plus satisfait de ce qu´ il



p456





vient de dire à Aristote, que de ce qu´ il va

dire à Paulinus.

" songez à combien d´ inquiétudes etc. "

je répondrois à Séneque : non, je ne compare pas ces

fonctions ; c´ est la premiere qui me paroît la

plus urgente et la plus utile... " on ne

manquera pas, dites-vous, d´ hommes

d´ une exacte probité, d´ une stricte

attention " ... vous vous trompez : on

trouvera cent contemplateurs oisifs, pour

un homme actif ; cent rêveurs sur les

choses d´ une autre vie, pour un bon administrateur

des choses de celle-ci. Votre

doctrine tend à enorgueillir des paresseux et

des fous, et à dégoûter les bons princes,

les bons magistrats, les citoyens vraiment

essentiels. Si Paulinus fait mal son devoir,

Rome sera dans le tumulte. Si Paulinus fait

mal son devoir, Séneque manquera de

pain. Le philosophe est un homme

estimable par-tout ; mais plus au sénat, que dans

l´ ecole ; plus dans un tribunal, que dans

une bibliotheque : et la sorte d´ occupations

que vous dédaignez, est vraiment celle que

j´ honore ; elle demande de la fatigue, de

l´ exactitude, de la probité : et les

hommes doués de ces qualités, vous semblent

communs ! Lorsque j´ en verrai qui se seront



p457





fait un nom dans la magistrature,

au barreau, loin de croire qu´ ils ont perdu

leurs années pour qu´ une seule portât leur

nom, je serai désolé de n´ en pouvoir

compter une aussi belle dans toute ma vie.

Combien il faut en avoir consumé dans l´ étude,

et dérobé aux plaisirs, aux passions, au

sommeil, pour obtenir celle-là. Sage est

celui qui médite sans cesse sur l´ épitaphe

que le doigt de la justice gravera sur son

tombeau.

Turannius a abdiqué les places où

il servoit utilement sa patrie, et s´ est

condamné au repos, quand il avoit encore des

forces d´ esprit et de corps ; et lorsque

Turannius se fait mettre au lit, et pleurer par

ses gens, comme s´ il eut été mort,

Turannius vous paroît ridicule ? Dans un

autre moment, vous eussiez dit que Turannius

avoit fait de lui-même, et de ceux



p459





qui quittent la république trop tÔt, une

satyre forte, une critique sublime.

" si quelques-uns de vos concitoyens etc. "

c´ est un défaut si général, que de se

laisser emporter au-delà des limites de la

vérité, par l´ intérêt de la cause qu´ on

défend, qu´ il faut le pardonner quelquefois

à Séneque.

Je n´ ai pas lu le chapitre 3, sans rougir :

c´ est mon histoire. Heureux celui qui

n´ en sortira point convaincu qu´ il n´ a vécu

qu´ une très petite partie de sa vie !

Ce traité est très beau : j´ en recommande

la lecture à tous les hommes ; mais

sur-tout à ceux qui tendent à la

perfection dans les beaux arts. Ils y

apprendront combien ils ont peu travaillé, et que

c´ est aussi souvent à la perte du temps,

qu´ au manque de talent, qu´ il faut

attribuer la médiocrité des productions en tout

genre.

de la constance du sage.

Xcvii ou de l´ injure, de l´ ignominie,

de l´ arrogance, de la vengance, de

la force, de la sécurité, du chemin qui

conduit à la vertu.

Je ne crois pas que le vicieux puisse



p460





supporter la lecture de Séneque, à moins

qu´ il ne se soit fait un systême de perversité,

qui le garantisse de la honte et du

remords, ou que, né scélérat et bouffon,

il n´ ait le courage de se moquer de la

vertu.

Ce traité est adressé à Sérénus. Si le

chemin, par lequel le stoïcien conduit

l´ homme au bonheur, est escarpé ; en

revanche, rien n´ est si facile à suivre que la

pente qu´ il lui indique pour échapper à

l´ infortune.

Plus j´ y réfléchis, plus il me semble que

nous aurions tous besoin d´ une pincée de

stoïcisme, mais qu´ elle seroit sur-tout utile

aux grands hommes.

Quoi ! Tu t´ es immortalisé par une

multitude d´ ouvrages sublimes dans tous les

genres de littérature ; ton nom, prononcé

avec admiration et respect dans toutes les

contrées du globe policé, passera à la

postérité la plus reculée, et ne périra qu´ au

milieu des ruines du monde : tu es le premier

et le seul poète épique de la nation ;



p461





tu ne manques ni d´ élévation ni d´ harmonie ;

et si tu ne possedes pas l´ une de

ces qualités au degré de Racine, l´ autre

au degré de Corneille, on ne sauroit te

refuser une force tragique qu´ ils n´ ont pas :

tu as fait entendre la voix de la philosophie

sur la scene ; tu l´ as rendue populaire :

quel est celui des anciens et des modernes

qu´ on puisse te comparer dans la poésie

légere ; tu nous as fait connoître Lock et

Newton, Shakespear et Congreve : la

pudeur ne prononcera pas le nom de ta

pucelle ; mais le génie, mais le goût l´ auront

sans cesse dans leurs mains, mais les

Graces la cacheront dans leur sein : la critique

dira de ton histoire tout ce qu´ elle voudra ;

mais elle ne niera point qu´ on ne

remporte de cette lecture, non des faits,

mais une haine profonde contre tous les

méchants qui ont fait, et qui font le

malheur de l´ humanité, soit en

l´ opprimant, soit en la trompant : dans tes

romans et tes contes, pleins de chaleur,

de raison et d´ originalité, j´ entrevois

partout



p462





la sage Minerve, sous le masque de

Momus :

après avoir soutenu le bon goût par tes

préceptes et par tes écrits, tu t´ es illustré

par des actions éclatantes ; on t´ a vu

prendre courageusement la défense de

l´ innocence opprimée ; tu as restitué l´ honneur

à une famille flétrie par des magistrats

imprudents : tu as jetté les fondements

d´ une ville à tes dépens : les dieux ont

prolongé ta vie, sans infirmités, jusqu´ à

l´ extrême vieillesse : tu n´ as pas connu

l´ infortune ; si l´ indigence approcha de toi,

ce ne fut que pour implorer et recevoir tes

secours : toute une nation t´ a rendu des

hommages, que ses souverains ont

rarement obtenus d´ elle ; tu as reçu les

honneurs du triomphe, dans ta patrie, la

capitale la plus éclairée de l´ univers : quel

est celui d´ entre nous qui ne donnât sa vie,

pour un jour comme le tien : et la piquure

d´ un insecte envieux, jaloux, malheureux,

pourra corrompre ta félicité ! Ou tu

ignores ce que tu vaux, ou tu ne fais pas assez



p463





de cass de nous : connois enfin ta hauteur ;

et sache qu´ avec quelque force que les

fleches soient lancées, elles n´ atteignent point

le ciel : c´ est exiger des méchants et des

foux une tâche trop difficile, que de

prétendre qu´ ils s´ abstiendront de nuire : leur

impuissance ne me les rend pas moins

haïssables ; un vêtement impénétrable m´ a

garanti du poignard, mais celui qui m´ a

frappé n´ en est pas moins un lâche

assassin... hélas ! Tu étois, lorsque je te

parlois ainsi !

Ce livre de la constance du sage, est

une belle apologie du stoïcisme, et une

preuve sans réplique de l´ âpreté de cette

philosophie dans la spéculation, et de son

impossibilité dans la pratique. Je crois qu´ il

seroit plus difficile d´ être stoïcien à Paris,

qu´ il ne le fut à Rome ou dans Athènes.

à tout moment, on est tenté de dire à

Séneque, et aux autres rigoristes : vos

remedes sont superflus pour l´ homme sain,

trop violents pour l´ homme malade. Il faut

en user avec la multitude, comme les maîtres



p464





en gymnastique : c´ est par un long

exercice et des sauts modérés, qu´ ils

préparent leurs éleves à franchir un large

fossé ; encore entre ces éleves, y en a-t-il

dont les jambes sont si foibles, si pesantes,

les muscles des cuisses si mous, que,

quelques soins qu´ ils se donnent, ils n´ en

feront jamais que de mauvais sauteurs. Que

faut-il apprendre à ceux-là ? à marcher ;

et à ceux qui ont peine à marcher ? à se

traîner.

Je ne le dissimulerai pas, je suis révolté

du mot de Stilpon, et du commentaire de

Séneque. " je me suis échappé à

travers les décombres de ma maison ; etc. "



p465





si tu n´ as rien perdu,

il faut que tu te sois étrangement isolé de

tout ce qui nous est cher, de tout ce qui

est sacré pour les autres hommes. Si ces

choses ne tiennent au stoïcien, que

comme son vêtement, je ne suis point

stoïcien, et je m´ en fais gloire : elles tiennent

à ma peau, on ne sauroit me séparer

d´ elles, sans me déchirer, sans me faire

pousser des cris. Si le sage, tel que toi, ne se

trouve qu´ une fois, tant mieux ; s´ il faut

lui ressembler, je jure de n´ être jamais

sage.

Exiger trop de l´ homme, ne seroit-ce

pas un moyen de n´ en rien obtenir !

la consolation à Polybe.

Xcviii tout meurt ; l´ affliction est

vaine ; nous naissons pour le malheur ; les

morts ne veulent point être regrettés ;

Polybe doit un exemple de courage :

l´ étude le consolera.



p466





Pour que le lecteur juge sainement de

cet ouvrage, qui a attiré tant de reproches

à Séneque, il est à propos, ce me

semble, de s´ arrêter un moment sur la position

de l´ auteur dont il porte le nom, et sur

le caractere du courtisan auquel il est

adressé.

Polybe, un des affranchis de Claude,

n´ étoit point du nombre de ceux qui

abusoient de la faveur du prince imbécille, pour

disposer de la fortune, de la liberté et de

la vie des citoyens ; il seroit injuste de le

confondre avec un Narcisse, un Pallas,

un Caliste : il n´ avoit point de liaison avec

Messaline, et on ne le trouve impliqué

dans aucun de ses forfaits : c´ étoit un

homme instruit qui cultivoit les lettres à la

cour, et qui exerçoit, sans ambition et

sans intrigue, une fonction importante,

qui l´ approchoit de l´ empereur, et qui

l´ auroit mis à portée de faire beaucoup de

mal, s´ il en avoit été capable. L´ amour

de l´ étude est toujours un préjugé favorable

aux moeurs.



p467





Séneque s´ étoit illustré au barreau, il

avoit obtenu la questure, et il l´ avoit

quittée pour revenir à l´ étude de la sagesse :

il avoit une grande réputation à ménager.

Ce n´ étoit point un novice dans l´ ecole

de Zénon ; il avoit donné des exemples

domestiques et des leçons publiques de

stoïcisme. Il avoit écrit les consolations

à Marcia, et à Helvia sa mere, deux

ouvrages fondés sur les principes les plus

roides de la secte. C´ est au commencement

de la troisieme année de son exil, à l´ âge

d´ environ quarante ans, qu´ il entreprit de

consoler Polybe, de la perte récente d´ un

frere, dont il étoit profondément affligé.

Il faut en convenir, il est incertain si

l´ auteur de cet ouvrage se montre plus

rampant et plus vil dans les éloges outrés

qu´ il adresse à Polybe, que dans les

flatteries dégoutantes qu´ il prodigue à

l´ empereur : ce n´ est point un poète qui

chante, c´ est un philosophe qui disserte ; et je

ne suis point étonné que dans un traité

plein de recherches, de raison, de goût,



p468





de sentiment et de chaleur, un des auteurs

modernes, qui pense et s´ exprime

avec le plus d´ élévation, ait versé, sans

mesure, son mépris sur la consolation à

Polybe. Mais je pense que, dans la supposition

même que Séneque l´ eût écrite, s´ il

avoit pesé les circonstances, s´ il s´ étoit

placé dans l´ isle de Corse, s´ il eût moins

considéré ce que l´ on exige du philosophe,

que ce que la nature de l´ homme comporte,

peut-être eût-il été beaucoup moins

severe : et j´ aurois desiré, qu´ avant de

s´ abandonner à sa noble indignation, il eût

examiné si la supposition étoit vraie.

S´ il ne s´ agissoit ici que d´ excuser une

foiblesse, je renverrois à la préface que

l´ editeur de la traduction de Séneque a mise

à la tête de la consolation à Polybe ; où,

dans un petit nombre de pages, écrites

avec élégance et sensibilité, il a montré le

jugement le plus sain, et l´ ame la plus

honnête : mais je me suis imposé une autre

tâche.

Les jugements successifs qu´ on a portés



p469





de la consolation à Polybe, ont été aussi

divers qu´ ils pouvoient l´ être. D´ abord le

scandale a été général ; ensuite on a

souhaité que cet écrit ne fût pas de Séneque ;

puis on a douté qu´ il en fût. Il restoit un

pas à faire : c´ étoit de prétendre qu´ il n´ en

étoit pas ; et c´ est ce que je vais prouver,

autant que la nature du sujet et la briéveté

que je me suis imposée me le permettront.

Si l´ on en croit Dion Cassius, la

consolation à Polybe ne subsiste plus. Que

Séneque, honteux de l´ avoir écrite,

l´ ait effacée, comme Dion son ennemi

l´ assure, il n´ en est pas moins vrai que nous

ne pouvons pas juger de celle qui n´ existe

plus, d´ après celle qui nous reste.

Lorsque la malignité fut instruite que la

consolation à Polybe ne subsistoit plus,

elle eut beau jeu pour en substituer une



p470





autre à sa place. Mais il n´ étoit pas facile

de publier, sous le nom de Séneque, un

ouvrage entier qui pût en imposer ; aussi

n´ avons-nous qu´ un fragment qui

commence au vingtieme chapitre.

Et qu´ est-ce que ce fragment ? Un centon

d´ idées ramassées dans les écrits antérieurs

et postérieurs de Séneque, sans précision

et sans nerf ; la rapsodie de quelques

courtisans, une rabutinade. Je l´ ai lue

et relue : je ne sais si mon oreille étoit

préoccupée ; mais il m´ a semblé constamment

que je n´ entendois qu´ un mauvais écho de

Séneque. Cependant le philosophe avoit

conservé, dans son exil, toute la fermeté

de son ame, toute la force de son esprit.

J´ en appelle à la consolation à Helvia.

La consolation à Polybe n´ eut point

d´ effet, et n´ en devoit point avoir. Polybe

étoit trop habile courtisan, pour solliciter

le rappel d´ un homme qui lui étoit aussi

supérieur que Séneque.

Polybe n´ avoit garde de se brouiller

avec Messaline, en s´ intéressant pour un



p471





citoyen aimé, plaint, honoré, considéré,

dont elle avoit causé la disgrace, et dont

elle pouvoit redouter le ressentiment.

Ces réflexions si simples, Séneque ne les

fait pas, et il ne balance pas à s´ adresser

à Polybe ? Cela est aussi trop mal-adroit.

Juste-Lipse, qui n´ étoit pas un critique

vulgaire, obsédé du doute que ce fragment

ne fût point de Séneque, a été tenté

de le rayer du nombre de ses

ouvrages ; et je n´ en suis pas surpris : celui

qui le jugeoit digne d´ un bas courtisan,

étoit bien fait pour le juger indigne de

Séneque.

Polybe y est placé à cÔté des hommes

du premier ordre : les écrits de Polybe

brilleront aussi long-temps que la puissance

de la langue latine durera, que les graces

de la langue grecque subsisteront ; son

nom passera à la postérité la plus reculée,



p472





aussi célebre que les noms des auteurs

qu´ il a égalés, ou, si sa modestie s´ y refuse,

auxquels il s´ est associé. Et qu´ est-ce que

Polybe avoit fait ? Il avoit mis en prose

Homere et Virgile : la tâche misérable

d´ un littérateur sans talent.

Si Polybe n´ étoit pas tout-à-fait un sot,

il a dû sentir qu´ on se moquoit de lui ; et

si Séneque s´ est moqué de Polybe, certes

ce n´ étoit pas le moyen d´ obtenir de lui

la fin de son exil.

S´ il y a des choses qu´ on ne dit point à

un homme d´ esprit ; il y en a d´ autres que

le courtisan le plus mal-adroit ne

communique point à son maître. De bonne

foi, Polybe auroit-il eu le front de lire à

Claude, quelque borné qu´ on le suppose,

que son sécrétaire pour les belles-lettres,

son ministre, si l´ on veut, étoit l´ atlas de

l´ empire, et portoit le fardeau du monde

sur ses épaules. Sous Louis Xiv, cette

exagération, en beaux vers, auroit amené la

disgrace d´ un Colbert.

Polybe recueillera les actions de César,



p473





et fera passer aux siecles futurs les hauts

faits dont il est témoin : Claude lui

fournira lui-même le sujet de l´ histoire, et

le modele du style historique. Je demande

si l´ on a pu dire sérieusement de pareilles

choses d´ un prince imbécille, et les dire à

un courtisan délicat.

Je ne sais ce que c´ est que l´ ironie, si

ce qui suit n´ en est pas.

" Ô fortune, etc. "



p474





si ce n´ est pas-là persister impudemment

et le sécrétaire Polybe, et le César

Claude, et le philosophe Séneque

que l´ on fait parler ainsi ; je n´ y entends

rien.

Polybe est peint comme un bas courtisan ;

Séneque comme un lâche : Claude

est plus cruellement traité ; on en fait le

plus grand des souverains.



p475





Tout est outré, tout est exagéré, au

point de faire éclater de rire.

Pour avoir l´ ame brisée par le chagrin,

on n´ est ni vil ni sot.

Je trouve le caractere de la satyre plus

marqué, dans la consolation à Polybe,

que dans le prince de Machiavel.

Mais si la consolation à Polybe est une

satyre, tout s´ explique, et l´ on ne peut

plus reprocher à Séneque l´ amertume de

l´ apocoloquintose.

Quoi, Séneque auroit eu la bassesse

d´ adresser à Claude les flatteries les plus

outrées pendant sa vie, et les plus cruelles

invectives après sa mort ! C´ étoit à faire

traîner dans le Tibre le dernier des esclaves.

Ou Séneque n´ est point l´ auteur de la

consolation à Polybe ; ou c´ est une satyre ;

ou Séneque n´ a point écrit l´ incucurbitation

de Claude.

Par quels exemples console-t-on l´ affranchi

Polybe ? Par les exemples d´ Auguste,

de Pompée, de Scipion, de Lucullus,



p476





des plus grands personnages de l´ empire :

et qui est-ce qui le console ? C´ est

l´ empereur lui-même. Si ce n´ est pas là un usage

ironique des disparates, c´ en est un abus

bien insipide.

Un satyrique ne se soucie gueres d´ être

conséquent ; pourvu qu´ il déchire, cela

lui suffit : aussi ne suis-je point surpris de

lire ici, " le destin a rendu commun à

tous la destruction, etc. "

et c´ est un stoïcien qui dit que la

destruction est le plus grand des maux ! Ce

n´ est pas en un endroit, c´ est dans cent,

que Séneque dit que c´ est le plus grand

des biens, puisque c´ est la fin de tous

les maux ; et que la perte la moins

terrible est celle qui n´ est suivie d´ aucun

regret. Jamais Séneque n´ a varié sur ces

principes, les fondamentaux de la secte.



p477





Je trouve le satyrique très délié, lorsqu´ il

introduit Séneque, s´ adressant, soit

à la justice, soit à la clémence de l´ empereur ;

" que Claude me reconnoisse pour

innocent, etc. "

il étoit difficile de le faire renoncer à son

innocence d´ une maniere plus adroite à la

vérité, mais plus indigne d´ un philosophe

et d´ un philosophe tel que Séneque.

Reconnoît-on à ces traits l´ homme qui se

fera couper les veines, plutÔt que de dire

un mot flatteur à son eleve.

Mais ce n´ étoit pas assez d´ avoir donné

à Séneque un caractere abject aux yeux du

peuple, et ridicule aux yeux des courtisans,

il falloit encore le décrier dans sa

secte ; et l´ on s´ y prend bien, lorsqu´ on

lui fait dire à Polybe : " je ne prétends

pas etc. "



p479





et

c´ est l´ éleve de Démétrius, l´ ami d´ Attalus,

l´ admirateur de Possidonius, qui parle

ainsi ! Non, ce n´ est pas lui qui parle ainsi ;

c´ est ainsi qu´ on le fait parler.

Mais un passage de la consolation à

Polybe, qui a embarrassé tous les critiques,

et dont aucun d´ eux n´ a tiré la

conséquence qui se présentoit naturellement,

c´ est celui où il exhorte Polybe à donner le

change à sa douleur, en s´ occupant de la

littérature légere, de l´ apologue, genre

d´ ouvrage, ajoute-t-il, sur lequel les

romains ne se sont pas encore essayés.

quoi ! Le littérateur Séneque, le moraliste

Séneque, ne connoissoit pas les fables



p480





de Phédre ! Il ignoroit qu´ Horace

avoit fait la fable du rat de ville et du

rat des champs, et plusieurs autres ! Cela

se présume-t-il ?

Quant à moi, j´ en conclus que, soit que

l´ auteur de la consolation à Polybe se

soit proposé la satyre de Séneque, ou qu´ il

l´ ait faite sans s´ en douter, ce qui n´ est pas

impossible, ce mauvais fragment est beaucoup

moins ancien qu´ on ne le croit,

puisqu´ on avoit déja oublié que Phedre avoit

composé des fables. Ce qui peut ajouter

quelque poids à cette conjecture, c´ est

la rareté des anciens exemplaires de

Phedre : il ne nous en est parvenu qu´ un

seul.

Quelle que soit l´ opinion qu´ on préfere

sur la consolation à Polybe, elle n´ aura

pas l´ avantage de la vraisemblance sur la

mienne, qui aura sur les autres l´ avantage

de l´ indulgence et de l´ honnêteté :

je me serai du moins occupé de l´ apologie

d´ un grand homme. Je me suis mis à

la place de Polybe ; j´ ai reçu son ouvrage ;



p481





je l´ ai lu, et je me suis dit : ou Séneque

se moque de moi et de l´ empereur,

et c´ est un insolent ; ou c´ est un lâche ; ou

c´ est un sot. Un homme qui a autant d´ esprit

que Séneque ne s´ expose point à un

pareil jugement, sur-tout lorsqu´ il sollicite

une grace.

les epigrammes.

Xcix Séneque avoit de l´ esprit,

du génie, de l´ imagination, de la verve ;

cependant ces petits ouvrages, écrits sans

grace et sans facilité, ne donneroient pas

une haute idée de son talent : tous relatifs

aux désagréments de son exil, et pleins

de mauvaise humeur, on n´ y trouve ni un

poète qui vous séduise, ni un malheureux

qui vous touche, ni un philosophe qui

vous instruise. Je crois qu´ on peut s´ en

épargner la lecture, et dans la traduction

et dans l´ original. Ce n´ est pas au premier

instant de la douleur, qu´ on parle bien ;

l´ on sent trop fortement, et l´ on ne pense

pas assez. Les vers de Séneque auroient été



p482





meilleurs, quelques mois, quelques années

peut-être, après son retour de la

Corse. Les plaintes ingénieuses d´ Ovide à

Tomes ne me feront pas changer d´ avis.

l´ apocoloquintose, ou la métamorphose

de Claude en citrouille.

C on est étrangement surpris,

au sortir des fades éloges de la

consolation à Polybe, d´ entrer dans la satyre

la plus virulente. Quoi ! Philosophe, vous

adulez bassement le souverain pendant sa

vie, et vous l´ insultez cruellement après sa

mort ! ... " il ne pouvoit plus me

faire de mal " ... cette réponse est d´ un

lâche et d´ un ingrat ; car s´ il eût été votre

bienfaiteur, vous vous seriez tû parcequ´ il



p483





ne pouvoit plus vous faire de bien...

" mais il m´ a cru coupable d´ adultere avec

Julie " ... et que vous importoit, si

vous ne l´ étiez pas ! ... " il m´ a tenu huit

ans en exil " ... est-ce que le stoïcien

souffre en exil ? Est-ce que le stoïcien se

venge ? Toutes les belles choses que vous

écrivites à Helvia votre mere, n´ étoient

donc que des mensonges officieux ? Quand

je vous vois poursuivre avec fureur un

ennemi qui n´ est plus, que faut-il que je

pense de toutes ces belles maximes

répandues dans votre traité sur la colere ?

N´ êtes-vous, ainsi que la plupart des

prédicateurs, qu´ un beau parleur de vertu ? Celui

qui comparera votre consolation à

Polybe, avec votre apocoloquintose, en

concevra pour vous un mépris qui rejaillira sur

votre secte ; et vous n´ avez pas senti cela !

Si la réponse que j´ ai faite à ces reproches

n´ est pas solide, il n´ y en a point.



p484





les questions naturelles.

Ci voyez la préface que l´ editeur

a mise à la tête de ce traité, dont il

étoit bien en état de juger, à titre de

littérateur, de philosophe, et par l´ étude

réfléchie qu´ il a faite des sciences qui en sont

l´ objet. " on y trouve, dit-il, des connoissances

très vastes etc. "



p485





Cii je pourrois m´ arrêter ici ; ce

que j´ ai dit de Séneque, sinon sans erreur,

du moins sans partialité, suffiroit

pour bien connoître l´ homme et l´ auteur :

mais il me reste à répondre à quelques-uns

de ses détracteurs ; ce que je vais faire le

plus succinctement qu´ il me sera possible.

L´ ingénieux et élégant Abbé De S Réal

a nommé Séneque en plusieurs endroits de

ses ouvrages : il y est parlé d´ un entretien

du philosophe avec la courtisanne Epicaris ;

de sa présence à une des assemblées

des conspirateurs de Pison, et de son

projet de monter au trÔne de l´ empire. Mais

lorsque l´ on cherche la preuve de ces faits

dans l´ histoire, on trouve que ce sont

autant de fictions, et que S Réal s´ est amusé

à écrire un roman : or, l´ on ne réfute point

un roman ; on désireroit seulement qu´ un

ecrivain ne s´ affranchît pas de la vérité,

au point de défigurer les caracteres, de

prêter des actions malhonnêtes à un homme

de bien, et d´ imputer des vues insensées,

à un homme sage. Rien ne peut excuser



p486





cette altération de la vérité ; et l´ on ne

peut pas faire un plus coupable abus de ses

talents. S´ il est moins dangereux, il est plus

lâche, de calomnier ceux qui ne sont plus et

qui ne peuvent se défendre : plus on met

d´ art et de vraisemblance dans ses

impostures, plus on est criminel ; ce qui

m´ inclineroit à croire que le roman historique est

un mauvais genre : vous trompez l´ ignorant ;

vous dégoûtez l´ homme instruit ;

vous décriez la vérité par la fiction, et la

fiction par la vérité. Le poète dramatique,

qui peut disposer des faits jusqu´ à un

certain point, garde un respect scrupuleux

pour les caracteres.

Ciii l´ auteur d´ un dictionnaire

historique, en 6 vol. In 8, dit, article

Séneque, qu´ un commerce illicite avec la

veuve de Domitius, le fit reléguer en

Corse.

L´ époux de Julie ne s´ appelloit point

Domitius, mais Vinicius : et voilà Séneque

accusé d´ adultere et d´ ingratitude par

un ecrivain qui se trompe sur le nom du



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bienfaiteur et du mari. Quand on assure de

belles actions, on pardonne l´ inexactitude :

mais doit-on la même indulgence à

celui qui atteste le crime ?

Il ajoute, " on ne peut douter etc. "

et où avez-vous vu cela ? Dans les ouvrages

de Séneque ? Non : vous auriez pu

y lire ; " lorsque vous me demandez

mes ouvrages, je ne m´ en croirai

pas plus éloquent, que je ne me croirois

d´ une belle figure, si vous me demandiez

mon portrait " . Dans Suétone ?

Non. Dans Dion ? Mais à l´ article Dion,

vous dites que cet homme est taxé de bizarrerie,



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de partialité, d´ un penchant

égal à la satyre et à la flatterie ; qu´ il paroît

avoir été l´ ennemi de Séneque. Et voilà le

témoin que vous produisez contre celui-ci !

Permettriez-vous qu´ on en usât ainsi avec

vous, ou avec un de vos amis ? ... " mais

Séneque est mort, et je ne suis, et ne

fus jamais, son ami " ... Séneque est

mort, et je suis, et je serai, son admirateur

et son ami, tant que j´ existerai. Si j´ ai

le malheur de vivre assez long-temps pour

perdre ceux qui me sont chers, Séneque,

Plutarque, Montagne, et quelques autres,

viendront souvent adoucir l´ ennui de la

solitude où mes amis m´ auront laissé ; et

en attendant, je défendrai ces illustres

morts, comme s´ ils vivoient.

Civ je finirai le combat, par l´ ennemi

le plus redoutable de Séneque : c´ est

un homme de poids, c´ est un ecrivain de

grand goût, c´ est un juge sévere ; c´ est

quintilien : et pour ne pas donner à mon

apologie une fausse solidité en affoiblissant

ses objections, je vais les rapporter

dans ses propres termes.



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" Séneque, dit Quintilien, s´ est distingué etc. "

Quintilien naquit la seconde année du

regne de Claude ; alors Séneque avoit

quitté le barreau : ils travailloient dans le

même genre ; ensuite l´ un professa la

philosophie, l´ autre, l´ art oratoire. Ils

furent tous deux instituteurs des grands,

leurs contemporains ; mais Quintilien resta

maître d´ ecole, et Séneque devint ministre.

Séneque avoit résisté avec courage aux

inclinations vicieuses de Néron :

Quintilien avoit divinisé Domitien du vivant



p494





même de ce prince sanguinaire.

Quintilien avoue qu´ on lui soupçonnoit

de la haine contre le philosophe : il me

semble que ce soupçon, qui en auroit

condamné un autre au silence, devoit rendre

Quintilien très circonspect.

Quintilien n´ est franc, ni dans sa

critique, ni dans son éloge : on y sent de la

gêne.

à son avis, le style de Séneque est

corrompu : le sien n´ a-t-il rien d´ âpre et de

barbare ? Le défaut de l´ un, n´ excusera pas

le défaut de l´ autre ; mais j´ espérerai de la

modération, lorsque le juge sera

l´ accusateur, et que la sentence tombera

également sur l´ accusateur et sur l´ accusé.

Quintilien sera-t-il plus excusable de

n´ être pas éloquent, en donnant des préceptes

d´ éloquence ; d´ être dur, en prêchant

l´ harmonie ; incorrect, inélégant, en

exaltant l´ élégance et la pureté de style ; que

Séneque d´ être laconique et scabreux en

philosophant ?



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Si l´ on veut savoir jusqu´ où quelqu´ un a

du goût, il faut l´ interroger sur Séneque ! ...

est-ce du goût pour la phrase ? Ou du goût

pour les choses ?

Pour nous, qui professons l´ impartialité,

admirateurs de Séneque et de Quintilien,



p496





nous prononcerons que leurs qualités leur

appartiennent, et que leur vice est celui de

leur temps, s´ ils ont été vicieux. Le critique

de Séneque ne sera pas l´ approbateur de

Tacite, et tant pis pour lui.

Maintenant, que la langue latine est

morte, et que nous n´ en pouvons être que

de mauvais ecrivains et de médiocres

juges, même après y avoir donné un aussi

grand nombre d´ années qu´ Erasme,

Meursius, Sadolet, Sannazar et Muret ; je

demanderai si c´ est le fonds des choses, ou le

style, qui doit nous attacher, sur-tout

dans les auteurs en prose.

Cv ah ! Si j´ avois lu plutÔt les ouvrages

de Séneque, si j´ avois été imbu de

ses principes à l´ âge de trente ans,

combien j´ aurois dû de plaisirs à ce philosophe,

ou plutÔt combien il m´ auroit épargné de

peines ! Ô Séneque, c´ est toi, dont le

souffle dissipe les vains fantÔmes de la vie ;

c´ est toi, qui sais inspirer à l´ homme de la

dignité, de la fermeté, de l´ indulgence

pour son ami, pour son ennemi, le mépris



p497





de la fortune, de la médisance, de la

calomnie, des dignités, de la gloire, de la

vie, de la mort ; c´ est toi, qui sais parler

de la vertu, et en allumer l´ enthousiasme :

tu aurois plus fait pour moi que mon pere,

ma mere, et mes instituteurs ; ils vouloient

tous me rendre bon, mais ils en ignoroient

les moyens. Que je hais à présent les

détracteurs de Séneque ! Leur goût

pusillanime me tenoit les yeux attachés sur

Cicéron, qui pouvoit m´ apprendre à bien dire, et

me déroboit la lecture de celui qui m´ auroit

appris à bien faire. Cependant quelle



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comparaison entre la pureté de style, que

je n´ ai point acquise avec le premier ; et

la pureté de l´ ame, qui se seroit certainement

accrue, fortifiée en moi, en étudiant,

en méditant, en me nourrissant du

second ! à l´ âge que j´ ai, à l´ âge où l´ on ne

se corrige plus, je n´ ai pas lu Séneque sans

utilité pour moi-même, pour tout ce qui



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m´ environne : il me semble que je crains

moins le jugement des hommes, et que je

crains davantage le mien ; il me semble

que j´ ai moins de regret aux années écoulées,

et que je prise moins celles qui suivront ;

il me semble que j´ en vois mieux

l´ existence comme un point assez insignifiant

entre un néant qui a précédé et le

terme qui m´ attend. Ah, quel mal on m´ a

fait ! Pour me rendre meilleur ecrivain, on

m´ a empêché de devenir meilleur homme.

Séneque ne m´ a point endurci ; mais j´ avoue

qu´ il y a bien peu de choses qui puissent

me faire crier.

Ce n´ est point sur quelques pages de Séneque,

qu´ on apprend à le connoître, et

qu´ on acquiert le droit de le juger.

Lisez-le, relisez-le en entier, lisez Tacite,

et jettez au feu mon apologie ; car c´ est alors

que vous serez vraiment convaincu que ce

fut un homme d´ un grand talent et d´ une



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vertu rare, et que vous mettrez ses

détracteurs dans la classe des hommes les plus

méchants et les plus injustes.

Cvi résumons. Séneque n´ a été,

ni le corrupteur de Julie, ni l´ amant

d´ Agrippine ; son exil en Corse fut amené par

une intrigue de cour : il ne déroba point

à son eleve la connoissance des grands

auteurs : il en reçut des largesses que les

hommes puissants sollicitoient sans pudeur,

qu´ il ne pouvoit rejetter sans péril, et qu´ il

posséda sans avarice, et sans faste :

comment auroit-il pu tremper dans un

parricide ? Auroit-il été confident du projet

d´ assassiner Agrippine sa bienfaitrice ? Il

n´ aspira point à l´ empire, Néron ne put

même l´ impliquer dans la conjuration de

Pison : il n´ applaudit point aux goûts

indécents de l´ empereur : sa conduite ne

démentit jamais ses principes : la consolation

à Polybe qui nous est parvenue, n´ est point

celle qu´ il écrivit ; le fragment qui porte



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son nom, est, ou l´ essai d´ un littérateur

obscur, ou l´ ouvrage d´ un satyrique qui

s´ étoit proposé de tourner en ridicule

l´ empereur et son ministre, d´ avilir le philosophe

aux yeux du peuple, d´ en faire la

risée de la cour, et de le brouiller avec les

stoïciens : il n´ eut, pour ennemis qu´ un

Suilius, homme couvert de forfaits, qu´ un

Dion Cassius, le calomniateur perpétuel

des grands personnages de la république,

qu´ un Xiphilin, auteur bizarre,

l´ infidele abréviateur de Dion ; parmi les

modernes, que des têtes rétrécies par un

fanatisme détracteur des vertus payennes ; pour

critiques que des ignorants qui ne l´ avoient

pas lu, que des envieux qui l´ avoient lu

avec prévention, que des epicuriens

dissolus et révoltés de sa morale austere, que

des littérateurs qui préféroient la pureté

du style à la pureté des moeurs, une

période harmonieuse à une sentence salutaire.

Quant à la prétendue lettre apologétique

adressée au sénat après la mort

d´ Agrippine, j´ inviterai ceux qui seroient



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encore tentés de lui en faire un reproche,

de revenir sur ce que j´ en ai dit plus haut,

et de peser murement ce que j´ en vais dire

ici.

Cvii on ne sauroit douter que Séneque

n´ en imposât au tyran, soit par

l´ autorité de l´ homme sage sur l´ homme

dissolu, soit par l´ exercice habituel de sa

fonction d´ instituteur ou de censeur. Ce

furent ses efforts réunis à ceux de

Burrhus, qui arrêterent le cours des assassinats

prêts à s´ exécuter. C´ étoit le seul personnage

de la cour, que Néron respectât ; la haine

secrete du souverain et des courtisans en

étoit d´ autant plus profonde : voilà le

témoin incommode dont il falloit se

délivrer, et contre lequel toutes les batteries

étoient dirigées ; aussi de tous les

meurtres ordonnés par le monstre, aucun ne



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lui fut plus agréable, il brisoit la

seule digue qui s´ opposoit à sa perversité ;

falloit-il le seconder ? En le chargeant de

la lettre apologétique, le tigre captieux lui

tendoit un piége : " je vais, se disoit-il à

lui-même, le placer entre la mort, s´ il

refuse, et le déshonneur, s´ il obéit. Que

fera-t-il " ? Ce qu´ il fera ? Ce qu´ il doit

faire. Il trompera ton attente, et il

continuera de te tourmenter par le spectacle

imposant de la vertu. Il est l´ égide de tous

les gens de bien que ta fureur menace ; il

la leur conservera. Il sait qu´ il y a des

circonstances où y a plus de courage à vivre

qu´ à mourir.

Par son refus et par sa mort, Séneque

auroit été l´ assassin de tous ceux qu´ il eût



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abandonnés à la férocité de Néron. Quelles

auroient été les premieres victimes d´ une

résistance inconsidérée ? Sa femme, peut-être,

ses freres, ses amis, une foule d´ honnêtes

et braves citoyens.

Vous qui l´ accusez, c´ est à vous qu´ il

demande conseil dans cette conjoncture

critique. Que lui eussiez-vous dit ? Je

l´ ignore ; mais je lui aurois dit, moi :

" quel avantage y a-t-il etc. "



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que Néron exigeoit-il de Seneque ? De

louer un parricide ? Non ; mais de prévenir

les suites funestes d´ un crime commis, en

peignant au sénat et au peuple une femme

ambitieuse, telle qu´ étoit Agrippine,

une mere dangereuse, telle qu´ étoit

Agrippine : ce qu´ il fit. Dans ce moment,

dit Tacite, les regards se détournerent de

la férocité inouie de Néron, pour s´ arrêter

sur l´ indiscrétion de Séneque. Et quelle

indiscrétion Séneque avoit-il commise ? Il

avoit avoué le crime. Non, il ne l´ avoit

pas avoué ; j´ en appelle au récit même de

Tacite. La tentative du vaisseau étoit

connue : quoi de mieux à faire que de la

pallier, en l´ imputant à la fortune de Rome ?

Agrippine étoit morte : quoi de mieux à

faire, que d´ en accuser sa propre fureur ?

Il étoit difficile de croire, ajoute

Tacite, qu´ une femme échappée aux



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flots eût envoyé un assassin avec un poignard,

contre une flotte et des cohortes.

Comme si tout audacieux n´ étoit pas le

maître de la vie d´ un général, même au

centre de son armée ! L´ attentat prétendu

d´ Agérinus avoit éclaté ; et il eut été, ce

semble, plus imprudent de s´ en taire, que

d´ en parler.

Cviii je m´ étois promis de ne plus

rien publier de ce que j´ écrirois : non que

j´ eusse pris en dédain la considération qu´ on

obtient par des succès littéraires ; mais nos

critiques sont si amers, le public est si

difficile, et l´ on a reçu avec une indifférence

si propre à décourager, des ouvrages

que je me glorifierois d´ avoir faits, qu´ il

n´ y avoit gueres qu´ un sujet aussi

intéressant pour une ame honnête et sensible, la

défense d´ un sage, qui pût me distraire

de la sévérité de nos juges, de la satiété

de nos lecteurs, de la médiocrité de mon

talent, et de la sagesse de mon projet.

Je me suis livré presque sans réserve à

mon goût pour les réflexions ; mais je consens



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qu´ on les omette ou qu´ on les oublie,

pourvu qu´ on retienne dans sa mémoire

les faits sur lesquels je les appuie, et qu´ on

en conserve au fond de son coeur plus

d´ horreur pour la calomnie, plus de

vénération pour le grand homme calomnié. J´ ai

écrit ce que j´ aurois désiré qu´ un lecteur

honnête se dît à lui-même en me lisant ;

moins jaloux que l´ homme de génie

retrouvât en lui quelques-unes de mes

pensées, que flatté, si l´ homme de bien se

reconnoissoit dans mes sentiments.

Cix M Carter, savant antiquaire

anglois, nous apprend, dans son voyage

de Gibraltar à Malaga, qu´ il subsiste

encore en Espagne des monuments élevés à

la mémoire de Séneque. Il a trouvé à

Mescania, ville municipale romaine, les restes

d´ une inscription, où le nom de Lucius

Annaeus Seneca s´ est conservé, et dont

il fixe la date avant la soixantieme année

de l´ ere chrétienne, et la mort de notre

philosophe. Il ajoute qu´ on montre à Cordoue

la casa de Seneca , la maison de Séneque,



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et au voisinage d´ une des portes de

la ville, el lugar de Seneca, la métairie de

Séneque. On s´ arrête avec respect à

l´ entrée de la chaumiere de l´ instituteur ; avec

horreur, devant les ruines du palais de

l´ eleve. La curiosité du voyageur est la

même ; mais les sentiments qu´ il éprouve

sont bien différents : ici, il voit l´ image de

la vertu ; là, il erre au milieu des spectres

du crime : il plaint et bénit le philosophe ;

il maudit le tyran.