DIDEROT
  SUPPLÉMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE
  Sur l'inconvénient d'attacher des idées morales à certaines 
  actions physiques qui n'en comportent pas.
  At quanto meliora monet, Pugnantiaque istis,
  Dives opis Natura Suæ, tu si moto recte
  Dispensare velis, ac non Fugienda petendis
  Immiscere! Tuo vitio rerumne labores,
  Nil referre putas?
  Horat., Lib. I, Satyr. II, vers 73 et seq 
I.
JUGEMENT DU VOYAGE DE BOUGAINVILLE
  A.  Cette superbe voûte étoilée, sous laquelle nous 
  revînmes hier, et qui semblait nous garantir un beau jour, ne nous a pas 
  tenu parole.
  B.  qu'en savez-vous ?
  A.  Le brouillard est si épais qu'il nous dérobe la vue 
  des arbres voisins.
  B.  Il est vrai; mais si ce brouillard, qui ne reste dans la partie inférieure 
  de l'atmosphère que parce qu'elle est suffisamment chargée d'humidité, 
  retombe sur la terre?
  A. Mais si au contraire il traverse l'éponge, s'élève 
  et gagne la région supérieure où l'air est moins dense, 
  et peut, comme disent les chimistes, n'être pas saturé?
  B. Il faut attendre.
  A. En attendant, que faitesvous?
  B. Je lis.
  A. Toujours ce voyage de Bougainville?
  B. Toujours.
  A. Je n'entends rien à cet hommelà. L'étude des mathématiques, 
  qui suppose une vie sédentaire, a rempli le temps de ses jeunes années 
  ; et voilà qu'il passe subitement d'une condition méditative et 
  retirée au métier actif pénible, errant et dissipé 
  de voyageur.
  B.  Nullement. Si le vaisseau n `est qu'une maison flottante, et si vous 
  considérez le navigateur qui traverse des espaces immenses, resserré 
  et immobile dans une enceinte assez étroite, vous le verrez faisant le 
  tour du globe sur une planche, comme vous et moi le tour de l'univers sur notre 
  parquet.
  A.  Une autre bizarrerie apparente, c'est la contradiction du caractère 
  de l'homme et de son entreprise. Bougainville a le goût des amusements 
  de la société; il aime les femmes, les spectacles, les repas délicats; 
  il se prête au tourbillon du monde d'aussi bonne grâce qu'aux inconstances 
  de l'élément sur lequel il a été ballotté. 
  Il est aimable et gai c'est un véritable Français lesté, 
  d'un bord, d'un traité de calcul différentiel et intégral, 
  et de l'autre, d'un voyage autour du globe.
  B.  Il fait comme tout le monde : il se dissipe après s'être 
  appliqué, et s'applique après s'être dissipé.
  A.  Que pensezvous de son Voyage?
  B.  Autant que j'en puis juger sur une lecture assez superficielle, j'en 
  rapporterais l'avantage à trois points principaux : une meilleure connaissance 
  de notre vieux domicile et de ses habitants; plus de sûreté sur 
  des mers qu'il a parcourues la sonde à la main, et plus de correction 
  dans nos cartes géographiques. Bougainville est parti avec les lumières 
  nécessaires et les qualités propres à ses vues : de la 
  philosophie, du courage, de la véracité; un coup d'oeil prompt 
  qui saisit les choses et abrège le temps des observations; de la circonspection, 
  de la patience; le désir de voir, de s'éclairer et d'instruire; 
  la science du calcul, des mécaniques, de la géométrie, 
  de l'astronomie; et une teinture suffisante d'histoire naturelle.
  A.  Et son style?
  B.  Sans apprêt; le ton de la chose, de la simplicité et 
  de la clarté, surtout quand on possède la langue des marins.
  A.  Sa course a été longue?
  B.  Je l'ai tracée sur ce globe. Voyezvous cette ligne de 
  points rouges?
  A.  Qui part de Nantes?
  B.  Et court jusqu'au détroit de Magellan, entre dans la mer Pacifique, 
  serpente entre ces îles qui forment l'archipel immense qui s'étend 
  des Philippines à la NouvelleHollande, rase Madagascar, le cap 
  de BonneEspérance, se prolonge dans l'Atlantique, suit les côtes 
  d'Afrique, et rejoint l'une de ses extrémités à celle d'où 
  le navigateur s'est embarqué.
  A.  Il a beaucoup souffert?
  B.  Tout navigateur s'expose, et consent de s'exposer aux périls 
  de l'air, du feu, de la terre et de l'eau : mais qu'après avoir erré 
  des mois entiers entre la mer et le ciel, entre la mort et la vie; après 
  avoir été battu des tempêtes, menacé de périr 
  par naufrage, par maladie, par disette d'eau et de pain, un infortuné 
  vienne, son bâtiment fracassé, tomber, expirant de fatigue et de 
  misère, aux pieds d'un monstre d'airain qui lui refuse ou lui fait attendre 
  impitoyablement les secours les plus urgents, c'est une dureté!...
  A.  Un crime digne de châtiment.
  B.  Une de ces calamités sur lesquelles le voyageur n'a pas compté.
  A.  Et n'a pas dû compter. Je croyais que les puissances européennes 
  n'envoyaient, pour commandants dans leurs possessions d'outre-mer, que des âmes 
  honnêtes, des hommes bienfaisants, des sujets remplis d'humanité, 
  et capables de compatir...
  B.  C'est bien là ce qui les soucie
  A.  Il y a des choses singulières dans ce voyage de Bougainville.
  B.  Beaucoup.
  A.  N'assuretil pas que les animaux sauvages s'approchent 
  de l'homme, et que les oiseaux viennent se poser sur lui , lorsqu'ils ignorent 
  le péril de cette familiarité?
  B.  D'autres l'avaient dit avant lui.
  A.  Comment expliquetil le séjour de certains animaux 
  dans des îles séparées de tout continent par des intervalles 
  de mer effrayants? Qui estce qui a porté là le loup, le 
  renard, le chien, le cerf, le serpent?
  B.  Il n'explique rien; il atteste le fait.
  A.  Et vous, comment l'expliquezvous?
  B.  Qui sait l'histoire primitive de notre globe? Combien d'espaces de 
  terre, maintenant isolés, étaient autrefois continus? 2 Le seul 
  phénomène sur lequel on pourrait former quelque conjecture, c'est 
  la direction de la masse des eaux qui les a séparés.
  A.  Comment cela?
  B.  Par la forme générale des arrachements. Quelque jour 
  nous nous amuserons de cette recherche, Si cela nous convient. Pour ce moment, 
  voyez-vous cette île qu'on appelle des Lanciers ? A l'inspection du lieu 
  qu'elle occupe sur le globe, il n'est personne qui ne se demande qui est-ce 
  qui a placé là des hommes? quelle communication les liait autrefois 
  avec le reste de leur espèce? que deviennentils en se multipliant 
  sur un espace qui n'a pas plus d'une lieue de diamètre?
  A.  Ils s'exterminent et se mangent; et de là peutêtre 
  une première époque très ancienne et très naturelle 
  de l'anthropophagie, insulaire d'origine.
  B.  Ou la multiplication y est limitée par quelque loi superstitieuse; 
  l'enfant y est écrasé dans le sein de sa mère foulée 
  sous les pieds d'une prêtresse.
  A.  Ou l'homme égorgé expire sous le couteau d'un prêtre; 
  ou l'on a recours à la castration des mâles...
  B.  A l'infibulation des femelles; et de là tant d'usages d'une 
  cruauté nécessaire et bizarre, dont la cause s'est perdue dans 
  la nuit des temps, et met les philosophes à la torture. Une observation 
  assez constante, c'est que les institutions surnaturelles et divines se fortifient 
  et s'éternisent, en se transformant, à la longue, en lois civiles 
  et nationales; et que les institutions civiles et nationales se consacrent, 
  et dégénèrent en préceptes surnaturels et divins.
  A. C'est une des palingénésies les plus funestes.
  B. Un brin de plus qu'on ajoute au lien dont on nous serre.
  A. N'étaitil pas au Paraguay au moment même de l'expulsion 
  des jésuites ?
  B. Oui.
  A. Qu'en ditil?
  B. Moins qu'il n'en pourrait dire; mais assez pour nous apprendre que ces cruels 
  Spartiates en jaquette noire en usaient avec leurs esclaves indiens, comme les 
  Lacédémoniens avec les ilotes; les avaient condamnés à 
  un travail assidu; s'abreuvant de leurs sueurs ne leur avaient laissé 
  aucun droit de propriété; les tenaient sous l'abrutissement de 
  la superstition; en exigeaient une vénération profonde; marchaient 
  au milieu d'eux, un fouet à la main, et en frappaient indistinctement 
  tout âge et tout sexe. Un siècle de plus, et leur expulsion devenait 
  impossible, ou motif d'une longue guerre entre ces moines et le souverain, dont 
  ils avaient secoué peu à peu l'autorité
  A.  Et ces Patagons, dont le docteur Maty et l'académicien La Condamine 
  ont tant fait de bruit ?
  B,  Ce sont de bonnes gens qui viennent à vous et qui vous embrassent 
  en criant Chaoua ; forts, vigoureux, toutefois n'excédant pas la hauteur 
  de cinq pieds cinq à six pouces; n'ayant d'énorme que leur corpulence, 
  la grosseur de leur tête, et l'épaisseur de leur membres. Né 
  avec le goût du merveilleux, qui exagère tout autour de lui, comment 
  l'homme laisseraitil un juste proportion aux objets, lorsqu'il a, pour 
  ainsi dire, à justifier le chemin qu'il a fait, et la peine qu' il s'est 
  donnée pour les aller voir au loin?
  A.  Et des sauvages, qu'en pensetil?
  B.  C'est, à ce qu'il paraît, de la défense journalière 
  contre les bêtes féroces, qu'il tient le caractère cruel 
  qu'on lui remarque quelquefois. Il est innocent et doux, partout où rien 
  ne trouble son repos et sa sécurité. Toute guerre naît d'une 
  prétention commune à la même propriété. L'homme 
  civilisé a une prétention commune, avec l'homme civilisé, 
  à la possession d'un champ dont ils occupent les deux extrémités; 
  et ce champ devient un sujet de dispute entre eux.
  A.  Et le tigre a une prétention commune, avec l'homme sauvage, 
  à la possession d'une forêt; c'est la première des prétentions, 
  et la cause de la plus ancienne des guerres... Avezvous vu le Tahitien 
  que Bougainville avait pris sur son bord, et transporté dans ce paysci?
  B.  Je l'ai vu; il s'appelait Aotourou. A la première terre qu'il 
  aperçut, il la prit pour la patrie du voyageur; soit qu'on lui en eût 
  imposé sur la longueur du voyage; soit que, trompé naturellement 
  par le peu de distance apparente des bords de la mer qu'il habitait, à 
  l'endroit où le ciel semble confiner avec l'horizon, il ignorât 
  la véritable étendue de la terre. L'usage commun des femmes était 
  si bien établi dans son esprit, qu'il se jeta sur la première 
  Européenne qui vint à sa rencontre, et qu'il se disposait très 
  sérieusement à lui faire la politesse de Tahiti. Il s'ennuyait 
  parmi nous. L'alphabet tahitien n'ayant ni b, ni c, ni a, ni f ni g, ni q, ni 
  x, ni y, ni z, il ne put jamais apprendre à parler notre langue, qui 
  offrait à ses organes inflexibles trop d'articulations étrangères 
  et de sons nouveaux . Il ne cessait de soupirer après son pays, et je 
  n'en suis pas étonné. Le voyage de Bougainville est le seul qui 
  m'ait donné du goût pour une autre contrée que la mienne; 
  jusqu'à cette lecture, j'avais pensé qu'on n'était nulle 
  part aussi bien que chez soi; résultat que je croyais le même pour 
  chaque habitant de la terre; effet naturel de l'attrait du sol; attrait qui 
  tient aux commodités dont on jouit, et qu'on n'a pas la même certitude 
  de retrouver ailleurs.
  A.  Quoi! vous ne croyez pas l'habitant de Paris aussi convaincu qu'il 
  croisse des épis dans la campagne de Rome que dans les champs de la Beauce?
  B.  Ma foi, non. Bougainville a renvoyé Aotourou, après 
  avoir pourvu aux frais et à la sûreté de son retour.
  A.  O Aotourou! que tu seras content de revoir ton père, ta mère, 
  tes frères, tes soeurs, tes compatriotes! Que leur dirastu de nous 
  ?
  B.  Peu de choses, et qu'ils ne croiront pas.
  A.  Pourquoi peu de choses?
  B. Parce qu'il en a peu conçues, et qu'il ne trouvera dans sa langue 
  aucun terme correspondant a celles dont il a quelques idées.
  A.  Et pourquoi ne le croiront ils pas? 
  B. Parce qu'en comparant leurs moeurs aux nôtres, ils aimeront mieux prendre 
  Aotourou pour un menteur, que de nous croire si fous.
  A. En vérité?
  B.  Je n'en doute pas : la vie sauvage est si simple, et nos sociétés 
  sont des machines si compliquées le Tahitien touche à l'origine 
  du monde, et l'Européen touche à sa vieillesse. L'intervalle qui 
  le sépare de nous est plus grand que la distance de l'enfant qui naît 
  à l'homme décrépit il n'entend rien à nos usages, 
  a nos lois, ou il n'y voit que des entraves déguisées sous cent 
  formes diverses, entraves qui ne peuvent qu'exciter l'indignation et le mépris 
  d'un être en qui le sentiment de la liberté est le plus profond 
  des sentiments.
  A. Est-ce que vous donneriez dans la fable de Tahiti?
  B. Ce n'est point une fable; et vous n'auriez aucun doute sur la sincérité 
  de Bougainville, si vous connaissiez le supplément de son Voyage.
  A. Et où trouve-t-on ce supplément
  B. Là, sur cette table.
  A. Est-ce que vous ne me le confierez pas?
  B. Non; mais nous pourrons le parcourir ensemble, si vous voulez.
  A. Assurément, je le veux, voilà le brouillard qui retombe, et 
  l'azur du ciel qui commence à paraître. Il semble que mon lot soit 
  d'avoir tort avec vous jusque dans les moindres choses; il faut que je sois 
  bien bon pour vous pardonner une supériorité aussi continue!
  B. Tenez, tenez, lisez passez ce préambule qui ne signifie rien, et allez 
  droit aux adieux que fit un des chefs de l'île à nos voyageurs. 
  Cela vous donnera quelque notion de l'éloquence de ces gens-là.
  A.  Comment Bougainville atil compris ces adieux prononcés 
  dans une langue qu'il ignorait?
  B.  Vous le saurez.
  
II
  LES ADIEUX DU VIEILLARD
  C'est un vieillard qui parle. Il était père d'une famille nombreuse. 
  A l'arrivée des Européens, il laissa tomber des regards de dédain 
  sur eux, sans marquer ni étonnement, ni frayeur, ni curiosité. 
  Ils l'abordèrent; il leur tourna le dos et se retira dans sa cabane son 
  silence et son souci ne décelaient que trop sa pensée : il gémissait 
  en lui-même sur les beaux jours de son pays éclipsés. Au 
  départ de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur 
  le rivage, s'attachaient à ses vêtements, serraient ses camarades 
  entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s'avança d'un air sévère, 
  et dit pleurez, malheureux Tahitiens! pleurez; mais que ce soit de l'arrivée, 
  et non du départ de ces hommes ambitieux et méchants : un jour, 
  vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de bois 
  que vous voyez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, 
  et le fer qui pend au côté de celui-là, dans l'autre, vous 
  enchaîner, vous gorger, ou vous assujettir à leurs extravagances 
  et à leurs vices; un jour vous servirez sous eux, aussi corrompus, aussi 
  vils, aussi malheureux qu'eux. Mais je me console; je touche à la fin 
  de ma carrière; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai 
  point. O tahitiens ! mes amis! vous auriez mi moyen d'échapper à 
  un funeste avenir; mais aimerai mieux mourir que de vous en donner le conseil. 
  Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent. Puis s'adressant à Bougainville, 
  il ajouta : Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte 
  promptement ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes 
  heureux; et tu ne peux que nuire à notre bonheur. Nous suivons le pur 
  instinct de la nature; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son 
  caractère. Ici tout est à tous et tu nous as prêché 
  je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes nous 
  sont communes; tu as partagé ce privilège avec nous; et tu es 
  venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues folles dans 
  tes bras; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé 
  à se haïr; vous vous êtes égorgés pour elles; 
  et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous sommes libres; et voilà 
  que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es 
  ni un dieu, ni un démon qui estu donc, pour faire des esclaves? 
  Orou! toi qui entends la langue de ces hommeslà, disnous 
  à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit 
  sur cette lame de métal : Ce pays est a nous.
  Ce pays est à toi! et pourquoi? parce que tu y as mis le pied? Si un 
  Tahitien débarquait un jour sur vos côtes, et qu'il gravât 
  sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres. Ce pays est 
  aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu? Tu es le plus fort! Et qu'est-ce 
  que cela fait? Lorsqu'on t'a enlevé une des méprisables bagatelles 
  dont ton bâtiment est rempli , tu t'es récrié, tu t'es vengé; 
  et dans le même instant tu as projeté au fond de ton coeur le vol 
  de toute une contrée! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt 
  la mort que de l'être, et tu veux nous asservir! Tu crois donc que le 
  Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir? Celui dont 
  tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère. Vous 
  êtes deux enfants de la nature; quel droit as-tu sur lui qu'il n'ait pas 
  sur toi? Tu es venu; nous sommes-nous jetés sur ta personne? avons-nous 
  pillé ton vaisseau? t'avonsnous saisi et exposé aux flèches 
  de nos ennemis? t'avonsnous associé dans nos champs au travail 
  de nos animaux? Nous avons respecté notre image en toi. Laisserons nos 
  moeurs; elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes; nous ne 
  voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance, contre tes inutiles 
  lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon, nous le possédons. 
  Sommes-nous dignes de mépris, parce que nous n'avons pas su nous faire 
  des besoins superflus? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger; lorsque 
  nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans 
  nos cabanes, qu'y manque-t-il, à ton avis? Poursuis jusqu'où tu 
  voudras ce que tu appelles commodités de la vie; mais permets à 
  des êtres sensés de s'arrêter, lorsqu'ils n'auraient à 
  obtenir, de la continuité de leurs pénibles efforts, que des biens 
  imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l'étroite limite du besoin, 
  quand finironsnous de travailler? Quand jouironsnous? Nous avons 
  rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu'il 
  était possible, parce que rien ne nous paraît préférable 
  au repos. Va dans ta contrée t'agiter, te tourmenter tant que tu voudras; 
  laisses nous reposer : ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de 
  tes vertus chimériques. Regarde ces hommes; Vois comme ils sont droits, 
  sains et robustes. Regarde Ces femmes; vois comme elles sont droites, saines, 
  fraîches et belles. Prends cet arc, c'est le mien; appelle à ton 
  aide un, deux, trois, quatre de tes camarades, et tâchez de le tendre. 
  Je le tends moi seul. Je laboure la terre; je grimpe la montagne; je perce la 
  forêt; je parcours une lieue de la plaine en moins d'une heure. Tes jeunes 
  compagnons ont eu peine à me suivre; et j'ai quatre-vingt-dix ans passés. 
  Malheur à cette île! malheur aux Tahitiens présents, et 
  à tous les Tahitiens à venir, du jour où tu nous as visités! 
  Nous ne connaissions qu'une maladie; celle à laquelle l'homme, l'animal 
  et la plante ont été condamnés, la vieillesse; et tu nous 
  en as apporté une autre tu as infecté notre sang . Il nous faudra 
  peutêtre exterminer de nos propres mains nos filles, nos femmes, 
  nos enfants; ceux qui ont approché tes femmes; celles qui ont approché 
  tes hommes. Nos champs seront trempés du sang impur qui a passé 
  de tes veines dans les nôtres; ou nos enfants, condamnés à 
  nourrir et à perpétuer le mal que tu as donné aux pères 
  et aux mères, et qu'ils transmettront à jamais à leurs 
  descendants. Malheureux! tu seras coupable, ou des ravages qui suivront les 
  funestes caresses des tiens, ou des meurtres que nous commettrons pour en arrêter 
  le poison. Tu parles de crimes! as-tu l'idée d'un plus grand crime que 
  le tien? Quel est chez toi le châtiment de celui qui tue son voisin? la 
  mort par le fer. Quel est chez toi le châtiment du lâche qui l'empoisonne? 
  la mort par le feu. Compare ton forfait à ce dernier; et disnous, 
  empoisonneur de nations, le supplice que tu mérites? Il n'y a qu'un moment, 
  la jeune Tahitienne s'abandonnait avec transport aux embrassements du jeune 
  Tahitien; elle attendait avec impatience que sa mère, autorisée 
  par l'âge nubile, relevât son voile, et mît sa gorge à 
  nu. Elle était fière d'exciter les désirs, et d'irriter 
  les regards amoureux de l'inconnu, de ses parents, de son fière; elle 
  acceptait sans frayeur et sans honte, en notre présence, au milieu d'un 
  cercle d'innocents Tahitiens, au son des flûtes, entre les danses, les 
  caresses de celui que son jeune coeur et la voix secrète de ses sens 
  lui désignaient. L'idée de crime et le péril de la maladie 
  sont entrés avec toi parmi nous. Nos jouissances, autrefois si douces, 
  sont accompagnées de remords et d'effroi. Cet homme noir, qui est près 
  de toi, qui m'écoute, a parlé à nos garçons; je 
  ne sais ce qu'il a dit à nos filles; mais nos garçons hésitent; 
  mais nos filles rougissent. Enfoncetoi, Si tu veux, dans la forêt 
  obscure avec la compagne perverse de tes plaisirs; mais accorde aux bons et 
  simples Tahitiens de se reproduire sans honte, à la face du ciel et au 
  grand jour. Quel sentiment plus honnête et plus grand pourraistu 
  mettre à la place de celui que nous leur avons inspiré, et qui 
  les anime? Ils pensent que le moment d'enrichir la nation et la famille d'un 
  nouveau citoyen est venu, et ils s'en glorifient. Ils mangent pour vivre et 
  pour croître : ils croissent pour multiplier, et ils n'y trouvent ni vice, 
  ni honte. Écoute la suite de tes forfaits. A peine t'estu montré 
  parmi eux, qu'ils sont devenus voleurs. A peine estu descendu dans notre 
  terre, qu'elle a fumé de sang. Ce Tahitien qui courut à ta rencontre, 
  qui t'accueillit, qui te reçut en criant : Talo! ami, ami; vous l'avez 
  tué. Et pourquoi l'avezvous tué? parce qu'il avait été 
  séduit par l'éclat de tes petits oeufs de serpents. Il te donnait 
  ses fruits; il t'offrait sa femme et sa fille; il te cédait sa cabane 
  : et tu l'as tué pour une poignée de ces grains, qu'il avait pris 
  sans te les demander. Et ce peuple? Au bruit de ton arme meurtrière, 
  la terreur s'est emparée de lui; et il s'est enfui dans la montagne Mais 
  crois qu'il n'aurait pas tardé d'en descendre; crois qu'en un Instant, 
  sans moi, vous périssiez tous. Eh! pourquoi les aije apaisés? 
  pourquoi les aije contenus? pourquoi les contiensje encore dans 
  ce moment? Je l'ignore; car tu ne mérites aucun sentiment de pitié; 
  car tu as une âme féroce qui ne l'éprouva jamais. Tu t'es 
  promené, toi et les tiens, dans notre île; tu as été 
  respecté; tu as joui de tout; tu n'as trouvé sur ton chemin ni 
  barrière, ni refus : on t'invitait, tu t'asseyais; on étalait 
  devant toi l'abondance du pays. Astu voulu de jeunes filles? excepté 
  celles qui n'ont pas encore le privilège de montrer leur visage et leur 
  gorge, les mères t'ont présenté les autres toutes nues; 
  te voilà, possesseur de la tendre victime du devoir hospitalier; on a 
  jonché, pour elle et pour toi la terre de feuilles et de fleurs; les 
  musiciens ont accordé leurs instruments; rien n'a troublé la douceur, 
  ni gêné la liberté de tes caresses et des siennes. On a 
  chanté l'hymne, l'hymne qui t'exhortait à être homme, qui 
  exhortait notre enfant à être femme, et femme complaisante et voluptueuse. 
  On a dansé autour de votre couche; et c'est au sortir des bras de cette 
  femme, après avoir éprouvé sur son sein la plus douce ivresse, 
  que tu as tué son frère, son ami, son père, peutêtre, 
  tu as fait pis encore; regarde de ce côté; vois cette enceinte 
  hérissée de flèches; ces armes qui n'avaient menacé 
  que nos ennemis, voisles tournées contre nos propres enfants : 
  vois les malheureuses compagnes de vos plaisirs; vois leur tristesse; vois la 
  douleur de leurs pères; vois le désespoir de leurs mères 
  : c'est là qu'elles sont condamnées à périr par 
  nos mains, ou par le mal que tu leur as donné. Éloigne toi, à 
  moins que tes yeux cruels ne se plaisent à des spectacles de mort : éloigne 
  toi va, et puissent les mers coupables qui t'ont épargné dans 
  ton voyage, s'absoudre, et nous venger en t'engloutissant avant ton retour! 
  Et vous, Tahitiens, rentrez dans vos cabanes, rentrez tous; et que ces indignes 
  étrangers n'entendent à leur départ que le flot qui mugit, 
  et ne voient que l'écume dont sa fureur blanchit une rive déserte! 
  A peine eutil achevé, que la foule des habitants disparut: un vaste 
  silence régna dans toute l'étendue de l'île; et l'on n'entendit 
  que le sifflement aigu des vents et le bruit sourd des eaux sur toute la longueur 
  de la côte : on eût dit que l'air et la mer sensibles à la 
  voix du vieillard, se disposaient à lui obéir.
  B.  Eh bien! qu'en pensezvous?
  A.  Ce discours me paraît véhément; mais à 
  travers je ne sais quoi d'abrupt et de sauvage, il me semble retrouver des idées 
  et des tournures européennes
  . 
  B.  Pensez donc que c'est une traduction du tahitien en espagnol, et de 
  l'espagnol en français. Le vieillard s'était rendu, la nuit, chez 
  cet Orou qu'il a interpellé, et dans la case duquel l'usage de la langue 
  espagnole s'était conservé de temps immémorial. Orou avait 
  écrit en espagnol la harangue du vieillard; et Bougainville en avait 
  une copie à la main, tandis que le Tahitien la prononçait.
  A.  Je ne vois que trop à présent pourquoi Bougainville 
  a supprimé ce fragment; mais ce n'est pas là tout; et ma curiosité 
  pour le reste n'est pas légère.
  B.  Ce qui suit, peutêtre, vous intéressera moins.
  A.  N'importe.
  B.  C'est un entretien de l'aumônier de l'équipage avec un 
  habitant de l'île.
  A.  Orou?
  B.  Luimême. Lorsque le vaisseau de Bougainville approcha 
  de Tahiti un nombre infini d'arbres creusés furent lancés sur 
  les eaux ; bâtiment en fut environné; de quelque côté 
  qu'il tournât ses regards, il voyait des démonstrations de surprise 
  et de bienveillance. On lui jetait des provisions; on lui tendait les bras; 
  on s'attachait à des cordes; on gravissait contre les planches; on avait 
  rempli sa chaloupe; on criait vers le rivage, d'où les cris étaient 
  répondus; les habitants de l'île accouraient; les voilà 
  tous à terre : on s'empare des hommes de l'équipage; on se les 
  partage; chacun conduit le sien dans sa cabane : les hommes les tenaient embrassés 
  par le milieu du corps, les femmes leur flattaient les joues de leurs mains. 
  Placezvous là; soyez témoin, par pensée, de ce spectacle 
  d'hospitalité ; et dites moi comment vous trouvez l'espèce humaine.
  A. Très belle.
  B.  Mais j'oublierais peutêtre de vous parler d'un événement 
  assez singulier, cette scène de bienveillance et d'humanité fut 
  troublée tout à coup par les cris d'un homme qui appelait à 
  son secours; c'était le domestique d'un des officiers de Bougainville. 
  De jeunes Tahitiens s'étaient jetés sur lui, l'avaient étendu 
  par terre, le déshabillaient et se disposaient à lui faire la 
  civilité.
  A. Quoi! ces peuples si simples, ces sauvages . Si bons, si honnêtes?..,
  B. Vous vous trompez; ce domestique était une femme déguisée 
  en homme. Ignorée de l'équipage entier, pendant tout le temps 
  d'une longue traversée, les Tahitiens devinèrent son sexe au premier 
  coup d'oeil. Elle était née en Bourgogne; elle s'appelait barré; 
  ni laide, ni jolie, âgée de vingt-six ans. Elle n'était 
  jamais sortie de son hameau; et sa première pensée de voyager 
  fut de faire le tour du globe elle montra toujours de la sagesse et du courage 
  .
  A.  Ces frêles machines-là renferment quelquefois des âmes 
  bien fortes.
III 
  - L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER ET D'OROU 
  
B. Dans la division que les Tahitiens se firent de l'équipage de Bougainville, l'aumônier devint le partage d'Orou. L'aumônier et le Tahitien étaient à peu près du même âge, trente-cinq à trente-six ans. Orou n'avait alors que sa femme et trois filles appelées Asto, Palli et Thia. Elles le déshabillèrent, lui lavèrent le visage, les mains et les pieds, et lui servirent un repas sain et frugal. Lorsqu'il fit sur le point de se coucher, Orou, qui s'était absenté avec sa famille, reparut, lui présenta sa femme et ses trois filles nues, et lui dit : -- Tu as soupé, tu es jeune, tu te portes bien ; si tu dors seul, tu dormiras mal ; l'homme a besoin la nuit d'une compagne à son côté. Voilà ma femme, voilà mes filles : choisis celle qui te convient ; mais si tu veux m'obliger, tu donneras la préférence à la plus jeune de mes filles qui n'a point encore eu d'enfants. La mère ajouta : -- Hélas ! je n'ai pas à m'en plaindre ; la pauvre Thia ! ce n'est pas sa faute. L'aumônier répondit : Que sa religion, son état, les bonnes moeurs et l'honnêteté ne lui permettaient pas d'accepter ces offres. Orou répliqua : -- Je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles religion ; mais je ne puis qu'en penser mal, puisqu'elle t'empêche de goûter un plaisir innocent, auquel nature, la souveraine maîtresse, nous invite tous ; de donner l'existence à un de tes semblables ; de rendre un service que le père, la mère et les enfants te demandent ; de t'acquitter envers un hôte qui t'a fait un bon accueil, et d'enrichir une nation, en l'accroissant d'un sujet de plus. je ne sais ce que c'est que la chose que tu appelles état ; mais ton premier devoir est d'être homme et d'être reconnaissant. je ne te propose pas de porter dans ton pays les moeurs d'Orou ; mais Orou, ton hôte et ton ami te supplie de te prêter aux moeurs de Tahiti. Les moeurs de Tahiti sont-elles meilleures ou plus mauvaises que les vôtres ? c'est une question facile à décider. La terre où tu es né a t elle plus d'hommes qu'elle n'en peut nourrir ? en ce cas tes moeurs ne sont ni pires, ni meilleures que les nôtres. En peut elle nourrir plus qu'elle n'en a ? nos moeurs sont meilleures que les tiennes. Quant à l'honnêteté que tu m'objectes, je te comprends ; j'avoue que j'ai tort ; et je t'en demande pardon. je n'exige pas que tu nuises à ta santé ; si tu es fatigué, il faut que tu te reposes ; mais j'espère que tu ne continueras pas à nous contrister. Vois le souci que tu as répandu sur tous ces visages elles craignent que tu n'aies remarqué en elles quelques défauts qui leur attirent ton dédain. Mais quand cela serait, le plaisir d'honorer une de mes filles, entre ses compagnes et ses soeurs, et de faire une bonne action, ne te suffirait il pas ? Sois généreux !
L' AUMÔNIER Ce n'est pas cela : elles sont toutes quatre également belles ; mais ma religion ! mais mon état !
OR0U. Elles m'appartiennent, et je te les offre elles sont à elles, et elles se donnent à toi. Quelle que soit la pureté de conscience que la chose religion et la chose état te prescrivent, tu peux les accepter sans scrupule. je n'abuse point de mon autorité ; et sois sûr que je connais et que je respecte les droits des personnes. Ici, le véridique aumônier convient que jamais la providence ne l'avait exposé à une aussi pressante tentation. Il était jeune ; il s'agitait, il se tourmentait ; il détournait ses regards des aimables suppliantes ; il les ramenait sur elles ; il levait ses yeux et ses mains au ciel. Thia, la plus jeune, embrassait ses genoux et lui disait : Etranger, n'afflige pas mon père, n'afflige pas ma mère, ne m'afflige pas ! Honore moi dans la cabane et parmi les miens ; élève moi au rang de mes soeurs qui se moquent de moi. Asto l'aînée a déjà trois enfants ; Palli, la seconde, en a deux, et Thia n'en a point ! Etranger, honnête étranger, ne me rebute pas ! rends moi mère ; fais moi un enfant que je puisse un jour promener par la main, à côté de moi, dans Tahiti ; qu'on voie dans neuf mois attaché à mon sein ; dont je sois fière, et qui fasse une partie de ma dot, lorsque je passerai de la cabane de mon père dans une autre. je serai peut-être plus chanceuse avec toi qu'avec nos jeunes Tahitiens. Si tu m'accordes cette faveur, je ne t'oublierai plus ; je te bénirai toute ma vie ; j'écrirai ton nom sur mon bras et sur celui de ton fils nous le prononcerons sans cesse avec joie ; et lorsque tu quitteras ce rivage, mes souhaits t'accompagneront sur les mers jusqu'à ce que tu sois arrivé dans ton pays. Le naïf aumônier dit qu'elle lui serrait les mains, qu'elle attachait sur ses yeux des regards si expressifs et si touchants ; qu'elle pleurait ; que son père, sa mère et ses soeurs s'éloignèrent ; qu'il resta seul avec elle, et qu'en disant : Mais ma religion, mais mon état, il se trouva le lendemain couché à côté de cette jeune fille, qui l'accablait de caresses, et qui invitait son père, sa mère et ses soeurs, lorsqu'ils s'approchèrent de leur lit le matin, à joindre leur reconnaissance à la sienne. Asto et Palli, qui s'étaient éloignées, rentrèrent avec les mets du pays, des boissons et des fruits, elles embrassaient leur soeur et faisaient des voeux sur elle. Ils déjeunèrent tous ensemble ; ensuite Orou, demeuré seul avec l'aumônier, lui dît je vois que ma fille est contente de toi ; et je te remercie. Mais pourrais-tu m'apprendre ce que c'est que le mot religion, que tu as prononcé tant de fois, et avec tant de douleur ? L'aumônier, après avoir rêvé un moment, répondit : Qui est ce qui a fait ta cabane et les ustensiles qui la meublent ?
OROU. C'est moi.
L'AUMONIER. Eh bien ! nous croyons que ce monde et ce qu'il renferme est l'ouvrage d'un ouvrier.
OROU. Il a donc des pieds, des mains, une tête ?
L'AUMONIER. Non.
OROU. Où fait-il sa demeure ?
L'AUMÔNIER. Partout.
OR0U. Ici même !
L'AUMÔNIER. Ici.
OROU. Nous ne l'avons jamais vu.
L'AUMÔNIER. On ne le voit pas.
OROU. Voilà un père bien indifférent ! Il doit être vieux ; car il a du moins l'âge de son ouvrage.
L'AUMÔNIER. Il ne vieillit point ; il a parlé à nos ancêtres il leur a donné des lois ; il leur a prescrit la manière dont il voulait être honoré ; il leur a ordonné certaines actions, comme bonnes ; il leur en a défendu d'autres, comme mauvaises.
OROU. J'entends ; et une de ces actions qu'il leur a défendues comme mauvaises, c'est de coucher avec une femme et une fille ? Pourquoi donc a t il fait deux sexes ?
L'AUMONIER. Pour s'unir ; mais à certaines conditions requises, après certaines cérémonies préalables, en conséquence desquelles un homme appartient à une femme, et n'appartient qu'à elle ; une femme appartient à un homme, et n appartient qu'à lui.
0R0U. Pour toute leur vie ?
L 'AUMONIER. Pour toute leur vie.
0R0U. En sorte que, s'il arrivait à une femme de coucher avec un autre que son mari, ou à un mari de coucher avec une autre que sa femme... mais cela n'arrive point, car, puisqu'il est là, et que cela lui déplaît, il sait les en empêcher.
L'AUMONIER. Non ; il les laisse faire, et ils pèchent contre la loi de Dieu, car c'est ainsi que nous appelons le grand ouvrier, contre la loi du pays ; et ils commettent un crime.
OROU. Je serais fâché de t'offenser par mes discours ; mais si tu le permettais, je te dirais mon avis.
L'AUMONIER. Parle.
OROU. Ces préceptes singuliers, je les trouve opposés à la nature, contraires à la raison ; faits pour multiplier les crimes, et fâcher à tout moment le vieil ouvrier, qui a tout fait sans tête, sans mains et sans outils ; qui est partout, et qu'on ne voit nulle part ; qui dure aujourd'hui et demain, et qui n'a pas un jour de plus ; qui commande et qui n'est pas obéi ; qui peut empêcher, et qui n'empêche pas. Contraires à la nature, parce qu'ils supposent qu'un être sentant, pensant et libre, peut être la propriété d'un être semblable à lui. Sur quoi ce droit serait il fondé ? Ne vois tu pas qu'on a confondu, dans ton pays, la chose qui n'a ni sensibilité, ni pensée, ni désir, ni volonté ; qu'on quitte, qu'on prend, qu'on garde, qu'on échange sans qu'elle souffre et sans qu'elle se plaigne, avec la chose qui ne s'échange point, qui ne s'acquiert point ; qui a liberté, volonté, désir ; qui peut se donner ou se refuser pour un moment ; se donner ou se refuser pour toujours ; qui se plaint et qui souffre ; et qui ne saurait devenir un effet de commerce, sans qu'on oublie son caractère, et qu'on fasse violence à la nature ? Contraires à la loi générale des êtres. Rien, en effet, te paraît il plus insensé qu'un Précepte qui proscrit le changement qui est en nous ; qui commande une constance qui n'y peut être, et qui viole la nature et la liberté du mâle et de la femelle, en les enchaînant pour jamais l'un à l'autre ; qu'une fidélité qui borne la plus capricieuse des jouissances à un même individu ; qu'un serment d'immutabilité de deux êtres de chair, à la face d'un ciel qui n'est pas un instant le même, sous des antres qui menacent ruine ; au bas d'une roche qui tombe en poudre ; au pied d'un arbre qui se gerce ; sur une pierre qui s'ébranle ? Crois moi, vous avez rendu la condition de l'homme pire que celle de l'animal. Je ne sais ce que c'est que ton grand ouvrier mais je me réjouis qu'il n'ait point parlé à nos pères, et je souhaite qu'il ne parle point à nos enfants ; car il pourrait par hasard leur dire les mêmes sottises, et ils feraient peut être celle de les croire. Hier, en soupant, tu nous as entretenus de magistrats et de prêtres ; je ne sais quels sont ces personnages que tu appelles magistrats et prêtres, dont l'autorité règle votre conduite ; mais, dis-moi, sont-ils maîtres du bien et du mal ? Peuvent ils faire que ce qui est juste soit injuste, et que ce qui est injuste soit juste ? Dépend-il d'eux d'attacher le bien à des actions nuisibles, et le mal à des actions innocentes ou utiles ? Tu ne saurais le penser, car, à ce compte, il n'y aurait ni vrai ni faux, ni bon ni mauvais, ni beau ni laid ; du moins, que ce qu'il plairait à ton grand ouvrier, à tes magistrats, à tes prêtres, de prononcer tel ; et, d'un moment à l'autre, tu serais obligé de changer d'idées et de conduite. Un jour on te dirait, de la part de l'un de tes trois maîtres : tue, et tu serais obligé, en conscience, de tuer ; un autre jour : vole ; et tu serais tenu de voler ; ou : ne mange pas de ce fruit ; et tu n'oserais en manger ; je te défends ce légume ou cet animal ; et tu te garderais d'y toucher. Il n'y a point de bonté qu'on ne pût t'interdire ; point de méchanceté qu'on ne pût t'ordonner. Et où en serais tu réduit, si tes trois maîtres, peu d'accord entre eux, s'avisaient de te permettre, de t'enjoindre et de te défendre la même chose, comme je pense qu'il arrive souvent ? Alors, pour plaire au prêtre, il faudra que tu te brouilles avec le magistrat ; pour satisfaire le magistrat, il faudra que tu mécontentes le grand ouvrier ; et pour te rendre agréable au grand ouvrier, il faudra que tu renonces à la nature. Et sais tu ce qui en arrivera ? c'est que tu les mépriseras tous les trois, et que tu ne seras ni homme, ni citoyen, ni pieux ; que tu ne seras rien ; que tu seras mal avec toutes les sortes d'autorité ; mal avec toi-même ; méchant, tourmenté par ton coeur ; persécuté par tes maîtres insensés ; et malheureux, comme je te vis hier au soir, lorsque je te présentai mes filles, et que tu t'écriais : Mais ma religion ! mais mon état ! Veux tu savoir, en tout temps et en tout lieu, ce qui est bon et mauvais ? Attache toi à la nature des choses et des actions ; à tes rapports avec ton semblable ; à l'influence de ta conduite sur ton utilité particulière et le bien général. Tu es en délire, si tu crois qu'il y ait rien, soit en haut, soit en bas, dans l'univers, qui puisse ajouter ou retrancher aux lois de la nature. Sa volonté éternelle est que le bien soit préféré au mal, et le bien général au bien particulier. Tu ordonneras le contraire ; mais tu ne seras pas obéi. Tu multiplieras les malfaiteurs et les malheureux par la crainte, par le châtiment et par les remords ; tu dépraveras les consciences ; tu corrompras les esprits ; ils ne sauront plus ce qu'ils ont à faire ou à éviter. Troublés dans l'état d'innocence, tranquilles dans le forfait, ils auront perdu de vue l'étoile Polaire, leur chemin. Réponds-moi' sincèrement ; en dépit des ordres exprès de tes trois législateurs, un jeune homme ; dans ton pays, ne couche-t-il Jamais, sans leur Permission, avec une jeune fille ?
L'AUMONIER. Je mentirais si je te l'assurais.
0ROU. La femme, qui a juré de n'appartenir qu'à son mari, ne se donne-t-elle point à un autre ?
L'AUMONIER. Rien n'est plus commun.
OROU. Tes législateurs sévissent ou ne sévissent pas s'ils sévissent, ce sont des bêtes féroces qui battent la nature ; s'ils ne sévissent pas, ce sont des imbéciles qui ont exposé au mépris leur autorité par une défense inutile.
L'AUMONIER. Les coupables, qui échappent à la sévérité des lois, sont châtiés par le blâme général.
OROU. C'est-à-dire que la justice s'exerce par le défaut de sens commun de toute la nation ; et que c'est la folie de l'opinion qui supplée aux lois.
L'AUMONIER. La fille déshonorée ne trouve plus de mari.
OR0U. Déshonorée ! et pourquoi ?
L'AUMONIER. La femme infidèle est plus ou moins méprisée.
OROU. Méprisée ! et pourquoi ?
L'AUMONIER. Le jeune homme s'appelle un lâche séducteur.
OROU. Un lâche ! un séducteur ! et pourquoi ?
L'AUMONIER. Le père, la mère et l'enfant sont désolés. L'époux volage est un libertin ; l'époux trahi partage la honte de sa femme.
OROU. Quel monstrueux tissu d'extravagances tu m'exposes là ! et encore tu ne me dis pas tout : car aussitôt qu'on s'est permis de disposer à son gré des idées de justice et de propriété ; d'ôter ou de donner un caractère arbitraire aux choses ; d'unir aux actions ou d'en séparer le bien et le mal, sans consulter que le caprice, on se blâme, on s'accuse, on se suspecte, on se tyrannise, on est envieux, on est jaloux, on se trompe, on s'afflige, on se cache, on dissimule, on s'épie, on se surprend, on se querelle, on ment ; les filles en imposent à leurs parents ; les maris à leurs femmes ; les femmes à leurs maris ; des filles, oui, je n'en doute pas, des filles étoufferont leurs enfants ; des pères soupçonneux mépriseront et négligeront les leurs ; des mères s'en sépareront et les abandonneront à la merci du sort ; et le crime et la débauche se montreront sous toutes sortes de formes. Je sais tout cela, comme si j'avais vécu parmi vous. Cela est, parce que cela doit être ; et la société, dont votre chef vous vante le bel ordre, ne sera qu'un ramas ou d'hypocrites, qui foulent secrètement aux pieds les lois ; ou d'infortunés, qui sont eux-mêmes les instruments de leur supplice, en s'y soumettant ; ou d'imbéciles, en qui le préjugé a tout à fait étouffé la voix de la nature ; ou d'êtres mal organisés, en quila nature ne réclame pas ses droits.
L'AUMONIER. Cela ressemble. Mais vous ne vous mariez donc point ?
OROU. Nous nous marions.
L'AUMONIER. Qu'est-ce que votre mariage ?
OROU. Le consentement d'habiter une même cabane, et de coucher dans un même lit, tant que nous nous y trouvons bien.
L'AUMONIER. Et lorsque vous vous y trouvez mal ?
OROU. Nous nous séparons.
L'AUMONIER. Que deviennent vos enfants ?
OROU. O étranger ! ta dernière question achève de me déceler la profonde misère de ton pays. sache, mon ami, qu'ici la naissance d'un enfant est toujours un bonheur, et sa mort un sujet de regrets et de larmes. Un enfant est un bien précieux, parce qu'il doit devenir un homme ; aussi, en avons-nous un tout autre soin que de nos plantes et de nos animaux. Un enfant qui naît, occasionne la joie domestique et publique : c'est un accroissement de fortune pour la cabane, et de force pour la nation : ce sont des bras et des mains de plus dans Tahiti ; nous voyons en lui un agriculteur, un pêcheur, un chasseur, un soldat, un époux, un père. En repassant de la cabane de son mari dans celle de ses parents, une femme emmène avec elle ses enfants qu'elle avait apportés en dot : on partage ceux qui sont nés pendant la cohabitation commune ; et l'on compense, autant qu'il est possible, les mâles par les femelles, en sorte qu'il reste à chacun à peu près un nombre égal de filles et de garçons.
L'AUMONIER. Mais des enfants sont longtemps à charge avant que de rendre service.
OROU. Nous destinons à leur entretien et à la subsistance des vieillards, une sixième partie de tous les fruits du pays ; ce tribut les suit partout. Ainsi tu vois que plus la famille du Tahitien est nombreuse, plus elle est riche.
L'AUMONIER. Une sixième partie !
OROU. C'est un moyen sûr d'encourager la population, et d'intéresser au respect de la vieillesse et à la conservation des enfants.
L'AUMONIER. Vos époux se reprennent ils quelquefois ?
OROU. Très souvent ; cependant la durée la plus courte d'un mariage est d'une lune à l'autre.
L'AUMONIER. A moins que la femme ne soit grosse ; alors la cohabitation est au moins de neuf mois ?
OROU. Tu te trompes ; la paternité, comme le tribut, suit son enfant partout.
L'AUMONIER. Tu m'as parlé d'enfants qu'une femme apporte en dot à son mari.
OROU. Assurément. Voilà ma fille aînée qui a trois enfants ; ils marchent ; ils sont sains ; ils sont beaux ; ils promettent d'être forts : lorsqu'il lui prendra fantaisie de se marier, elle les emmènera ; ils sont siens : son mari les recevra avec joie, et sa femme ne lui en serait que plus agréable, si elle était enceinte d'un quatrième.
L'AUMONIER. De lui ?
OROU. De lui, ou d'un autre. Plus nos filles ont d'enfants, plus elles sont recherchées ; plus nos garçons sont vigoureux et beaux, plus ils sont riches : aussi, autant nous sommes attentifs à préserver les unes de l'approche de l'homme, les autres du commerce de la femme, avant l'âge de fécondité ; autant nous les exhortons à produire, lorsque les garçons sont pubères et les filles nubiles. Tu ne saurais croire l'importance du service que tu auras rendu à ma fille Thia, si tu lui as fait un enfant. Sa mère ne lui dira plus à chaque lune : Mais, Thia, à quoi penses tu donc ? Tu ne deviens point grosse ; tu as dix neuf ans ; tu devrais avoir déjà deux enfants, et tu n'en as point. Quel est celui qui se chargera de toi ? Si tu perds ainsi tes jeunes ans, que feras tu dans ta vieillesse ? Thia, il faut que tu aies quelques défauts qui éloignent de toi les hommes. Corrige-toi, mon enfant : à ton âge, j'avais été trois fois mère.
L'AUMONIER. Quelles précautions prenez vous pour garder vos filles et vos garçons adolescents ?
OROU. C'est l'objet principal de l'éducation domestique et le point le plus important des moeurs publiques. Nos garçons, jusqu'à l'âge de vingt-deux ans, deux ou trois ans au-delà de la puberté, restent couverts d'une longue tunique, et les reins ceints d'une petite chaîne. Avant que d'être nubiles, nos filles n'oseraient sortir sans un voile blanc. Oter sa chaîne, relever son voile, est une faute qui se commet rarement, parce que nous leur en apprenons de bonne heure les fâcheuses conséquences. Mais au moment où le mâle a pris toute sa force, où les symptômes virils ont de la continuité, et où l'effusion fréquente et la qualité de la liqueur séminale nous rassurent ; au moment où la jeune fille se fane, s'ennuie, est d'une maturité propre à concevoir des désirs, à en inspirer et à les satisfaire avec utilité, le père détache la chaîne à son fils et lui coupe l'ongle du doigt du milieu de la main droite. La mère relève le voile de sa fille. L'un peut solliciter une femme, et en être sollicité ; l'autre, se promener publiquement le visage découvert et la gorge nue, accepter ou refuser les caresses d'un homme. On indique seulement d'avance au garçon les filles, à la fille les garçons qu'ils doivent préférer. C'est une grande fête que celle de l'émancipation d'une fille ou d'un garçon. Si c'est une fille, la veille, les jeunes garçons se rassemblent en foule autour de la cabane, et l'air retentit pendant toute la nuit du chant des voix et du son des instruments. Le jour, elle est conduite par son père et par sa mère dans une enceinte où l'on danse et où l'on fait l'exercice du saut, de la lutte et de la course. On déploie l'homme nu devant elle, sous toutes les faces et dans toutes les attitudes. Si c'est un garçon, ce sont les Jeunes filles qui font en sa présence les frais et les honneurs de la fête et exposent à ses regards la femme nue, sans réserve et sans secret. Le reste de la cérémonie s'achève sur un lit de feuilles, comme tu l'as vu à ta descente parmi nous. A la chute du jour, la fille rentre dans la cabane de ses parents, ou passe dans la cabane de celui dont elle a fait choix, et elle y reste tant qu'elle s'y plaît.
L'AUMONIER. Ainsi cette fête est ou n'est point un jour de mariage ?
OROU. Tu l'as dit...
A. Qu'est-ce que je vois là en marge ?
B. C'est une note, où le bon aumônier dit que les préceptes des parents sur le choix des garçons et des filles étaient pleins de bon sens et d'observations très fines et très utiles ; mais qu'il a supprimé ce catéchisme, qui aurait paru, à des gens aussi corrompus et aussi superficiels que nous, d'une licence impardonnable ; ajoutant toutefois que ce n'était pas sans regret qu'il avait retranché des détails où l'on aurait vu, premièrement, jusqu'où une nation, qui s'occupe sans cesse d'un objet important, peut être conduite dans ses recherches, sans les secours de la physique et de l'anatomie ; secondement, la différence des idées de la beauté dans une contrée où l'on rapporte les formes au plaisir d'un moment, et chez un peuple où elles sont appréciées d'après une utilité plus constante. Là, pour être belle, on exige un teint éclatant, un grand front, de grands yeux, des traits fins et délicats, une taille légère, une petite bouche, de petites mains, un petit pied... Ici, presque aucun de ces éléments n'entre en calcul. La femme sur laquelle les regards s'attachent et que le désir poursuit, est celle qui promet beaucoup d'enfants (la femme du cardinal d'Ossat), et qui les promet actifs, intelligents, courageux, sains et robustes. Il n'y a presque rien de commun entre la Vénus d'Athènes et celle de Tahiti ; l'une est Vénus galante, l'autre est Vénus féconde. Une Tahitienne disait un jour avec mépris à une autre femme du pays : " Tu es belle, mais tu fais de laids enfants ; je suis laide, mais je fais de beaux enfants, et c'est moi que les hommes préfèrent." Après cette note de L'Aumônier, Orou continue.
A. Avant qu'il reprenne son discours, j'ai une prière à vous faire, c'est de me rappeler une aventure arrivée dans la Nouvelle-Angleterre.
B. La voici. Une fille, Miss Polly Baker, devenue grosse pour la cinquième fois, fut traduite devant le tribunal de justice de Connecticut, près de Boston. La loi condamne toutes les personnes du sexe qui ne doivent le titre de mère qu'au libertinage à une amende, ou à une punition corporelle lorsqu'elles ne peuvent payer l'amende. Miss Polly, en entrant dans la salle où les juges étaient assemblés, leur tint ce discours : « Permettez moi, Messieurs, de vous adresser quelques mots. je suis une fille malheureuse et pauvre, je n'ai pas le moyen de payer des avocats pour prendre ma défense, et je ne vous retiendrai pas longtemps. Je ne me flatte pas que dans la sentence que vous allez prononcer vous vous écartiez de la loi ; ce que j'ose espérer, c'est que vous daignerez implorer pour moi les bontés du gouvernement et obtenir qu'il me dispense de l'amende. Voici la cinquième fois que je parais devant vous pour le même sujet ; deux fois j'ai payé des amendes onéreuses, deux fois j `ai subi une punition publique et honteuse parce que je n'ai pas été en état de payer. Cela peut être conforme à la loi, je ne le conteste point ; mais il y a quelquefois des lois injustes, et on les abroge ; il y en a aussi de trop sévères, et la puissance législatrice peut dispenser de leur exécution. J'ose dire que celle qui me condamne est à la fois injuste en elle-même et trop sévère envers moi. Je n'ai jamais offensé personne dans le lieu où je vis, et je défie mes ennemis, si j'en ai quelques-uns, de pouvoir prouver que j'ai fait le moindre tort à un homme, à une femme, à un enfant. Permettez-moi d'oublier un moment que la loi existe, alors je ne conçois pas quel peut être mon crime ; j'ai mis cinq beaux enfants au monde, au péril de ma vie, je les ai nourris de mon lait, je les ai soutenus de mon travail ; et j'aurais fait davantage pour eux, si je n'avais pas payé des amendes qui m'en ont ôté les moyens. Est-ce un crime d'augmenter les sujets de Sa Majesté dans une nouvelle contrée qui manque d'habitants ? Je n'ai enlevé aucun mari à sa femme, ni débauché aucun jeune homme ; jamais on ne m'a accusée de ces procédés coupables, et si quelqu'un se plaint de moi, ce ne peut être que le ministre à qui je n'ai point payé de droits de mariage. Mais est-ce ma faute ? J'en appelle à vous, Messieurs ; vous me supposez sûrement assez de bon sens pour être persuadés que je préférerais l'honorable état de femme à la condition honteuse dans laquelle j'ai vécu jusqu'à présent. J'ai toujours désiré et je désire encore de me marier, et je ne crains point de dire que j'aurais la bonne conduite, l'industrie et l'économie convenables à une femme, comme j'en ai la fécondité. Je défie qui que ce soit de dire que j'aie refusé de m'engager dans cet état. Je consentis à la première et seule proposition qui m'en ait été faite ; j'étais vierge encore ; j'eus la simplicité de confier mon honneur à un homme qui n'en avait point ; il me fit mon premier enfant et m'abandonna. Cet homme, vous le connaissez tous : il est actuellement magistrat comme vous et s'assied à vos côtés ; j'avais espéré qu'il paraîtrait aujourd'hui au tribunal et qu'il aurait intéressé votre pitié en ma faveur, en faveur d'une malheureuse qui ne l'est que par lui ; alors j'aurais été incapable de l'exposer à rougir en rappelant ce qui s'est passé entre nous. Ai je tort de me plaindre aujourd'hui de l'injustice des lois ? La première cause de mes égarements, mon séducteur, est élevé au pouvoir et aux honneurs par ce même gouvernement qui punit mes malheurs par le fouet et par l'infamie. On me répondra que j'ai transgressé les préceptes de la religion ; si mon offense est contre Dieu, laissez-lui le soin de m'en punir ; vous m'avez déjà exclue de la communion de l'église, cela ne suffit-il pas ? Pourquoi au supplice de l'enfer, que vous croyez m'attendre dans l'autre monde, ajoutez-vous dans celui-ci les amendes et le fouet ? Pardonnez, Messieurs, ces réflexions ; je ne suis point un théologien, mais j'ai peine à croire que ce me soit un grand crime d'avoir donné le jour à de beaux enfants que Dieu a doués d'âmes immortelles et qui l'adorent. Si vous faites des lois qui changent la nature des actions et en font des crimes, faites-en contre les célibataires dont le nombre augmente tous les jours, qui portent la séduction et l'opprobre dans les familles, qui trompent les jeunes filles comme je l'ai été, et qui les forcent à vivre dans l'état honteux dans lequel je vis au milieu d'une société qui les repousse et qui les méprise. Ce sont eux qui troublent la tranquillité publique ; voilà des crimes qui méritent plus que le mien l'animadversion des lois.» Ce discours singulier produisit l'effet qu'en attendait Miss Baker ; ses juges lui remirent l'amende et la peine qui en tient lieu. Son séducteur, instruit de ce qui s'était passé, sentit le remords de sa première conduite : il voulut la réparer ; deux jours après il épousa Miss Baker, et fit une honnête femme de celle dont cinq ans auparavant il avait fait une fille publique.
A. Et ce n'est pas là un conte de votre invention ?
B. Non.
A. J'en suis bien aise.
B. Je ne sais si l'abbé Raynal ne rapporte pas le fait et le discours dans son "histoire du commerce des deux Indes".
A. Ouvrage excellent et d'un ton si différent des précédents qu'on a soupçonné l'abbé d'y avoir employé des mains étrangères.
B. C'est une injustice.
A. Ou une méchanceté. On dépèce le laurier qui ceint la tête d'un grand homme et on le dépèce si bien qu'il ne lui en reste plus qu'une feuille.
B. Mais le temps rassemble les feuilles éparses et refait la couronne.
A. Mais l'homme est mort ; il a souffert de l'injure qu'il a reçue de ses contemporains, et il est insensible à la réparation qu'il obtient de la postérité .
  IV
  SUITE DE L'ENTRETIEN DE L'AUMONIER AVEC L'HABITANT DE TAHITI
  OROU. L'heureux moment pour une jeune fille et pour ses parents, que celui où 
  sa grossesse est constatée! Elle se lève; elle accourt; elle jette 
  ses bras autour du cou de sa mère et de son père; c'est avec des 
  transports d'une joie mutuelle, qu'elle leur annonce et qu'ils apprennent cet 
  événement. Maman! Mon papa! embrassez-moi : je suis grosse! Est-il 
  bien vrai? Très vrai. Et de qui l'êtes-vous? Je le suis d'un tel...
  L`AUMONIER. Comment peut-elle nommer le père de son enfant? 
  OROU. Pourquoi veux-tu qu'elle l'ignore? il en est de la durée de nos 
  amours comme de celle de nos mariages; elle est au moins d'une lune à 
  la lune suivante.
  L'AUMONIER. Et cette règle est bien scrupuleusement observée?
  0R0U. Tu vas en juger. D'abord, l'intervalle de deux lunes n'est pas long; mais 
  lorsque deux pères ont une prétention bien fondée à 
  la formation d'un enfant, il n'appartient plus à sa mère.
  L'AUMONIER. A qui appartient-il donc?
  OROU. A celui des deux à qui il lui plaît de le donner : voilà 
  tout son privilège; et un enfant étant par lui-même un objet 
  d'intérêt et de richesse, tu conçois que, parmi nous, les 
  libertines sont rares, et que les jeunes garçons s'en éloignent.
  L'AUMONIER.  Vous avez donc aussi vos libertines? j'en suis bien aise.
  OROU.  Nous en avons même de plus d'une sorte: mais tu m'écartes 
  de mon sujet. Lorsqu'une de nos filles est grosse, si le père de l'enfant 
  est un jeune homme beau, bien fait, brave, intelligent et laborieux, l'espérance 
  que l'enfant héritera des vertus de son père renouvelle l'allégresse. 
  Notre enfant n'a honte que d'un mauvais choix. Tu dois concevoir quel prix nous 
  attachons à la santé, à la beauté, à la force, 
  à l'industrie, au courage; tu dois concevoir comment, sans que nous nous 
  en mêlions, les prérogatives du sang doivent s'éterniser 
  parmi nous. Toi qui as parcouru différentes contrées, dis-moi 
  si tu as remarqué dans aucune autant de beaux hommes et autant de belles 
  femmes que dans Tahiti! Regardemoi : comment me trouvestu? Eh bien! 
  il y a dix mille hommes ici plus grands, aussi robustes; mais pas un plus brave 
  que moi; aussi les mères me désignentelles souvent à 
  leurs filles.
  L'AUMONIER.  Mais de tous ces enfants que tu peux avoir faits hors de 
  ta cabane, que t'en revientil?
  OROU.  Le quatrième, mâle ou femelle. Il s'est établi 
  parmi nous une circulation d'hommes, de femmes et d'enfants, ou de bras de tout 
  âge et de toute fonction, qui est bien d'une autre importance que celle 
  de vos denrées qui n'en sont que le produit.
  L'AUMONIER.  je le conçois. Qu'est-ce que c'est que ces voiles 
  noirs que j'ai rencontrés quelquefois.
  OROU.  Le signe de la stérilité, vice de naissance, ou suite 
  de l'âge avancé. Celle qui quitte ce voile et se mêle avec 
  les hommes, est une libertine, celui qui relève ce voile et s'approche 
  de la femme stérile, est un libertin.
  L'AUMONIER.  Et ces voiles gris?
  OROU.  Le signe de la maladie périodique. Celle qui quitte ce voile, 
  et se mêle avec les hommes, est une libertine; celui qui le relève, 
  et s'approche de la femme malade, est un libertin.
  L'AUMONIER.  Avez-vous des châtiments pour ce libertinage?
  OROU.  Point d'autres que le blâme.
  L'AUMONIER.  Un père peutil coucher avec sa fille, une mère 
  avec son fils, un frère avec sa soeur, un mari avec la femme d'un autre?
  OROU.  Pourquoi non?
  L'AUMONIER.  Passe pour la fornication; mais l'inceste, mais l'adultère!
  OROU.  Qu'est-ce que tu veux dire avec tes mots, fornication, inceste, 
  adultère?
  L AUMONIER.  Des crimes, des crimes énormes, pour l'un desquels 
  l'on brûle dans mon pays.
  OROU.  Qu'on brûle ou qu'on ne brûle pas dans ton pays, peu 
  m'importe. Mais tu n'accuseras pas les moeurs d'Europe par celles de Tahiti, 
  ni par conséquent les moeurs de Tahiti par celles de ton pays : il nous 
  faut une règle plus sûre; et quelle sera cette règle? En 
  connaistu une autre que le bien général et l'utilité 
  particulière? A présent, dis-moi ce que ton crime inceste a de 
  contraire à ces deux fins de nos actions? Tu te trompes, mon ami, si 
  tu crois qu'une loi une fois publiée, un mot ignominieux inventé, 
  un supplice décerné, tout est dit. Répondsmoi donc, 
  qu'entendstu par inceste? 
  L'AUMONIER.  Mais un inceste...
  OROU.  Un inceste?... Y atil longtemps que ton grand ouvrier 
  sans tête, sans mains et sans outils, a fait le monde?
  L'AUMONIER.  Non.
  OROU.  Fitil toute l'espèce humaine à la fois?
  L'AUMONIER.  Il créa seulement une femme et un homme.
  OROU.  Eurentils des enfants?
  L'AUMONIER.  Assurément.
  OROU.  Suppose que ces deux premiers parents n'aient eu que des filles, 
  et que leur mère soit morte la première; ou qu'ils n'aient eu 
  que des garçons, et que la femme ait perdu son mari.
  L'AUMONIER.  Tu m'embarrasses; mais tu as beau dire, l'inceste est un 
  crime abominable , et parlons d'autre chose.
  OROU.  Cela te plaît à dire; je me tais, moi, tant que tu 
  ne m'auras pas dit ce que c'est que le crime abominable inceste.
  L'AUMONIER.  Eh bien ! Je t'accorde que peutêtre l'inceste 
  ne blesse en rien la nature; mais ne suffitil pas qu'il menace la constitution 
  politique? Que deviendraient la sûreté d'un chef et la tranquillité 
  d'un État, si toute une nation composée de plusieurs millions 
  d'hommes, se trouvait rassemblée autour d'une cinquantaine de pères 
  de famille.
  OROU.  Le pis-aller, c'est qu'où il n'y a qu'une grande société, 
  il y en aurait cinquante petites, plus de bonheur et un crime de moins.
  L'AUMONIER.  je croîs cependant que, même ici, un fils couche 
  rarement avec sa mère.
  OROU.  A moins qu'il n'ait beaucoup de respect pour elle, et une tendresse 
  qui lui fasse oublier la disparité d'âge, et préférer 
  une femme de quarante ans à une fille de dix-neuf.
  L'AUMONIER.  Et le commerce des pères avec leurs filles?
  OROU.  Guère plus fréquent, à moins que la fille 
  ne soit laide et peu recherchée. Si son père l'aime, il s'occupe 
  à lui préparer sa dot en enfants.
  L'AUMONIER.  Cela me fait imaginer que le sort des femmes que la nature 
  a disgraciées ne doit pas être heureux dans Tahiti.
  OROU.  Cela me prouve que tu n'as pas une haute opinion de la générosité 
  de nos jeunes gens.
  L'AUMONIER.  Pour les unions des frères et des soeurs, je ne doute 
  pas qu'elles ne soient très communes.
  OROU.  Et très approuvées.
  L'AUMONIER.  A t'entendre, cette passion, qui produit tant de crimes et 
  de maux dans nos contrées, serait ici tout à fait innocente.
  OROU.  Étranger! tu manques de jugement et de mémoire : 
  de jugement, car, partout où il y a défense, il faut qu'on soit 
  tenté de faire la chose défendue et qu'on la fasse : de mémoire, 
  puisque tu ne te souviens plus de ce que je t'ai dit. Nous avons de vieilles 
  dissolues, qui sortent la nuit sans leur voile noir, et reçoivent des 
  hommes, lorsqu'il ne peut rien résulter de leur approche; si elles sont 
  reconnues ou surprises, l'exil au nord de l'île, ou l'esclavage, est leur 
  châtiment; des filles précoces, qui relèvent leur voile 
  blanc à l'insu de leurs parents, et nous avons pour elles un lieu fermé 
  dans la cabane; des jeunes hommes, qui déposent leur chaîne avant 
  le temps prescrit par la nature et par la loi, et nous en réprimandons 
  leurs parents; des femmes à qui le temps de la grossesse paraît 
  long; des femmes et des filles peu scrupuleuses à garder leur voile gris; 
  mais dans le fait, nous n'attachons pas une grande importance à toutes 
  ces fautes; et tu ne saurais croire combien l'idée de richesse particulière 
  ou publique, unie dans nos têtes à l'idée de population, 
  épure nos moeurs sur ce point.
  L'AUMONIER.  La passion de deux hommes pour une même femme, ou le 
  goût de deux femmes ou de deux filles pour un même homme, n'occasionnent-ils 
  point de désordres?
  OROU.  je n'en ai pas vu quatre exemples : le choix de la femme ou celui 
  de l'homme finit tout. La violence d'un homme serait une faute grave; mais il 
  faut une plainte publique, et il est presque inouï qu'une fille ou qu'une 
  femme se soit plainte. La seule chose que j'aie remarquée, c'est que 
  nos femmes ont moins de pitié des hommes laids, que nos jeunes gens des 
  femmes disgraciées; et nous n'en sommes pas fâchés.
  L'AUMONIER.  Vous ne connaissez guère la jalousie, à ce 
  que je vois; mais la tendresse maritale, l'amour paternel, ces deux sentiments 
  si puissants et si doux, s'ils ne sont pas étrangers ici, y doivent être 
  assez faibles. 
  OROU  Nous y avons suppléé par un autre, qui est tout autrement 
  général, énergique et durable, l'intérêt. 
  Mets la main sur la conscience; laisse là cette fanfaronnade de vertu, 
  qui est sans cesse sur les lèvres de tes camarades, et qui ne réside 
  pas au fond de leur coeur. Dis-moi si, dans quelque contrée que ce soit, 
  il y a un père qui, sans la honte qui le retient, n'aimât mieux 
  perdre son enfant, un mari qui n'aimât mieux perdre sa femme, que sa fortune 
  et l'aisance de toute sa vie. Sois sûr que partout où l'homme sera 
  attaché à la conservation de son semblable comme à son 
  lit, à sa santé, à son repos, à sa cabane, à 
  ses fruits, à ses champs, il fera pour lui tout ce qu'il est possible 
  de faire. C'est ici que les pleurs trempent la couche d'un enfant qui souffre; 
  c'est ici que les mères sont soignées dans la maladie; c'est ici 
  qu'on prise une femme féconde, une fille nubile, un garçon adolescent; 
  c'est ici qu'on s'occupe de leur institution, parce que leur conservation est 
  toujours un accroissement, et leur perte toujours une diminution de fortune.
  L'AUMONIER.  Je crains bien que ce sauvage n'ait raison. Le paysan misérable 
  de nos contrées, qui excède sa femme pour soulager son cheval, 
  laisse périr son enfant sans secours, et appelle le médecin pour 
  son boeuf.
  0ROU. Je n'entends pas trop ce que tu viens de dire; mais, à ton retour 
  dans ta patrie si policée, tâche d'y introduire ce ressort; et 
  c 'est alors qu'on y sentira le prix de l'enfant qui naît, et l'importance 
  de la population. Veux-tu que je te révèle un secret? Mais prends 
  garde qu'il ne t'échappe. Vous arrivez : nous vous abandonnons nos femmes 
  et nos filles; vous vous en étonnez; vous nous en témoignez une 
  gratitude qui nous fait rire; vous nous remerciez, lorsque nous asseyons sur 
  toi et sur tes compagnons la plus forte de toutes les impositions. Nous ne t'avons 
  point demandé d'argent; nous ne nous sommes point jetés sur tes 
  marchandises; nous avons méprisé tes denrées: mais nos 
  femmes et nos filles sont venues exprimer le sang de tes veines. Quand tu t'éloigneras, 
  tu nous auras laissé des enfants : ce tribut levé sur ta personne, 
  sur ta propre substance, à ton avis, n'en vautil pas bien un autre? 
  Et si tu veux en apprécier la valeur, imagine que tu aies deux cents 
  lieues de côtes à courir, et qu'à chaque vingt milles on 
  te mette à pareille contribution. Nous avons des terres immenses en friche; 
  nous manquons de bras; et nous t'en avons demandé. Nous avons des calamités 
  épidemiques à réparer; et nous t'avons employé à 
  réparer le vide qu'elles laisseront. Nous avons des ennemis voisins à 
  combattre, un besoin de soldats; et nous t'avons prié de nous en faire 
  : le nombre de nos femmes et de nos filles est trop grand pour celui des hommes; 
  et nous t'avons associé à notre tâche. Parmi ces femmes 
  et ces filles, il y en a dont nous n'avons jamais pu obtenir d'enfants; et ce 
  sont elles que nous avons exposées à vos premiers embrassements. 
  Nous avons à payer une redevance en hommes à un voisin oppresseur; 
  c'est toi et tes camarades qui nous défrayerez; et dans cinq à 
  six ans, nous lui enverrons vos fils, s'ils valent moins que les nôtres. 
  Plus robustes, plus sains que vous, nous nous sommes aperçus au premier 
  coup d'oeil que vous nous surpassiez en intelligence; et, sur-le-champ, nous 
  avons destiné quelques-unes de nos femmes et de nos filles les pus belles 
  à recueillir la semence d'une race meilleure que la nôtre. C'est 
  un essai que nous avons tenté, et qui pourra nous réussir. Nous 
  avons tiré de toi et des tiens le seul parti que nous en pouvions tirer 
  ; et crois que, tout sauvages que nous sommes, nous savons aussi calculer. Va 
  où tu voudras; et tu trouveras presque toujours l'homme aussi fin que 
  toi. Il ne te donnera jamais que ce qui ne lui est bon à rien, et te 
  demandera toujours ce qui lui est utile. S'il te présente un morceau 
  d'or, et qu'il prise le fer, c'est qu'il ne fait aucun cas de l'or, et qu'il 
  prise le fer. Mais dis-moi donc pourquoi tu n'es pas vêtu comme les autres? 
  Que signifie cette casaque longue qui t'enveloppe de la tête aux pieds, 
  et ce sac pointu que tu laisses tomber sur tes épaules, ou que tu ramènes 
  sur tes oreilles?
  AUMONIER. C'est que, tel que tu me vois, je me suis engagé dans une société 
  d'hommes qu'on appelle, dans mon pays, des moines. Le plus sacré de leurs 
  voeux est de n'approcher d'aucune femme, et de ne point faire d'enfants.
  OUROU. Que faites vous donc ?
  AUMONIER. Rien
  OROU. Et ton magistrat souffre cette espèce de paresseux, la pire de 
  toutes?
  AUMONIER. Il fait plus, il la respecte et la fait respecter.
  OROU. Ma première pensée était que la nature, quelque accident, 
  ou un art cruel vous avait privés de la faculté de produire votre 
  semblable; et que, par pitié, on aimait mieux vous laisser vivre que 
  de vous tuer. Mais, moine, ma fille m'a dit que tu était un homme, et 
  un homme aussi robuste qu'un Tahitien, et qu'elle espérait que tes caresses 
  réitérées ne seraient pas infructueuses. A présent 
  que j'ai compris pourquoi tu t'es écrié hier au soir : Mais ma 
  religion! mais mon état! pourrais-tu m'apprendre le motif de la faveur 
  et du respect que les magistrats vous accordent?
  L'AUMÔNIER. Je l'ignore.
  OROU. Tu sais au moins par quelle raison, étant homme, tu t'es librement 
  condamné à ne le pas être?
  L'AUMONIER. Cela serait trop long et trop difficile à t'expliquer.
  OROU. Et ce voeu de stérilité, le moine y est-il bien fidèle?
  L'AUMONIER. Non.
  OROU. J'en étais sûr. Avez vous aussi des moines femelles?
  L'AUMONIER . Oui.
  OROU. Aussi sages que les moines mâles?
  L'AUMONIER. Plus renfermées, elles sèches de douleur, périssent 
  d'ennui.
  OROU. Et l'injure faite à la nature est vengée. Oh! le vilain 
  pays! Si tout y est ordonné comme ce que tu m'en dis, vous êtes 
  plus barbares que nous.
  Le bon aumônier raconte qu'il passa le reste de la journée à 
  parcourir l'île, à visiter les cabanes, et que le soir, après 
  souper, le père et la mère l'ayant supplié de coucher avec 
  la seconde de leurs filles, Palli s'était présentée dans 
  le même déshabillé que Thia, et qu'il s'était écrié 
  plusieurs fois pendant la nuit : Mais ma religion! mais mon état! que 
  la troisième nuit il avait été agité de mêmes 
  remords avec Asto, l'aînée, et que la quatrième il l'avait 
  accordée par honnêteté à la femme de son hôte.
  V
  SUITE DU DIALOGUE ENTRE A ET B
  A.  J'estime cet aumônier poli.
  B.  Et moi, beaucoup davantage les moeurs Tahitiens, et le discours d'Orou.
  A. Quoique un peu modelé à l'européenne.
  B.  Je n'en doute pas. ici le bon aumônier se plaint de la brièveté 
  de son séjour dans Tahiti, et de la difficulté de mieux connaître 
  les usages d'un peuple assez sage pour s'être arrêté de lui-même 
  à la médiocrité, ou assez heureux pour habiter un climat 
  dont la fertilité lui assurait un long engourdissement, assez actif pour 
  s'être mis à l'abri des besoins absolus de la vie, et assez indolent 
  pour que son innocence, son repos et sa félicité n eussent rien 
  à redouter d'un progrès trop rapide de ses lumières. Rien 
  n'y était mal par l'opinion ou par la loi, que ce qui était mai 
  de sa nature. Les travaux et les récoltes s'y faisaient en commun. L'acception 
  du mot propriété y était très étroite; la 
  passion de l'amour, réduite à un simple appétit physique, 
  n'y produisait aucun de nos désordres. L'île entière offrait 
  l'image d'une seule famille nombreuse, dont chaque cabane représentait 
  les divers appartement d'une de nos grandes maisons. il finit par protester 
  que ces Tahitiens seront toujours présents à sa mémoire, 
  qu'il avait été tenté de jeter ses vêtements dans 
  le vaisseau et de passer le reste de ses jours parmi eux, et qu'il craint bien 
  de se repentir plus d'une fois de ne l'avoir pas fait.
  A. Malgré cet éloge, quelles conséquences utiles à 
  tirer des moeurs et des usages bizarres d'un peuple non civilisé?
  B. Je vois qu'aussitôt que quelques causes physiques, telles, par exemple, 
  que la nécessité de vaincre l'ingratitude du sol, ont mis en jeu 
  la sagacité de l'homme, cet élan le conduit bien au-delà 
  du but, et que, le terme du besoin passé, on est porté dans l'océan 
  sans bornes des fantaisies, d'où l'on ne se tire plus. Puisse l'heureux 
  Tahitien s'arrêter où il en est! Je vois qu'excepté dans 
  ce recoin écarté de notre globe, il n'y a point eu de moeurs, 
  et qu'il n'y en aura peutêtre jamais nulle part.
  A. Qu'entendez vous donc par des moeurs?
  B.  J'entends une soumission générale et une conduite conséquente 
  à des lois bonnes ou mauvaises. Si les lois sont bonnes, les moeurs sont 
  bonnes; Si le lois sont mauvaises, les moeurs sont mauvaises; Si les lois, bonnes 
  ou mauvaises, ne sont point observées, la pire condition d'une société, 
  il n'y a point de moeurs. Or comment voulezvous que les lois s'observent 
  quand elles se contredisent? Parcourez l'histoire des siècles et des 
  nations tant anciennes que modernes, et vous trouverez les hommes assujettis 
  à trois codes, le code de la nature, le code civil, et le code religieux, 
  et contraints d'enfreindre alternativement ces trois codes qui n'ont Jamais 
  été d'accord; d'où il est arrivé qu'il n'y a eu 
  dans aucune contrée, comme Orou l'a deviné de la nôtre, 
  ni homme, ni citoyen, ni religieux.
  A.  D'où vous conclurez, sans doute, qu'en fondant la morale sur 
  le rapports éternels, qui subsistent entre les hommes, la loi religieuse 
  devient peutêtre superflue; et que la loi civile ne doit être 
  que l'énonciation de la loi de nature.
  B.  Et cela, sous peine de multiplier les méchants, au lieu de 
  faire des bons.
  A.  Ou que, si l'on juge nécessaire de les conserver toutes trois, 
  il faut que les deux dernières ne soient que des calques rigoureux de 
  la première, que nous apportons gravée au fond de nos coeurs, 
  et qui sera toujours la plus forte.
  B.  Cela n'est pas exact. Nous n'apportons en naissant qu'une similitude 
  d'organisation avec d'autres êtres, les mêmes besoins, de l'attrait 
  vers les mêmes plaisirs, une aversion commune pour les mêmes peines: 
  ce qui constitue l'homme ce qu'il est, et doit fonder la morale qui lui convient.
  A.  Cela n'est pas aise.
  B.  Cela n'est pas si difficile, que je croirais volontiers le peuple 
  le plus sauvage de la terre, le Tahitien qui s'en est tenu scrupuleusement à 
  la loi de nature, plus voisin d'une bonne législation qu'aucun peuple 
  civilisé.
  A.  Parce qu'il lui est plus facile de se défaire de son trop de 
  rusticité, qu'à nous de revenir sur nos pas et de réformer 
  nos abus.
  B.  Surtout ceux qui tiennent à l'union de l'homme avec la femme.
  A.  Cela se peut. Mais commençons par le commencement. Interrogeons 
  bonnement la nature, et voyons sans partialité ce qu'elle nous répondra 
  sur ce point.
  B. J'y consens.
  A.  Le mariage est-il dans la nature?
  B.  Si vous entendez par le mariage la préférence qu'une 
  femme accorde à un mâle sur tous les autres mâles, ou celle 
  qu'un mâle donne à une femelle sur toutes les autres femelles; 
  préférence mutuelle, en conséquence de laquelle il se forme 
  une union plus ou moins durable, qui perpétue l'espèce par la 
  reproduction des individus, le mariage est dans la nature.
  A.  Je le pense comme vous; car cette préférence se remarque 
  non seulement dans l'espèce humaine, mais encore dans les autres espèces 
  d'animaux témoin ce nombreux cortège de mâles qui poursuivent 
  une même femelle au printemps dans nos campagnes, et dont un seul obtient 
  le titre de mari. Et la galanterie?
  B.  Si vous entendez par galanterie cette variété de moyens 
  énergiques ou délicats que la passion inspire, soit au mâle, 
  soit à la femelle, pour obtenir cette préférence qui conduit 
  à la plus douce, la plus importante et la plus générale 
  des jouissances; la galanterie est dans la nature.
  A.  Je le pense comme vous. Témoin toute cette diversité 
  de gentillesses pratiquées par le mâle pour plaire à la 
  femelle et par la femelle pour irriter la passion et fixer le goût du 
  mâle. Et la coquetterie?
  B.  C'est un mensonge qui consiste à simuler une passion qu'on 
  ne sent pas, et à promettre une préférence qu'on n'accordera 
  point. Le mâle coquet se joue de la femelle; la femelle coquette se joue 
  du mâle : jeu perfide qui amène quelquefois les catastrophes les 
  plus funestes; manège ridicule, dont le trompeur et le trompé 
  sont également châtiés par la perte des instants les plus 
  précieux de leur vie.
  A.  Ainsi la coquetterie, selon vous, n'est pas dans la nature?
  B.  Je ne dis pas cela.
  A. Et la constance?
  B.  Je ne vous en dirai rien de mieux que ce qu'en a dit Orou à 
  L'Aumônier. Pauvre vanité de deux enfants qui s'ignorent eux-mêmes, 
  et que l'ivresse d'un instant aveugle sur l'instabilité de tout ce qui 
  les entoure: 
  A.  Et la fidélité, ce rare phénomène?
  B.  Presque toujours l'entêtement et le supplice de l'honnête 
  homme et de l'honnête femme dans nos contrées; chimère à 
  Tahiti.
  A.  La jalousie?
  B.  Passion d'un animal indigent et avare qui craint de manquer; sentiment 
  injuste de l'homme; conséquence de nos fausse moeurs, et d'un droit de 
  propriété étendu sur un objet sentant, pensant, voulant, 
  et libre.
  A. Ainsi la jalousie, selon vous, n'est pas dans la nature
  B. Je ne dis pas cela. Vices et vertus, tout est également dans la nature.
  A. Le jaloux est sombre.
  B.  Comme le tyran, parce qu'il en a la conscience.
  A.  La pudeur?
  B.  Mais vous m'engagez là dans un cours de morale galante. L'homme 
  ne veut être ni troublé ni distrait dans ses jouissance celles 
  de l'amour sont suivies d'une faiblesse qui l'abandonnerait à la merci 
  de son ennemi. Voilà tout ce qu'il pourrait y avoir de naturel dans la 
  pudeur : le reste est d'institution. L'Aumônier remarque, dans un troisième 
  morceau que je ne vous ai point lu, que le Tahitien ne rougit pas des mouvements 
  involontaires qui s'excitent en lui à côté de sa femme, 
  au milieu de ses filles; et que cellesci en sont spectatrices, quelquefois 
  émues, jamais embarrassées. Aussitôt que la femme devint 
  la propriété de l'homme, et que la jouissance furtive fut regardée 
  comme un vol, on vit naître les termes pudeur, retenue, bienséance; 
  des vertus et des vices imaginaire"; en mi mot, entre les deux sexes, des 
  barrières qui empêchassent de s'inviter réciproque ment 
  à la violation des lois qu'on leur avait imposées, et qui produisirent 
  souvent un effet contraire, en échauffant l'imagination et en irritant 
  les désirs. Lorsque je vois des arbres plantés autour de nos palais, 
  et un vêtement de cou qui cache et montre une partie de la gorge d'une 
  femme, il me semble reconnaître un retour secret vers la forêt, 
  et un appel à la liberté première de notre ancienne demeure. 
  Tahitien nous dirait pourquoi te cachestu? De quoi estu honteux? 
  faistu le mal, quand tu cèdes à l'impulsion la plus auguste 
  de la nature? Homme, présentetoi franchement si tu plais. Femme, 
  si cet homme te convient, reçois-le avec la même franchise.
  A.  Ne vous fâchez pas. Si nous débutons comme des hommes 
  civilisés, il est rare que DOOS ne finissions pas comme le Tahitien.
  B.  Oui, mais ces préliminaires de convention consument la moitié 
  de la vie d'un homme de génie.
  A.  J'en conviens; mais qu'importe, si cet élan pernicieux de l'esprit 
  humain, contre lequel vous vous êtes récrié tout à 
  l'heure, en est d'autant ralenti? Un philosophe de nos jours, interrogé 
  pourquoi les hommes faisaient la cour aux femmes, et non les femmes la cour 
  aux hommes, répondit qu'il était naturel de demander à 
  celui qui pouvait toujours accorder.
  B. Cette raison m'a paru de tout temps plus Ingénieuse que solide. 
  La nature, indécente si vous voulez, presse indistinctement un sexe vers 
  l'autre et dans un état de l'homme triste et sauvage qui se conçoit 
  et qui peutêtre n'existe nulle part...
  A. Pas même à Tahiti?
  B Non... l'intervalle qui séparerait un homme d'une femme serait 
  franchi par le plus amoureux. S'ils s'attendent, s'ils se fuient, s'ils se poursuivent, 
  s'ils s'évitent, s'ils s'attaquent, s'ils se défendent, c'est 
  que la passion, inégale dans ses progrès, ne s'applique pas en 
  eux de la même force. D'où il arrive que la volupté se répand, 
  se consomme et s'éteint d'un côté, lorsqu'elle commence 
  à peine à s élever de l'autre, et qu'ils en restent tristes 
  tons deux. Voilà l'image fidèle de ce qui se passerait entre deux 
  êtres libres, jeunes et parfaitement innocents. Mais lorsque la femme 
  a connu, par l'expérience ou l'éducation, les sites plus ou moins 
  cruelles d'un moment doux, son coeur frissonne à l'approche de l'homme. 
  Le coeur de l'homme ne frissonne point; ses sens commandent, et il obéit. 
  Les sens de la femme s'expliquent, et elle crailit de les écouter. C'est 
  l'affaire de l'homme que de la distraire de sa crainte, de l'enivrer et de la 
  séduire. L'homme conserve toute son impulsion naturelle vers la femme; 
  l'impulsion naturelle de la femme vers l'homme, dirait un géomètre, 
  est en raison composée de la directe de la passion et de l'inverse de 
  la crainte; raison qui se complique d'une multitude d'éléments 
  divers dans nos sociétés; éléments quel concourent 
  presque tous à accroître la pusillanimité d'un sexe et la 
  durée de la poursuite de l'autre. C'est une espèce de tactique 
  ou le ressources de la défense et les moyens de l'attaque ont marché 
  sur la même ligue. On a Consacré la résistance de la femme; 
  on a attaché l'ignominie la violence de l'homme; violence qui ne serait 
  qu'une injure légère dans Tahiti, et qui devient un crime dans 
  nos cités.
  A,  Mais Comment estil arrivé qu'un acte dont le but est 
  si solennel, et auquel la nature nous invite par l'attrait le plus puissant; 
  que le plus grand, le plus doux, le plus innocent des plaisirs soit devenu la 
  source la plus féconde de notre dépravation et de nos maux?
  B.  Orou l'a fait entendre dix fois à L'Aumônier écoutez-le 
  donc encore, et tâchez de le retenir. C'est par la tyrannie de l'homme, 
  qui a converti la possession de la femme en une propriété. Par 
  les moeurs et les usages, qui ont surchargé de conditions l'union conjugale. 
  Par les lois civiles, qui ont assujetti le mariage à une infinité 
  de formalités. Par la nature de notre société, où 
  la diversité des fortunes et des rangs a institué des convenances 
  et des disconvenances. Par une contradiction bizarre et commune à toutes 
  les sociétés subsistantes, où la naissance d'un enfant, 
  toujours regardée comme un accroissement de richesse pour la nation, 
  est plus souvent et plus sûrement encore un accroissement d'indigence 
  dans la famille. Par les vues politiques des souverains, qui ont tout rapporté 
  à leur intérêt et à leur sécurité. 
  Par les institutions religieuses, qui ont attaché les noms de vices et 
  de vertus à des actions qui n'étaient susceptibles d'aucune moralité. 
  Combien nous sommes loin de la nature et du bonheur! L'empire de la nature ne 
  peut être détruit on aura beau le contrarier par des obstacles, 
  il durera. Écrivez tant qu'il vous plaira sur des tables d'airain, pour 
  me servir de l'expression du sage MarcAurèle, que le frottement 
  voluptueux de deux intestins est un crime, le coeur de l'homme sera froissé 
  entre la menace de votre inscription et la violence de ses penchant". Mais 
  ce coeur indocile ne cessera de réclamer; et cent fois, dans le cours 
  de la vie, vos caractères effrayants disparaîtront à nos 
  yeux. Gravez sur le marbre : Tu ne mangeras ni de l'ixion, ni du griffon i; 
  tu ne connaîtras que ta femme; tu ne seras point le mari de ta soeur : 
  mais vous n'oublierez pas d'accroître les châtiments à proportion 
  de la bizarrerie de vos défenses; vous deviendrez féroces, et 
  vous ne réussirez point à me dénaturer.
  A.  Que le code des nations serait court, si on le conformait rigoureusement 
  à celui de la nature! Combien de vices et d'erreurs épargnés 
  à l'homme!
  B.  Voulezvous Savoir l'histoire abrégée de presque 
  toute notre misère? La voici Il existait un homme naturel on a introduit 
  audedans de cet homme un homme artificiel et il s'est élevé 
  dans la caverne une guerre continuelle qui dure toute la vie. Tantôt l'homme 
  naturel est le plus fort; tantôt il est terrassé par l'homme moral 
  et artificiel; et, dans l'un et l'autre cas, le triste monstre est tiraillé, 
  tenaillé, tourmenté, étendu sur la roue; sans cesse gémissant, 
  sans cesse malheureux, soit qu'un faux enthousiasme de gloire le transporte 
  et l'enivre, ou qu'une fausse ignomime le courbe et l'abatte. Cependant il est 
  des circonstances extrêmes qui ramènent l'homme à sa première 
  simplicité.
  A.- La misère et la maladie, deux grands exorcistes.
  B. Vous les avez nommés. En effet, que deviennent alors toutes ces vertus 
  conventionnelles? Dans la misère l'homme est sans remords; dans la maladie, 
  la femme est sans pudeur.
  A. Je l'ai remarqué.
  B.  Mais un autre phénomène qui ne vous aura pas échappé 
  davantage, c'est que le retour de l'homme artificiel et moral suit pas à 
  pas les progrès de l'état de maladie à l'état de 
  convalescence et de l'état de convalescence à l'état de 
  santé. Le moment où l'infirmité cesse est celui où 
  la guerre intestine recommence, et presque toujours avec désavantage 
  pour l'intrus.
  A.- Il est vrai. J'ai moi-même éprouvé que l'homme naturel 
  avait dans la convalescence une vigueur funeste pour l'homme artificiel et moral. 
  Mais enfin, ditesmoi, fautil civiliser l'homme, ou l'abandonner 
  à son instinct?
  B.  Fautil vous répondre net?
  A.  Sans doute.
  B.  Si vous vous proposez d'en être le tyran, civilisezle; 
  empoisonnez-le de votre mieux d'une morale contraire à la nature; faiteslui 
  des entraves de toute espèce; embarrassez ses mouvements de mille obstacles; 
  attachezlui des fantômes qui l'effraient; éternisez la guerre 
  dans la caverne, et que l'homme naturel y soit toujours enchaîné 
  sous les pieds de l'homme moral. Le voulezvous heureux et libre? ne vous 
  mêlez pas de ses affaires : assez d'incidents imprévus le conduiront 
  à la lumière et à la dépravation; et demeurez à 
  jamais convaincu que ce n'est pas pour vous, mais pour eux, que ces sages législateurs 
  vous ont pétri et maniéré comme vous l'êtes. J'en 
  appelle à toutes les institutions politiques, civiles et religieuses 
  : examinez-les profondément; et je me trompe fort, ou vous y verrez l'espèce 
  humaine pliée de siècle en siècle au joug qu' une poignée 
  de fripons se promettait de lui imposer. Méfiezvous de celui qui 
  veut mettre de l'ordre. Ordonner, c'est toujours se rendre le maître des 
  autres en les gênant : et les Calabrais sont presque les seuls à 
  qui la flatterie des législateurs n'en ait point encore imposé...
  A.  Et cette anarchie de la Calabre vous plaît?
  B.  J'en appelle à l'expérience; et je gage que leur barbarie 
  est moins vicieuse que notre urbanité. Combien de petites scélératesses 
  compensent ici l'atrocité de quelques grands crimes dont on fait tant 
  de bruit! Je considère les hommes non civilisés comme une multitude 
  de ressorts épars et isolés. Sans doute, s'il arrivait à 
  quelques-uns de ces ressorts de se choquer, l'un ou l'autre, ou tous les deux, 
  se briseraient. Pour obvier à cet inconvénient, un individu d'une 
  sagesse profonde et d'un génie sublime rassembla ces ressorts et en composa 
  une machine, et dans cette machine appelée société, tous 
  les ressorts furent rendus agissants, réagissant les uns contre les autres, 
  sans cesse fatigués; et il s'en rompit plus dans un jour, sous l'état 
  de législation, qu'il ne s'en rompait en un an sous l'anarchie de nature. 
  Mais quel fracas! quel ravage! quelle énorme destruction de petits ressorts, 
  lorsque deux, trois, quatre de ces énormes machines vinrent à 
  se heurter avec violence!
  A. Ainsi vous préféreriez l'état de nature brute et sauvage?
  B. Ma foi, je n'oserais prononcer; mais je sais qu'on a vu plusieurs fois l'homme 
  des villes se dépouiller et rentrer dans la forêt, et qu'on n'a 
  jamais vu l'homme de la forêt se vêtir et s'établir dans 
  la ville.
  A.  Il m'est venu souvent dans la pensée que la somme des biens 
  et des maux était variable pour chaque individu; mais que le bonheur 
  ou le malheur d'une espèce animale quelconque avait sa limite qu'elle 
  ne pouvait franchir, et que peutêtre nos efforts nous rendaient 
  en dernier résultat autant d'inconvénient que d'avantage; en sorte 
  que nous nous étions bien tourmentés pour accroître les 
  deux membres d'une équation, entre lesquels il subsistait une éternelle 
  et nécessaire égalité. Cependant je ne doute pas que la 
  vie moyenne de l'homme civilisé ne soit plus longue que la vie moyenne 
  de l'homme sauvage.
  B.  Et si la durée d'une machine n'est pas une juste mesure de 
  son plus ou moins de fatigue, qu'en concluez vous?
  A.  Je vois qu'à tout prendre, vous inclineriez à croire 
  les hommes d'autant plus méchants et plus malheureux qu'ils sont plus 
  civilisés?
  B.  Je ne parcourrai pas toutes les contrées de l'univers; mais 
  je vous avertis seulement que vous ne trouverez la condition de l'homme heureuse 
  que dans Tahiti, et supportable que dans un recoin de l'Europe. Là, des 
  maîtres ombrageux et jaloux de leur sécurité se sont occupés 
  à le tenir dans ce que vous appelez l'abrutissement.
  A.  A Venise, peutêtre?
  B.  Pourquoi non? Vous ne nierez pas, du moins, qu'il n'y ait nulle part 
  moins de lumières acquises, moins de moralité artificielle, et 
  moins de vices et de vertus chimériques.
  A.  Je ne m'attendais pas à l'éloge de ce gouvernement.
  B.  Aussi ne le faisje pas. Je vous indique une espèce de 
  dédommagement de la servitude, que tous les voyageurs ont senti et préconisé.
  A.  Pauvre dédommagement!
  B.  Peutêtre. Les Grecs proscrivirent celui qui avait ajouté 
  une corde à la lyre de Mercure.
  A.  Et cette défense est une satire sanglante de leurs premiers 
  législateurs. C'est la première corde qu'il fallait couper.
  B.  Vous m'avez compris. Partout où il y a une lyre, il y a des 
  cordes. Tant que les appétits naturels seront sophistiqués, comptez 
  sur des femmes méchantes.
  A.  Comme la Reymer.
  B.  Sur des hommes atroces.
  A.  Comme Gardeil.
  B.  Et sur des infortunés à propos de rien.
  A.  Comme Tanié, mademoiselle de La Chaux, le chevalier Desroches 
  et madame de la Carlière.
  Il est certain qu'on chercherait inutilement dans Tahiti des exemples de la 
  dépravation des deux premiers, et du malheur des trois derniers. Que 
  feronsnous donc? reviendronsnous à la nature? nous soumettronsnous 
  aux lois?
  B.  Nous parlerons contre les lois insensées jusqu'à ce 
  qu'on les réforme; et, en attendant, nous nous y soumettrons. Celui qui, 
  de son autorité privée, enfreint une loi mauvaise, autorise tout 
  autre à enfreindre les bonnes. Il y a moins 'inconvénients à 
  être fou avec des fous, qu'à être sage tout seul. Disonsnous 
  à nousmêmes, crions incessamment qu'on a attaché la 
  honte, le châtiment et l'ignominie à des actions innocentes en 
  ellesmêmes; mais ne les commettons pas, parce que la honte, le châtiment 
  et l'ignominie sont les plus grands de tous les maux. Imitons le bon aumônier, 
  moine en France, sauvage dans Tahiti.
  A.  Prendre le froc du pays où l'on va, et garder celui du pays 
  où l'on est.
  B.  Et surtout être honnête et sincère jusqu'au scrupule 
  avec des êtres fragiles qui ne peuvent faire notre bonheur, sans renoncer 
  aux avantages les plus précieux de nos sociétés. Et ce 
  brouillard épais, qu'estil devenu?
  A.  Il est retombé.
  B.  Et nous serons encore libres, cet après-dîner, de sortir 
  ou de rester?
  A.  Cela dépendra, je crois, un peu plus des femmes que de nous.
  B.  Toujours les femmes! On ne saurait faire un pas sans les rencontrer 
  à travers son chemin.
  A. Si nous leur lisions l'entretien de L'Aumônier et d'Orou?
  B.  A votre avis qu'en diraientelles?
  A.  Je n'en sais rien.
  B. Et qu'en penseraientelles?
  A. Peutêtre le contraire de ce qu'elles en diraient.