Diderot

Lettre apologétique de l´abbé Raynal à Monsieur Grimm





Réponse au dilemme que M. Grimm a fait à l´abbé Raynal, chez Mme de Vermenoux et qu´il m´a répété chez Mme de Vandeul, ma fille.







" Ou vous croyez, lui disait-il, que ceux que vous attaquez ne pourront se venger de vous, et c´est une lâcheté de les attaquer ; ou vous croyez qu´ils pourront et voudront se venger ; et c´est une folie que de s´exposer à leur ressentiment. " Et que répondait à cela l´abbé Raynal ? Rien. Il fallait donc que ce jour-là le pauvre abbé fût un imbécile.

Premièrement il n´est pas vrai que ce soit une lâcheté que d´attaquer celui qui ne peut se venger. Il suffit qu´il mérite d´être attaqué.

Ce n´est point une folie que d´attaquer celui qui se vengera. Dans la cause de la vertu, de l´innocence, de la vérité, le mépris de la vengeance est un acte de générosité. Tous ceux qui s´exposent à la colère du méchant ne sont pas des fous.

Le dilemme de M. Grimm ferme la bouche à l´homme éclairé, à l´homme de bien, au philosophe, sur les lois, les mœurs, les abus de l´autorité, la religion, le gouvernement, les vices, les erreurs, les préjugés, seuls objets dignes d´occuper un bon esprit.

Celui qui se nomme au frontispice de son ouvrage est un imprudent, mais n´est pas un fou ; et l´auteur anonyme n´est pas un lâche.

Comment sommes-nous sortis de la barbarie ? C´est qu´heureusement il s´est trouvé des hommes qui ont plus aimé la vérité qu´ils n´ont redouté la persécution. Certes ces hommes-là n´étaient pas des lâches. Les appellerons-nous des fous ?

Il est impossible qu´une page hardie ne blesse et n´irrite quelque particulier ou quelque corps puissant et vindicatif. Où est la folie, où est la lâcheté à négliger également et leur pouvoir et leur impuissance ?

Que l´ennemi de la philosophie soit un dangereux ou un insignifiant personnage, elle ne cessera de le poursuivre que quand il aura cessé d´être vicieux ou méchant. C´est ainsi qu´ont pensé les philosophes des écoles les plus opposées sous Tibère, sous Caligula, sous Néron ; et ces philosophes-là n´étaient pas des fous.

Vous ne savez plus, mon ami, comment les hommes de génie, les hommes courageux, les hommes vertueux, les contempteurs de ces grandes idoles devant lesquelles tant de lâches se font honneur de se prostemer, vous avez oublié comment ils écrivaient leurs ouvrages.

Sans être de la classe, je le sais, moi, et je vais vous le dire. Le projet d´offenser ou de plaire fut loin de leur pensée. Ils ne coururent point après la louange ; ils ne redoutèrent point la persécution ; ils voulaient être utiles ; ils voulaient dire la vérité ; ils voulaient la dire fortement.

Ils s´adressaient aux scélérats couronnés qui faisaient gémir tant d´innocents, aux imposteurs sacrés qui faisaient éclore tant d´imbéciles ou de furieux ; et le bonheur ou le malheur qu´ils pouvaient attirer sur eux, la gloire ou le blâme qui pouvaient leur en revenir, étaient des choses qui, dans le moment du moins, ne les touchaient nullement et qui ne les auraient pas touchés davantage dans le moment de l´orage, s´ils avaient réuni le courage de l´âme à la force de l´esprit.

Si quelqu´un d´entre ces hommes rares sut perdre la fortune, la liberté, l´honneur, la vie, sans murmurer, l´appellerai-je fou ? S´il regretta sa patrie, ses amis, ses concitoyens, l´appellerai-je lâche ?

Lorsque l´indignation d´un honnête et brave antagoniste du mensonge et de la tyrannie s´est soulagée, si cet homme pressent que la hardiesse de son discours pourrait ajouter une victime à la multitude de celles que l´intolérance et le fanatisme se sont immolées, cette terreur l´arrêtera-t-elle, doit-elle l´arrêter ? Non, mon ami, non. Le peuple dit : " Vivre d´abord, ensuite philosopher. " Mais celui qui a pris le manteau de Socrate, et qui aime la vérité et la vertu plus que la vie, dira, lui : " Philosopher d´abord, et vivre ensuite. " Si l´on peut...

Vous riez, je crois ?... Ah 1 mon ami, je vois bien, votre âme s´est amenuisée à Pétersbourg, à Potsdam, à l´Oeil-de-bœuf et dans les antichambres des grands.

Vous me dites que vous avez obtenu la confiance de l´impératrice de Russie ; que le roi de Prusse a daigné de vous adresser la parole, et que vous approchez de Vergennes, si vous voulez quelque chose. Si vous aviez la puérile vanité de prendre pour vous et de vous offenser de la page qui s´adresse aux rois, aux ministres, aux courtisans au nombre desquels vous vous compteriez, vous ne seriez guère moins ridicule que si je m´avisais de me placer au rang des sages. Vous me fîtes grande pitié lorsque vous me dîtes à Pétersbourg : " Savez-vous bien que si vous voyez l´impératrice tous les après-dîners, moi, je la vois tous les soirs ? " Mon ami, je ne vous reconnais plus ; vous êtes devenu, sans vous en douter peut-être, un des plus cachés, mais un des plus dangereux antiphilosophes. Vous vivez avec nous, mais vous nous haïssez.

Depuis que l´homme que la nature avait destiné à se distinguer dans la carrière des lettres, s´est réduit à la triste condition de serviteur des grands, son goût s´est perdu ; il n´a plus que le petit esprit, que l´âme étroite et rampante de son nouvel état, et il donne le nom de déclamateur aux hommes éloquents et hardis qui parlent avec quelque fierté à ses protecteurs. Il déprimera ce qu´autrefois il eût admiré. Il préconisera ce qu´il eût autrefois méprisé. Il n´est rien, et il ne pense pas que demain peut-être il sera moins que rien. Quel est celui qui disait : " Principibus placuisse viris, non ultima tous est  " ? Un poète assez vil pour placer Auguste au-dessus de Scipion. .

J´en conviens : l´homme qui parle ou qui écrit selon son cœur, qui est enflammé d´un véritable enthousiasme, en qui la vertu, la vérité, l´innocence, la liberté ont trouvé un défenseur ardent, peut facilement se laisser emporter au-delà des limites de la circonspection, il sera loué des âmes fortes ; il sera blâmé des âmes pusillanimes ; mais on reconnaîtra généralement qu´il s´est peint lui-même, et qu´il ne se battait pas les flancs pour avoir de la véhémence ; mais ni ses contemporains qui auront quelque goût, ni la postérité qui ne réglera pas son jugement d´après nos petits intérêts, ne l´appelleront déclamateur.
Démosthène fut-il un déclamateur dans ses Philippiques? Cicéron fut-il un déclamateur dans ses Catilinaires ou ses Verrines ? Juvénal déclame-t-il dans ses Satires ? Cependant s´ils existaient aujourd´hui, qu´en dirions-nous ? Et de leur temps, doutez-vous qu´il n´y eût.dans Rome quelques exécrables complices de Catilina, quelques misérables clients ou parasités de Verrés, dans Athènes quelques citoyens corrompus, quelques vils partisans de Philippe qui balançassent à leur prodiguer les noms odieux que nos prêtres, nos gens de cour, nos magistrats, nos critiques n´épargnent pas à nos meilleurs écrivains ?

Les Démosthénes, les Cicérons passent, mais en tout temps il y a des Zoïles, des Sabatiers, des Palissots, des Linguets et des Frérons.

Pourquoi Jean-Jacques est-il éloquent et Linguet n´est-il qu´un déclamateur ? C´est que, conséquent à des principes, je sens que le premier est vrai, même quand il dit faux, et que l´autre, sans principes, est faux, même quand il dit vrai. Rousseau ne ment qu´à la première ligne ; depuis la première ligne jusqu´à la dernière, Linguet est un menteur.

Lorsque Montesquieu écrivit ses licencieuses Lettres persanes, lorsqu´il expia cette erreur de jeunesse par son inimitable ouvrage De l´esprit des lois, ignorait-il qu´il soulèverait les tyrans, les prêtres, les ministres et les publicains ? S´il l´ignorait, ce fut un idiot. S´était-il flatté que sa naissance, son rang, ses amis, la faveur publique rendraient impuissantes les fureurs de ses ennemis ? S´il s´en était flatté, ce fut un lâche. S´il se méfiait de la faiblesse de ses appuis, ce fut un fou, et Montesquieu fut ou un idiot, ou un lâche, ou un fou !

Et de Voltaire, dans un asile d´où il pouvait narguer tous les persécuteurs des grands hommes, en fut d´autant plus lâche qu´il était plus en sûreté.

Et Socrate, lorsqu´il bravait la tyrannie des Trente, et que par la hardiesse des leçons qu´il donnait à la jeunesse athénienne, il s´avouait à lui-même que sa vie était employée tout entière à accélérer l´heure de sa mort, et Socrate était un fou !

Et lorsqu´Aristote s´expatriait pour dérober à ses concitoyens l´occasion de faire une nouvelle injure à la philosophie, il fut un lâche après avoir été un fou !

Et tant d´autres, parmi les anciens et les modernes, qui, plus jaloux de servir le monde, ou leur patrie, que de passer des jours tranquilles et obscurs dans leurs foyers, négligèrent leur fortune, leur vie, leur liberté, et même leur honneur, à votre avis ont été des sots, s´ils ont méconnu le péril auquel ils s´exposaient, des lâches, s´ils ont cru n´en courir aucun, ou des fous lorsqu´ils ont intrépidement attendu leur glorieuse et fatale destinée !

Notre amie Mme de Maux m´écrit, dans ce moment, à propos de l´abbé, qu´" un moment de tranquillité vaut mieux qu´une éternité de gloire, et que, si ses petits-enfants étaient menacés d´être de grands hommes, elle les fouetterait tous les matins au pied des autels de la renommée ". Loin de les dégoûter de la célébrité, peut-être ne leur apprendrait-elle qu´on ne l´obtient point sans péril et sans peine ; peut-être aussi sa douloureuse leçon aurait-elle l´effet heureux qu´elle s´en promet. La conséquence de votre misérable et plat dilemme et de sa merveilleuse éducation, c´est d´éteindre la race des hommes célèbres ; c´est d´inspirer le mépris pour ceux de nos concitoyens dont les ennemis habitèrent de tout temps les temples, les palais, les tribunaux, trois repaires d´où sont sorties les misères des sociétés. Oh ! l´utile et commode doctrine pour les oppresseurs1 Au premier moment de gaieté j´adresserai à notre ami un beau remerciement au nom de toute la canaille du monde.

Si vous êtes vrai, que je vous plains ! Je vous plaindrais bien davantage, si vous ne l´étiez pas. Je vous aime mieux mauvais logicien qu´hypocrite. Hypocrite ou mauvais logicien, je vous défie de publier ce dilemme dont vous me parûtes si fier.

Mais s´il faut consulter la patience, ou le ressentiment de son antagoniste, quel sera le sujet assez frivole pour qu´on puisse s´en expliquer sans lâcheté ou sans folie ?

Petit prophète de Bœhmischbroda, lorsque vous disiez de Chassé qu´" il faisait des bras et qu´il se gargarisait indécemment en public " ~, ou vous n´aviez rien à redouter de lui, et vous fûtes bien ingrat, bien cruel, bien lâche d´attaquer dans son état, de couvrir de ridicule et de ,bannir de la scène un homme qui avait fait nos plaisirs et obtenu nos applaudissements pendant de longues années, et à qui la vieillesse, en lui ôtant la voix, avait laissé le rare talent de grand acteur ; ou il pouvait arriver que cet homme, qui avait conservé sur les planches quelque dignité, vînt un matin, comme je sais de lui-même et comme .vous n´ignorez pas qu´il en eut le projet, vous prier de lui donner de votre main, ou d´agréer de la sienne un bon coup d´épée à travers la poitrine ; et vous fûtes bien fou de provoquer un assassinat pour une plaisanterie.

Et les Épîtres dédicatoires à Mme de La Marck et à Mme de Robecq, est-ce de lâcheté ou de folie qu´elles vous accusent ? Et remarquez qu´il n´en est pas du plaisant comme du moraliste : le projet de l´un est d´offenser et de nuire ; l´autre se propose d´être utile et de corriger. Le premier doit compter sur un ennemi ; le second doit y compter aussi sûrement peut-être, mais il écrit sans y penser.

Mon ami, soyez le favori des grands ; servez-les, j´y consens, quoique votre talent et vos années pussent être plus dignement employés ; mais ne soyez leur apologiste ni de bouche, ni d´esprit, ni de cœur. Ou, jugé au tribunal du Dieu devant lequel vous avez cité ceux qui ont disposé de mon temps, tombez dans la chaudière où grilleront à toute éternité et les protecteurs et toute la race maudite des protégés. Vous me répondrez qu´il vaut mieux être grillé dans l´autre monde que dans celui-ci : à la bonne heure !

J´ai lu l´apostrophe à Louis XVI ; elle est simple, pathétique respectueuse et noble. Tout ce qu´il importait d´apprendre à un jeune souverain s´y trouve ; il n´y a rien de trop ni de trop peu. Celui qui en parlera autrement, s´en appliquera à lui-même les dernières lignes. Mon jugement est celui de deux littérateurs qui se connaissent en éloquence, et qui jugeaient l´abbé sine ira, sine studio.

Mais, dites-vous, la plupart des idées en sont communes. Cela se peut, mais elles n´en sont pas moins vraies, et l´on ne saurait trop les répéter aux souverains, si ce sont précisément celles qu´on leur cache et que, pour leur gloire et le bonheur de leurs sujets, il leur importerait le plus de savoir. Mais l´homme utile n´est pas toujours celui qui dit une chose nouvelle, et l´homme éloquent est presque toujours celui qui a le talent d´entraîner par la force de son discours à la pratique des vertus et à l´amour de la vérité qui sont aussi vieilles que ce monde. Et qu´est-ce qu´on peut imaginer de neuf sur les devoirs des rois ? En tout nous en sommes réduits, et il y a longtemps, au talent de bien dire, et ce talent n´est pas trop commun, S´il a écrit de celui d´entre les souverains devant lequel vous fléchissez principalement les genoux, que c´est un grand homme, mais un méchant homme, mais un tyran, mais un dangereux voisin, mais un monarque détestable, qu´a-t-il avancé que toute l´Europe ne sût ?

Mais dans quelque auteur que ce soit, trouvez-moi une page plus belle que la sienne. Si j´avais quelque reproche à lui faire, c´est d´avoir un peu surfait le mérite d´une action dont l´éclat était obscurci par l´intérêt personnel .

En parcourant son ouvrage, l´avenir ne dira pas : " Dans ce temps là, il y avait des fous ou des lâches ", mais : " Il y avait des hommes fiers, éloquents et grands penseurs. " Quelle autre nation a son Raynal ? Aucune, pas même l´Angleterre; mon ami, il faut se taire ou savoir juger comme la postérité. .

Et lorsqu´on coupa la tête à Cicéron et que sa langue était piquée par la femme d´Antoine, sa tête et ses mains exposées sur la tribune aux harangues, il était bien incertain si on ne l´accusait pas de lâcheté ou de folie : de folie, s´il prévoyait le sort qui l´attendait ; de sottise ou de lâcheté, s´il ne le prévoyait pas. Qu´en pensons-nous aujourd´hui ? Ce qu´on pensera de Raynal dans deux cents ans d´ici. Si nos magistrats, fauteurs de la haine d´un vieux courtisan imbécile ~, versent sur lui l´ignominie, les siècles la reverseront sur eux.

S´il y a dans les paragraphes de l´abbé des vérités communes, n´y en a-t-il pas de grandes, de nouvelles, de hardies et rendues d´une manière frappante et nerveuse ? Une vérité surannée prend dans la tête d´un homme de génie, sous la plume d´un grand écrivain, une force nouvelle, un charme inexprimable. Si vous y réfléchissez, le beau n´est jamais que le sens commun bien habillé. Mais quelque élégant, quelque riche que soit le vêtement, si le sens commun n´est pas dessous, je n´entends plus qu´un sophiste ou qu´un faux bel esprit.

Dans votre dilemme par exemple, il y a de l´esprit ; mais il n´y a pas le sens commun ; c´est que le sens commun n´est pas trop commun.

Le grand mal de la persécution, c´est de rendre pour quelque temps une nation injuste et pusillanime ; et ce n´est pas d´un jour à l´autre que l´homme reprend sa fierté naturelle, ce caractère divin que les tyrans et les bourreaux n´effaceront jamais, et qui l´a porté et le portera à jamais aux actions honnêtes et périlleuses, au milieu des infâmes dont il est entouré et qui l´accuseront de lâcheté et de folie.

Il faut plus que le talent de Thomas, plus que l´impudence de Séguier pour dédaigner un ouvrage où je vois percer à chaque mot, à chaque ligne,. à chaque page, la raison, les lumières, la force, la délicatesse, l´amour illimité des hommes ; un ouvrage dont ni .vous ni moi, ni d´autres qui s´estiment et qui valent mieux que nous, ne feraient pas un paragraphe.

Si l´on m´assurait que dix hommes ont passé cinquante ans de leur vie à recueillir les détails immenses qui remplissent ces volumes effrayants, j´en serais encore étonné.

Lisez la page des monuments que les nations aussi lâches qu´insensées élèvent à leurs oppresseurs, et dites-moi si, sur un sujet aussi rebattu, il n´y a point d´idées nouvelles. Lisez la page des asiles, et trouvez-la commune, si vous l´osez.

Lisez l´oraison funèbre d´Eliza Draper, et tâchez de faire mieux.

Pour moi, j´y reconnais la simplicité des anciens et la délicatesse des modernes. Il y a cinquante morceaux comme ceux-là.

" Mais, ajoutez-vous, il n´a pas le ton modéré de l´histoire. " Et que m´importe le ton sur lequel il s´est monté; pourvu que ce soit celui de son siècle qui en vaut bien un autre, qu´il m´instruise, qu´il m´émeuve, qu´il m´étonne ? Thucydide n´a pas écrit l´histoire comme Xénophon, ni Xénophon comme Tite-Live, ni Tite-Live comme Salluste, ni Salluste comme Tacite, ni Tacite comme Suétone, De Voltaire n´a point écrit l´histoire comme l´abbé de Vertot, ni l´abbé de Vertot comme Rollin, ni Rollin comme Hume, ni Hume comme Robertson. Est-ce que le philosophe traite l´histoire comme l´érudit, l´érudit comme le moraliste, le froid moraliste comme l´homme éloquent ? Eh bien ! Raynal est un historien comme il n´y en a point encore eu, et tant mieux pour lui, et tant pis pour l´histoire, Si l´histoire avait, dès les premiers temps, saisi et traîné par les cheveux les tyrans civils et les tyrans religieux, je ne crois pas qu´ils en fussent devenus meilleurs, mais ils en auraient été plus détestés, et leurs malheureux sujets en seraient peut-être devenus moins patients. Eh bien1 effacez du frontispice de son livre le mot d´" histoire ", et taisez-vous. Le livre que j´aime et que les rois et leurs courtisans détestent, c´est le livre qui fait naître des Brutus. Qu´on lui donne le nom qu´on voudra.

Et pourquoi donc l´abbé n´a-t-il pas le ton moderne de l´historien ? Parce que, entre trois à quatre mille pages, il s´en recontre peut-être une cinquantaine que l´enthousiasme de la vertu, ou l´horreur du vice aura dictées. Pour moi, je n´en estimerai que davantage l´auteur qui se sera abandonné sans réserve aux mouvements violents de son cœur, et je détesterai les indignes satrapes qui cacheront sous le voile d´un goût sévère le motif honteux de leur critique. Il ne me déplaît nullement que l´historien de la découverte d´un monde nouveau, ayant à parler d´un phénomène inouï, ait un ton qui ne soit qu´à lui. Du moins il ne sera pas compté dans le troupeau servile des imitateurs.

Vous croyez que, quand on apostrophe les rois, c´est par audace ou par vanité qu´on les tutoie ? Quelle vision ! C´est que cette forme de discours empruntée de la langue des Grecs et des Romains, montre plus de goût, plus de noblesse, plus de fermeté, plus de véracité, peut-être même plus de respect. C´est qu´alors ce n´est pas un sujet, c´est un député de la nation qui parle ; c´est qu´il est l´organe de la vertu, de la raison, de l´équité, de l´humanité, de la justice, de la clémence, de la loi, ou de quelque autre de ces sublimes quakeresses devant lesquelles les mortels sont tous égaux.

Établir entre les rois et soi une si prodigieuse distance, c´est penser trop grandement d´un homme et trop petitement de l´homme. C´est par notre choix qu´il est le premier d´entre nous. Voilà ce qu´on apprenait dans l´école de Démétrius ou d´Attale, qui n´étaient ni des sots, ni des lâches, ni des insolents, ni des fous.

J´ai fini la lecture du premier volume de l´abbé, et, dans plus de sept cents pages, je ne lui ai pas vu une seule fois, pour me servir de votre expression, " l´image de la postérité collée sur le nez ", image imposante qu´à vous parler vrai, j´aimerais mieux trop fréquente dans les écrits d´un auteur qu´entièrement absente de sa pensée.

Vous m´avez recommandé de me taire sur l´abbé Raynal. Mais votre dessein est-il que je suive votre conseil ? En ce cas, ayez l´attention d´en parler plus décemment que vous n´avez fait chez ma fille. N´est-ce donc pas assez que des Visigoths le proscrivent, faut-il encore qu´il soit attaqué par ses amis ? Il y a dans la société tant d´impertinents perroquets qui parlent, qui parlent et qui parlent sans savoir ce qu´ils disent ; on a tant de plaisir à répandre le mal, que le médisant ou le calomniateur se fait en un jour mille complices.

Je vous ai parfaitement compris ; et vous m´avez fait très injustement et très inutilement beaucoup de mal. Voici mon apologie que je vous permets de montrer à l´abbé, si vous le revoyez jamais. J´ai dit à l´abbé Raynal : " Mais, mon ami, qui est-ce qui sera assez osé pour publier et pour avouer cela ? " Il m´a répondu avec fierté : " Moi, moi. - Vous vous perdrez. - Je me perdrai. Ah! je vois que vous me croyez bien moins de courage que je n´en ai. " Las de travailler, et cherchant un prétexte qui abrégeât la longueur et la fatigue de ma tâche, j´ai écrit à l´abbé : " Mais, cher abbé, ne craignez-vous pas que tous ces écarts, quelque éloquents que vous les supposiez, ne gâtent un peu votre ouvrage ? - Non, non, me réponditil ; faites toujours ce que je vous demande. - Ils diront que c´est de la rhétorique. - Ils diront ? qui ? - Les valets des grands. - Je m´y attends. Tenez, mon philosophe, je connais un peu mieux que vous le goût du public ; ce sont vos lignes qui sauveront l´ennui de mes calculs éternels. Savez-vous par qui l´on est lu ? Par la canaille qui nous déchire. Malheur à l´auteur dont on ne dit point du mal ; on n´en dira pas longtemps du bien . " Mon ami, vous avez la gangrène ; peut-être n´a-t-elle pas fait assez de progrès pour être incurable. Vous auriez besoin, je crois, d´un peu de soliloque. Ce n´est pas ce que j´ai le courage de vous dire, c´est ce que vous vous direz à vous-même qui vous guérira.

Je cesserai plutôt de vivre que de vous aimer, mais je ne serais jamais devenu votre ami, si vous eussiez parlé chez Jean-Jacques, où je vous rencontrai pour la première fois, comme vous parlâtes hier chez l´inoculateur Brador. Quoi donc ? Serait-ce une façon de renier l´abbé, inspirée par la crainte que votre intimité connue avec ce proscrit ne vous desservît auprès des grands ? Votre tendresse persévérante pour moi me rassure.

Ma fille est tout à fait reconnaissante de la soirée que vous lui avez sacrifiée. Votre sophisme m´a paru lui en imposer ; je lui croyais plus de courage et de logique. Quant à son père, lorsque vous lui direz la vérité, j´ai quelque soupçon que vous ne feriez pas mal d´y mettre un peu de ménagement. Il est douillet à sa manière : un coup de poignard ne le ferait pas crier, mais la piqûre d´une épingle, reçue de la main d´un ami, suffirait pour lui causer une longue douleur. Quel avantage trouvez-vous à rendre la vérité cruelle ? Avec une dose un peu plus forte de vanité ou de prétention, ses amis auraient depuis quelque temps réussi à faire du meilleur homme du monde une créature assez malheureuse ; il semble qu´ils aient conçu le projet de l´abrutir.

Cette lettre que je viens de vous écrire à la hâte, vous l´enverrai-je ? Oui. Mais quand ? Quand je vous estimerai assez pour croire que vous la lirez sans humeur. Adieu.
Ce 25 mars 1781.




J´entends crier sous ma fenêtre la condamnation de l´abbé. Je la lis. Je l´ai lue. Tombent sur la tête de ces infâmes et du vieil imbécile qu´ils ont servi l´ignominie et les exécrations qui tombèrent autrefois sur la tête des Athéniens qui firent boire la ciguë à Socrate. Mon ami, on est incapable des actions héroïques, quand on les blâme ; et on ne les blâme que parce qu´on en est incapable. [Post-criptum du 25 mai 1781.]