Reproduction de l´édition de Paris: Chez les frères de Bure, 1779
 
 
DIDEROT
 
ESSAI SUR LES RÈGNES DE CLAUDE ET DE NÉRON
 
 
                                                               p1
 
 
 
I Lucius Annaeus Séneque
 
naquit à Cordoue, ville célebre de
 
l´ Espagne ultérieure, aggrandie, sinon
 
fondée, par le préteur Marcellus, l´ an de
 
Rome 585, colonie patricienne qui
 
donna des citoyens, des sénateurs, des
 
magistrats à la république, privilége accordé
 
aux provinces de l´ empire qui en
 
jouissoient encore sous le regne d´ Auguste.
 
 
                                                               p2
 
 
 
Le surnom d´ Annaea, que portoit la
 
famille, signifie ou la vieille famille ou
 
la famille des vieillards, des bonnes gens,
 
dont la rencontre étoit d´ un heureux
 
augure.
 
On appelloit ibrides les enfans d´ un
 
pere étranger ou d´ une mere étrangere :
 
c´ étoient des especes de citoyens bâtards,
 
dont le vice de la naissance se réparoit par le
 
mérite, les services, les alliances, la faveur
 
ou la loi. La famille Annaea fut-elle
 
espagnole ou ibride ? On l´ ignore.
 
 
                                                               p3
 
 
 
Le pere, ou même l´ aïeul de Séneque,
 
fut de l´ ordre des chevaliers. La premiere
 
illustration de ce nom ne remonte pas
 
au-delà, et les séneques étoient du
 
nombre de ceux qu´ on appelloit hommes
 
nouveaux .
 
Le pere se distingua par ses qualités
 
personnelles et par ses ouvrages. Il avoit
 
recueilli les harangues grecques et latines
 
de plus de cent orateurs fameux sous le
 
regne d´ Auguste, et ajouté à la fin de
 
chacune un jugement sévere. Des dix livres
 
de controverses qu´ il écrivit, il nous en
 
est parvenu environ la moitié, avec quelques
 
 
                                                               p4
 
 
 
fragmens des cinq derniers. Sa mémoire
 
étoit prodigieuse : il pouvoit répéter
 
jusqu´ à deux mille mots, dans le même
 
ordre qu´ il les avoit entendus.
 
Sa réflexion sur la dignité de l´ art
 
oratoire, dont le chevalier romain Blandus
 
donna le premier des leçons, fonction qui
 
jusqu´ alors n´ avoit été exercée que par des
 
affranchis, est très sensée : " je ne conçois
 
pas, dit-il, comment il est honteux d´ enseigner
 
ce qu´ il est honnête d´ apprendre. "
 
soit que la plaisanterie des républicains
 
en général ait quelque chose de dur, soit
 
que Séneque le pere fût d´ une humeur
 
caustique, un jour il entre dans l´ école du
 
professeur en éloquence Cestius, au moment
 
où il se disposoit à réfuter la miloniene.
 
 
                                                               p5
 
 
 
Cestius, après avoir jetté sur lui-même un
 
regard de complaisance selon son usage,
 
dit : " si j´ étois gladiateur, je serois Fuscius ;
 
pantomime, Batyle ; cheval, Mélission.
 
Et comme tu es un fat, ajouta
 
Séneque, tu es un grand fat " . On éclate
 
de rire. On cherche des yeux l´ écervelé
 
qui a tenu ce propos. Les éleves s´ assemblent
 
autour de Séneque et le supplient de ne pas
 
tourmenter leur maître. Séneque y consent,
 
à la condition que Cestius déclarera
 
juridiquement que Ciceron étoit plus éloquent
 
que lui, aveu qu´ on n´ en put obtenir.
 
On citoit Séneque le pere parmi les
 
bons déclamateurs de son temps. Les noms
 
de déclamateurs et de sophistes n´ avoient
 
point alors l´ acception défavorable qu´ on
 
y attacha depuis, et que nous y attachons.
 
La déclamation étoit une espece
 
d´ apprentissage de l´ éloquence appliquée à des
 
sujets anciens ou fictifs ; une gymnastique,
 
où l´ athlete essayoit des forces qu´ il devoit
 
employer dans la suite aux choses publiques ;
 
une introduction à l´ art oratoire,
 
 
                                                               p6
 
 
 
comme les héroïdes en étoient une à l´ art
 
dramatique.
 
Peu de temps après, ce fut la ressource
 
d´ un goût national qui, au défaut d´ objets
 
importants, s´ exerçoit sur des frivolités ;
 
un besoin de pérorer qu´ on satisfaisoit,
 
sans se compromettre ; le premier pas vers
 
la corruption de l´ éloquence, qui
 
commençoit à perdre de sa simplicité, de sa
 
grandeur, et à prendre le ton emphatique
 
de l´ école et du théatre.
 
Nous entendons aujourd´ hui par déclamateurs
 
la même sorte d´ energumenes,
 
contre laquelle Pétrone se déchaîne avec
 
tant de véhémence à l´ entrée de son
 
roman satyrique : " ces gens, dit-il, qui crient
 
sur la place : citoyens, c´ est à votre
 
service que j´ ai perdu cet oeil, donnez-moi
 
un conducteur qui me ramene dans ma
 
maison ; car ces jarrets, dont les
 
muscles ont été coupés, refusent le soutien
 
au reste de mon corps " .
 
 
                                                               p7
 
 
 
Ii Helvia ou Helbia, mere de
 
Séneque, étoit espagnole d´ origine.
 
Le grandpere de Séneque avoit été
 
marié deux fois. Helvia étoit du premier
 
lit, sa soeur du second ; leur pere étoit
 
vivant, et résidoit en Espagne : elles avoient
 
été élevées dans une maison austere, où
 
l´ on se conformoit aux moeurs anciennes.
 
Helvia étoit instruite ; son pere lui
 
avoit donné une bonne teinture des beaux
 
arts. La mere de Cicéron étoit de la
 
même famille, et portoit le même nom, deux
 
fois illustrée, l´ une par la naissance du
 
premier des orateurs ; l´ autre par la
 
naissance du premier des philosophes
 
romains.
 
La soeur d´ Helvia jouit de la réputation
 
la plus intacte, et obtint le plus grand
 
 
                                                               p8
 
 
 
respect pendant un séjour de seize ans
 
en Egypte, chez un peuple médisant et
 
frivole. Elle perdit en mer son époux,
 
oncle de Séneque : au milieu de la
 
tempête, dans l´ horreur d´ un naufrage
 
prochain, sur un vaisseau sans agrèts, la crainte
 
de la mort ne la sépara point du cadavre
 
de son époux, qu´ elle porta à travers les
 
flots, moins occupée de son salut que de
 
ce précieux dépÔt. Séneque parle de ce fait
 
comme témoin oculaire.
 
Iii Marcus Annaeus, époux d´ Helvia,
 
vint à Rome sous le regne
 
d´ Auguste, quinze ou seize ans avant la mort
 
de ce prince. Peu de temps après, Helvia
 
s´ y rendit avec sa soeur et ses trois
 
enfants, Marcus Novatus l´ aîné, qui prit
 
dans la suite le nom de Junius Gallion
 
qui l´ adopta ; Lucius Annaeus, le cadet,
 
dont nous écrivons la vie ; et Lucius
 
Annaeus Méla, le plus jeune. Ils furent
 
mariés tous les trois : Junius Gallion eut une
 
 
                                                               p9
 
 
 
fille appellée Novatilla ; Séneque en parle,
 
dans sa consolation à Helvia, comme
 
d´ un enfant charmant.
 
Gallion fut proconsul en Achaïe, et
 
c´ est à son tribunal que des juifs
 
fanatiques traînerent S Paul. " si cet
 
homme, leur dit-il, etc. "
 
ce discours est un modele à proposer
 
aux magistrats en pareille circonstance.
 
 
                                                              p10
 
 
 
Jusques-là Gallion a parlé et s´ est conduit
 
en homme sage : mais lorsqu´ il souffre
 
tranquillement que les grecs gentils, qui
 
haïssoient les juifs, se jettent sur
 
Sosthenes, grand-prêtre de la synagogue, et le
 
maltraitent en sa présence, il oublie sa
 
fonction ; il devoit ajouter, ce me semble :
 
" disputez tant qu´ il vous plaira ; mais
 
point de coups : le premier qui frappera,
 
je le fais saisir et mettre au cachot " .
 
Iv Lucius Annaeus Séneque étoit
 
d´ un tempérament délicat, et sa mere ne
 
le conserva que par des soins assidus : il
 
fut toute sa vie incommodé de fluxions,
 
et tourmenté, dans sa vieillesse, d´ asthme,
 
d´ étouffements ou de palpitations ; car
 
l´ expression suspirium , dont il se sert
 
 
                                                              p11
 
 
 
au défaut d´ un mot grec, convient également
 
à ces trois maladies. " le suspirium ,
 
dit-il, est court, l´ accès n´ en dure guere
 
plus d´ une heure, mais il ressemble à
 
l´ ouragan : des maladies que j´ ai toutes
 
éprouvées, c´ est la plus fâcheuse " .
 
Il étoit maigre et décharné : cette
 
légere disgrace de la nature lui sauva la vie
 
dans un âge plus avancé ; et je ne doute
 
point qu´ il n´ ait fait allusion à cette
 
circonstance dans une de ses lettres,
 
où il dit que " la maladie a quelquefois
 
prolongé la vie à des hommes qui ont
 
été redevables de leur salut aux signes
 
de mort qui paroissoient en eux " .
 
V Caligula, ennemi de la vertu et
 
jaloux des talents, avoit sur-tout de la
 
prétention à l´ éloquence : il fut tenté de faire
 
mourir Séneque au sortir d´ une
 
plaidoirie où celui-ci avoit été fort applaudi.
 
 
                                                              p12
 
 
 
Caligula eût épargné un crime à Néron,
 
sans une courtisane, à laquelle il confia
 
son atroce projet : " ne voyez-vous pas,
 
lui dit cette femme, que cet
 
avocat tombe de consomption ? Et
 
pourquoi Ôter la vie à un moribond ? "
 
dans le nombre de ces femmes qui
 
naissent pour le malheur des peuples, la honte
 
des regnes, et qui ont conseillé le
 
forfait tant de fois, en voilà donc une qui
 
le prévient.
 
Monstre aussi inconséquent qu´ insensé,
 
tu affectes le mépris pour les ouvrages
 
de Séneque, tu les appelles des amas de
 
gravier sans ciment, (...) ; et tu veux
 
le faire mourir !
 
Peu s´ en fallut que ce critique sublime,
 
condamnant à l´ oubli les noms d´ Homere,
 
 
                                                              p13
 
 
 
de Virgile et de Tite-Live, ne
 
fît enlever des bibliotheques les ouvrages
 
et les statues des deux derniers.
 
Vi une excessive frugalité et des
 
études continues acheverent de détruire
 
la santé de Séneque.
 
Annaeus Méla fut pere du poète Lucain,
 
de cet enfant, neveu du philosophe
 
Séneque, qui devoit un jour, dit Tacite,
 
soutenir si dignement la splendeur du
 
nom. Ô Tacite ! Ô censeur si rigoureux des
 
talents et des actions, est-ce ainsi que
 
vous avez dû parler de la Pharsale, après
 
avoir lu l´ Enéide ? Vous traitez avec
 
 
                                                              p14
 
 
 
le dernier mépris les conspirateurs de
 
Pison, et vous faites grace à un délateur de
 
sa mere. Si vous donnez le nom de monstre
 
 
                                                              p15
 
 
 
à Néron devenu parricide par la crainte
 
de perdre l´ empire, quel nom
 
donnerez-vous à Lucain, qui devient également
 
parricide par l´ espoir de sauver sa vie.
 
Je ne méprise pas Lucain comme poète ;
 
mais je le déteste comme homme.
 
Vii je ne sais si les égards des
 
cadets pour les aînés étoient d´ usage dans
 
toutes les familles, ou particuliers à celle
 
des séneques ; mais on remarque dans le
 
philosophe un grand respect pour son
 
frere Junius Gallion, qu´ il appelle
 
son maître ; titre accordé, soit à la
 
reconnoissance des soins qu´ il avoit eus de sa
 
premiere éducation, soit à la simple
 
natu-majorité, si souvent représentative de
 
l´ autorité paternelle.
 
 
                                                              p16
 
 
 
Tacite ne nous donne ni une
 
opinion très avantageuse, ni une idée très
 
défavorable de Méla. Il s´ abstint des
 
honneurs par l´ ambition des richesses. Il resta
 
chevalier romain, se promit plus de
 
crédit de l´ administration des biens du
 
prince, que de l´ exercice de la magistrature,
 
et préféra la fonction d´ intendant
 
du palais, ou de publicain, au titre de
 
consulaire. Trop d´ ardeur à recueillir la
 
fortune de son fils, Lucain, après sa mort,
 
souleva contre lui Fabius Romanus,
 
intime ami du poète. Romanus contrefait des
 
lettres, sur lesquelles le pere et le fils
 
sont supçonnés d´ être les complices de Pison.
 
 
                                                              p17
 
 
 
Ces lettres sont présentées à Méla par
 
ordre de Néron, avide de ses richesses.
 
Méla, à qui l´ expérience de ces temps avoit
 
appris quel étoit le but, et quelle seroit la
 
fin de cette affaire, la termina par le moyen
 
le plus court et le plus usité ; ce fut de se
 
faire couper les veines. Il mourut de la
 
même mort que son frere, avec autant de
 
courage, mais avec moins de gloire ;
 
laissant par son testament de grandes sommes
 
à Tigellin et à Capiton son gendre, afin
 
d´ assurer le reste à ses héritiers
 
légitimes. Si la liaison du poète Lucain,
 
avec un scélerat tel que Romanus, vous
 
surprend ; si vous ne pouvez supposer que
 
Lucain, qu´ un homme d´ une aussi grande
 
pénétration, se soit aussi grossiérement
 
trompé dans le choix d´ un ami, ni que la
 
conformité de caracteres les ait attachés
 
l´ un à l´ autre ; interrogez les mânes
 
d´ Acilia.
 
 
                                                              p18
 
 
 
Viii Annaeus Méla auroit été aussi
 
un homme d´ un mérite distingué, s´ il
 
étoit permis d´ en croire un pere qui parle
 
à son fils ; ses éloges ne sont quelquefois
 
que des conseils adroitement déguisés. Le
 
pere de Séneque écrit à son fils Méla :
 
" vous avez la plus grande aversion pour
 
les fonctions civiles et pour la bassesse
 
des démarches, etc. "
 
 
                                                              p20
 
 
 
Ix Séneque arrive à Rome sous
 
Auguste : il étoit dans l´ âge d´ adolescence au
 
temps où les rites judaïques et egyptiens
 
furent proscrits, la cinquieme année
 
du regne de Tibere. Il dit avoir observé
 
cette flamme ou comete, dont
 
l´ apparition précéda la mort d´ Auguste. Ainsi il
 
entendit parler la langue latine dans sa plus
 
grande pureté : ce n´ est point un auteur de
 
la basse latinité ; il écrivit avant les deux
 
Plines, Martial, Stace, Silius Italicus,
 
Lucain, Juvénal, Quintilien, Suétone et
 
Tacite. La latinité n´ a commencé à
 
s´ altérer que cent ans après lui. Il y a le style du
 
siecle, de la chose, de la possession, de
 
 
                                                              p21
 
 
 
l´ homme : le nÔtre n´ est pas celui du regne
 
de Louis Xiv, cependant le françois que
 
nous parlons, n´ est pas corrompu ;
 
Fontenelle écrit purement, sans écrire comme
 
Bossuet ou Fénelon. Séneque se fit un
 
style propre au goût de ses contemporains,
 
et à l´ usage du barreau.
 
X Séneque, le pere, eut de la
 
réputation, et acquit de la fortune : il vit les
 
dernieres années du regne de Tibere. Il
 
avoit servi de maître en éloquence à son
 
fils, c´ est du moins l´ opinion de
 
Juste-Lipse. Cet art étoit alors sur son déclin : et
 
comment ce grand art qui demande une
 
 
                                                              p22
 
 
 
ame libre, un esprit élevé, se soutiendroit-il
 
chez une nation qui tombe dans
 
l´ esclavage ? La tyrannie imprime un
 
caractere de bassesse à toutes les sortes de
 
productions ; la langue même n´ est pas à
 
couvert de son influence : en effet est-il
 
indifférent pour un enfant d´ entendre autour
 
de son berceau, le murmure
 
pusillanime de la servitude, ou les accents nobles
 
et fiers de la liberté ? Voici les progrès
 
nécessaires de la dégradation : au ton de la
 
franchise qui compromettroit, succede le
 
ton de la finesse qui s´ enveloppe, et
 
celui-ci fait place à la flatterie qui encense, à la
 
duplicité qui ment avec impudence, à la
 
rusticité grossiere qui insulte sans
 
ménagement, ou à l´ obscurité qui voile l´ indignation.
 
L´ art oratoire ne pourroit même durer chez des
 
peuples libres, s´ il ne s´ occupoit
 
de grandes affaires, et ne conduisoit
 
pas aux premieres dignités de l´ etat. Ne
 
cherchez la véritable éloquence que chez
 
les républicains.
 
Xi Séneque qui avoit fait ses premieres
 
 
                                                              p23
 
 
 
études sous les dernieres années
 
d´ Auguste, et plaidé ses premieres causes
 
sous les premieres années de Tibere et de
 
Caligula, quitte le barreau et se livre à la
 
philosophie avec une ardeur que la
 
prudence de son pere ne put arrêter. Je dis la
 
prudence ; car un pere tendre, qui craint
 
pour son enfant, le détournera toujours
 
d´ une science qui apprend à connoître la
 
vérité et qui encourage à la dire, sous des
 
augures qui vendent le mensonge, sous
 
des magistrats qui le protegent, et sous
 
des souverains qui détestent la philosophie,
 
parcequ´ ils n´ ont que des choses
 
fâcheuses à entendre du défenseur des droits
 
de l´ humanité : dans un temps où l´ on ne
 
sauroit prononcer le nom d´ un vice, sans
 
être soupçonné de s´ adresser au ministre
 
ou à son maître, le nom d´ une vertu, sans
 
paroître rabaisser son siecle, par l´ éloge
 
des moeurs anciennes, et passer pour
 
satyrique ou frondeur ; rappeller un forfait
 
éloigné, sans montrer du doigt quelque
 
personnage vivant, une action héroïque,
 
 
                                                              p24
 
 
 
sans donner une leçon, ou faire un reproche.
 
à des époques plus voisines de nos
 
temps, vous n´ eussiez pas dit qu´ il n´ avoit
 
manqué à tel grand, qu´ un Tibere pour être
 
un Séjan ; à telle femme, qu´ un Néron pour
 
être une Poppée, sans donner lieu aux
 
applications les plus odieuses : que faire donc
 
alors ? S´ abstenir de penser ; non, mais de
 
parler et d´ écrire.
 
Xii le pere de Séneque fit
 
d´ inutiles efforts, pour arracher son fils à la
 
philosophie : Séneque se lia avec les
 
personnages de son temps les plus renommés par
 
l´ étendue de leurs connoissances et
 
l´ austérité de leurs moeurs, le stoïcien Attale,
 
le pithagorisant Socion, l´ eclectique Fabianus
 
Papirius, et Démétrius le cynique.
 
 
                                                              p25
 
 
 
Quand il entendoit parler Attale contre
 
les vices et les erreurs du genre humain,
 
il le regardoit comme un être d´ un ordre
 
supérieur. " Attale, dit Séneque, se
 
disoit roi, et je le trouvois plus qu´ un roi,
 
puisqu´ il faisoit comparoître les rois au
 
tribunal de sa censure. J´ avois pitié du
 
genre humain en l´ écoutant " .
 
Le pithagorisant Socion le détermina à
 
s´ abstenir de la chair des animaux, régime
 
dont sa santé s´ accommodoit fort bien :
 
mais, à l´ expulsion des cultes étrangers,
 
dont quelques-uns étoient caractérisés par
 
l´ abstinence de certaines viandes, son pere
 
qui haïssoit encore moins la philosophie,
 
qu´ il ne craignoit une délation, le ramena
 
à la vie commune, et lui persuada
 
facilement de faire meilleure chere.
 
Il dit de Fabianus Papirius, " ce ne sont
 
pas des phrases qui sortent de sa bouche,
 
ce sont des moeurs " .
 
 
                                                              p27
 
 
 
De Démétrius, etc. "
 
c´ est à ce Démétrius, que Caligula, qui
 
désiroit se l´ attacher, fit offrir deux cents
 
talents, et qui répondit au négociateur,
 
" deux cents talents, la somme est forte ;
 
mais allez dire à votre maître, que pour me
 
tenter, ce ne seroit pas trop de sa couronne " .
 
Propos qu´ on traiteroit d´ insolence s´ il échappoit
 
à la fierté d´ un philosophe de nos jours.
 
C´ est ce Démétrius qui disoit à un
 
affranchi enorgueilli de sa fortune, " je serai
 
aussi riche que toi, dès que je m´ ennuierai
 
d´ être homme de bien. "
 
c´ est le même dont Vespasien punit les
 
propos indiscrets par l´ exil, châtiment qui
 
 
                                                              p28
 
 
 
ne le rendit pas plus réservé : l´ empereur
 
instruit de ses récentes invectives, n´ y
 
répondit que par un mot qu´ un grand prince
 
de nos jours a ingénieusement parodié :
 
" tu mets tout en oeuvre pour que je te fasse
 
mourir ; moi, je ne tue point un chien
 
qui m´ abboye " .
 
Séneque ne se laisse point ici transporter
 
de reconnoissance ou d´ enthousiasme : il
 
étoit vieux et le rival de ses maîtres,
 
lorsqu´ il en parloit ainsi à un homme instruit,
 
à Lucilius qui les avoit personnellement
 
connus ; et si les éloges de Séneque
 
n´ eussent pas été vrais, le courtisan n´ auroit
 
pas manqué d´ en plaisanter.
 
Mais pourquoi ne voit-on plus d´ hommes
 
de cette trempe ! Est-ce que la nature
 
 
                                                              p29
 
 
 
a cessé d´ en produire ? Non, j´ en pourrois
 
citer qui, pauvres et obscurs ont cultivé
 
avec succès les sciences et les arts ; je les ai
 
vus souvent affamés et presque nuds, sans
 
se plaindre, sans discontinuer leurs
 
travaux. Si leurs semblables sont rares, c´ est
 
qu´ il est plus difficile encore de résister à
 
l´ éducation domestique et à l´ influence des
 
moeurs générales, qu´ à la misere : ce sont
 
deux moules qui alterent la forme originale
 
du caractere. Qui est-ce qui oseroit
 
aujourd´ hui braver le ridicule et le mépris ?
 
Diogene, parmi nous habiteroit sous les tuiles,
 
mais non dans un tonneau ; il ne feroit
 
dans aucune contrée de l´ Europe, le
 
rÔle qu´ il fit dans Athenes. L´ ame
 
indépendante et ferme qu´ il avoit reçue,
 
il l´ auroit conservée ; mais jamais il n´ eut
 
dit à un de nos petits souverains, comme
 
à Alexandre Le Grand ; retire-toi de mon
 
soleil .
 
Xiii Séneque faisoit grand cas des
 
stoïciens rigoristes ; mais il étoit stoïcien
 
 
                                                              p30
 
 
 
mitigé, et peut-être même eclectique,
 
raisonnant avec Socrate, doutant avec
 
Carnéade, lutant contre la nature avec
 
Zénon, et cherchant à s´ élever au-dessus
 
d´ elle avec Diogene. Des principes de la
 
secte, il n´ embrassa que ceux qui détachent
 
de la vie, de la fortune, de la gloire,
 
de tous ces biens au centre desquels on peut
 
être malheureux ; qui inspirent le mépris
 
de la mort, et qui donnent à l´ homme et
 
la résignation qui accepte l´ adversité, et la
 
force qui la supporte. Doctrine qui
 
convient et qu´ on suit d´ instinct sous les
 
 
                                                              p31
 
 
 
regnes des tyrans, comme le soldat prend
 
son bouclier au moment de l´ action.
 
Ce que des sollicitations appuyées de
 
l´ autorité paternelle purent obtenir de Séneque,
 
ce fut de se présenter au barreau.
 
Lorsque le philosophe désespere de faire
 
le bien, il se renferme, et s´ éloigne des
 
affaires publiques ; il renonce à la fonction
 
inutile et périlleuse, ou de défendre les
 
intérêts de ses concitoyens, ou de discuter
 
leurs prétentions réciproques, pour
 
s´ occuper dans le silence et l´ obscurité de la
 
retraite, des dissensions intestines de sa
 
raison et de ses penchants ; il s´ exhorte à la
 
vertu, et apprend à se roidir contre le
 
torrent des mauvaises moeurs qui l´ assaillit et
 
qui entraine autour de lui la masse générale
 
de la nation.
 
Xiv sur ce que le pere de Séneque
 
avoit obtenu de la condescendance de son
 
fils, il pressentit ce qu´ il en pourroit encore
 
obtenir, et il réussit à lui persuader de
 
 
                                                              p32
 
 
 
quitter le barreau, de déparer du laticlave la
 
robe modeste du philosophe qu´ il avoit
 
reprise, et de se montrer entre les
 
candidats ou prétendans aux dignités de l´ etat.
 
On ne s´ étonnera pas de la marche
 
indolente de Séneque dans cette carriere : mais
 
il avoit une belle-mere ambitieuse, active,
 
qui se chargea de toutes les démarches
 
qui répugnoient à Séneque ; une tante qui
 
avoit accompagné Helvia, sa soeur, à
 
Rome, qui avoit apporté dans cette ville le
 
jeune Séneque entre ses bras, dont les
 
soins maternelles l´ avoient garanti d´ une
 
maladie dangereuse, et qui réunit son
 
crédit à celui d´ Helvia. Celle-là n´ avoit jamais
 
eu la hardiesse de parler aux grands, et de
 
solliciter les gens en place : elle surmonta
 
sa timidité naturelle, en faveur de son
 
neveu : ni sa modestie vraiement agreste,
 
si on l´ eut comparée à l´ effronterie des
 
femmes de son temps : ni son goût pour le
 
 
                                                              p33
 
 
 
repos, ni ses moeurs paisibles, ni sa vie
 
retirée, ne l´ empêcherent de se mêler dans la
 
foule agitée et tumultueuse des clients.
 
Peut-être la tante n´ eut-elle pas réussi, sans
 
le mérite personnel du neveu : mais une
 
réflexion qui n´ en est pas moins juste,
 
c´ est qu´ une des caractéristiques des siecles
 
de corruption, est que la vertu et les
 
talents isolés ne menent à rien, et que les
 
femmes honnêtes ou deshonnêtes menent
 
à tout, celles-ci par le vice, celles-là, par
 
l´ espoir qu´ on a de les corrompre et de les
 
avilir : c´ est toujours le vice qui sollicite,
 
ou le vice présent, ou le vice attendu.
 
Xvi après avoir quitté la philosophie
 
pour le barreau, et le barreau pour
 
les affaires publiques, Séneque quitta les
 
affaires publiques et la questure pour
 
revenir à la philosophie, dont il donna des
 
leçons publiques. On fixe la date de sa
 
préture, à son retour d´ entre les rochers
 
de la mer de Corse, où il fut relégué,
 
 
                                                              p34
 
 
 
les uns disent, comme confident, les autres
 
comme complice des infidélités de Julie,
 
fille de Germanicus et soeur de Caïus,
 
accusée d´ adultere par Messaline... par
 
Messaline ? ... etc. 
 
mais pour éclaircir ce fait, il est à propos
 
de jetter un coup d´ oeil sur le regne de
 
Claude, et le caractere de cet empereur.
 
Xvii de longues et fréquentes
 
maladies affligerent les premieres années de
 
 
                                                              p35
 
 
 
sa vie : on le mit sous la conduite d´ un
 
muletier, qui ne changea pas de fonctions
 
auprès de son éleve qu´ il traitoit
 
comme une bête de somme. Livie, son aïeule,
 
ne lui parloit qu´ avec dédain ; sa mere
 
Antonia disoit d´ un sot par excellence,
 
il est plus bête que mon fils Claude, et
 
Livilla, sa soeur, ne cessoit de plaindre le
 
peuple romain à qui le sort destinoit un
 
pareil maître. On affoiblit sa tête, on
 
avilit son ame, on lui inspira la crainte et la
 
méfiance : rebuté de sa famille, et repoussé
 
des hommes de son rang, il se livra à la
 
canaille, et aux vices de la canaille.
 
Appellé par Caïus à la cour, il en est le
 
jouet : on lui lance au visage des
 
noyaux d´ olives et de dattes, en présence
 
de ses parents, qui ne s´ en offensent pas ;
 
peu s´ en fallut qu´ on ne vit Caïus monté sur
 
un cheval consulaire, lorsqu´ il fit son oncle
 
 
                                                              p36
 
 
 
consul. Claude avoit été baffoué jusqu´ à
 
l´ âge de cinquante ans : on le tira par
 
force de dessous une tapisserie où il
 
s´ étoit caché pendant qu´ on assassinoit son
 
neveu. Il est enlevé au milieu du tumulte
 
des factions ; il est transporté dans le camp
 
malgré lui : on le conduisoit au trÔne
 
impérial, et il croyoit aller au supplice. Qui
 
se le persuaderoit ! Caïus, après sa mort,
 
trouva des vengeurs. Valérius Asiaticus
 
dit, je voudrois l´ avoir tué : et ce mot
 
prononcé fierement en impose. Cependant
 
le soldat veut un maître, pour n´ en avoir
 
qu´ un : le sénat veut la liberté, pour être
 
le maître ; Cassius Chéréa crie, que ce
 
n´ étoit pas la peine de se délivrer d´ un phrénétique,
 
 
                                                              p37
 
 
 
pour servir sous un imbécille ;
 
et il ordonne au centurion Lupus de
 
mettre à mort Caesonia, femme de Caïus. Ses
 
courtisans l´ avoient abandonnée, elle
 
étoit assise à terre, à cÔté du cadavre
 
de son mari, tenant dans ses bras sa fille,
 
encore enfant, et déplorant leur commune
 
destinée. Au silence et à l´ air féroce du
 
centurion, elle comprit qu´ elle touchoit
 
à sa derniere heure ; elle dit : " l´ empereur
 
vivroit encore s´ il m´ avoit écouté " ,
 
et tendit la gorge au centurion, qui
 
brisa la tête de l´ enfant contre la muraille,
 
après avoir égorgé la mere. Cet acte de
 
cruauté, et quelques autres, révoltent le
 
peuple ; il se sépare des sénateurs : la
 
division se met entre ceux-ci ; le camp
 
persiste dans son choix, et Claude alloit être
 
proclamé, lorsque les députés du sénat
 
le conjurent de ne pas s´ emparer de force
 
 
                                                              p38
 
 
 
d´ une autorité qui lui seroit conférée d´ un
 
libre consentement. " ce que vous me
 
demandez, leur répondit-il, ne dépend
 
pas de moi. On pouvoit redouter la
 
puissance impériale entre les mains d´ un
 
prince qui n´ écoutoit que ses caprices :
 
assurez le sénat qu´ on n´ a rien de
 
semblable à craindre " .
 
Proclamé, et tranquillement assis sur le
 
trÔne, il annonce le pardon des
 
injures qu´ on lui a faites, et tient parole.
 
Il brûle les deux registres de Caïus, l´ un
 
intitulé le poignard , l´ autre l´ épée . Il
 
fait enlever, la nuit, les statues de cet
 
empereur, et ne souffre pas que sa
 
mémoire soit flétrie. Il revoit les différents
 
jugements rendus sous le dernier regne :
 
il en confirme quelques-uns ; il en annulle
 
 
                                                              p39
 
 
 
d´ autres. Il défend de léguer ses
 
biens à César, et de poursuivre qui que
 
ce soit sous le prétexte de lèze-majesté :
 
deux edits tels qu´ on auroit pu les
 
attendre du plus sage des princes ; l´ un
 
assuroit aux enfants la succession de leurs
 
peres ; l´ autre annonçoit au peuple la
 
sécurité du souverain. Il rappelle d´ exil
 
les deux soeurs de Caïus ; Antiochus
 
est remis en possession de la
 
Commagene ; Mithridate, l´ iberien,
 
délivré de ses fers ; un autre Mithridate,
 
déclaré prince du Bosphore Cimmérien ;
 
Agrippa, roi de Judée, décoré des ornements
 
consulaires ; Hérode, son frere, de
 
ceux de la préture : des sommes immenses
 
envahies, retournent aux premiers
 
 
                                                              p40
 
 
 
possesseurs ; d´ autres léguées, aux véritables
 
héritiers : pour comble de tant de
 
bienfaits, le poids accablant de l´ impÔt
 
général est allégé. Ce n´ est pas tout :
 
on creuse un port à l´ embouchure
 
du Tibre ; on tente le desséchement
 
du lac Fucin ; les limites de l´ empire sont
 
étendues.
 
 
                                                              p41
 
 
 
à la seconde époque de son régne, où
 
l´ on voit, par une foule d´ actions atroces,
 
combien l´ autorité souveraine est ombrageuse,
 
la pusillanimité cruelle, et l´ imbécillité
 
crédule ; toute vertu n´ est pas
 
encore éteinte dans ce souverain : il déclare
 
libre l´ esclave que son maître
 
abandonnera dans la maladie : et coupable
 
d´ homicide, le maître qui tueroit son
 
esclave malade. Incertain sur la maniere
 
de modérer la sévérité de la procédure
 
ancienne dans l´ exclusion des sénateurs
 
mal famés : " que chacun, dit-il, s´ examine ;
 
qu´ on demande la permission de
 
se retirer du sénat, nous l´ accorderons :
 
et confondant sur une même liste et
 
ceux qui se retireront librement, et ceux
 
que nous chasserions, la modestie des uns
 
affoiblira l´ ignominie des autres " . Son
 
discours à Méherdates, sortant de Rome
 
pour se rendre chez les parthes, qui
 
le demandoient pour souverain, est
 
 
                                                              p42
 
 
 
celui d´ un pere à son fils. " pratiquez
 
la clémence et la justice ; vous en serez
 
d´ autant plus révéré des barbares, que
 
ces vertus leur sont moins connues " .
 
Il réprime la licence du peuple au théâtre,
 
et défend aux usuriers de prêter aux enfants
 
de famille.
 
Xvii d´ après les actions et les
 
discours qui précedent, que faut-il penser de
 
Claude, dont le nom est si décrié ? Que
 
faut-il penser de tant de souverains qui
 
n´ ont ni rien fait ni rien dit d´ aussi bien ?
 
Malheureux dans le choix de ses
 
femmes, il est forcé, par raison d´ etat,
 
de renoncer à Emilia Lepida, petite fille
 
d´ Auguste. Le jour fixé pour la célébration
 
des noces, une maladie lui enleve Livia
 
Camilla, descendante du dictateur de ce
 
nom. Il répudie Plautia Urgulanilla,
 
surprise entre les bras d´ un affranchi ; il chasse
 
du palais, Petina, de moeurs irréprochables,
 
 
                                                              p43
 
 
 
mais d´ une humeur et d´ un orgueil
 
que Claude même ne put supporter. à
 
celle-ci succéda Messaline, fameuse par
 
ses débauches, et à Messaline, Agrippine,
 
non moins fameuse par son ambition.
 
BientÔt on ne retrouve plus le prince
 
juste et clément : Claude, subjugué par
 
Messaline, entouré de l´ eunuque Posidès,
 
des affranchis Félix, Harpocras,
 
Caliste, Pallas et Narcisse, qui abusent de
 
ses terreurs, de son penchant à la crapule,
 
et de son goût effréné pour les femmes,
 
l´ administration a passé de ses mains au
 
pouvoir d´ une troupe de scélérats aux
 
ordres des deux derniers.
 
On vend publiquement les magistratures,
 
les sacerdoces, le droit de bourgeoisie,
 
 
                                                              p44
 
 
 
la justice, l´ injustice : les favoris
 
ligués exercent un monopole général. Claude
 
se plaint de l´ indigence de son
 
trésor ; on lui répond qu´ il seroit assez
 
riche, s´ il plaisoit à ses deux affranchis de
 
l´ admettre en tiers.
 
On dispose, à son insu, des dignités
 
des commandements, des graces et des
 
châtiments ; on révoque ses dons et ses
 
ordres ; on ne tient aucun compte de ses
 
jugements ; on supprime les brevets qu´ il
 
a signés : on en suppose d´ autres. C´ est la
 
luxure de Messaline, l´ avidité ou les
 
ombrages des affranchis, qui désignent les
 
citoyens à la mort : la luxure de Messaline,
 
les femmes dont elle est jalouse, les
 
hommes qui se refusent à sa débauche :
 
l´ avidité des affranchis, ceux qui sont
 
opulents ; leurs ombrages, ceux qui ont du
 
crédit.
 
Claude n´ est rien sur le trÔne, rien dans
 
son palais ; il le sait, il le dit ; il est
 
 
                                                              p45
 
 
 
comme abruti : il signe le contrat de mariage
 
de Silius avec sa femme ; il déshérite
 
son propre fils par une adoption ;
 
quelquefois il oublie qui il est, où il est, en
 
quel lieu, en quel moment, à qui il
 
parle ; il invite à souper des citoyens qu´ il
 
a fait mourir la veille ; à table, il
 
demande à un des convives, pourquoi sa
 
femme ne l´ a pas accompagné, et cette
 
femme n´ est plus : après la mort de
 
Messaline, il se plaint de ce que l´ impératrice
 
tarde si long-temps à paroître.
 
Un plaideur le tire à l´ écart, et
 
lui dit qu´ il a rêvé, la nuit derniere, qu´ on
 
assassinoit l´ empereur en sa présence :
 
l´ instant après, le fourbe appercevant son
 
adverse partie, s´ écrie : voilà l´ homme de
 
 
                                                              p46
 
 
 
mon rêve ; et sur-le-champ le malheureux
 
est traîné à la mort. Ce ridicule stratagême
 
est employé par Messaline et Narcisse
 
contre Appius Silanus ; Appius
 
en perd la vie, et l´ affranchi est
 
remercié de veiller sur les jours de l´ empereur,
 
même en dormant.
 
La vie privée de Claude montre ce que
 
le mépris des parents, secondé d´ une
 
mauvaise éducation, peut sur l´ esprit et le
 
caractere d´ un enfant valétudinaire.
 
Les premieres années de son regne,
 
marquées par l´ amour de la justice et du
 
travail, la clémence, la libéralité, et
 
d´ autres qualités rares, l´ auroient mis au
 
nombre des hommes excellents et des bons
 
souverains, si la méfiance, la foiblesse, la
 
crainte ne l´ avoient pas livré à des infames.
 
Les dernieres nous apprennent jusqu´ où
 
une prostituée et deux esclaves peuvent
 
disposer d´ un monarque, le dépraver et
 
l´ avilir.
 
 
                                                              p47
 
 
 
Xviii tel étoit l´ état des choses à la
 
cour de Claude, lorsque Julie, soeur de
 
Caïus, y reparut. Cette femme avoit de
 
l´ esprit, de la beauté, et ne devoit son
 
crédit ni à Messaline ni aux affranchis,
 
dont il falloit être ou les instruments ou
 
les victimes. L´ éclat avec lequel Séneque
 
s´ étoit montré au barreau, l´ avoit conduit
 
à l´ intimité des personnes du plus haut
 
rang, et sur-tout du malheureux
 
Britannicus ; il ne pouvoit être que haï de ceux
 
dont ses principes et ses moeurs faisoient la
 
satyre. Combien de mots qui n´ étoient
 
dans sa bouche que des maximes générales,
 
et qu´ il étoit facile à la méchanceté
 
des courtisans d´ envenimer par des
 
applications particulieres ! Le philosophe
 
aura dit, je le suppose, que la débauche
 
avilit, et que, dans les femmes sur-tout, elle
 
altere tous les sentiments honnêtes :
 
croit-on que, sans être persuadé qu´ il désignât
 
la femme de l´ empereur, on ne l´ en ait
 
pas accusé auprès d´ elle, et traité ses
 
discours de pédanterie insolente. D´ ailleurs,
 
 
                                                              p48
 
 
 
Messaline, jalouse de l´ ascendant de la
 
niece sur l´ esprit de l´ oncle, redoutoit le
 
génie pénétrant de Séneque, qui pouvoit
 
éclairer Claude sur les désordres de sa
 
maison et les vexations des affranchis. La
 
perte de Séneque et de Julie fut donc résolue :
 
Messaline dit à Caliste, à Pallas, à
 
Narcisse : " cette Julie ne se conduit que
 
par les avis de cet homme attaché, de
 
tous les temps, à Germanicus son pere :
 
qui sait ce que Séneque peut conseiller,
 
et ce que Julie peut oser ? Si l´ on
 
n´ écrase ces deux personnages dangereux,
 
on risque d´ en être écrasé " . Le résultat
 
de ces inquiétudes fut de donner un
 
motif criminel aux fréquentes visites que
 
Séneque rendoit à Julie. En conséquence on
 
présenta à Claude une plainte juridique :
 
Julie est accusée d´ adultere ; on nomme
 
 
                                                              p49
 
 
 
Séneque. Claude, à qui sa niece étoit
 
mieux connue, rejette l´ accusation ; et
 
Messaline n´ en est que plus irritée, ses
 
complices n´ en sont que plus effrayés. Quel
 
parti prendront-ils ? Celui qu´ ils étoient
 
dans l´ usage de prendre, et dont nous les
 
verrons bientÔt user les uns contre les
 
autres, pour s´ exterminer réciproquement.
 
à l´ insu de l´ empereur, de l´ autorité
 
privée de Messaline et des affranchis, Julie
 
est enlevée, envoyée en exil, et mise à
 
mort. On insiste sur l´ éloignement de
 
Séneque ; et Claude le signe.
 
Xix Séneque ne fut ni l´ amant de
 
Julie, ni le confident de ses intrigues. Il
 
étoit âgé d´ environ quarante ans ; sage,
 
prudent et valétudinaire : il étoit marié,
 
il avoit des enfants ; il aimoit sa femme,
 
il en étoit aimé : il jouissoit de l´ estime et
 
du respect de sa famille, de ses amis et de
 
 
                                                              p50
 
 
 
ses concitoyens : sentiments qu´ on
 
n´ accorde pas aussi unanimement à un
 
hypocrite de vertu. Julie étoit à la fleur de l´ âge,
 
dans une cour voluptueuse, entourée
 
de jeunes ambitieux, qui se seroient empressés
 
à lui plaire, s´ ils avoient pu se flatter
 
d´ y réussir.
 
L´ exil de Séneque fut l´ ouvrage d´ une
 
infame, d´ un stupide, et de trois scélérats,
 
dont le témoignage fut appuyé, si l´ on
 
veut, de la médisance des courtisans, des
 
bruits vagues de la ville, et des clameurs
 
d´ un suilius, que je ne tarderai pas à
 
démasquer. Mais que peuvent de pareilles
 
autorités contre le caractere de l´ homme ?
 
Séneque n´ est point coupable ; non,
 
il ne l´ est point. Mais il me plaît d´ en
 
croire à l´ imputation de la derniere des
 
prostituées, à la crédulité du dernier des
 
imbécilles, et aux calomnies impudentes
 
d´ un Suilius, le plus méprisable des hommes
 
de ce temps : je veux que Julie ait
 
confié ses amours à Séneque ; ou que
 
Séneque, au milieu des élégants de la cour,
 
 
                                                              p51
 
 
 
se soit proposé de captiver le coeur de
 
Julie, et qu´ il y ait réussi : qu´ en
 
conclurai-je ? Que le philosophe a eu son moment
 
de vanité, son jour de foiblesse. Exigerai-je
 
de l´ homme, même du sage, qu´ il ne
 
bronche pas une fois dans le chemin de la
 
vertu ? Si Séneque avoit à me répondre,
 
ne pourroit-il pas me dire, comme Diogène
 
à celui qui lui reprochoit d´ avoir rogné
 
les especes : " il est vrai : ce que tu es
 
à présent, je le fus autrefois ; mais tu
 
ne deviendras jamais ce que je suis " .
 
Séneque, aussi sincere et plus modeste, nous
 
fait l´ aveu ingénu qu´ il a connu trop tard
 
la route du vrai bonheur ; et que las de
 
s´ égarer, il la montre aux autres.
 
Hâtons-nous de profiter de ses leçons ; et si nous
 
connoissons par expérience ce qu´ il en coûte
 
pour vaincre ses passions et résister à l´ attrait
 
des circonstances, soyons indulgents, et
 
 
                                                              p52
 
 
 
n´ imitons pas les hommes corrompus, qui
 
pour se trouver des semblables, sont de plus
 
cruels accusateurs que les gens de bien.
 
On avoit tout à craindre du ressentiment
 
de Julie, tant qu´ elle vivroit. Séneque
 
étoit un personnage moins important
 
et moins redoutable, il suffisoit de le
 
réduire au silence, et d´ empêcher qu´ il
 
n´ employât son éloquence à venger l´ honneur
 
de Julie.
 
Xx tandis que Claude s´ occupe
 
de la réforme des moeurs publiques, la
 
dissolution se promene dans son palais, le
 
masque levé. Vinicius est empoisonné,
 
et son crime est d´ avoir dédaigné les
 
faveurs de Messaline. Avant Vinicius,
 
Appius Silanus avoit eu le même sort, et
 
pour le même crime. Un fameux pantomime,
 
appellé Mnester, devient en même
 
temps la passion de Messaline et de Poppée.
 
 
                                                              p53
 
 
 
Soit crainte, ou politique, Mnester
 
préfere Poppée à l´ impératrice ; Poppée est
 
aussi-tÔt accusée d´ adultere avec Valerius :
 
et qui fut l´ accusateur de Valerius et de
 
Poppée ? Qui fut l´ agent de Messaline ? Le
 
détracteur de Séneque, Suilius.
 
Claude donne pour esclave à sa
 
femme, Mnester ; et Messaline s´ empare des
 
superbes jardins de Valerius.
 
Suilius suit le cours de ses délations ;
 
il attaque et perd deux chevaliers illustres,
 
surnommés Petra, soupçonnés par
 
Messaline d´ avoir favorisé l´ intrigue de Poppée
 
et de Mnester.
 
Les succès de Suilius font éclorre une
 
multitude d´ imitateurs de sa scélératesse et
 
de son audace.
 
Samius se tue en présence même de Suilius,
 
qui avoit reçu quarante mille écus
 
de notre monnoie, de ce client qu´ il
 
trahissoit.
 
 
                                                              p54
 
 
 
Ce fut à cette occasion que Silius,
 
désigné consul, propose de remettre en
 
vigueur la loi Cincia, qui défendoit aux
 
avocats de recevoir ni argent ni présent.
 
Cette cause est plaidée en présence de
 
Claude : moins les raisons contraires
 
à la loi étoient honnêtes, plus Claude les
 
jugea dictées par la nécessité ; et il permit
 
aux avocats de prendre jusqu´ à dix mille
 
sesterces.
 
De peur que le prêtre n´ avilisse la
 
dignité de son état par la pauvreté, on en
 
exige un patrimoine : ne seroit-il pas
 
également important d´ exiger de l´ avocat
 
une fortune honnête, de peur qu´ il ne soit
 
tenté de sacrifier à ses besoins la vérité
 
dont il est l´ organe, et l´ innocence dont
 
il est le défenseur ?
 
 
                                                              p55
 
 
 
Xxi Messaline est entraînée à une
 
derniere infamie, par l´ attrait de son énormité.
 
C´ est un excès d´ impudence et de
 
folie, dit Tacite, qui passeroit pour une
 
fable, s´ il n´ en existoit encore des
 
témoins.
 
Messaline épouse publiquement son
 
amant Silius.
 
" le consul désigné, et la femme
 
du prince, etc. " :
 
 
                                                              p56
 
 
 
les affranchis concertent
 
comment, sans se compromettre, ils
 
instruiront l´ empereur de sa honte. Deux
 
courtisannes séduites par de l´ argent et des
 
promesses, se chargent de la délation. à
 
cette nouvelle, ce n´ est pas d´ indignation,
 
de fureur, c´ est de terreur que Claude est
 
saisi ; il s´ écrie : suis-je encore
 
empereur ? Silius l´ est-il ? dans le parti
 
opposé, l´ ivresse a fait place à l´ effroi : au moment
 
où l´ on apprend que Claude sait tout, et
 
qu´ il accourt pour se venger, Messaline se
 
réfugie dans les jardins de Lucullus, Silius
 
 
                                                              p57
 
 
 
au forum, le reste se disperse chacun de
 
son cÔté. Des centurions les saisissent, ou
 
dans leur fuite, ou dans leurs asyles, et
 
les chargent de chaînes. Messaline est
 
résolue d´ aller à son époux, Britannicus et
 
Octavie se jetteront au col de leur pere ;
 
Vibidia, la plus ancienne des vestales,
 
implorera la clémence du souverain pontife,
 
elle se précipitera aux pieds de son époux,
 
et tiendra ses genoux embrassés. " telle
 
est la solitude de la disgrace, etc. "
 
quelle destinée ! Et qu´ elle est juste ! Elle
 
entre dans la voie d´ Ostie ; elle ne
 
 
                                                              p58
 
 
 
trouve point de pitié, la turpitude de sa
 
vie et la mémoire de ses forfaits l´ ont
 
étouffée.
 
Cependant la terreur de Claude duroit ;
 
il ne voit à ses cÔtés que des assassins :
 
tantÔt il se déchaîne contre sa femme, tantÔt
 
il s´ attendrit sur ses enfants : dans ses
 
agitations, les uns gardent le silence, d´ autres
 
affectant une indignation perfide, s´ écrient,
 
quel crime ! Quel forfait ! " déja
 
Messaline est à la portée de la vue ; etc. "
 
on détourne Claude, on le
 
conduit dans la maison de Silius, on lui
 
 
                                                              p59
 
 
 
montre, sous le vestibule, une statue
 
élevée au pere de Silius, contre les défenses
 
du sénat ; dans les appartements, les meubles
 
précieux des Nérons, des Drufus, le
 
prix honteux de son deshonneur. De là,
 
on le fait passer au camp ; Narcisse
 
harangue le soldat : il s´ éleve des cris de fureur,
 
on demande les noms des coupables, ils
 
sont nommés, et leur sang coule de toute
 
part. De retour dans le palais, l´ empereur
 
y trouve une table somptueusement servie ;
 
il mange, il boit, il s´ enivre : dans la
 
chaleur du vin, il dit : " demain,
 
qu´ on fasse paroître la malheureuse, etc. "
 
 
                                                              p60
 
 
 
ils vont, et pour s´ assurer
 
de l´ exécution, ils sont précédés
 
de l´ affranchi Evodus.
 
Evodus trouve l´ impératrice
 
étendue par terre dans les jardins de Lucullus,
 
où elle étoit retournée. à cÔté d´ elle étoit
 
assise Lépida sa mere ; Lépida qui
 
s´ étoit éloignée de Messaline, dans la
 
prospérité, et qui s´ en est rapprochée dans le
 
malheur. " qu´ attendez-vous, lui
 
disoit-elle ? Qu´ un bourreau porte la main
 
sur vous ? Etc. "
 
 
                                                              p61
 
 
 
ainsi périt cette femme qui avoit tant de
 
fois appris à Narcisse à se passer des ordres
 
de son maître.
 
" Claude étoit encore à table, etc. "
 
 
                                                              p62
 
 
 
Xxii outre les vices de l´ administration
 
de Claude, livré à ses femmes et à
 
ses affranchis, il en est d´ autres qu´ il faut
 
imputer à son mauvais jugement.
 
La gratification accordée au soldat après
 
son avénement au trÔne, devint une
 
nécessité pour ses successeurs.
 
Le titre de citoyen romain s´ avilit par
 
 
                                                              p63
 
 
 
la multitude de ceux à qui on le conféra.
 
De deux choses l´ une, ou laisser par-tout ce
 
beau nom à la place des dieux qu´ on
 
enlevoit, et le rendre aussi étendu que
 
l´ empire ; ou le renfermer dans ses anciennes
 
limites, la mer et les Alpes.
 
Une faute aussi grave que les précédentes,
 
ce fut d´ ouvrir les portes du sénat à
 
ses affranchis, à leurs descendants, et à des
 
étrangers : il importoit bien davantage que
 
ce corps fut honoré que d´ être nombreux.
 
Xxiii Claude ne pouvoit rester sans
 
épouse, et il ne pouvoit en prendre une,
 
sans en être gouverné. De-là, de vives
 
disputes sur le choix entre les affranchis ;
 
entre les prétendantes, une égale chaleur à
 
faire valoir leurs avantages.
 
Les intrigues de Pallas, les caresses
 
d´ Agrippine, des assiduités que la parenté
 
autorisoit, obtiennent à la niéce de l´ empereur
 
la préférence sur ses rivales. Elle
 
n´ a pas encore le nom d´ impératrice, mais
 
 
                                                              p64
 
 
 
elle en exerce l´ autorité. Elle roule dans sa
 
tête le projet de marier Octavie, fille de
 
Claude, à son fils. Mais Octavie est
 
fiancée à Silanus : qu´ importe, le censeur
 
Vitellius accusera Silanus d´ inceste avec Junia
 
Calvina sa soeur. Des licences que le
 
seul mariage autorise, et le bruit qui s´ en
 
répand, accélerent l´ union de Claude avec
 
sa niece. Mais cette union est contrariée
 
par l´ usage et les moeurs, qui la
 
déclarent incestueuse : qu´ importe ? Vitellius
 
levera cet obstacle, et le sénat opinera à
 
recourir à la contrainte, si l´ empereur a
 
des scrupules.
 
Toutes ces choses s´ exécutent : Octavie
 
est mariée à Domitius Neron : Calvina est
 
exilée, et Silanus se tue. Lollia à qui on ne
 
pouvoit reprocher qu´ un crime, mais un
 
crime qui ne se pardonne pas, celui d´ avoir
 
disputé à Agrippine la main de Claude,
 
 
                                                              p65
 
 
 
est accusée de consulter des magiciens,
 
des chaldéens, les prêtres d´ Apollon à
 
Colophon, sur le mariage de l´ empereur.
 
La protection de Claude lui est
 
inutile, elle est exilée et dépouillée d´ une
 
immense fortune. Calpurnia, dont César
 
a loué la beauté, sans dessein, subit le
 
même sort. Calpurnia n´ est qu´ exilée, Lollia
 
est forcée de se tuer, et dans cet intervalle
 
le mariage de Claude et d´ Agrippine s´ est
 
consommé.
 
Xxiv " Rome alors change de face : etc. "
 
 
                                                              p66
 
 
 
dans cet intervalle, l´ adoption de Domitius
 
Néron, sollicitée par Agrippine,
 
et pressée par son amant Pallas, est
 
proposée au sénat, et confirmée d´ un
 
concert unanime de ces vils magistrats, dont
 
Juvénal, plus plaisant et plus gai
 
qu´ à son ordinaire, rassemble les
 
successeurs autour d´ un énorme turbot,
 
délibérant gravement sur les moyens de
 
l´ apprêter sans le dépecer. On Ôte
 
à Britannicus jusqu´ à ses esclaves : ceux
 
d´ entre les centurions et les
 
tribuns, que la pitié intéresse à ce jeune
 
prince spolié de ses droits à l´ empire,
 
sont écartés ou par l´ exil ou par des postes
 
 
                                                              p67
 
 
 
plus honorables : on exclut ceux de ses
 
affranchis qu´ on ne peut corrompre.
 
Britannicus et Néron se sont rencontrés et
 
salués, l´ un du nom de Britannicus,
 
l´ autre du nom de Domitius. Agrippine crie :
 
" que l´ adoption est comptée pour
 
rien ; etc. "
 
cependant Agrippine n´ ose pas
 
tout ce qu´ elle ambitionne. Lusius Géta
 
et Rufius Crispinus, attachés par la
 
reconnoissance aux enfants de Messaline, sont
 
dépouillés du commandement de la garde
 
prétorienne ; et ce poste est donné à
 
 
                                                              p68
 
 
 
Afranius Burrhus, connu par ses talents
 
militaires.
 
On ne reproche point à Séneque l´ adoption
 
de Domitius Néron : Burrhus n´ est
 
pas tout-à-fait absous de cette injustice.
 
Xxv Agrippine, jalouse de s´ annoncer
 
autrement que par des forfaits,
 
sollicite le rappel de Séneque, et
 
obtient la fin de son exil, avec la préture.
 
Son dessein étoit de plaire au peuple qui
 
avoit une haute opinion de la sagesse et
 
des talents de ce philosophe ; de mettre
 
 
                                                              p69
 
 
 
Domitius, dès son enfance, sous un aussi
 
grand maître, et de s´ étayer de ses
 
conseils, pour s´ assurer l´ administration des
 
affaires. Maîtresse de tout sous le regne
 
présent, elle s´ occupoit de loin à rester
 
maîtresse de tout sous le regne suivant ; elle
 
s´ étoit promis, du ressentiment de
 
Séneque contre Claude, et de la
 
reconnoissance du service qu´ elle venoit de lui
 
rendre, qu´ il feroit cause commune avec
 
elle contre son mari, et qu´ il apprendroit
 
à son eleve à ramper.
 
Les grands une fois corrompus, ne
 
doutent de rien : devenus étrangers à la
 
dignité d´ une ame élevée, ils en attendent ce
 
qu´ ils ne balanceroient pas d´ accorder ; et
 
lorsque nous ne nous avilissons pas à leur
 
gré, ils osent nous accuser d´ ingratitude.
 
Celui qui dans une cour dissolue accepte
 
ou sollicite des graces, ignore le prix qu´ on
 
y mettra quelque jour. Ce jour-là, il se
 
 
                                                              p70
 
 
 
trouvera entre le sacrifice de son devoir,
 
de son honneur, et l´ oubli du bienfait ;
 
entre le mépris de lui-même, et la haine
 
de son protecteur. L´ expérience ne prouve
 
que trop qu´ il n´ est ni aussi commun ni
 
aussi facile qu´ on l´ imagineroit, de se
 
tirer avec noblesse et fermeté de cette
 
dangereuse alternative. Un ministre honnête
 
ne gratifiera point un méchant : mais un
 
méchant n´ hésitera pas à recevoir les
 
graces d´ un ministre, quel qu´ il soit ; il n´ a
 
rien à risquer, il est prêt à tout.
 
Xxvi Séneque avoit été relégué
 
dans la Corse. Son exil duroit depuis
 
environ huit ans ; comment le supporta-t-il ?
 
Avec courage : heureux par la culture
 
 
                                                              p71
 
 
 
des lettres et les méditations de la
 
philosophie ; dans une position qui auroit
 
peut-être fait votre désespoir et le mien ;
 
sur un rocher, qui considéré, dit-il
 
par les productions, est stérile ; par les
 
habitants, barbare ; par l´ aspect du local,
 
sauvage ; par la nature du climat, malsain.
 
 
                                                              p72
 
 
 
C´ est de-là qu´ il écrit à sa mere :
 
" je suis content, comme si tout étoit
 
bien ; etc. "
 
il ajoute une observation singuliere :
 
c´ est que, malgré l´ horreur du lieu, on
 
y trouve plus d´ étrangers que de naturels.
 
C´ est un phénomene commun aux grandes
 
villes, où l´ on vient de toutes parts
 
chercher la fortune, et aux lieux déserts, où
 
l´ on est sûr de trouver le repos et la liberté.
 
L´ homme n´ est sédentaire que dans les
 
campagnes où il est attaché à la glebe ;
 
encore ne faut-il pas qu´ il soit écrasé par les
 
impÔts, et qu´ il ne lui reste pas un
 
boisseau du bled qu´ il a fait croître.
 
 
                                                              p73
 
 
 
Mais comment concilier le discours de
 
Séneque, dans sa consolation à Helvia,
 
sa mere, avec le ton pusillanime et
 
rampant de sa consolation à Polybe ! Je vais
 
supposer ici, avec le savant et judicieux
 
editeur de la traduction de Séneque,
 
que cet ouvrage est de Séneque, en
 
attendant que je puisse exposer les raisons très
 
fortes que j´ ai de croire le contraire.
 
 
                                                              p74
 
 
 
Rien de plus naturel et de plus facile à
 
comprendre, et pour celui qui a éprouvé
 
la longue infortune, et pour celui qui a un
 
peu étudié le coeur humain. L´ isle et les rochers
 
battus de la mer de Corse ne
 
pouvoient être qu´ un séjour ingrat pour le
 
philosophe, arraché subitement d´ entre les
 
bras de sa mere, au moment, où après
 
une longue séparation ils jouissoient du
 
plaisir d´ être réunis ; enlevé à sa patrie, à
 
ses parents, à ses amis ; valétudinaire, loin
 
des occupations utiles, et des distractions
 
agréables de la ville ; réduit à chercher en
 
lui-même des ressources contre tant de
 
privations affligeantes, comme on prétend
 
que l´ ours s´ alimente durant les hivers
 
rigoureux : hé bien ! Séneque, brisé par une
 
vie triste et pénible qui duroit au moins
 
depuis trois ans, désolé de la mort de sa
 
femme et d´ un de ses enfants, aura atténué
 
sa misere, pour tempérer la douleur de sa
 
mere, et l´ aura exagérée pour exciter la
 
commisération de l´ empereur. Qu´ aura-t-il
 
fait autre chose que ce que la nature inspire
 
 
                                                              p75
 
 
 
au malheureux ? Ecoutez-le, et vous
 
reconnoîtrez que la plainte surfait toujours
 
un peu son affliction... " mais vous
 
défendez Séneque comme un homme ordinaire ? ...
 
c´ est que le plus grand homme
 
n´ est pas toujours admirable. Il n´ y a
 
guere que l´ enthousiasme ou la dureté des
 
organes qui garantissent d´ une espece
 
d´ hypocrisie commune à ceux qui souffrent.
 
Nous sortons d´ une table somptueuse, nous
 
respirons le parfum des fleurs, nous goûtons
 
la fraîcheur de l´ ombre dans des
 
jardins délicieux ; ou si la saison l´ exige, nous
 
sommes renfermés entre des paravents dans
 
des appartements bien chauds ; nous
 
digérons, nonchalamment étendus sur des
 
coussins renflés par le duvet, lorsque nous
 
jugeons le philosophe Séneque : nous ne
 
sommes pas en Corse ; nous n´ y sommes
 
pas depuis trois ans ; nous n´ y sommes pas
 
seuls. Censeurs, ne vous montrez pas si
 
séveres ; car je ne vous en croirai pas
 
meilleurs.
 
Ce fragment, si opiniâtrement reproché
 
 
                                                              p76
 
 
 
à Séneque, nous est-il parvenu tel qu´ il
 
l´ a fait ? Ne l´ a-t-on point altéré ? L´ a-t-il
 
fait ? Je renvoie la réponse à ces questions à
 
l´ endroit où j´ examinerai les différents
 
ouvrages de Séneque : j´ observerai seulement
 
ici que Juste-Lipse étoit tenté de rayer ce
 
dernier du nombre des écrits de ce philosophe,
 
comme la satyre d´ un ennemi aussi
 
cruel qu´ ingénieux. Je croirois que la
 
consolation à Polybe est de Séneque, que je
 
n´ en estimerois pas moins Juste-Lipse. Que
 
le petit nombre de ceux qui se tourmentent,
 
qui même s´ en imposent, pour
 
trouver des excuses aux fautes des grands
 
hommes, est rare, et qu´ ils me sont chers !
 
Il est deux sortes de sagacité, l´ une qui
 
consiste à atténuer, l´ autre à exagérer les
 
erreurs des hommes : celle-ci marque plus
 
souvent un bon esprit qu´ une belle ame.
 
Cette impartialité rigoureuse n´ est guere
 
exercée que par ceux qui ont le plus besoin
 
d´ indulgence.
 
Xxvii mais le regne de Claude
 
s´ échappe ; la scene va changer, et nous
 
 
                                                              p77
 
 
 
montrer le philosophe Séneque à cÔté du
 
plus méchant des princes, dans la cruelle
 
alternative de perdre la vie, ou d´ approuver le
 
crime.
 
Pallas venoit de proposer une loi contre
 
les femmes qui s´ abandonneroient à
 
des esclaves. Pallas l´ affranchi ! Pallas
 
l´ amant d´ Agrippine ! L´ empereur et le sénat
 
ferment les yeux sur cet excès d´ impudence :
 
la loi passe, on décerne à Pallas les
 
ornements de la préture, avec une
 
gratification de quinze millions de sesterces.
 
Claude se leve, et dit, que " Pallas satisfait de
 
l´ honneur, persiste dans son ancienne
 
pauvreté " et un sénatus-consulte,
 
gravé sur l´ airain, affiche publiquement
 
l´ éloge d´ une modération digne des premiers
 
siecles de Rome, dans un affranchi, riche
 
de plus de trois cents millions de sesterces.
 
Néron plaide pour les habitants
 
 
                                                              p78
 
 
 
d´ Ilion ; il prend la robe virile avant l´ âge :
 
on propose de lui décerner le consulat à
 
vingt ans, en attendant il sera consul
 
désigné, il exercera l´ autorité proconsulaire
 
hors de la ville, on le nommera prince de
 
la jeunesse.
 
C´ est ainsi qu´ Agrippine suit ses projets :
 
c´ est ainsi qu´ elle conduit pas à pas son fils
 
à l´ autorité souveraine.
 
Claude donne des marques assez
 
claires de repentir sur son mariage avec
 
Agrippine, et sur l´ adoption de Néron. Il
 
dicte un testament, il fait signer ce
 
testament par tous les magistrats : " il lui
 
échappe, dans l´ ivresse, qu´ il est de sa
 
destinée de souffrir les désordres de ses
 
épouses, et de les punir ensuite. Etc. "
 
 
                                                              p80
 
 
 
Claude est empoisonné avec des champignons
 
par la fameuse Locuste, longtemps
 
un des instruments nécessaires de
 
l´ etat. La force du tempérament de Claude
 
l´ emporta sur son art. Agrippine s´ adresse
 
au médecin Xénophon, homme supérieur
 
qui n´ auroit pas été, je crois, fort
 
émerveillé de la distinction subtile d´ un fameux
 
archiatre de nos jours, entre l´ assassinat
 
positif et l´ assassinat négatif, mais qui ne
 
connoissoit pas mieux que le facultatiste,
 
le péril auquel on s´ expose en commençant
 
un forfait, et la récompense qu´ on s´ assure
 
en le consommant. Xénophon, sous
 
prétexte de faciliter le vomissement, se sert
 
d´ une plume enduite d´ un poison plus violent,
 
et Claude expire. Sa mort est
 
célée jusqu´ à ce que tout soit disposé
 
pour la tranquille et sure proclamation de
 
Néron.
 
" le sénat s´ assemble ; etc. "
 
 
                                                              p81
 
 
 
Xxviii Claude meurt âgé de
 
soixante-quatre ans : il n´ étoit ni sans
 
études, ni sans lettres ; il sçut écrire et parler
 
la langue grecque, il étoit orateur et
 
historien élégant dans la sienne. Il se montra
 
d´ abord juste, modeste, sage, et fut aimé :
 
alternativement pénétrant et stupide,
 
patient et emporté, circonspect et extravagant ;
 
 
                                                              p82
 
 
 
je le trouve plus foible que méchant.
 
Il voulut persuader qu´ il avoit contrefait
 
la démence, pour échapper à
 
Caïus : on n´ en crut rien. Il donna lieu au
 
proverbe, que pour être heureux, il
 
falloit être né sot ou roi. Pour être très
 
heureux, que falloit-il naître ? Son regne
 
fut ce qu´ il devoit être, le résultat d´ une
 
organisation viciée, d´ une mauvaise
 
éducation, de la méfiance, de la pusillanimité,
 
de la foiblesse, du goût pour les
 
femmes, de la crapule, de quelques
 
vertus, et de plusieurs vices contradictoires.
 
Sans la fermeté, les autres qualités du
 
prince sont sans effet ; sans la dignité, il
 
descend de son rang et se mêle dans la
 
foule, au-dessus de laquelle sa tête
 
majestueuse doit toujours paroître élevée. Il en
 
est des rois, comme des femmes, pour
 
 
                                                              p83
 
 
 
lesquelles la familiarité a toujours quelque
 
fâcheuse conséquence.
 
Xxix Néron s´ acquitte d´ abord du
 
rÔle d´ affligé. L´ oraison funebre étoit un
 
hommage d´ étiquette chez les romains,
 
ainsi que de nos jours : il prononça
 
celle de Claude, et s´ étendit sur
 
l´ ancienneté de son origine, les consulats et les
 
triomphes de ses ayeux ; son goût pour les
 
lettres et les bonnes études ; la prospérité
 
constante de l´ empire sous son regne.
 
Jusques là, l´ attention, la satisfaction même
 
de l´ auditoire se soutint ; mais
 
lorsqu´ il en vint au bon jugement et à la
 
profonde politique du prince, personne ne
 
put s´ empêcher de rire : cependant le discours
 
étoit de Séneque, qui y avoit mis
 
beaucoup d´ art.
 
 
                                                              p84
 
 
 
Mais aussi quelle tâche que le panégyrique
 
d´ un prince vicieux ; d´ avoir à dire
 
le mensonge dans la tribune de la vérité ;
 
à louer la continence des moeurs privées
 
devant une famille, devant un peuple
 
que les débauches ont scandalisé ; la
 
bravoure, devant des soldats témoins de la
 
lâcheté ; la douceur de l´ administration,
 
devant des sujets qui ont vécu sous la
 
terreur de la tyrannie, et qui gémissent
 
encore sous le poids des vexations. Je vois
 
dans cette conjoncture deux sortes de
 
lâches ; et l´ orateur impudent qui préconise ;
 
et le peuple qui écoute avec patience : si le
 
peuple avoit un peu d´ ame, il mettroit en
 
piece et l´ orateur et le mausolée. Voilà la
 
leçon, la grande leçon qui instruiroit le
 
successeur. Quelle différence de ces
 
usages, et de celui de ces sages egyptiens qui
 
exposoient sur la terre le cadavre nud
 
 
                                                              p86
 
 
 
du prince décédé, et qui lui faisoient son
 
procès ! à qui appartient-il, si ce n´ est au
 
ministre des dieux, de sévir après la mort
 
contre la perversité de celui que sa
 
puissance a garanti des loix pendant sa vie, et de
 
crier, comme on l´ entendit autour du corps
 
de Commode aux crocs : qu´ on le déchire :
 
qu´ on le traîne aux fourches patibulaires, etc. 
 
si j´ avois un reproche à faire à Séneque,
 
ce ne seroit pas d´ avoir écrit l´ apocoloquintose,
 
ou la métamorphose de Claude en
 
citrouille, mais d´ avoir composé l´ oraison
 
funebre.
 
" Xxx Néron fut le seul des
 
empereurs qui eut besoin de l´ éloquence
 
d´ autrui : etc. "
 
 
                                                              p87
 
 
 
après les honneurs rendus à la
 
cendre de Claude, Néron fait son entrée au
 
sénat. Il ne manque, ni de conseils, ni
 
d´ exemple pour bien gouverner ; il
 
n´ apporte au trÔne, ni haine, ni ressentiment ;
 
il n´ a pas d´ autre plan à suivre dans
 
l´ administration que celui d´ Auguste, il n´ en
 
connoît pas un meilleur ; les abus récents
 
dont on murmure, seront réformés ; il
 
n´ attirera point à lui seul la décision des
 
affaires ; le sort des accusateurs et des
 
accusés, balancé clandestinement dans
 
l´ intérieur du palais, ne dépendra plus des
 
intérêts d´ un petit nombre de gens en faveur ;
 
rien à sa cour ne se fera par argent ou par
 
intrigue ; il ne confondra pas les revenus
 
 
                                                              p88
 
 
 
de l´ etat avec les siens ; que le sénat rentre
 
dès ce moment dans ses anciens droits ; que
 
les peuples de l´ Italie et de ses provinces,
 
aient à se pourvoir aux tribunaux des
 
consuls, et que les audiences du sénat
 
soient sollicitées par ces magistrats ; il se
 
renfermera dans le devoir de sa place, le
 
soin des armées ; le sénat sera maître de
 
faire les réglements qu´ il jugera de quelque
 
utilité ; les avocats ne recevront à
 
l´ avenir ni argent ni présent, et les
 
questeurs désignés ne se ruineront plus en
 
spectacles de gladiateurs.
 
Agrippine prétend que cette
 
dispense renverse les ordonnances de
 
Claude ; l´ avis des peres l´ emporte sur le sien.
 
Cependant elle jouissoit d´ une autorité
 
illimitée : son fils avoit donné pour
 
mot du guet, la meilleure des meres : les
 
sénateurs s´ assembloient dans le palais, et
 
 
                                                              p89
 
 
 
Agrippine, à la faveur d´ une porte
 
dérobée, couverte d´ un voile, entendoit leurs
 
délibérations, sans en être vue.
 
Si, comme on n´ en sauroit douter,
 
Séneque composa le discours que l´ empereur
 
prononça à son avénement au trÔne,
 
certes il montra bien qu´ il étoit
 
vraiment homme d´ etat, et qu´ il n´ ignoroit
 
pas en quoi consiste la grandeur d´ un
 
prince, la splendeur d´ un regne, et la félicité
 
d´ un peuple.
 
Il fit ordonner par le sénat, que
 
ce discours seroit gravé sur des tables
 
d´ airain, et lu publiquement tous les ans, au
 
premier de janvier. Ces tables étoient des
 
chaînes de même métal, dont il se hâtoit
 
de charger le tigre encore innocent et
 
jeune.
 
 
                                                              p90
 
 
 
On a beaucoup loué le regret que
 
Néron témoigna de savoir écrire, à la
 
premiere sentence capitale qu´ on lui présenta
 
à signer. Je trouve dans ce trait de
 
l´ hypocrisie ; j´ admire davantage Néron,
 
lorsque partageant le consulat avec C Antistius,
 
et les magistrats prétant le serment
 
d´ obéissance aux ordonnances des
 
empereurs, il en dispensa son collegue.
 
Xxxi il faut distinguer trois époques
 
dans la durée de l´ institution de Séneque,
 
ainsi que dans l´ ame de son eleve : le maître
 
en conçoit les plus hautes espérances ;
 
il voit ses moeurs se corrompre, et il s´ en
 
afflige ; lorsque ses vices, sa cruauté, sa
 
dépravation, ses fureurs se développent, il
 
veut se retirer.
 
Trajan disoit que peu de princes
 
 
                                                              p91
 
 
 
pouvoient se flatter d´ avoir égalé Néron
 
pendant les cinq premieres années de son
 
regne ; et rien n´ est plus vrai. Mais
 
comment ce prince put-il renoncer à un
 
bonheur aussi grand, après en avoir joui si
 
long-temps ? Que des fainéants, des
 
imbécilles, des souverains à qui leurs sujets
 
ont été aussi étrangers, qu´ eux à leurs
 
sujets ; à qui on s´ est bien gardé de donner
 
des instituteurs, tels qu´ un Séneque et un
 
Burrhus ; qu´ on a tenus depuis le berceau,
 
jusqu´ au moment où ils arrivent au trÔne,
 
dans une ignorance totale de leurs devoirs,
 
aient continué de régner comme ils ont
 
commencé ; je n´ en serai point surpris : mais
 
ceux qui ont vu les transports d´ un peuple
 
immense dont ils étoient adorés, qui en
 
ont entendu les acclamations autour de
 
leur char, que des bénédictions continues
 
ont accompagnés depuis le seuil de leur
 
palais à leur sortie, jusqu´ au seuil de leur
 
 
                                                              p92
 
 
 
palais à leur rentrée, deviennent méchants,
 
se fassent haïr, et bravent l´ imprécation ;
 
je ne le conçois pas : à moins que
 
ce ne soit dans un âge avancé ; lorsque
 
l´ ame d´ un prince s´ est affoiblie ; lorsqu´ il est
 
accablé sous le malheur ; lorsqu´ incapable
 
de tenir les rênes de l´ empire, il est
 
forcé de les confier à des fous, à des
 
ignorants, à des fanatiques, qui abusent des
 
préjugés de son enfance, de sa caducité,
 
de ses terreurs, pour flétrir la gloire de son
 
aurore : il y en a des exemples, et cela se
 
conçoit. Hélas ! Ces malheureux
 
souverains mourroient de douleur, sans les
 
momeries dont on use pour leur en
 
imposer par le fantÔme de leur grandeur
 
passée.
 
Claude étoit né bon ; des courtisans
 
pervers le rendirent méchant : Néron, né
 
méchant, ne put jamais devenir bon sous
 
les meilleurs instituteurs. La vie de Claude
 
est parsemée d´ actions louables : il vient un
 
moment où celle de Néron cesse d´ en offrir.
 
 
                                                              p93
 
 
 
Plautus Lateranus, accusé d´ adultere
 
avec Messaline, sera chassé du sénat ;
 
Néron plaidera sa cause, et le rétablira
 
dans sa dignité. Séneque, par la harangue
 
qu´ il composera dans cette circonstance et
 
plusieurs autres, justifiera bien les sages
 
institutions qu´ il donne à son prince, en
 
même temps qu´ il montrera sa supériorité
 
dans l´ art oratoire ; mais il manquera son
 
but : c´ est en vain qu´ il se propose de
 
lier son eleve, pour l´ avenir, à
 
l´ exercice de la clémence, et à la pratique
 
des vertus ; cette ruse innocente, capable
 
de donner à un jeune souverain, et à
 
ses propres yeux, et aux yeux de sa
 
nation, un caractere qu´ il n´ oseroit
 
démentir tant qu´ il lui resteroit quelque pudeur,
 
ne prévaudra pas sur une nature aussi
 
perverse que celle de Néron.
 
Xxxii le meurtre de Junius Silanus,
 
 
                                                              p94
 
 
 
commis par les intrigues d´ Agrippine,
 
à l´ insu de son fils, est le premier forfait
 
du nouveau regne. Le peuple
 
désignoit au trÔne Silanus ; on avoit fait
 
mourir son frere, on craignoit en lui un
 
vengeur : c´ étoit trop de l´ un de ces deux
 
crimes.
 
Narcisse est jetté dans un cachot :
 
ce scélérat que les loix devoient
 
revendiquer, excédé de la rigueur de sa prison,
 
se donne la mort. Néron desira de
 
sauver un affranchi, dont l´ avarice et
 
la prodigalité s´ accordoient si bien avec ses
 
vices encore cachés, et ne put y réussir.
 
" les meurtres alloient se multiplier, etc. "
 
 
                                                              p97
 
 
 
il y eut un moment où l´ on remarqua,
 
tout à travers les propos de la ville,
 
la confiance que l´ on avoit dans ces deux
 
personnages. Il se répand un bruit
 
tumultueux, que les parthes renouvellent leurs
 
entreprises sur l´ Arménie, et que
 
Rhadamiste qu´ ils ont chassé, las d´ une
 
souveraineté si souvent acquise et perdue,
 
renonce à la guerre ; et l´ on disoit, dans une
 
capitale où l´ on se plaît à discourir :
 
" comment un prince à peine sorti de
 
sa dix-septieme année, pourra-t-il
 
soutenir un tel fardeau ! ... etc. "
 
 
                                                              p98
 
 
 
il se présenta une autre circonstance où
 
le philosophe, par sa présence d´ esprit,
 
tira de perplexité et l´ empereur et les
 
assistants, dans une occasion où la dignité de
 
César et l´ honneur de la république
 
paroissoient compromis. Les ambassadeurs
 
d´ Arménie haranguoient Néron : Agrippine
 
s´ avance, disposée à monter sur le
 
tribunal et à présider à ses cÔtés. On
 
reste immobile et muet ; on ne sait
 
quel parti prendre. Alors Séneque
 
s´ approche de l´ oreille du prince, et lui dit :
 
 
                                                              p99
 
 
 
" allez au devant de votre mere " . Mais une
 
femme déliée ne se trompe point à cette
 
marque de respect ; une femme hautaine
 
en est blessée ; une femme vindicative s´ en
 
souvient.
 
Xxxiii Séneque parvint au consulat,
 
sous Néron, s´ il faut s´ en rapporter
 
à un Sénatus-consulte, daté des calendes
 
de septembre, sous le consulat d´ Annaeus
 
Séneque et de Trebellius Maximus. On
 
prétend qu´ ils ne furent l´ un et l´ autre que
 
subrogés aux consuls ordinaires : mais
 
qu´ importe ce fait à la gloire de Séneque,
 
plus honoré dans la mémoire des hommes
 
par une page choisie de ses ouvrages, que
 
par l´ exercice des premieres dignités de
 
l´ empire, sur-tout sous un Tibere, un
 
Caligula, un Claude, un Néron ; dans un
 
temps et dans une cour, où les grandes
 
places confondant les honnêtes gens avec
 
les frippons, les noms les plus distingués
 
avec la vile populace, les ineptes et les gens
 
instruits, il y avoit moins de courage à
 
dédaigner les grandes places qu´ à les
 
accepter ;
 
 
                                                             p100
 
 
 
et où tout ce que l´ on pouvoit s´ en
 
promettre, dépendoit de quelque
 
circonstance heureuse qui vous en délivrât, ou
 
par une disgrace honorable, ou par une
 
mort glorieuse.
 
Que Séneque ait ou n´ ait pas obtenu la
 
dignité de consul, il est constant qu´ au
 
retour de son exil, il parut avec tout l´ éclat
 
de la haute faveur, et bientÔt après avec
 
tout celui de la grande opulence.
 
Mais, dira-t-on, que faisoient à la cour
 
d´ un Claude, dans le palais d´ un Néron,
 
un Burrhus, un Séneque ? étoient-ils à leur
 
place ? Hélas ! Non ; mais c´ étoit au temps
 
et à l´ expérience à leur apprendre que
 
l´ eleve qu´ on leur avoit confié n´ étoit pas
 
digne de leurs soins ; que l´ empereur qu´ ils
 
approchoient ne méritoit ni leur
 
attachement, ni leurs leçons, ni leurs services,
 
ni leurs conseils. Lorsqu´ à travers le
 
prestige de quelques signes de vertu, ils
 
eurent démélé le germe de la cruauté et de
 
tous les vices prêt à éclorre, ils s´ occuperent,
 
sinon à l´ étouffer, du moins à en
 
 
                                                             p101
 
 
 
retarder le développement. On lit dans le
 
vieux Scholiaste de Juvénal, que
 
Séneque disoit en confidence à ses amis :
 
" le lion ne tardera pas à revenir à sa
 
férocité naturelle, s´ il lui arrive une fois
 
de tremper sa langue dans le sang " .
 
Dans l´ impossibilité d´ inspirer au jeune
 
dissolu l´ austérité de moeurs qu´ ils
 
professoient, ils essayerent de substituer
 
 
                                                             p102
 
 
 
à la fureur des voluptés illicites et
 
grossieres, le goût des plaisirs délicats et
 
permis. Mais quels pouvoient être le fruit
 
de leur exemple et l´ effet de leurs discours,
 
sur un prince mal né, et d´ ailleurs
 
environné d´ esclaves corrompus, et de
 
femmes perdues, qui, en applaudissant à ses
 
penchants, lui peignoient Séneque et
 
Burrhus comme deux pédagogues importuns ;
 
l´ un plus propre à pérorer dans l´ ombre
 
d´ une ecole, que fait pour être admis à
 
l´ intimité d´ un empereur ; l´ autre, plus
 
digne de commander dans un camp à
 
la soldatesque, que d´ habiter un palais.
 
Xxxiv Octavie, avec toutes ses
 
qualités estimables, les conseils de Séneque et
 
de Burrhus, et l´ appui d´ Agrippine, ne put,
 
ou fixer l´ inconstance, ou vaincre la
 
répugnance et échapper au dégoût de Néron. Il
 
accorde sa confiance à deux jeunes
 
dissolus d´ une rare beauté, Othon et Sénécion,
 
 
                                                             p103
 
 
 
liés entr´ eux d´ une amitié suspecte. Il
 
se prend de fantaisie pour une affranchie,
 
nommée Acté. Agrippine est instruite de
 
cette intrigue : elle éclate, elle crie qu´ une
 
vile créature est devenue son égale ; une
 
esclave, sa belle-fille : par ses fureurs
 
déplacées, elle aliene l´ esprit de son fils ; et
 
Séneque à qui le prince semble se livrer
 
dans cette conjoncture, jouit d´ une
 
confiance et d´ une autorité qu´ il partageoit
 
avec elle. Sa position n´ en devint que plus
 
difficile : ramener l´ empereur à Octavie ;
 
la tentative étoit honnête, mais inutile :
 
approuver sa passion pour Acté, cela ne
 
convenoit ni à son caractere ni à ses
 
fonctions ; cependant l´ instituteur plus
 
prudent que la mere, la regarda comme un
 
frein qui modéreroit, du moins
 
pour un temps, la fougueuse intempérance
 
 
                                                             p104
 
 
 
du jeune homme, et sauveroit du trouble
 
et de l´ infâmie les plus illustres familles.
 
Mais il falloit dérober, soit à Agrippine,
 
soit à Octavie, soit au peuple, cette basse
 
inclination : en conséquence Annaeus
 
Sérénus, ami intime de Séneque se
 
prêta à un rÔle singulier ; ce fut de feindre
 
du goût pour Acté, et de prendre sur lui la
 
profusion du souverain.
 
Dans la suite, il ne dépendit pas de cette
 
fiere Agrippine, mieux conseillée, de
 
descendre à des complaisances, de recevoir
 
Acté, et de rendre son palais l´ asyle
 
obscur du vice de son fils.
 
Xxxv parmi les vêtements les plus
 
somptueux des meres et des femmes des
 
empereurs, parmi leurs plus riches parures,
 
Néon ordonne le choix d´ une
 
parure qu´ on présentera de sa part à
 
Agrippine. Le présent est reçu de mauvaise grace
 
par cette femme, que la possession du sceptre
 
 
                                                             p105
 
 
 
n´ auroit pas dédommagée de l´ ambition
 
de gouverner : on impute aux mauvais
 
conseils de Pallas le peu de succès de la
 
parure, et Néron dit de cet affranchi
 
disgracié : il va abdiquer l´ empire. 
 
Pallas étoit l´ amant et le
 
confident d´ Agrippine. Alors cette femme ne se
 
connoît plus : elle se répand en invectives,
 
en menaces qui retentissent jusqu´ aux
 
oreilles du prince : " Britannicus est en
 
âge de régner : etc. "
 
 
                                                             p106
 
 
 
à ce discours, le trouble s´ empare de
 
Néron. Britannicus touchoit à sa
 
quatorzieme année : le nommer le véritable
 
successeur de Claude, c´ étoit le proscrire ; et
 
bientÔt il expire empoisonné à table, au
 
milieu des jeunes convives de son âge,
 
qui se dispersent d´ effroi, sous les yeux
 
étonnés
 
 
                                                             p107
 
 
 
d´ Agrippine et d´ Octavie, sous les yeux
 
immobiles et fixes des courtisans qui les
 
tiennent attachés sur Néron.
 
Sous Claude, les délateurs ont un
 
salaire fixé par la loi Papia.
 
Lorsqu´ on a fait une condition
 
publique et avouée de la délation, où est le
 
maître en sureté contre son esclave ? Le grand
 
en sureté contre son souverain ? Il y a des
 
fonctions infâmes, malheureusement
 
nécessaires au bon ordre de la société : elles
 
doivent entrer dans le plan de la police,
 
mais non dans celui de la législation ; et la
 
police bien entendue ne remplira pas les
 
maisons et les rues de scélérats pour
 
garantir les citoyens de quelques-uns.
 
Sous Néron, une empoisonneuse, Locuste,
 
est protégée, récompensée,
 
tient école, et fait des éleves dans son art.
 
 
                                                             p108
 
 
 
Xxxvi la mort de Britannicus annonce
 
à Agrippine ce qu´ on peut attenter
 
sur elle.
 
Dans cette déplorable conjoncture, des
 
personnages qui affichoient une
 
probité scrupuleuse, partageant entre eux des
 
palais, des maisons de campagne, ne
 
manquerent pas de censeurs. Je ne doute
 
point que Burrhus et Séneque n´ aient été
 
du nombre des gratifiés, et je m´ étonne
 
que les ennemis du philosophe, parmi tant
 
de reproches, aient omis celui-ci. Mais
 
l´ historien l´ avoit prévenu, en nous
 
dévoilant la politique de Néron, qui
 
détournoit de sa personne les regards publics, en
 
les attachant sur ceux qu´ il leur exposoit
 
décorés de dépouilles odieuses dont il les
 
forçoit de se couvrir.
 
 
                                                             p109
 
 
 
" Agrippine demeure inflexible,
 
elle serre Octavie dans ses bras, etc. "
 
quels sont les projets d´ Agrippine ? Ne
 
veut-elle qu´ intimider son fils ? Mais alors
 
pourquoi tenir ses démarches secrettes ?
 
S´ est-elle proposé de lui Ôter le trÔne et la
 
vie ?
 
 
                                                             p110
 
 
 
Après sa disgrace, sa demeure
 
est déserte ; elle n´ est visitée que de
 
quelques femmes amenées les unes par la pitié,
 
les autres par la curiosité, par le plaisir
 
cruel de jouir de son humiliation, par la
 
haine ; Julia Silana est du nombre de ces
 
dernieres.
 
C´ étoit une femme célebre par sa beauté,
 
sa naissance et ses galanteries : elle avoit
 
autrefois vécu dans l´ intimité avec Agrippine,
 
mais elle s´ en étoit séparée, emportant
 
avec elle un ressentiment profond
 
d´ une injure toujours grave entre les
 
femmes.
 
 
                                                             p111
 
 
 
Silana suscite contre Agrippine
 
deux délateurs : à des accusations
 
surannées, on en ajoute une nouvelle, le projet
 
d´ une révolution en faveur de Rubellius
 
Plautus, issu d´ Auguste. Cette imposture est
 
mystérieusement confiée à un affranchi de
 
Domitia, tante de l´ empereur, et l´ ennemie
 
d´ Agrippine : un autre affranchi court
 
pendant la nuit au palais qui lui
 
étoit ouvert en qualité de bouffon, et y
 
porte l´ alarme. Le tyran, dont la chaleur
 
du vin irrite l´ inquiétude, crie : " qu´ elle
 
périsse, et que son Burrhus soit dépouillé
 
sur-le-champ du commandement de la
 
garde prétorienne " . Burrhus devoit ce
 
poste à Agrippine : moins la reconnoissance
 
étoit douteuse, plus sa personne étoit
 
suspecte. Séneque ne balance pas à prendre
 
 
                                                             p112
 
 
 
la défense de son collegue, et lui sauve
 
l´ affront de cette disgrace.
 
Telle est la condition malheureuse des
 
tyrans ; ils ne peuvent se confier, ni dans
 
les gens de bien qu´ ils éloignent, ni dans
 
les méchants qui leur restent.
 
Xxxvii Néron tremblant, et
 
pressé de se délivrer de sa mere, ne fait
 
grace à Burrhus, et ne consent au délai de
 
sa vengeance, qu´ à la condition que celui-ci
 
la fera mourir sur-le-champ, si le crime
 
est constaté : ils iront au point du jour
 
l´ instruire, et l´ interroger ; et ils auront des
 
affranchis pour témoins. Qu´ elle se justifie,
 
ou qu´ elle meure.
 
Ils paroissent devant Agrippine. Cette
 
femme conservant toute sa fierté, répond :
 
 
                                                             p113
 
 
 
" je ne m´ étonne pas que la
 
tendresse maternelle soit inconnue à une
 
Silana qui n´ a jamais eu d´ enfant ; etc. "
 
 
                                                             p114
 
 
 
ce discours émeut tous les assistants :
 
on s´ occupe à la calmer, elle
 
demande à voir son fils, elle le voit : il n´ est
 
question dans cette entrevue, ni de son
 
innocence, qu´ une apologie indécente
 
pouvoit rendre suspecte, ni de ses bienfaits
 
dont elle ne pouvoit parler, sans paroître
 
les reprocher ; les délateurs sont châtiés,
 
ses amis sont récompensés.
 
Xxxviii Burrhus et Pallas sont
 
accusés de conspiration. Burrhus conspirer
 
 
                                                             p115
 
 
 
avec l´ affranchi Pallas ! Ils sont absous.
 
On fut moins satisfait de l´ innocence
 
de Pallas, que blessé de son orgueil : on
 
lui objecte le témoignage de ses affranchis,
 
ses complices ; il répond : " je ne
 
fais jamais entendre mes volontés, chez
 
moi, que de l´ oeil ou du geste ; s´ il faut
 
que je m´ explique, je ne converse pas
 
avec mes gens, j´ écris " .
 
Néron erre la nuit dans les rues de la
 
ville, court les lieux de débauches, pille les
 
marchands, frappe, insulte, est insulté,
 
frappé ! L´ exemple du souverain accroît la
 
licence : des inconnus s´ attroupent et mettent
 
Rome au pillage. Néron est vigoureusement
 
repoussé par un jeune sénateur, assez
 
étourdi pour reconnoître son souverain,
 
et assez lâche pour se tuer ensuite.
 
 
                                                             p116
 
 
 
Xxxix voici le moment de faire
 
connoître le seul détracteur de Séneque,
 
l´ homme dont ses ennemis, tant anciens
 
que modernes, n´ ont été que les échos.
 
Un délateur vénal et formidable,
 
un scélérat justement exécré de la multitude
 
des citoyens, un prévaricateur, un
 
concussionnaire, qui ne pardonnoit pas à
 
Séneque le châtiment de ses extorsions :
 
Suilius, autrefois questeur de Germanicus,
 
 
                                                             p117
 
 
 
chassé par le sénat de l´ Italie, et
 
relégué dans une isle par l´ ordre de Tibere,
 
punition qui parut sévere dans le moment,
 
mais qu´ on regarda comme un trait de
 
sagesse de l´ empereur, après le rappel du
 
coupable : un homme que le siecle suivant
 
vit également vénal, plus puissant, et jouissant
 
de l´ amitié du prince, dont il fit, sans
 
revers, un long, et jamais un bon usage.
 
Un de ces jouets des circonstances
 
et du sort, ne put être condamné, sans
 
qu´ il en rejaillît un peu de haine sur
 
Séneque.
 
Suilius avoit été humilié, mais ne l´ avoit
 
pas été au gré de ses ennemis. Pour
 
 
                                                             p118
 
 
 
achever de l´ écraser, on renouvella le
 
sénatusconsulte et la loi Cincia contre la
 
rapacité des avocats. Il se présenta devant
 
les juges : là, se livrant à une audace naturelle,
 
que le grand âge affranchissoit de
 
toute retenue, il se déchaîna contre
 
Séneque : " il hait, disoit-il, les amis de
 
Claude, sous lequel il a etc. "
 
 
                                                             p119
 
 
 
quel est celui qui parle ainsi ? Qui le
 
croiroit ? Un impudent enrichi par la
 
délation le plus infâme des métiers ;
 
l´ auteur de la mort violente d´ une foule de
 
citoyens de l´ un et de l´ autre sexe ; un
 
scélérat dont les crimes appelloient la hache,
 
ou qu´ ils envoyoient au roc Tarpéien, et
 
que les loix trop indulgentes reléguerent
 
aux isles Baléares.
 
Outre ses prévarications au barreau, il
 
étoit encore accusé de concussion et de
 
péculat, dans son gouvernement d´ Asie. Ces
 
 
                                                             p120
 
 
 
délits exigeant de longues informations et
 
dans des contrées éloignées, on revint sur
 
des forfaits dont les témoins étoient
 
présents.
 
C´ est ce même Suilius que Messaline,
 
sous le regne de Claude, déchaîna contre
 
Valerius et Poppée.
 
C´ est le discours qui précede, que les
 
Dion Cassius, les Xiphilins, et la nuée des
 
détracteurs de Séneque, depuis son siecle
 
jusqu´ au nÔtre, ont successivement
 
paraphrasé. Il faut, ce me semble, être
 
tourmenté d´ une cruelle répugnance à
 
croire aux gens de bien, pour s´ en rapporter
 
aux imputations d´ un suilius, d´ un délateur
 
 
                                                             p122
 
 
 
par état, d´ un furieux, souillé, accusé,
 
et puni de mille forfaits.
 
Xl la paix regne entre l´ empereur
 
et sa mere, jusqu´ au moment de l´ intrigue
 
de Néron avec Poppée. " de tous les
 
avantages qu´ une femme peut avoir, il ne
 
manquoit à celle-ci que la vertu. Etc. "
 
 
                                                             p123
 
 
 
je n´ aurois point parlé de cette
 
femme, née pour le malheur de son
 
siecle, la maîtresse de Néron, la seule aimée,
 
et la plus redoutable ennemie d´ Agrippine,
 
sans les excès auxquels se porta
 
celle-ci pour soutenir son crédit, et ruiner
 
celui de sa rivale, et sans le rÔle difficile de
 
Séneque dans ces conjonctures critiques.
 
Je ne me persuaderai jamais que ni
 
Burrhus ni Séneque aient approuvé le
 
renvoi d´ Octavie ; mais un soupçon dont
 
j´ aurai peine à me défendre, c´ est qu´ ils n´ aient
 
ressenti une satisfaction secrette à trouver
 
 
                                                             p124
 
 
 
dans Poppée un contrepoids à l´ autorité
 
d´ Agrippine. Avec tout le mépris
 
possible pour le vice, l´ indignation la plus
 
vraie contre le crime, on ne s´ en dissimule
 
pas les avantages passagers.
 
Poppée étoit mariée à un chevalier romain,
 
Rufus Crispinus. Othon, las de ne
 
la posséder que par un commerce de
 
galanterie, l´ enleva à Crispinus, et devint
 
son époux. Soit imprudence, soit ambition,
 
il vante à Néron les graces et
 
l´ esprit de sa femme : s´ il eut eu le projet
 
de l´ en rendre amoureux, il ne se seroit
 
pas conduit avec plus d´ adresse. L´ empereur
 
est introduit auprès de Poppée, elle
 
feint d´ être éprise des charmes du
 
prince ; elle n´ y sauroit résister. Lorsqu´ elle
 
 
                                                             p125
 
 
 
s´ en est assuré la conquête, elle devient
 
capricieuse, elle met en jeu toutes les ruses,
 
toute la coquetterie d´ une courtisanne
 
consommée. " si après une ou deux
 
nuits, Néron veut la retenir ; etc. "
 
son projet étoit d´ amener le divorce
 
d´ Octavie, et d´ épouser Néron : mais quel
 
espoir de succès, du vivant d´ Agrippine ?
 
Elle s´ occupe à lui rendre sa mere odieuse
 
et suspecte ; elle joint la raillerie aux
 
accusations. " vous êtes un empereur,
 
vous ? Vous n´ êtes qu´ un enfant qu´ on
 
 
                                                             p126
 
 
 
mene à la lisiere... etc. "
 
ce discours artificieux est suivi de larmes
 
plus artificieuses encore.
 
Xli les extorsions et l´ avidité des
 
publicains excitent des cris ; Néron
 
est tenté de supprimer tout impÔt. à Rome,
 
cette seule action eut balancé bien
 
des crimes aux yeux de ses sujets, aux yeux
 
même de la postérité : les énormes tributs
 
des provinces, bien économisés, auroient
 
suffi aux dépenses publiques.
 
Mais au moment où il se propose de
 
soulager le peuple écrasé, il fait déclarer
 
par une loi qu´ il suffira d´ être accusé
 
 
                                                             p127
 
 
 
dans ses paroles ou dans ses actions,
 
pour subir la poursuite du crime de
 
leze-majesté : et la vie de personne n´ est
 
plus en sureté, et il n´ y a plus de fortune
 
qu´ on ne puisse envahir.
 
C´ est la conscience du despote qui lui
 
inspire, c´ est sa terreur qui lui dicte, ces
 
edits qui n´ apprennent à la nation
 
qu´ une chose, c´ est que son oppresseur connoît
 
le sort qu´ il mérite, et qu´ il a peur. Si le
 
prince est bon, ses edits sont inutiles ; s´ il
 
est méchant, ils sont dangereux : la vraie
 
cuirasse du tyran, c´ est l´ audace.
 
On a dit qu´ il n´ y avoit point de
 
grand génie, sans une nuance de folie :
 
cela me paroît du moins aussi vrai de toute
 
grande scélératesse, j´ ai presque dit de
 
toute puissance illimitée.
 
Xlii on lit dans Suétone, que
 
 
                                                             p128
 
 
 
Néron conçut de la passion pour sa mere, etc. :
 
on y lit encore
 
qu´ il admit entre ses courtisanes, une
 
femme dont le mérite étoit de ressembler
 
à l´ impératrice. Si ces faits sont
 
avérés, la démarche d´ Agrippine se
 
conçoit.
 
Cette femme, en qui d´ ailleurs l´ ambition
 
et l´ habitude du crime avoient
 
étouffé ce reste de pudeur, le dernier
 
sacrifice des femmes perdues et la
 
consommation de leur perversité, projette de
 
captiver le coeur de son fils ; elle se
 
pare, elle sort la nuit de son palais, elle
 
se montre au milieu de la joie tumultueuse
 
 
                                                             p129
 
 
 
d´ un festin, et de l´ ivresse du prince et de
 
ses convives. Elle se jette entre les bras de
 
Néron ; des baisers lascifs, on passe
 
à d´ autres caresses, les préludes du crime.
 
Séneque est informé de cette scene scandaleuse :
 
aux artifices d´ une femme, il
 
oppose la jalousie et les frayeurs d´ une autre.
 
Acté, à sa premiere entrevue avec
 
l´ empereur, lui dira : " y pensez-vous !
 
Votre mere y pense-t-elle ! Etc. "
 
ce discours suggéré par Séneque, et appuyé
 
de ses remontrances, eut son effet.
 
De ce jour Néron évita toute entrevue
 
 
                                                             p131
 
 
 
secrette avec sa mere ; et, ce que
 
Séneque n´ avoit pas prévu, de ce jour
 
le projet de s´ en délivrer fut arrêté dans
 
son esprit, " et il ne fut plus question
 
que de savoir si ce seroit par le poison,
 
par le fer, ou d´ une autre maniere. Etc. "
 
ces discours sont rendus à
 
Agrippine : elle oublie et les affaires
 
désagréables que son fils lui a suscitées depuis
 
son exil de la cour, et les insultes des
 
passants de terre et de mer aux environs de sa
 
retraite : elle vient. " Néron s´ avance
 
au devant d´ elle sur le rivage, etc. "
 
mais le projet du vaisseau avoit
 
transpiré, et Agrippine se fait porter en
 
litiere de Baules jusqu´ à Baies, où elle
 
soupe. " à table, Néron se place au dessous
 
 
                                                             p132
 
 
 
d´ elle, etc. "
 
ce dernier sentiment fait trop d´ honneur à
 
Néron, et n´ en fait pas assez à la pénétration
 
de Tacite.
 
Agrippine rassurée (et comment ne
 
l´ eut-elle pas été ? ) entre dans le vaisseau,
 
suivie de deux seules personnes de sa cour,
 
Crépéréius Gallus, et Acéronia, une de
 
 
                                                             p133
 
 
 
ses femmes : la nuit étoit brillante et la
 
mer tranquille, comme si les dieux
 
vouloient rendre le forfait évident.
 
Crépéréius étoit debout à cÔté du gouvernail,
 
Acéronia penchée au pied du lit d´ Agrippine,
 
s´ attendrissoit en entretenant sa
 
maîtresse du repentir de Néron, et la
 
félicitoit sur son retour en faveur, lorsque le
 
plat-fond de la chambre où Agrippine étoit
 
couchée, tombe et écrase Crépéréius ;
 
Agrippine fut garantie par le dais solide de
 
son lit : le méchanisme inférieur manque
 
son effet. Le vaisseau ne s´ entrouvre pas :
 
on travaille à le submerger ; mais la
 
maladresse, le trouble et la mésintelligence
 
laissent à Agrippine et à Acéronia le temps
 
de se jetter à la mer. Soit d´ imprudence,
 
selon Tacite, soit de générosité, la
 
 
                                                             p134
 
 
 
suivante crie du milieu des flots ; " sauvez-moi,
 
je suis la mere de l´ empereur " : et à l´ instant,
 
elle est assommée sous des coups de rames et de crocs.
 
Agrippine, plus circonspecte, ne reçoit qu´ une
 
légere blessure à l´ épaule ; tandis qu´ elle
 
nage, des barques vont à sa rencontre,
 
la prennent, et la déposent à sa maison
 
de campagne, par la voie du lac Lucrin.
 
Là, elle réfléchit. L´ horrible projet de
 
son fils est manifeste ; elle dissimule : elle
 
fait instruire Néron de son péril et de son
 
salut ; elle le doit, sans doute, à la bonté
 
des dieux et à la fortune du prince ; qu´ il
 
se tranquillisât, et qu´ il ne vint point,
 
son état actuel demandoit du repos.
 
à cette nouvelle inattendue, la
 
terreur s´ empare de Néron : il voit
 
 
                                                             p135
 
 
 
Agrippine transportée de fureur, ameuter
 
les esclaves, animer le peuple, soulever les
 
troupes, faire retentir de ses cris le sénat,
 
les places publiques, raconter son naufrage,
 
montrer sa blessure, et révéler les
 
meurtres de ses amis. Si elle paroît en sa
 
présence, que lui répondra-t-il ?
 
Il fait appeller Séneque et Burrhus.
 
Etoient-ils, n´ étoient-ils pas instruits
 
du projet de la nuit précédente ? Après cet
 
attentat, jugeront-ils l´ affaire tellement
 
engagée, qu´ il falloit que Néron pérît, si l´ on
 
ne prévenoit Agrippine ? Ce qu´ il y a de
 
certain, c´ est que le monstre s´ expliqua
 
nettement avec ses instituteurs. L´ horreur les
 
saisit. Parlez, leur dit Néron, et songez
 
que vous répondrez de l´ événement sur
 
vos têtes. Séneque regarde Burrhus, et
 
 
                                                             p136
 
 
 
lui demande s´ il faut ordonner aux soldats
 
d´ égorger la mere de l´ empereur. Burrhus
 
répond que les prétoriens dévoués à la
 
famille des césars, et à qui la mémoire de
 
Germanicus est présente, ne porteront
 
jamais des mains meurtrieres sur sa fille ; puis
 
s´ adressant à Néron, il ajoute : je commande
 
à de braves soldats, si vous avez besoin
 
d´ assassins, cherchez-les ailleurs ; et que
 
votre Anicet n´ acheve-t-il ce qu´ il
 
vous a promis. Anicet y consent, et Néron
 
dit avec indignation : " je regne d´ aujourd´ hui,
 
et c´ est à un affranchi que je le
 
dois " .
 
 
                                                             p137
 
 
 
Les derniers mots de Burrhus semblent
 
prouver que l´ attentat du vaisseau lui étoit
 
connu. Le savoit-il avant, ou l´ apprit-il
 
après l´ exécution ?
 
Quoi qu´ il en soit, il ne faut accuser, ni
 
Burrhus, ni Séneque d´ une foible résistance,
 
sur-tout lorsqu´ on avoue que le brusque
 
discours de Burrhus amena sa fin tragique.
 
On jugera mal la position et la conduite
 
des honnêtes gens que leur mauvais destin
 
avoit approchés de Néron, si l´ on oublie à
 
quel prince ils avoient à faire, qu´ on ne
 
s´ explique pas avec son prince, comme
 
avec son ami, ni avec un Néron comme
 
avec un autre prince.
 
Burrhus et Séneque en dirent assez pour
 
marquer leur profonde horreur, exciter la
 
 
                                                             p138
 
 
 
fureur, les menaces, les reproches de
 
Néron, et exposer leur vie.
 
Il y a des circonstances, telles que
 
celles-ci, où le discours perdra toute sa force,
 
si l´ on ne se peint pas le ton, le regard, le
 
maintien de celui qui parle : il faut voir la
 
consternation sur le visage de Séneque,
 
l´ indignation sur celui de Burrhus.
 
Ce n´ est point pour disculper ces deux
 
vertueux personnages, que Tacite a dit
 
que leurs remontrances auroient été
 
inutiles : il me fait entendre qu´ elles furent aussi
 
énergiques qu´ elles pouvoient l´ être ; et que
 
plus fortement prononcées, elles auroient
 
occasionné trois meurtres au lieu d´ un.
 
Séneque et Burrhus étoient deux
 
hommes que les bienfaits d´ Agrippine
 
rendoient suspects à un tyran ombrageux, et
 
que leurs vertus rendoient odieux à un
 
prince dissolu.
 
Lorsqu´ on ajoute, et que ne persuadoient-ils
 
à Néron d´ exiler ou de renfermer
 
 
                                                             p139
 
 
 
Agrippine ! on perd de vue, le
 
caractere violent du fils, l´ ambition et la
 
puissance de la mere, la haine que tous les
 
citoyens portoient à l´ un, le vif intérêt
 
qu´ ils avoient pris au peril de l´ autre, et la
 
politique de princes moins féroces qui
 
ont sacrifié leur propre sang à leur
 
sécurité, dans des circonstances moins
 
critiques. Lisez ce qui suit, et accusez encore
 
Séneque et Burrhus, si vous l´ osez.
 
Xliii les yeux du tigre étinceloient
 
de fureur, lorsqu´ Agérinus se présente de
 
la part d´ Agrippine. Anicet jette
 
furtivement un poignard à ses pieds, crie que
 
c´ est un assassin dépêché par Agrippine, et
 
le fait charger de chaînes.
 
" cependant le bruit du péril
 
d´ Agrippine s´ étoit répandu, etc. "
 
 
                                                             p141
 
 
 
elle étoit dans son lit : les meurtriers
 
l´ environnent, le trierarque lui décharge
 
un coup de bâton sur la tête. Agrippine,
 
le milieu du corps avancé vers le
 
centurion qui tiroit son glaive, lui dit,
 
frappe mon ventre : et elle expire percée
 
de plusieurs coups. Des chaldéens
 
 
                                                             p142
 
 
 
qu´ elle avoit consultés sur son
 
fils, lui répondirent, qu´ il régneroit et
 
qu´ il tueroit sa mere. qu´ il me tue, 
 
avoit-elle répondu, pourvu qu´ il regne .
 
Croiroit-on qu´ il y eut une circonstance
 
capable d´ ajouter à l´ horreur de ce
 
forfait ? Qui l´ auroit imaginée, si
 
l´ histoire ne nous l´ avoit transmise ? C´ est
 
que sa mere assassinée, Néron
 
court assouvir son impure curiosité sur son
 
cadavre ; il le contemple, il y porte les
 
mains, il en loue certaines parties, en
 
blâme d´ autres, et demande à boire.
 
 
                                                             p143
 
 
 
Cependant ce crime plonge le scélérat
 
et superstitieux Néron dans un silence
 
stupide ; la terreur le saisit, sa conscience se
 
révolte : tandis qu´ il fait courir le bruit que
 
sa mere, convaincue d´ un attentat sur sa
 
personne sacrée, s´ est défaite elle-même, il
 
voit son image, il en est poursuivi ; il
 
voit les euménides avec leurs fouets et
 
leurs torches ; il essaie en vain de fléchir ses
 
mânes par un sacrifice magique : son supplice
 
duroit encore lors de son voyage en
 
Grece ; il n´ ose se présenter à l´ initiation
 
des mysteres d´ Eleusine, effrayé et retenu
 
par la voix du crieur qui ordonnoit aux
 
impies et aux scélérats de s´ éloigner.
 
Dans les premiers jours, il s´ agite,
 
il se leve : la nuit il croit que le jour
 
amene son châtiment et la fin de sa vie. Les
 
centurions et les tribuns sont les
 
premiers, dont la basse flatterie le rassure :
 
 
                                                             p144
 
 
 
invités par Burrhus, ils lui prennent la main
 
et le félicitent. Ses amis vont aux temples
 
en rendre graces aux dieux. Pendant
 
toute sa vie, autant de forfaits, autant de
 
sacrifices : les maisons regorgeoient du
 
sang des hommes ; le sang des animaux
 
ruisseloit des autels des dieux. Les villes
 
de la Campanie lui marquent leur
 
allégresse par des députations et par des
 
sacrifices : cependant il jouoit l´ affliction, il
 
regrettoit le péril dont il étoit délivré, et
 
pleuroit.
 
Le sénat et les grands de Rome avoient
 
donné l´ exemple aux peuples de la
 
Campanie. On immoloit de tout cÔté des
 
victimes : on ordonnoit des jeux annuels,
 
aux fêtes de Cérès, jours où la prétendue
 
conspiration d´ Agrippine avoit été
 
découverte : on décernoit une statue d´ or à
 
Minerve dans le palais, en face de celle du
 
parricide. Le jour de la naissance d´ Agrippine
 
 
                                                             p145
 
 
 
étoit écrit dans les fastes entre les
 
jours funestes.
 
Mais les lieux ne changent pas
 
comme les visages. Le crime étoit fixé devant
 
les yeux du parricide par le redoutable
 
aspect de la mer et des collines. Il se retire
 
à Naples d´ où il écrit au sénat :
 
" que l´ assassin Agérinus, etc. "
 
 
                                                             p146
 
 
 
cette lettre, devenue publique, détourna
 
les yeux de dessus le cruel Néron ; et l´ on
 
ne s´ entretint plus que de l´ indiscrétion de
 
Séneque, qui l´ avoit dictée.
 
Xliv les détracteurs de ce philosophe
 
l´ accusent, sur la foi de Dion Cassius,
 
d´ avoir conseillé à Néron l´ assassinat
 
de sa mere. Mais cette calomnie,
 
 
                                                             p147
 
 
 
aussi invraisemblable qu´ atroce, est d´ ailleurs
 
réfutée par le silence de Tacite,
 
historien d´ un tout autre poids que Dion,
 
mieux instruit que lui sur tous ces faits, et
 
assez voisin des temps où ils sont arrivés,
 
pour avoir pu les savoir de ceux même qui
 
en avoient été les témoins. Il est également
 
faux que Séneque consentît au meurtre
 
d´ Agrippine : la question qu´ il se hâte de
 
faire à Burrhus, eut inspiré de
 
l´ horreur à tout autre que Néron.
 
 
                                                             p148
 
 
 
à l´ égard de cette lettre que le parricide
 
écrivit à ce vil sénat qu´ on amusoit par
 
des momeries auxquelles il répondoit par
 
d´ autres momeries : je pense que ce ne
 
fut point à ce méprisable sénat, à ce
 
corps sans autorité, sans ame, sans
 
pudeur, sans dignité, qui avoit déja
 
présenté au parricide sa félicitation, et aux
 
immortels, ses actions de graces ; mais
 
que ce fut aux citoyens, parmi lesquels il
 
restoit encore de braves gens à redouter,
 
que cette lettre, destinée à devenir
 
publique, fut réellement adressée. Après un
 
exécrable forfait auquel il n´ y avoit plus de
 
remede, que restoit-il à faire, sinon d´ en
 
 
                                                             p149
 
 
 
prévenir, s´ il étoit possible, d´ autres
 
amenés par des troubles et des conspirations ?
 
Séneque a-t-il accusé Agrippine d´ une seule
 
action dont elle ne fût coupable ? Après
 
l´ attentat du vaisseau, que ne devoit-on pas
 
craindre du ressentiment de cette femme ?
 
Cette question n´ est pas de moi, elle est de
 
Tacite.
 
Au reste, les accusations précédentes
 
sont si graves, que je me propose d´ y
 
revenir. En attendant, je vais rapporter un
 
 
                                                             p151
 
 
 
passage de montagne qui se présente
 
sous ma plume, et que j´ aime mieux déplacé
 
qu´ omis : ce que l´ auteur des essais
 
dit de Dion, est indistinctement applicable
 
à tous les censeurs de Séneque. " je
 
ne crois aucunement le témoignage de
 
Dion ; etc. "
 
Xlv cependant Néron s´ inquiete
 
sur l´ accueil qui l´ attend dans Rome
 
à son retour de la Campanie. Restera-t-il
 
au peuple quelque affection pour lui ?
 
Retrouvera-t-il quelque soumission dans le
 
sénat ? Les scélérats qui l´ environnoient,
 
et jamais il n´ y en eut tant à la cour, lui
 
répondoient : " le nom d´ Agrippine est
 
détesté, sa mort a redoublé de zele pour
 
vous ; venez, reconnoissez par vous-même
 
combien vous êtes adoré " . Ils demandent
 
 
                                                             p152
 
 
 
à précéder sa marche, et en effet
 
les hommages du peuple surpasserent leurs
 
promesses. Les sénateurs sont vêtus de soie,
 
ils fendent les flots de Rome entiere qui
 
les arrête sur leur passage ; des femmes,
 
des enfants sont distribués par groupes,
 
selon leur âge et leur sexe ; on a élevé des
 
gradins en amphithéâtre, tels qu´ on en
 
use aux spectacles et dans les fêtes
 
triomphales, et ces gradins sont couverts de
 
citoyens et de citoyennes : telle fut l´ entrée
 
de Néron, couvert et fumant du sang de
 
sa mere.
 
Connoissez à présent, souverains, la
 
valeur de ces acclamations qui vous suivent
 
dans vos capitales, de ce concours
 
d´ hommes qui entourent vos superbes
 
équipages : il n´ y a que votre conscience qui
 
puisse vous garantir la sincérité de ces
 
démonstrations. Ce qu´ on fait aujourd´ hui
 
pour vous, on le fit autrefois pour un parricide :
 
 
                                                             p153
 
 
 
songez combien il faut que vous
 
soyez méprisé ou haï, lorsque vos sujets
 
sont rares et gardent le silence sur votre
 
passage.
 
Il étoit tourmenté depuis longtemps
 
de la fantaisie de conduire un char,
 
et de jouer de la guitare, deux exercices
 
peu séants à la majesté impériale. Séneque
 
et Burrhus jugerent à propos de
 
condescendre à l´ un de ces goûts, de peur
 
d´ avoir à acquiescer à tous les deux. On
 
fit donc construire dans la vallée du
 
Vatican une enceinte, où Néron put se
 
satisfaire sans se donner en spectacle.
 
Dans la suite, se flattant de le corriger
 
par la honte, ils briserent la clÔture,
 
 
                                                             p154
 
 
 
et montrerent au peuple son empereur
 
cocher. Ce moyen produisit l´ effet contraire
 
à celui qu´ ils en attendoient : les
 
applaudissements d´ une capitale où il ne restoit
 
pas un sentiment d´ honneur, une idée de
 
la dignité, irriterent et accrurent le mal.
 
Lorsqu´ un peuple n´ est pas un frondeur
 
dangereux, il est le plus séducteur des
 
courtisans. Quoi, sage Séneque, prudent
 
Burrhus, vous vous étiez promis qu´ on
 
siffleroit sur son char le parricide devant
 
lequel on venoit de se prosterner ; qu´ une
 
chose, tout au plus indécente ou ridicule,
 
inspireroit du mépris à ceux que le plus
 
exécrable des forfaits n´ avoit pas pénétrés
 
d´ horreur !
 
Il ne tarde pas à instituer les jeux
 
de la jeunesse, à monter sur la scene, à
 
chanter, à jouer de la guitare en public ;
 
il appelle le musicien Terpnus, il
 
 
                                                             p155
 
 
 
l´ entend, il prend ses leçons, il s´ assujettit
 
à tous les préceptes de l´ art, il se range
 
parmi les concurrents aux prix ; il se
 
conforme aux loix prescrites aux musiciens de
 
profession, de ne se point asseoir malgré la
 
lassitude, de n´ essuyer la sueur du visage
 
qu´ avec un pan de sa robe, de ne point
 
cracher, de ne se point moucher en
 
présence du peuple. Il capte la bienveillance
 
des auditeurs, il fléchit le genou devant
 
eux, il joint les mains, et demande de
 
l´ indulgence. Il est jaloux de la prééminence,
 
au point de faire traîner dans les égoûts
 
les statues érigées aux grands maîtres qui
 
l´ avoient précédé. Il corrompt par des
 
largesses, il entraîne par son exemple, les
 
descendants des familles les plus
 
illustres : ni l´ âge, ni la dignité, ni la
 
naissance, ni le sexe, ne dispensent
 
d´ apprendre et d´ exercer l´ art des histrions.
 
Il est entouré de poètes ; il jette des
 
hémistiches ; ils s´ écrient, beau ! Merveilleux !
 
 
                                                             p156
 
 
 
sublime ! et se fatiguent à enchasser
 
les mots de l´ empereur dans des
 
vers dénués de naturel, vuides d´ enthousiasme,
 
et bigarrés de différens styles.
 
L´ avilissement descend jusqu´ aux philosophes :
 
des hommes barbus, d´ une
 
morale austere, d´ un triste maintien, se
 
montrent, sans pudeur, au milieu des fêtes
 
licencieuses de la cour. Néron leur accorde
 
quelques instants après ses repas : comme
 
ils étoient d´ opinions diverses, il s´ amuse
 
à les mettre aux prises. Ils disputent tandis
 
qu´ il digere.
 
J´ ose penser que Tibere par sa politique,
 
Caligula par ses extravagances, Claude
 
par son imbécillité, et Néron par sa
 
cruauté, ont été moins funestes à la
 
république en versant à grands flots le sang des
 
plus illustres familles, qu´ en souillant
 
celui qu´ ils épargnoient. Néron, par ses
 
meurtres, ravit sans doute de grands hommes
 
 
                                                             p157
 
 
 
à l´ etat ; mais par la corruption, il le
 
peupla d´ hommes sans caracteres : ses
 
prédécesseurs avoient commencé la ruine des
 
moeurs, il la comble. Si l´ on convient de
 
la vérité de cette réflexion, combien de
 
princes, moins féroces, ont été d´ ailleurs
 
aussi coupables, aussi méprisables que lui.
 
Le massacre des particuliers pouvoit se
 
réparer avec le tems : le mal fait à la
 
nation entiere dura malgré les exemples,
 
l´ administration, les préceptes, et les
 
édits des Titus, des Trajans, des Marc-Aureles
 
et des Juliens.
 
Les proscriptions de Sylla, celles
 
d´ Auguste font frémir les ames sensibles. Ceux
 
qui pensent, voient des suites tout
 
autrement fâcheuses, à la douce tyrannie de
 
ce dernier : un prêtre catholique,
 
aussi pieux qu´ instruit, a dit à cette
 
occasion, que " les gens de lettres avoient
 
mis leurs bienfaiteurs au rang des grands
 
 
                                                             p158
 
 
 
hommes, long-temps avant que l´ eglise
 
plaçât les siens au rang des saints ; et
 
que l´ une de ces apothéoses, n´ étoit pas
 
plus louable que l´ autre " .
 
Xlvi Dion compte Séneque
 
et Burrhus parmi les spectateurs, et
 
impute à Séneque un rÔle indigne, je ne dis
 
pas d´ un philosophe, mais de tout honnête
 
 
                                                             p159
 
 
 
homme à sa place. " ils étoient-là,
 
dit-il, comme deux maîtres, etc. "
 
ce qui est sur-tout remarquable dans
 
cette derniere calomnie de Dion, c´ est
 
l´ impudence et la maladresse avec
 
lesquelles cet homme pervers, aveuglé par la
 
haine qu´ il portoit à tous les gens de
 
bien, avance un fait démenti même par
 
 
                                                             p160
 
 
 
les infâmes courtisans du plus infâme des
 
princes, qui, pour perdre Séneque,
 
l´ accusoient du rÔle opposé. " il se
 
moque de vous, disoient-ils à Néron ;
 
il parodie vos vers et votre chant " .
 
Et à qui parloient-ils ainsi ? à un homme
 
cruel, jaloux de son talent. Lorsque cet
 
historien cherche à diffamer Séneque, il
 
est le complice de ces courtisans : ils n´ en
 
vouloient qu´ à sa vie, Dion en veut à sa
 
mémoire.
 
Tacite ne nomme que Burrhus.
 
Le philosophe ne descendit point de la
 
dignité de son caractere et de ses
 
fonctions ; quoiqu´ il ne se dissimulât point le
 
péril auquel son austérité l´ exposoit. Si
 
Burrhus en pliant, et Séneque en se
 
roidissant, ne réussirent point ; c´ est qu´ il est une
 
 
                                                             p161
 
 
 
perversité naturelle plus forte que toutes
 
les leçons de la sagesse. L´ instituteur peut
 
s´ éloigner, lorsque son eleve se cache de
 
lui : le ministre est perdu, si son maître
 
rougit ou pâlit à son aspect ; s´ il en est
 
évité ; si l´ on craint de l´ entendre : bientÔt il
 
se trouve des ames basses qui lui
 
persuadent de s´ en délivrer par l´ exil ; des ames
 
sanguinaires, par la mort. Le prince, quand
 
il n´ est pas une bête féroce, prend le
 
premier parti ; un Néron trouve le second
 
plus court.
 
Le militaire n´ eut pas l´ inflexibilité du
 
philosophe : au théatre, où le maître du
 
monde, histrion et joueur de flûte de
 
profession, se prosternoit devant ses
 
juges, Burrhus joignit son suffrage aux leurs,
 
affligé, mais applaudissant, etc.
 
 
                                                             p162
 
 
 
Malheureuse condition des gens de bien
 
qui vivent à cÔté d´ un prince vicieux !
 
Combien de fois ils sont obligés de faire
 
violence à leur caractere ! Cependant il y
 
a cette différence entre le courtisan et le
 
philosophe, que l´ un épie l´ occasion de
 
flatter, et que l´ autre la fuit ; que l´ un
 
souffre de sa dissimulation, en rougit, se la
 
reproche, et que l´ autre s´ en applaudit.
 
Les vices des rois encouragent les
 
vicieux qui les approchent, et rendent
 
pusillanimes les gens de bien. Ceux-ci
 
craignent d´ offenser ; ceux-là redoublent de
 
turpitude pour plaire. La conduite des uns
 
fait l´ apologie, celle des autres, la satyre
 
des moeurs du souverain. Telle est à ses
 
yeux l´ importance du service de son
 
adulateur, l´ importunité des discours, du
 
silence même de l´ homme vrai, que le premier
 
arrive à un pouvoir, quelquefois illimité ;
 
et le second, toujours à une disgrace
 
plus ou moins prompte. Ce n´ est pas sous
 
un Tibere, sous un Néron seulement ; c´ est
 
de tous les temps, et dans toutes les cours,
 
 
                                                             p163
 
 
 
qu´ il y a plus de faveur à se promettre du
 
métier de proxénete, que des fonctions de
 
grand ministre ; et que l´ on peut sans
 
conséquence deshonorer une nation par la
 
perte d´ une bataille, mais non hasarder
 
un mot ou un geste de mépris à une favorite.
 
On demandera peut-être pourquoi il
 
n´ y a gueres qu´ une opinion sur le caractere
 
et la conduite de Burrhus, et qu´ on
 
est partagé de jugement sur Séneque. C´ est
 
qu´ on exige moins apparemment d´ un
 
militaire que d´ un sage : c´ est que le
 
philosophe ne s´ occupe point à dénigrer l´ homme
 
vertueux de la cour ; et que l´ homme de
 
cour s´ amuse souvent à dénigrer le philosophe.
 
Xlvii Burrhus meurt, sans
 
qu´ on pût assurer si ce fut de poison, de
 
maladie, ou de l´ une et de l´ autre. Le
 
souvenir de sa vertu le fit long-temps regretter.
 
 
                                                             p164
 
 
 
Le crédit de Séneque tombe à la
 
mort de Burrhus. Il arriva au philosophe,
 
après la mort du militaire, ce qui seroit
 
arrivé au militaire après la mort du philosophe.
 
Il perdit son autorité ; et l´ empereur
 
se tourna vers les partisans du vice.
 
Tigellin étudie les défiances de
 
son maître, et regle ses accusations sur ses
 
découvertes. Plautus, dit-il à Néron, est
 
opulent, actif, et du nombre de ceux qui
 
réunissent à l´ affectation des moeurs
 
antiques, l´ arrogance des stoïciens, gens
 
intrigants et brouillons. Et voilà comment un
 
courtisan artificieux prépare de loin la
 
perte d´ un philosophe.
 
Mais, veux-t-on un exemple terrible
 
de la scélératesse d´ un autre courtisan ?
 
Sous le regne de Claude, Messaline jalouse
 
 
                                                             p165
 
 
 
de Poppée, à qui le pantomime Mnester,
 
l´ objet de la passion de ces deux femmes,
 
avoit donné la préférence, et pressée de
 
s´ emparer des superbes jardins de Valérius,
 
médite sa perte et celle de sa rivale.
 
Poppée est accusée d´ adultere avec
 
Valérius, et la puissance de celui-ci rendue
 
suspecte à l´ empereur. Valérius se présente
 
devant Claude et se défend ; Claude
 
incline à l´ absoudre. Vitellius et Messaline
 
en pâlissent. Messaline pleure ; sous
 
prétexte d´ aller baigner ses yeux, elle sort et
 
recommande à Vitellius de ne pas lâcher
 
sa proie. Vitellius se jette aux pieds de
 
Claude, se désole, rappelle à l´ empereur
 
son ancienne intimité avec Valérius, leur
 
éducation commune à la cour d´ Antonia
 
sa mere, les services de l´ accusé, ses exploits
 
récents, et conclut... je m´ arrête d´ horreur :
 
qui ne croiroit que Vitellius profite
 
de l´ absence de Messaline, pour sauver
 
la vie à un homme de bien sans se
 
compromettre ? ... Vitellius conclut à ce que
 
la clémence de l´ empereur laisse à Valérius,
 
 
                                                             p166
 
 
 
le choix du genre de mort qui lui
 
conviendra : grace qui fut accordée.
 
Xlviii il est difficile de décider si
 
Néron fut plus cruel qu´ impudique, ou
 
plus impudique que cruel. Il épouse
 
l´ eunuque Sporus, et il est épousé par
 
l´ affranchi Doryphore. Après un de ces
 
festins monstrueux, où l´ on voyoit la
 
profusion, le luxe, la crapule, la joie tumultueuse
 
confondues, il se couvre la
 
tête d´ un voile nuptial ; les aruspices sont
 
appellés ; la dot est stipulée ; le lit préparé ;
 
les torches de l´ hymen sont allumées ; il se
 
marie à Pithagoras, un des infâmes acteurs
 
de la fête, et se soumet, à la clarté des
 
lumieres, à ce que la nuit couvre de ses
 
ombres dans l´ union légitime des deux
 
sexes.
 
 
                                                             p167
 
 
 
Sa cruauté se délasse dans la débauche :
 
Agrippine n´ est plus : pourquoi diféreroit-il
 
de répudier Octavie ? Qu´ importe ses
 
vertus, si le nom de son pere et la faveur
 
du peuple la rendent suspecte ? Octavie
 
est accusée d´ adultere et exilée. Le
 
respect et la pitié élevent leurs voix. Néron
 
s´ effraye : Octavie est rappellée ; les statues
 
de Poppée sont renversées ; le peuple
 
attroupé porte sur ses épaules les images
 
d´ Octavie, elles sont couronnées de fleurs
 
et placées dans les temples ; on court au
 
palais ; la foule remplit les appartements
 
de l´ empereur ; elle crie qu´ il se montre :
 
mais des soldats la menacent du glaive et
 
la dispersent à coups de fouets.
 
Cependant, Poppée est aux genoux de
 
Néron ; " votre main, lui dit-elle,
 
m´ est plus chere que la vie ; etc. "
 
 
                                                             p169
 
 
 
d´ après ce discours artificieux, l´ accusation
 
d´ adultere est reprise. Le scélérat
 
par caractere et par habitude, Anicet,
 
s´ avoue lui-même coupable du crime : on y
 
joint celui de la révolte. On déclare par un
 
edit, que celle qu´ on avoit répudiée pour
 
cause de stérilité, s´ est livrée au préfet de la
 
flotte et fait avorter : et sur le champ, on la
 
relegue dans l´ isle Pandataria, abandonnée
 
à l´ âge de vingt ans, à des soldats et à des
 
centurions ; et quelques jours après son
 
exil, elle est condamnée à mourir. Les
 
veines lui sont ouvertes ; elle expire
 
étouffée par la vapeur d´ un bain trop chaud ;
 
sa tête est séparée de son corps, et
 
présentée à sa rivale.
 
Séneque est accusé, dans ces circonstances,
 
de tremper dans une conspiration
 
qui n´ existoit pas encore, et à laquelle
 
peut-être l´ accusation donna lieu. Romanus
 
le déféra clandestinement comme complice
 
de Pison. Séneque se justifie, et fait
 
 
                                                             p170
 
 
 
retomber avec force l´ accusation sur
 
l´ accusateur.
 
Thraséa qui s´ étoit prété aux premieres
 
adulations du sénat, se retire de ses
 
assemblées, après le meurtre d´ Agrippine.
 
Au milieu de tant d´ honnêtes gens
 
disgraciés et mis à mort, il eût été honteux pour
 
un Thraséa, de rester en faveur, et d´ échapper
 
à la cruauté du tyran. Dans l´ intervalle
 
de sa disgrace et de sa mort, Néron
 
se vante, en présence de Séneque,
 
de s´ être réconcilié avec Thraséa. Le
 
philosophe ne balança pas à l´ en féliciter,
 
quoiqu´ il vît dans les propos de Néron la
 
proscription de Thraséa signée, et que,
 
par sa franchise, il risquât de signer la
 
 
                                                             p171
 
 
 
sienne. Y a-t-il beaucoup de courtisans, à
 
qui la perfidie de son maître fût aussi-bien
 
connue, et qui eût osé lui parler, comme
 
Séneque à Néron ? Dans cette circonstance
 
légere, je le vois présenter ses veines à
 
couper, et il ne me montre pas moins de
 
courage, que lorsqu´ il verse son sang dans
 
un bain. Au dernier moment, il accepte
 
la mort qui vient à lui avec le centurion ;
 
ici il s´ avance fiérement au-devant d´ elle.
 
Xlix Séneque vivoit encore à la cour
 
de Néron, lors d´ un désastre, que les uns
 
attribuent au hasard, d´ autres à la
 
méchanceté de ce prince, " mais certes,
 
le plus étendu et le plus terrible que la
 
violence des flammes eût causé dans
 
Rome. Etc. "
 
 
                                                             p174
 
 
 
l´ incendie dura six jours et sept nuits ;
 
Néron, spectateur du haut de la tour de
 
Mécène, en habit de théâtre, chante
 
l´ embrâsement de Troye. Il défend de
 
fouiller les décombres : on enterre à son
 
profit les restes de la fortune des incendiés ;
 
et pour la réparation du désastre, il exige
 
des contributions qui ruinent les citoyens
 
et les provinces. Il dit, " faisons
 
ensorte que tout m´ appartienne,
 
 
                                                             p175
 
 
 
et qu´ il ne reste rien en propre à personne " .
 
L Séneque, craignant que tant
 
de forfaits, de crimes, de sacrileges, ne
 
lui fussent imputés, demande sa retraite.
 
Il avoit des envieux, il eut des
 
calomniateurs : et quel est l´ homme d´ une
 
médiocrité assez rassurante, pour jouir sans
 
trouble de l´ intimité du prince !
 
On intenta contre lui différentes accusations.
 
" l´ accroissement d´ une fortune
 
immense, etc. "
 
 
                                                             p176
 
 
 
ces imputations n´ étoient point ignorées
 
de Séneque, il en étoit informé
 
par ceux en qui il restoit de l´ honnêteté ; et
 
l´ empereur l´ éloignant de son intimité,
 
 
                                                             p180
 
 
 
avec un dédain qui s´ accroissoit de jour en
 
jour, il demanda une audience qui lui fut
 
accordée, et dans laquelle il tint le
 
discours qui suit.
 
" seigneur, il y a quatorze ans qu´ on
 
m´ approcha de vous, etc. "
 
voici la réponse de Néron, telle à-peu-près
 
qu´ il la fit.
 
" ce que votre discours prémédité offre
 
d´ abord à mon esprit, etc. "
 
 
                                                             p183
 
 
 
la dignité, l´ esprit, le sentiment même
 
qui regnent dans ce discours, font frissonner.
 
Ensuite ce prince, disposé par
 
caractere, et exercé par habitude, à voiler
 
sa haine sous de fausses caresses,
 
embrasse Séneque et approche sa joue de la
 
sienne.
 
Li le discours affectueux de Néron,
 
n´ en imposa point à Séneque. Sûr
 
de sa disgrace, il persista à demander sa
 
retraite, l´ obtint avec peine, et changea
 
 
                                                             p184
 
 
 
tout-à-coup son genre de vie. Il se
 
dépouilla des prérogatives d´ un pouvoir
 
qui s´ éclipsoit. Ce concours de visitants
 
politiques et curieux, qui venoient
 
officieusement épier sa conduite, surprendre ses
 
discours, et qui continuoient à l´ obséder,
 
parcequ´ ils n´ étoient pas encore assurés de
 
sa perte, fut éloigné : sa porte fut fermée ;
 
il ne souffrit plus ce cortege de clients qui
 
l´ environnoient au sortir de sa maison. On
 
le voyoit peu dans la ville ; sa mauvaise
 
santé et son goût pour l´ étude, lui servirent
 
de prétextes auprès du souverain, qui se
 
félicitoit, et qui peut-être lui auroit fait
 
un crime, de son absence. Sa mort suivit
 
de près cette réforme. La disgrace
 
confirmée trouva le philosophe détaché de
 
toutes ces importantes frivolités, dont la
 
privation rend aux hommes ordinaires le
 
moment du repos et de la liberté si fâcheux,
 
et la vie privée si ennuyeuse. La pureté de
 
sa conscience et le souvenir de ses actions
 
 
                                                             p185
 
 
 
adoucissoient l´ amertume des journées qu´ il
 
passoit dans l´ attente de la proscription.
 
On se proposa d´ abord de s´ en défaire
 
par la voie secrete du poison : Néron
 
auroit préféré, sans doute, la ressource
 
d´ imputer à Séneque même, sa propre mort,
 
de l´ accuser de foiblesse, ou même de
 
rejetter cette grande perte sur la nécessité du
 
châtiment. Mais, soit que Cléonicus, un
 
des affranchis de Séneque, qu´ on avoit
 
corrompu, ressentît à l´ aspect de son
 
maître une horreur, qu´ un parricide ne devoit
 
pas éprouver au souvenir de son instituteur,
 
soit que le philosophe eût soupçonné
 
l´ attentat, il ne fut pas exécuté.
 
Depuis ce moment, il ne se nourrissoit
 
plus que de fruits sauvages, et ne se
 
désaltéroit que de l´ eau courante des ruisseaux.
 
 
                                                             p186
 
 
 
Quel spectacle pour l´ imagination, que
 
le possesseur d´ une richesse immense,
 
tourmenté par la soif, par la faim, et par la
 
terreur pire que le besoin, errant dans
 
ses magnifiques jardins, et réduit à la
 
condition indigente des animaux ! Dis-nous
 
toi-même, grand philosophe, homme
 
véridique, quelle fut alors ta consolation et
 
ta force ! La vertu, la vertu qui te restoit,
 
et que le tyran ne pouvoit t´ arracher, le
 
tyran qui t´ auroit peut-être laissé vivre,
 
s´ il eût été en son pouvoir de t´ arracher
 
la vertu.
 
Lii tandis que Néron suit le cours
 
de ses forfaits ; qu´ il fait mourir sa
 
tante, et s´ empare de ses biens ; que
 
pour épouser Statilia, il ordonne le
 
meurtre de son mari ; celui d´ Antonie,
 
fille de Claude, qui refuse de prendre
 
 
                                                             p187
 
 
 
dans son lit la place de Poppée ; que tous
 
ses amis ou parents subissent le même sort,
 
entre autres le jeune Aulus Plautius, qu´ il
 
viole avant de l´ envoyer au supplice ; qu´ on
 
noye Rufinus Crispinus, fils d´ Othon et
 
de Poppée, pour s´ être amusé à jouer à
 
l´ empereur ; Tuscus, son frere de lait, pour
 
s´ être lavé, pendant son gouvernement en
 
Egypte, dans des bains préparés pour
 
l´ empereur ; de riches affranchis qui avoient
 
travaillé, sous Claude, à son adoption ; le
 
vieux Pallas, qui lui faisoit attendre
 
trop long-temps sa dépouille ; et que,
 
d´ après la réponse d´ un astrologue,
 
consulté sur l´ apparition d´ une comete,
 
que ces sortes de présages ne se détournent
 
que par des meurtres expiatoires, la
 
proscription de ce qui reste de plus
 
illustre dans Rome est décidée : il se forme
 
 
                                                             p188
 
 
 
deux conjurations ; l´ une de Pison, à Rome ;
 
l´ autre de Vinicius, à Bénévent.
 
Des sénateurs, des chevaliers,
 
des hommes de toutes les conditions, des
 
femmes même entrerent à l´ envi dans
 
celle de Pison ; les uns par ambition, les
 
autres par amour du bien public, Lucain
 
par un petit ressentiment de poète.
 
Elle échoua par l´ indiscrétion d´ Epicharis,
 
et les lâches conseils de la femme d´ un
 
affranchi.
 
à l´ instant les conjurés sont saisis et
 
confrontés. Chose incroyable, ils
 
meurent presque tous avec courage, après
 
s´ être entr´ accusés lâchement ; un instant
 
 
                                                             p189
 
 
 
sépare deux rÔles aussi opposés. S´ ils
 
méprisoient la vie, que ne mouroient-ils en
 
silence ? S´ ils craignoient la mort,
 
pourquoi mouroient-ils sans se plaindre ?
 
Néron, pour conserver l´ empire, fait
 
massacrer sa mere : l´ action de Lucain est
 
plus révoltante ; pour conserver sa vie,
 
il dénonce Acilia sa mere. Ô Lucain, tu
 
l´ emporterois sur Homere, que ton
 
ouvrage seroit à jamais fermé pour moi. Je te
 
hais ; je te méprise, je ne te lirai plus.
 
Subrius répond à Néron, qui lui
 
demande, comment il a pu trahir son
 
serment : " je te haïssois. Nul soldat
 
ne te fut plus fidele, etc. "
 
et toi, Sulpicius, pourquoi as-tu
 
conjuré ? " pourquoi ? C´ est que ta mort
 
étoit l´ unique remede à tes vices " .
 
 
                                                             p190
 
 
 
Comme on creusoit la fosse de Subrius,
 
et qu´ on ne la creusoit, ni assez longue,
 
ni assez large ; il dit ironiquement, ils n´ en
 
savent pas même assez pour cela !
 
Il dit au tribun Niger, qui lui recommande
 
de présenter sa tête avec courage,
 
puisse tu en montrer autant à la frapper .
 
Il semble que la cruauté du maître avoit
 
accrû celle des bourreaux. Niger qui
 
n´ avoit pu décapiter Subrius en deux coups,
 
dit à l´ empereur, qu´ il l´ avoit tué une fois
 
et demie.
 
Liii " au meurtre de Plautius Latéranus,
 
désigné consul, succéda le meurtre
 
qui lui étoit le plus agréable, etc. "
 
 
                                                             p192
 
 
 
Natalis, qui connoissoit la haine secrette
 
de l´ empereur contre Séneque, se
 
promettoit de se sauver en le perdant.
 
" Granius Silvanus, tribun de
 
Cohorte, eût ordre de présenter à
 
Séneque cette délation, etc. "
 
 
                                                             p197
 
 
 
le silence de Séneque sur Burrhus, dans
 
ce moment, m´ inclineroit à croire que
 
celui-ci ne mourut point d´ une mort
 
violente, ou que du moins Séneque l´ ignoroit
 
ou ne le pensoit pas. Rien n´ étoit plus
 
naturel
 
 
                                                             p201
 
 
 
dans cette circonstance, que de s´ associer
 
celui avec qui l´ on avoit partagé les
 
mêmes fonctions, et qui en avoit reçu la
 
même récompense.
 
" après ces discours, et quelques autres
 
qui sembloient s´ adresser à tous, il
 
embrasse sa femme ; etc. "
 
Liv le récit qui précede, est
 
traduit de ses annales ; interprêtes fideles de
 
 
                                                             p203
 
 
 
cet auteur sublime et profond, nous n´ aurions
 
pu, sans témérité, j´ ai presque dit
 
sans sacrilége, y ajouter ou en retrancher
 
un seul mot. Si nous lui avons Ôté quelque
 
chose, c´ est son laconisme et son énergie ;
 
et l´ on imagine bien que c´ est malgré nous.
 
Séneque avoit eu deux femmes ; la
 
premiere s´ appelloit Helvia, et voici
 
comment il en parle : " le soir, lorsque
 
 
                                                             p204
 
 
 
ma lampe est éteinte, etc. "
 
la seconde, celle qui vient d´ assister à
 
la mort de Séneque, et mêler son sang à
 
celui de son époux, s´ appelloit Pauline :
 
elle étoit jeune et belle, et Séneque âgé.
 
On ne pardonne rien aux hommes d´ un
 
certain ordre ; on pese leurs plus indifférentes
 
actions, dans une balance rigoureuse.
 
Et cette balance, qui la tient ? On le
 
sait. Tout s´ acquitte dans ce monde-ci, et
 
la naissance, et les richesses, et les
 
honneurs, et les talents : la possession même
 
 
                                                             p205
 
 
 
de la vertu n´ est pas gratuite, et tant
 
mieux.
 
On fit un crime au vieux philosophe,
 
d´ avoir pris une jeune femme. Et qu´ importe
 
si cette jeune femme est honnête ? Si
 
le vieux philosophe en étoit tendrement
 
aimé. Vous qui entr´ ouvrites les rideaux
 
du lit nuptial, pour repaître vos yeux, et
 
vous amuser d´ une scéne indécente ou ridicule ;
 
jugez à présent, s´ il entra dans la
 
sainte union de Séneque et de Pauline,
 
aucune de ces vues si deshonnêtes et si
 
communes, qui compensent aux yeux des
 
parents et des époux intéressés, l´ extrême
 
disparité d´ âge ; mais dont la nature
 
trompée se venge par la perte des moeurs,
 
l´ incertitude des naissances, et le trouble
 
domestique.
 
" Néron n´ avoit aucun motif particulier
 
de haïr Pauline, etc. "
 
 
                                                             p207
 
 
 
Lv cette richesse prodigieuse pour
 
un simple particulier, étoit exorbitante
 
pour un philosophe ; elle se montoit environ
 
à quarante millions de notre
 
monnoie : il n´ alla point à elle, il la
 
reçut quand elle vint à lui.
 
 
                                                             p209
 
 
 
La succession que son pere lui laissa étoit
 
considérable. Dans la consolation qu´ il
 
écrivit, de la Corse, à Helvia sa mere, il lui
 
dit, " ayant des parents, vous avez
 
avantagé vos fils, déja riches : etc. "
 
elle s´ étoit encore accrue
 
par des placements avantageux : les
 
largesses de son eleve y mirent le comble.
 
On l´ a déja entendu sur les inconvénients
 
de ces dons. " seigneur, a-t-il dit à
 
Néron : etc. "
 
 
                                                             p210
 
 
 
Dion accuse Séneque d´ avoir prêté
 
à usure ; il attribue la guerre britannique
 
à la dureté avec laquelle il exigea,
 
dit-il, des bretons, le remboursement
 
de ses capitaux en entier, sans être divisés
 
en plusieurs paiements.
 
Qui est ce Dion ? Ce Dion que
 
Crevier appelle le calomniateur éternel de
 
 
                                                             p211
 
 
 
tous les romains vertueux ; qui a osé, sans
 
s´ appuyer d´ aucune autorité, accuser
 
Cicéron d´ un commerce incestueux avec sa fille
 
Tullia, et qui s´ est déchaîné contre
 
Cassius, Brutus, les hommes les plus
 
renommés par leurs vertus, sans qu´ on puisse
 
trouver à cette étrange fureur, d´ autres
 
raisons, dit Juste-Lipse, qu´ une
 
incurable perversité de jugement et de moeurs ?
 
Ce Dion étoit de Nicée en Bithinie : il
 
s´ occupa toute sa vie à décrier le mérite qui
 
l´ offusquoit ; il s´ attacha particuliérement à
 
Séneque : distinction flatteuse. Ses
 
mensonges, maladroits, à force d´ être exagérés,
 
 
                                                             p212
 
 
 
manquerent leur effet, même sur la
 
crédulité. Il fut gouverneur de province
 
et deux fois consul ; récompense du vil
 
mérite d´ intrigant, de courtisan et de
 
flatteur, qu´ il exerça sous trois regnes.
 
Et voilà le témoignage qu´ on allégue
 
contre Séneque, l´ homme qu´ on oppose à
 
Tacite qui le précéda de plus d´ un siecle,
 
au censeur des hommes le plus sévere, qui
 
fut le contemporain et l´ admirateur de
 
notre philosophe.
 
Mais ce n´ est pas à Dion que nous avons
 
à répondre ; c´ est au crédule abbréviateur
 
de Dion, à Xiphilin, espece de fou,
 
homme méchant, esprit bisarre : car ce
 
sont deux observations très judicieuses ;
 
l´ une de la Mothe Le Vayer, " qu´ il
 
est incroyable que Dion, etc. "
 
 
                                                             p213
 
 
 
l´ autre de Juste-Lipse, qu´ il faut qu´ un
 
tel faiseur d´ épitome, ait pris les accusations de
 
Suilius, ou de quelqu´ autre aussi méchant, pour les
 
vrais sentiments de Dion.
 
On lit dans Dion : " Lucius Annaeus
 
Séneque surpassa en sagesse tous
 
les romains de son temps, etc. "
 
 
                                                             p214
 
 
 
quoi qu´ il en soit, les détracteurs de
 
Séneque ont-ils recherché les moyens par
 
lesquels sa fortune s´ étoit accumulée ?
 
Nullement. Se sont-ils informés de l´ usage qu´ il
 
en a fait ? Dit-on que son coffre-fort ait été
 
fermé à ses parents, à ses amis indigents ?
 
On mentiroit. Lui reproche-t-on quelques-uns
 
de ces vices qui naissent de la sordide
 
ou folle opulence, l´ avarice ou la
 
dissipation, la dureté, le déréglement des moeurs,
 
l´ insolence, l´ amour désordonné du faste,
 
le goût des plaisirs sensuels, cette
 
magnificence intérieure qui humilie les grands,
 
qui confond les différents états de la
 
société, qui éleve le millionnaire au niveau
 
des hommes décorés des premieres places,
 
et qui insulte à la misere publique : on
 
mentiroit encore. Mettra-t-on sur la même
 
ligne, un Séneque, l´ instituteur du prince,
 
son ami, l´ ame de ses conseils, avec un
 
Pallas, un Narcisse, un Tigellin, les
 
ministres de sa débauche et de ses cruautés ?
 
On ne peut, sans conséquence, ni s´ approcher,
 
ni s´ éloigner du tyran, toujours ombrageux.
 
 
                                                             p216
 
 
 
S´ il est fâcheux d´ accepter ses dons,
 
il n´ est pas moins dangereux de les
 
rejetter. Je voudrois bien qu´ on nous
 
apprît ce que les censeurs de Séneque
 
auroient fait à sa place. J´ oserois assurer que
 
le mépris du philosophe pour sa propre
 
richesse, étoit plus vrai que celui d´ un
 
Suilius, d´ un Dion, d´ un Xiphilin, et de tous
 
leurs échos, tant anciens que modernes.
 
Ce qui me confond, c´ est qu´ au milieu
 
de ces déclamations violentes contre
 
Séneque, qui accepta les bienfaits de Néron
 
malgré lui, je ne trouve pas un mot contre
 
les hommes de la république les plus distingués
 
 
                                                             p217
 
 
 
par leur naissance et leurs dignités,
 
qui les solliciterent. D´ où naît cette
 
partialité ? Je le sais : c´ est qu´ ils n´ étoient que
 
des grands ; et que Séneque étoit un sage.
 
Quoi donc ! Ce titre impose-t-il une force,
 
une élévation d´ ame, dont toutes les autres
 
conditions sont dispensées ! Ce qu´ on
 
interdit au philosophe, le noble le fera sans
 
s´ avilir ! Si telle est l´ opinion des grands
 
et du peuple, on ne sauroit penser, ni plus
 
dignement de la philosophie, ni plus
 
bassement de toutes les autres sortes
 
d´ illustrations.
 
J´ insiste. Quelle si grande importance,
 
cette énorme fortune, qui n´ excédoit
 
toutefois ni le rang d´ un ministre, ni la
 
fatigue de ses fonctions, ni le mérite de ses
 
services ; cette richesse si reprochée,
 
peut-être plus encore enviée, pouvoit-elle avoir
 
aux yeux d´ un homme né de parents sages
 
et modestes, innocent et frugal comme
 
eux, dont la vertu ne souffrit pas la moindre
 
atteinte de l´ air empesté de la cour la
 
plus dissolue, et qui osoit adresser des
 
 
                                                             p218
 
 
 
vérités dures à un prince, dont le sourcil
 
froncé, et le visage riant, n´ étoient que deux
 
arrêts de mort différents.
 
Las du spectacle de la débauche et du
 
crime, il veut s´ éloigner : Néron le retient ;
 
et voici ce que Séneque lui fait entendre,
 
s´ il ne le lui dit pas expressément : " je
 
sais que ma présence et mes reproches
 
vous importunent : etc. "
 
 
                                                             p219
 
 
 
certes, ce n´ est pas là le
 
discours d´ un homme attaché à la faveur,
 
aux honneurs, aux richesses, à la vie. J´ en
 
atteste les gens de cour.
 
Lvi dans la conduite, les discours
 
et les écrits de Séneque, on voit un
 
homme, un philosophe, qui, affermi sur le
 
témoignage de sa conscience, marche avec
 
une fierté dédaigneuse, au milieu des
 
bruits calomnieux de quelques citoyens
 
qui attaquent sa vertu et ses talents, par
 
une basse jalousie qui souffre de la richesse
 
qu´ il possede, des honneurs dont il est
 
décoré, et de la considération générale dont
 
il jouit : et en quel temps cela ne s´ est-il
 
pas fait !
 
 
                                                             p220
 
 
 
Qu´ on rapproche le discours précédent,
 
de celui qu´ il tient au tribun Silvanus,
 
quelques instants avant que de mourir, et
 
l´ on reconnoîtra, dans une fermeté aussi
 
soutenue, l´ homme dont Pline le naturaliste
 
a dit qu´ il avoit bien connu le néant
 
et la futilité des grandeurs humaines ; le
 
sage à qui elles n´ en avoient point imposé ;
 
le philosophe qui avoit passé les jours et
 
les nuits à converser avec lui-même, et à
 
se convaincre de la vanité de ces richesses,
 
dont on aime à se persuader que la possession
 
l´ avoit enivré.
 
Pour rentrer dans le palais de Néron,
 
plus puissant que jamais, il ne lui en
 
auroit coûté qu´ un mot flatteur : mais il
 
mourra plutÔt que de le dire. Jusqu´ à quand
 
des pygmées chercheront-ils en eux-mêmes
 
la mesure des grands hommes !
 
 
                                                             p221
 
 
 
" tous ces beaux axiomes de morale
 
que Séneque a dictés, disent
 
quelques-uns de ces détracteurs, c´ est une sottise
 
de croire qu´ il les ait pratiqués. C´ étoit
 
un homme comme nous ; peut-être un
 
peu moins subjugué par les opinions
 
vulgaires " . C´ est-à-dire, cet héroïsme
 
philosophique est au-dessus de moi ; donc
 
il est au-dessus d´ un autre ; donc il n´ y a
 
point de pareils héros. Voilà une singuliere
 
logique.
 
Je sais qu´ il ne faut pas conclure la
 
pureté des moeurs, de la sagesse des discours,
 
et qu´ il peut arriver qu´ un pervers écrive
 
et parle plus disertement de la vertu, qu´ un
 
homme vertueux : mais ce pervers n´ est
 
pas un Séneque, n´ a pas consumé sa vie à
 
méditer les devoirs du sage, et à donner
 
des leçons de stoïcisme à ses amis, à sa
 
mere, à ses tantes, à ses freres, à presque
 
tous les ordres de citoyens ; et ne s´ est pas
 
laissé couper les veines plutÔt que de se
 
démentir. La vie publique de Séneque
 
n´ étoit ignorée de personne : et comment
 
 
                                                             p222
 
 
 
auroit-il fait pour dérober à ses entours
 
la connoissance de sa vie privée ? Vicieux,
 
de quel front auroit-il préché la vertu à
 
son eleve ? La moindre contradiction
 
entre ses moeurs et ses préceptes ne l´ auroit-elle
 
pas exposé à la risée des courtisans ?
 
Il faut avouer, ou que Séneque a été un
 
des hommes les plus vertueux, ou de tous
 
les prédicateurs le plus impudent. Un
 
vicieux qui poursuit le vice avec la constance
 
et l´ âcreté de Séneque ! Un philosophe
 
qui passe ses journées à écrire, et qui
 
n´ écrit pas une ligne qui ne soit une satyre
 
sanglante de lui-même ! Un méchant, dont
 
la fonction habituelle est de faire des gens
 
de bien ! Cela se conçoit-il ? Cette
 
hypocrisie est le rÔle exclusif, le privilege d´ un
 
certain état ; mais Séneque n´ étoit point
 
augure : ce qu´ on a dit d´ Epicure, on peut
 
le dire de lui ; que celui qu´ il ne corrigeoit
 
pas, étoit un déterminé scélérat à renvoyer
 
aux tribunaux des enfers.
 
Lvii jeune seigneur, toi qui ne pris
 
aucun des vices de la cour, où ton rang
 
 
                                                             p223
 
 
 
et ta naissance t´ appelloient ; toi qui es fait
 
pour croire aux vertus, parceque ton ame
 
en est remplie ; tu arracheras de l´ ouvrage
 
ingénieux et profond de ton ayeul, ce
 
frontispice où l´ on voit le masque séduisant
 
de la vertu sur le visage du vice ; tu
 
briseras ce buste injurieux, au-dessous
 
duquel on lit Séneque ; et tu ne souffriras
 
pas qu´ il insulte à jamais au plus digne des
 
mortels.
 
 
                                                             p224
 
 
 
J´ avoue qu´ il étoit difficile que le grand
 
détracteur des vertus humaines fît un meilleur
 
choix. Si Séneque fut un hypocrite, le
 
sage n´ est qu´ une chimere.
 
Mais la vertu est donc une chose bien
 
affligeante, une chose bien précieuse,
 
même aux yeux des méchants, à en juger
 
par leur acharnement à nous en
 
dépouiller ? Encore leur pardonneroit-on leur
 
cruelle malignité, s´ ils s´ enrichissoient en
 
travaillant à nous appauvrir ; si ce vice
 
étoit le seul dont ils fussent souillés. Mais
 
quels furent, et quels seront dans tous
 
les temps les calomniateurs de Séneque ?
 
Des courtisans, des adulateurs par état,
 
la race la plus abjecte ; des Tiberes, des
 
Caligulas, les oppresseurs des hommes
 
dont ils devoient être les peres, avec le
 
nombreux cortege des menteurs subalternes
 
qui servent leur haine et qui encensent
 
leurs folies.
 
 
                                                             p225
 
 
 
Il y aura dans tous les temps des scélérats
 
mercénaires, à qui il ne manquera que
 
le talent et la circonstance pour être des
 
Anytes et des Tigellins. Que l´ hypocrisie
 
ou la perversité de l´ homme en place leur
 
fasse signe, ils accourront ; ils diront :
 
seigneur, parle : quel est l´ homme de bien
 
qu´ il te faut immoler ? Nous voilà prêts. ils
 
se sont dit : que nous importe le déshonneur,
 
pourvu qu´ on nous protege et qu´ on
 
nous gratifie.
 
Lviii après la découverte de la conjuration
 
 
                                                             p226
 
 
 
de Pison, Néron est un tigre
 
devenu fou. Des enfants des conjurés, les
 
uns sont chassés de Rome, exterminés par
 
la faim ou par le poison ; d´ autres
 
massacrés dans un repas avec leurs instituteurs et
 
leurs esclaves.
 
Quelle suite d´ assassinats ! Salvidienus,
 
a loué à des étrangers des boutiques
 
dépendantes de sa maison, proche la place
 
publique ; il mourra. Cassius Longinus a
 
placé l´ image de Cassius parmi celles de ses
 
ancêtres ; il mourra. Pétus Thraséa a le
 
front sévere d´ un censeur ; il mourra. Fier
 
d´ avoir tant osé impunément, il se vante
 
qu´ avant lui aucun souverain n´ a su ce
 
qu´ on peut sur le trÔne. Il projette
 
l´ extinction de l´ ordre sénatorial, qui n´ est
 
pas encore assez vil à son gré.
 
On prononce devant lui le proverbe grec,
 
que tout périsse après ma mort ; etc. 
 
 
                                                             p227
 
 
 
rien de plus touchant que la mort de
 
Vétus, de Sentia sa belle-mere, et de
 
Pollutia sa fille. Pollutia venoit de recevoir
 
dans le pan de sa robe la tête sanglante de
 
son époux. Vétus abandonne tout à ses
 
esclaves, excepté trois lits funéraires, sur
 
lesquels ces trois victimes se font couper
 
les veines, avec le même fer, dans le
 
même appartement, n´ ayant de vêtements
 
que ce qu´ en exige la pudeur. On les
 
plonge dans le bain, où ils expirent ; le pere,
 
les yeux attachés sur sa fille, l´ ayeule sur
 
sa petite-fille, celle-ci sur les deux autres ;
 
tous trois invoquant en même temps les
 
dieux ; tous trois les conjurant de hâter
 
leur mort, et de leur épargner la douleur
 
de survivre à ce qu´ ils ont de plus cher.
 
La nature suivit l´ ordre de l´ âge ; Sentia
 
mourut la premiere, et Pollutia la derniere.
 
 
                                                             p228
 
 
 
Novius Priscus est exilé à titre d´ ami de
 
Séneque.
 
Junius Gallion, frere de Séneque, effrayé,
 
demande grace.
 
Annaeus Méla, frere de Séneque et de
 
Gallion, se fait ouvrir les veines.
 
Et tandis que le sang des bons citoyens
 
coule, on continue de remercier les
 
dieux.
 
Cependant il se répandoit que Subrius
 
Flavius, de concert avec les centurions,
 
avoit arrêté, dans une assemblée, non si
 
secrette que Séneque n´ en eût eu
 
connoissance, qu´ on assassineroit Pison après que
 
celui-ci auroit assassiné Néron, et que l´ empire
 
seroit conféré au philosophe,
 
homme d´ une réputation sans tache, et
 
éminemment doué de toutes les vertus. On
 
faisoit dire à Flavius : " chasser un joueur
 
 
                                                             p229
 
 
 
de harpe, pour prendre un chanteur, l´ etat
 
en sera-t-il moins déshonoré " .
 
Quel mortel eut plus dignement occupé
 
le trÔne ? Et quel bonheur pour les romains !
 
Il est rare que l´ oppression, quand elle
 
est extrême, n´ inspire pas aux peuples
 
quelque résolution salutaire ; mais, selon
 
les circonstances, c´ est, ou une véritable
 
crise qui termine le mal, ou le sanglot d´ un
 
agonisant, un dernier mouvement
 
convulsif qui tombe rapidement et sans effet.
 
Le nerf nécessaire à l´ exécution est coupé,
 
et l´ on continue de souffrir et de se
 
plaindre, si la tyrannie le permet : car elle va
 
quelquefois jusqu´ à exiger un front serein
 
de l´ esclave qui porte le désespoir au fond
 
de son coeur. Un soupir, une larme
 
indiscrette, seroit punie de mort : tel fut sous
 
Tibere le sort d´ une mere accusée d´ avoir
 
pleuré son fils.
 
 
                                                             p230
 
 
 
Mais quand les romains, d´ un concert
 
unanime et rassemblés en corps, seroient
 
venus présenter la couronne impériale à
 
Séneque : l´ auroit-il acceptée ? Le médecin
 
s´ éloigne, lorsque le malade est désespéré :
 
il est un temps où il ne faut, ni commander,
 
ni obéir : que faire donc ? Fuir.
 
Lix cependant il falloit justifier,
 
et la disgrace, et la mort d´ un personnage
 
connu et révéré dans toute l´ étendue de
 
l´ empire. On pense bien que les courtisans
 
ne manquerent pas à leur devoir. Que
 
ne dirent-ils pas ? Que le public ne crut-il
 
pas ? Ennemi des hommes de génie, et des
 
hommes vertueux qui le blessent encore
 
davantage, il ne discuta point les imputations
 
faites à Séneque : est-ce que le peuple
 
discute ? Il crut le mal, comme il le
 
croiroit aujourd´ hui ; il est méchant, mais il est
 
encore plus sot.
 
Cette crédulité populaire ; je la conçois :
 
 
                                                             p231
 
 
 
mais d´ où naît, dans les hommes instruits,
 
une indigne et vile petitesse d´ esprit qui
 
existoit avant Séneque, et qui s´ est
 
perpétuée de son temps jusqu´ au nÔtre ? D´ où
 
nous vient à nous, qui n´ avons aucun intérêt
 
à démêler avec les grands hommes de
 
l´ antiquité, l´ étrange manie de décrier leurs
 
vertus ? Hé quoi ! La justice, la bienfaisance,
 
l´ humanité, la patience, la modération,
 
l´ héroïsme patriotique ne sont-ils pas dignes
 
de notre admiration et de nos éloges, en
 
quelque lieu que se montrent ou que ce
 
soient montrées ces grandes qualités, à
 
Constantinople, à Pékin, à Londres, à
 
Paris, dans Athenes l´ ancienne, ou dans
 
Rome moderne ! Qu´ avons-nous de mieux
 
à souhaiter que de les retrouver ! Quoi de
 
plus conséquent à notre sécurité et à notre
 
bonheur, que de les encourager ? Et me blâmera-t-on
 
si je m´ indigne, ou si je m´ afflige,
 
lorsque je vois un homme de
 
bien faire cause commune avec un pervers,
 
 
                                                             p233
 
 
 
tel que Suilius ou un Dion Cassius : un
 
homme de jugement, préférer le témoignage
 
du moine Xiphilin à celui de Tacite :
 
un homme distingué par ses vertus, ses
 
connoissances et ses travaux, appuyer de
 
son suffrage, de vils délateurs ; oublier
 
qu´ il ne faut calomnier ni les vivants ni
 
les morts ; et que si l´ injure faite aux vivants
 
est plus nuisible, celle qu´ on fait aux morts
 
est plus lâche ; parler de la vie publique et
 
privée d´ un philosophe, décédé il y a près
 
de deux mille ans, et dans une contrée
 
éloignée, avec une légéreté qu´ on ne se
 
permettroit pas s´ il étoit question d´ un
 
citoyen qui vivoit hier, et dont la demeure
 
n´ étoit séparée de la nÔtre que de la
 
largeur d´ une rue, ou de l´ épaisseur d´ un mur
 
mitoyen ; attester, avec une assurance qui
 
étonne, des faits contredits par les
 
historiens contemporains les plus graves et les
 
plus séveres, et décider d´ un ton magistral :
 
que Séneque ne sut pas mieux soutenir sa
 
gloire, que celle de son disciple Néron. où ?
 
Quand ? à quelle occasion ? ... soutenir
 
la gloire d´ un Néron ! ... qu´ il fut
 
avare... quelle preuve a-t-il donné de ce
 
vice, et quelle preuve en apporte-t-on ? ...
 
que Tacite s´ est vainement efforcé de le
 
justifier... Tacite le justifie ; mais sans
 
effort : il raconte des faits dont il étoit sans doute
 
 
                                                             p234
 
 
 
un peu mieux instruit que nous ; et il les
 
raconte avec simplicité, comme il convenoit
 
à un grand historien tel que lui, et
 
avec la circonspection qu´ il devoit à un
 
personnage tel que Séneque... qu´ il
 
préconisa le meurtre d´ Agrippine... on a vu,
 
dans quelques-uns des paragraphes précédents,
 
le peu de fondement de cette
 
calomnie ; il est donc inutile d´ insister
 
davantage sur ce sujet. J´ ajouterai seulement ici
 
que Séneque ne préconisa point le meurtre
 
d´ Agrippine : préconiser, c´ est faire l´ éloge.
 
Lorsque le crime fut commis, et qu´ il ne
 
s´ agissoit plus que d´ en prévenir les suites,
 
Séneque obéit à un maître féroce, en
 
adressant au sénat, ou plutÔt au peuple, au nom
 
de l´ empereur, quelques motifs qui
 
pouvoient en affoiblir l´ atrocité. Ces actions,
 
ce n´ est pas dans le fond d´ une retraite
 
paisible, où la sécurité nous environne, dans
 
une bibliotheque, devant un pupitre, qu´ on
 
les juge sainement : c´ est dans l´ antre de la
 
bête féroce qu´ il faut être ou se supposer,
 
devant elle, sous ses yeux étincelants, ses
 
 
                                                             p235
 
 
 
ongles tirés, sa gueule entrouverte et dégoutante
 
du sang d´ une mere : c´ est-là qu´ il
 
faut dire à la bête : " tu vas me déchirer,
 
je n´ en doute pas ; mais je ne ferai rien
 
de ce que tu me commandes " . Qu´ il
 
est aisé de braver le danger d´ un autre,
 
de lui prescrire de l´ intrépidité, de
 
disposer de sa vie ! Encore quel eut été le fruit
 
de ce sacrifice ? Un nouveau crime. Quel si
 
grand avantage y avoit-il donc pour la
 
république, que Séneque fût égorgé
 
plutÔt ? D´ ailleurs, qui est-ce qui étoit présent,
 
lorsque Néron imposa cette tâche au
 
philosophe ? Qui sait ce que celui-ci dit au
 
tyran ? Qui sera assez juste appréciateur
 
des circonstances, où l´ empire se trouvoit,
 
pour oser blâmer la condescendance de Séneque.
 
Ne diminuons pas le nombre des
 
honnêtes gens, il y en a déja si peu ;
 
ne ternissons pas la mémoire des hommes
 
 
                                                             p236
 
 
 
vertueux, ils sont si rares. Assez d´ autres
 
exemples consoleront la méchanceté, sans
 
y ajouter celui d´ un sage. qu´ il perdit
 
d´ une maniere honteuse une vie qu´ il avoit
 
lâchement conservée... voilà ce que fait dire
 
la fureur d´ arrondir une phrase. Sois vrai,
 
et tu seras ensuite bel esprit, si tu peux.
 
Faut-il que pour flatter mon oreille, tu
 
blesses la vérité, et que pour être
 
harmonieux, tu deviennes calomniateur.
 
J´ appellerai de cette accusation, au récit que
 
Tacite nous a laissé de la vie et de la mort de
 
Séneque... qu´ il eut besoin des exhortations
 
de sa femme pour se résoudre à mourir... 
 
c´ est un nouveau mensonge aussi impudent
 
que le premier. Jamais homme ne mourut
 
avec plus de fermeté et de sang froid. Je
 
lis qu´ il exhorta sa femme à vivre ; mais je
 
ne lis point qu´ elle l´ ait exhorté à mourir.
 
Je lis qu´ il consola Pauline et ses amis ;
 
mais je ne lis point qu´ il se soit désolé...
 
qu´ il eut besoin de son exemple... traduire
 
le passage de l´ historien, par je consens que
 
vous m´ en donniez l´ exemple ; au lieu de
 
 
                                                             p237
 
 
 
traduire : " le grand exemple que vous
 
allez donner, en préférant librement
 
une mort glorieuse à une vie amusée,
 
est une gloire que je ne puis avoir, et
 
que je ne vous envierai point " ; c´ est
 
connoître aussi mal la langue de Tacite,
 
que l´ ame de Séneque. Beaucoup de
 
braves romains, avant notre philosophe,
 
avoient su mourir dignement ; je ne me
 
rappelle aucune romaine de ce temps qui
 
ait refusé de survivre à son époux ; voici
 
donc un homme qui se croit mieux instruit
 
que Tacite. Mais qui est-il, et dans quelle
 
heureuse contrée a-t-il vécu, pour n´ avoir
 
jamais vu d´ illustres innocents calomniés
 
et persécutés ; pour n´ avoir jamais entendu
 
les actions les plus criminelles imputées à
 
de grands hommes, même à de saints
 
personnages ; et le public imbécille, que
 
dis-je, et quelquefois des gens éclairés,
 
joindre leurs voix à la sienne, et répéter ses
 
discours.
 
Dans ces temps voisins de la naissance
 
du christianisme, et à l´ époque de la fureur
 
 
                                                             p238
 
 
 
des tyrans déchaînés contre cette
 
doctrine, n´ accusoit-on pas les chrétiens
 
d´ égorger un enfant dans leurs assemblées
 
nocturnes, et de se repaître de ses membres
 
sanglants ? Néron ne les traduisit-il pas, ne
 
les châtia-t-il pas des plus horribles supplices,
 
comme auteurs de l´ incendie de
 
Rome ? Si la providence n´ eut arrêté dans
 
ses décrets, que la religion de Jésus-Christ,
 
malgré les efforts, ou graces aux
 
efforts des persécuteurs, embrasseroit toute
 
la terre, et dureroit autant que les siecles,
 
les prêtres du paganisme, les historiens
 
idolâtres, ne nous auroient-ils pas transmis
 
ces atrocités ? Et s´ il fut arrivé à un homme
 
de bien d´ examiner les principes et les
 
moeurs des apÔtres, des disciples, des
 
fideles, et de les rejetter comme deux
 
calomnies impudentes, absurdes, incroyables ;
 
peut-être lui en auroit-il couté la liberté,
 
peut-être la vie ; mais en eut-il
 
été moins sensé, moins courageux, moins
 
 
                                                             p239
 
 
 
juste. Ce que cet honnête payen eut osé
 
pour les chrétiens : je le fais pour un
 
honnête payen.
 
Lecteur, qui que tu sois, je compte sur
 
ton estime : méchant, tu la dois à un
 
homme qui ne croira qu´ avec la derniere
 
répugnance que tu n´ as jamais été bon, ou,
 
que l´ ayant été, tu as pu cesser de l´ être :
 
bon, tu la dois à un homme qui ne croira,
 
ni de ton vivant, ni après ta mort, sans
 
des preuves aussi claires que le jour, que
 
tu sois devenu méchant. Mais à quoi bon
 
toutes ces disputes pour et contre les moeurs
 
d´ un philosophe ? Que nous importe la
 
contradiction vraie ou fausse de la conduite de
 
Séneque avec sa morale ? Quelles qu´ aient
 
été ses actions, ses principes en sont-ils
 
moins certains ? Ce qu´ il a écrit du caractere
 
et des suites de l´ ambition, de l´ avarice, de
 
la dissipation, de l´ injustice, de la colere,
 
de la perfidie, de la lâcheté, de toutes les
 
passions, de tous les vices, de toutes les
 
vertus, du vrai, du bonheur, du malheur
 
réel, des dignités, de la fortune, de la
 
 
                                                             p240
 
 
 
douleur, de la vie, de la mort, en est-il
 
moins conforme à l´ expérience et à la raison ?
 
Aucunement. Nous n´ avons pas
 
besoin de l´ exemple de Séneque pour savoir
 
qu´ il est plus aisé de donner un bon conseil,
 
que de le suivre. Tâchons donc d´ en user à
 
son égard, comme avec tous les autres
 
précepteurs du genre humain ; faisons ce
 
qu´ ils nous disent, sans trop nous soucier
 
de ce qu´ ils font : malheur à eux, s´ ils
 
disent ce qu´ ils ne pensent pas ; malheur à
 
eux, s´ ils font le contraire de ce qu´ ils
 
pensent.
 
Lx mais nous avons vu mourir
 
l´ instituteur ; voyons mourir le disciple :
 
opposons les derniers moments de l´ homme
 
vertueux, aux derniers moments du
 
scélérat.
 
Ô Rome, que le sang des nations a été
 
bien vengé dans tes propres murs ! Aux
 
proscriptions de Sylla, succedent les
 
proscriptions des triumvirs ; à l´ oppresseur de
 
ta liberté, un tyran flateur ; à celui-ci un
 
tyran sombre et fourbe ; à celui-ci un tyran
 
 
                                                             p241
 
 
 
insensé ; à celui-ci un tyran imbécille ;
 
à ce dernier, un tyran féroce ; la
 
peste à l´ incendie. Tes maisons se
 
remplissent de cadavres, tes rues de
 
convois. Les esclaves, les maîtres expirent au
 
milieu des gémissements des enfants, des
 
époux ; ceux-ci, après avoir assisté les
 
mourants, pleuré les morts, sont déposés
 
à cÔté d´ eux, sur un même bûcher. Heureux
 
les sénateurs, les chevaliers, les
 
grands, les hommes vertueux, qu´ une
 
calamité générale dérobera aux fureurs de
 
Néron !
 
Ce fut alors qu´ on publia des prodiges
 
de toute espece : des oiseaux funebres
 
s´ étoient abattus sur le capitole ; la terre
 
avoit été secouée par des tremblements ; le
 
feu du ciel avoit embrasé les enseignes
 
militaires ; une truie avoit mis bas un petit
 
qui avoit les serres d´ un épervier ; une
 
femme étoit accouchée d´ un serpent ; le
 
figuier ruminal avoit perdu ses branches.
 
 
                                                             p242
 
 
 
Ces bruits ont été et seront par-tout des
 
avant-coureurs des grandes révolutions.
 
Lorsqu´ un peuple les desire, l´ imagination
 
agitée par le malheur, et s´ attachant à
 
tout ce qui semble lui en promettre la fin,
 
invente et lie des faits qui n´ ont aucun
 
rapport entre eux. C´ est l´ effet d´ un mal-aise
 
semblable à celui qui précede la crise
 
dans les maladies : il s´ éleve un mouvement
 
de fermentation secrette au dedans
 
de la cité, il y a des plaintes, il échappe des
 
mots ; on remarque de l´ inquiétude sur les
 
visages, du désordre dans la conduite
 
habituelle des personnages importants ; les
 
amis se séparent ; les ennemis se rapprochent ;
 
le commerce plus réservé pendant
 
le jour, est plus fréquent pendant la nuit ;
 
il erre dans les rues des hommes qui
 
s´ enveloppent, qui se hâtent, qui se dérobent ;
 
les têtes exaltées qui ne s´ expliquent rien,
 
mais que tout frappe, ont des visions,
 
tiennent des discours prophétiques, et
 
débitent des rêveries qui subissent, en passant
 
de bouche en bouche, mille interprétations
 
 
                                                             p243
 
 
 
diverses, entre lesquelles il est difficile qu´ il
 
ne s´ en trouve quelques-unes symboliques
 
de l´ événement qui suit.
 
Les prodiges sont rares sous les regnes
 
heureux, et l´ on en est moins effrayé.
 
Le desir de l´ impunité n´ est pas le seul
 
obstacle aux entreprises périlleuses ; mais
 
on veut tout prévoir, on craint
 
d´ abandonner quelque chose au hasard. Le
 
moment du succès s´ échappe, tandis qu´ on
 
s´ occupe de l´ assurer ; et c´ est ainsi qu´ un
 
Néron continue de régner, et qu´ un Guise
 
manque la couronne. Si Subrius eut écouté
 
son courage, et qu´ il eut poignardé le
 
tyran en plein théâtre, à l´ aspect d´ un
 
peuple entier témoin d´ un si noble
 
forfait, comme il en avoit conçu le dessein,
 
il ne laissoit rien à faire à Vindex. Tandis
 
que les conjurés de Pison temporisent
 
entre l´ espérance et la crainte, la conjuration
 
se découvre, et ils périssent tous.
 
Il y avoit environ quatorze ans
 
 
                                                             p244
 
 
 
que la terre gémissoit sous le monstre,
 
lorsque le ciel en fit justice. Vindex souleve
 
la province des Gaules qu´ il commandoit
 
en qualité de propréteur, et Galba, les
 
Espagnes. Alors le tyran perd la raison :
 
il se roule à terre, déchire ses vêtements,
 
il se frappe. Dans son délire, il projette de
 
faire massacrer et les gouverneurs de
 
provinces, et les commandants d´ armées :
 
il abandonnera aux légions le pillage des
 
Gaules, il brûlera Rome ; au milieu de
 
l´ embrasement, on lâchera des bêtes féroces
 
sur le peuple. Un moment après il veut
 
se présenter aux rebelles ; il prend les
 
faisceaux ; il ne se vengera pas ; il versera des
 
larmes ; on sera touché de son repentir ; la
 
paix va ramener l´ allégresse, et il en
 
médite les chants. Il ordonne ses équipages,
 
et sur-tout que ses instruments de
 
musique ne soient pas oubliés. On coupe
 
 
                                                             p245
 
 
 
les cheveux à ses concubines, elles seront
 
armées de haches et de boucliers, à la
 
maniere des amazones. Les tribus de Rome
 
sont convoquées sous les drapeaux ; personne
 
ne s´ y rend ; il arrache aux maîtres leurs
 
esclaves : il exige le tribut de tous les
 
ordres de l´ etat, l´ impÔt annuel des locations :
 
le fisc ne recevra que de la
 
monnoie en or et en argent le plus pur, et
 
nouvellement frappée. Il est effrayé par des
 
prognostics, les armées ont embrassé
 
la cause de Vindex, il en apprend la
 
nouvelle à table, il déchire la lettre, il
 
renverse la table, il brise deux vases précieux,
 
il demande du poison à Locuste : il s´ est
 
retiré dans les jardins de Servilius, tandis
 
qu´ on prépare des vaisseaux à Ostie pour
 
sa fuite ; les tribuns et les centurions des
 
gardes prétoriennes refusent de l´ accompagner,
 
un d´ eux lui dit : est-il donc
 
si difficile de mourir ? ses pensées ne sont
 
 
                                                             p246
 
 
 
plus les mêmes, il ne se retirera plus chez
 
les parthes, il n´ ira plus se prosterner aux
 
pieds de Galba ; mais il prendra le deuil,
 
il montera dans la tribune aux harangues,
 
il demandera graces, et se restreindra au
 
gouvernement de l´ Egypte : on lui déclare
 
qu´ il sera mis en pieces avant que d´ arriver
 
à la place publique. Il se couche, il
 
s´ éveille sur le milieu de la nuit, ses gardes
 
l´ ont abandonné ; il saute de son lit, il fait
 
appeller ses amis, il n´ en a plus, il court à
 
leurs portes qu´ il trouve fermées. Il rentre
 
dans son palais que les sentinelles ont pillé ;
 
il présente sa gorge à couper à un gladiateur
 
qui lui refuse son bras ; il court vers le
 
Tibre, il est trop lâche pour s´ y précipiter ;
 
il revient. Un affranchi lui offre un
 
asyle dans sa petite campagne ; il accepte,
 
il s´ y rend en tunique, les jambes nues et
 
la tête enveloppée : il sent la terre
 
trembler sous ses pas, ses yeux sont frappés
 
d´ un éclair, il entend les imprécations des
 
 
                                                             p247
 
 
 
passants contre lui, leurs voeux pour
 
Galba. Il descend de cheval, il arrive, les pieds
 
et les vêtements déchirés par des ronces,
 
aux murs du jardin de l´ affranchi ; il y
 
entre, en rampant, par une ouverture qu´ on
 
a creusée sous la terre, et qui le conduit à
 
une salle étroite où il s´ étend sur un mauvais
 
matelas couvert d´ un vieux manteau.
 
Il ordonne sa fosse sur la mesure de son
 
corps ; il pleure, il s´ écrie : quelle fin
 
pour un si grand musicien ! malheureux,
 
tu n´ en serois pas là, si tu avois su
 
gouverner, comme tu savois chanter : ce n´ est pas
 
au musicien qu´ on en veut, c´ est au
 
méchant empereur. Le sénat l´ a déclaré
 
ennemi de la patrie, on le cherche pour le traîner
 
au supplice : il se saisit de deux
 
poignards ; il se dit : " tu prolonges
 
 
                                                             p248
 
 
 
une vie infâme, d´ une maniere honteuse ;
 
ce que tu fais n´ est pas digne d´ un
 
empereur : prends ton parti, allons
 
Néron, exhorte-toi " . Les cavaliers qui
 
ont ordre de le prendre vivant, sont à la
 
porte, il les entend. à l´ aide
 
d´ Epaphrodite, son secrétaire, il s´ enfonce un des
 
deux poignards dans la gorge ; il expiroit
 
lorsque le centurion entra : ses yeux
 
aggrandis et fixes inspiroient l´ effroi.
 
Le monstre n´ est plus. Je m´ arrête
 
immobile devant son cadavre : à chaque
 
forfait que je me rappelle, je sens mon
 
indignation redoubler : mais que lui
 
importe ! Il ne me voit point. C´ est en vain
 
que je lui reproche les meurtres
 
d´ Agrippine, de Burrhus, de Séneque, de Thraséa,
 
de Vétus et de sa famille ; il ne m´ entend
 
plus : les furies se sont éloignées, et
 
 
                                                             p249
 
 
 
sa cendre repose aussi tranquillement que
 
celle de l´ homme vertueux. Qui est-ce qui
 
absoudra les dieux, de sa vie, et de la
 
mort de ses instituteurs ? Tant de crimes
 
sont-ils suffisamment expiés par le
 
supplice d´ un moment ? Est-il vrai que le ciel
 
fît assez pour un Séneque, lorsqu´ il le créa
 
bon ; et qu´ un Néron en fût assez châtié,
 
lorsqu´ il le créa méchant ? Je le crois : oui,
 
je le crois ; et s´ il falloit opter entre le sort
 
d´ un scélérat fortuné, et celui d´ un homme
 
de bien malheureux, certes je ne
 
balancerois pas. Quel est le motif d´ un choix
 
aussi décidé ? La persuasion qu´ il n´ y a
 
point de méchant qui n´ ait souvent desiré
 
d´ être bon, et que le bon ne desira jamais
 
d´ être méchant.
 
Lxi une singularité aussi
 
remarquable que surprenante dans le caractere
 
de Néron, c´ est la patience avec
 
laquelle il supportoit l´ injure et la satyre. Il
 
ne se montra dans aucune circonstance
 
 
                                                             p250
 
 
 
aussi indulgent qu´ envers ceux qui l´ attaquoient
 
par des mots ou des vers épigrammatiques.
 
Il livroit l´ empereur à la raillerie,
 
mais non le musicien.
 
Le préteur Lucius Antistius, sans
 
aucun sujet de mécontentement, compose
 
des vers outrageants contre Néron,
 
et les lit à table au milieu d´ une assemblée
 
nombreuse ; il est déféré : le sénat se
 
partage d´ avis ; le jugement est renvoyé à
 
Néron, qui répond : " comme je m´ étois
 
proposé de modérer votre rigueur, je
 
suis bien éloigné de m´ opposer à votre
 
clémence : ordonnez d´ Antistius ce qu´ il
 
vous plaira, vous êtes même les maîtres
 
de l´ absoudre " .
 
Au milieu des flatteries, le consul
 
désigné Cérialis Anicius dit un mot délié,
 
dont Néron ne s´ offensa point ; il opinoit
 
à ce qu´ on élevât un temple au divin Néron :
 
honneur qu´ on ne rendoit aux souverains
 
qu´ après leur mort.
 
 
                                                             p251
 
 
 
On publia contre lui nombre
 
d´ épigrammes grecques et latines, assez
 
mauvaises, à la vérité, à en juger par celles
 
que Suétone nous a transmises. Il en
 
connut les auteurs, n´ en poursuivit aucun, et
 
obtint du sénat le pardon de ceux qui
 
furent dénoncés.
 
Un acteur des farces attellanes,
 
appellé Datus, chantoit un air qui
 
commençoit par ces mots, bon jour, mon pere ;
 
bon jour, ma mere, et qui finissoit par
 
ceux-ci, vous irez bientÔt chez Pluton. 
 
par le geste de quelqu´ un qui boit, il
 
désigna la mort de Claude ; par celui de
 
quelqu´ un qui nage, la mort d´ Agrippine ;
 
et par un troisieme qui s´ étendoit à la
 
ronde, la perte du sénat : il fut exilé.
 
Une pareille insolence seroit plus
 
sévérement châtiée de nos jours.
 
 
                                                             p252
 
 
 
Rien ne le choquoit autant dans
 
les libelles de Vindex, que le dédain de son
 
talent musical. Il avoit sur cet art une idée
 
assez juste ; c´ est qu´ il ne produisoit ses
 
grands effets que dans les assemblées
 
nombreuses.
 
Séneque lui avoit appris la langue
 
grecque, l´ histoire, l´ éloquence et la poésie.
 
Il fit des vers médiocres avec assez
 
de facilité ; il ne fit aucun progrès dans
 
l´ art oratoire.
 
Il se refusa entiérement à l´ étude de
 
la philosophie, d´ après le conseil
 
d´ Agrippine sa mere, qui lui persuada
 
que cette science étoit nuisible à un souverain :
 
 
                                                             p253
 
 
 
c´ est-à-dire, à un tyran, car c´ étoit
 
la valeur du mot dans la bouche d´ une
 
femme aussi impérieuse.
 
Quoi ! L´ art de modérer ses passions,
 
de connoître ses devoirs et de les remplir,
 
d´ exercer la clémence et la justice, de
 
connoître les vraies limites de son pouvoir,
 
les prérogatives inaliénables de l´ homme,
 
de les respecter ; cet art, dis-je, est
 
nuisible à un souverain, et il ne doit point
 
entrer dans le plan de l´ éducation d´ un
 
prince !
 
Ce conseil d´ Agrippine est celui que
 
donneront toujours aux enfants des rois,
 
ceux qui se proposeront de les abrutir,
 
pour les gouverner : il est important pour
 
eux qu´ ils soient vicieux et fainéants. Mais
 
Agrippine apprit avec le temps, qu´ on ne
 
travaille pas impunément à rendre son
 
maître sot et méchant. Puissent les imitateurs
 
de sa politique recevoir la même récompense
 
qu´ elle en obtint !
 
Agrippine publia que son fils Néron,
 
 
                                                             p254
 
 
 
au berceau, avoit été gardé par deux
 
serpents ; Néron ne convenoit que d´ un.
 
On reproche à Séneque d´ avoir
 
interdit à son eleve la lecture des anciens
 
orateurs ; et cela pour fixer sur lui seul
 
toute son admiration. Quelle ineptie !
 
Séneque permettoit sans doute à Néron la
 
lecture de ses propres ouvrages, où il dit
 
de Cicéron : cet orateur dont la majesté
 
répond à celle de l´ empire.
 
 
                                                             p255
 
 
 
Lxii jusqu´ ici nous n´ avons vu que
 
l´ homme de cour, l´ instituteur de
 
Néron ; il nous reste à connoître le
 
philosophe, ou le précepteur du genre humain.
 
Nous nous arrêtons avec intérêt
 
devant les portraits des hommes célebres, ou
 
fameux : nous cherchons à y démêler
 
quelques traits caractéristiques de leur
 
héroïsme, ou de leur scélératesse ; et il est rare
 
que notre imagination ne nous serve pas à
 
 
                                                             p258
 
 
 
souhait. Tous les bustes de Séneque m´ ont
 
paru médiocres ; la tête de sa figure au bain
 
est ignoble : sa véritable image, celle qui
 
vous frappera d´ admiration, qui vous inspirera
 
le respect, et qui ajoutera à mon
 
apologie la force qui lui manque, elle est
 
dans ses écrits. C´ est-là qu´ il faut aller
 
chercher Séneque, et qu´ on le verra.
 
Séneque a beaucoup écrit ; et je n´ en
 
suis pas étonné, il avoit tant d´ amour pour
 
le travail, et il étoit doué d´ un génie si
 
facile et si fécond. " je ne passe pas,
 
nous dit-il, une seule journée oisive : etc. "
 
 
                                                             p259
 
 
 
c´ est ainsi qu´ on se fait un nom parmi
 
ses contemporains et chez les races futures.
 
Quels que soient les avantages qu´ on
 
attache au commerce des gens du monde pour
 
un savant, un philosophe, et même un
 
homme de lettres, et bien que j´ en
 
connoisse les agréments, j´ oserai croire que son
 
talent et ses moeurs se trouveront mieux de
 
la société de ses amis, de la retraite, de la
 
lecture des grands auteurs, de l´ examen de
 
son propre coeur et du fréquent entretien
 
avec soi ; et que très rarement il aura
 
occasion d´ entendre, dans le cercle le mieux
 
composé, quelque chose d´ aussi bon que
 
ce qu´ il se dira dans la retraite.
 
Milord Shaftesbury a intitulé un de ses
 
ouvrages, le soliloque, ou avis à un auteur. 
 
celui qui se sera étudié lui-même, sera
 
bien avancé dans la connoissance des autres ;
 
 
                                                             p260
 
 
 
s´ il n´ y a, comme je le pense, ni vertu
 
qui soit étrangere au méchant, ni vice
 
qui soit étranger au bon.
 
Si l´ on en excepte la consolation à Marcia,
 
à Helvia, et à Polybe, qu´ il écrivit
 
pendant son exil en Corse ; ce qui nous est
 
parvenu de ses ouvrages, est le fruit des
 
heures du jour et des nuits qu´ il déroboit
 
à ses fonctions à la cour, et au sommeil.
 
Nous avons perdu ses poëmes, plusieurs
 
tragédies, ses discours oratoires, ses livres
 
du mouvement de la terre, son traité du
 
mariage, celui de la superstition, ses
 
abrégés historiques, ses exhortations et ses
 
dialogues. Il suffit de ce qui nous reste, pour
 
regretter ce qui nous manque.
 
Je ne dis rien de son commerce épistolaire
 
avec S Paul, ouvrage ou d´ un écolier
 
qui s´ essayoit dans la langue latine, ou d´ un
 
admirateur de sa doctrine et de ses vertus,
 
jaloux de l´ associer aux disciples de Jésus-Christ.
 
Il est à croire qu´ il avoit parcouru l´ Egypte,
 
 
                                                             p261
 
 
 
où son oncle étoit préfet. Ce qu´ il
 
dit de cette contrée et du fleuve qui
 
la fertilise, semble confirmer cette
 
conjecture. On prétend même qu´ il s´ étoit avancé
 
jusques sur les confins de l´ Inde, et Pline
 
nous apprend qu´ il en avoit écrit.
 
Lxiii on trouve dans Séneque un
 
grand nombre de traits sublimes : c´ est
 
cependant un auteur de beaucoup, mais
 
de beaucoup d´ esprit, plutÔt qu´ un ecrivain
 
de grand goût. J´ aurai de l´ indulgence pour
 
 
                                                             p263
 
 
 
le style épistolaire ; je conviendrai que la
 
familiarité de ce genre admet des pensées
 
et des expressions qu´ on s´ interdiroit dans
 
un autre ; mais quoique pleines de belles
 
choses, ses lettres assez naturelles dans
 
la traduction, ne m´ en paroîtront pas
 
moins recherchées, dans l´ original.
 
 
                                                             p265
 
 
 
L´ antiquité ne nous a point transmis
 
de cours de morale aussi étendu que le
 
sien. Parmi quelques préceptes qui
 
répugnent à la nature, et dont la
 
pratique rigoureuse ajouteroit peut-être à la
 
misere de notre condition (conséquences
 
d´ une philosophie trop roide, du moins
 
 
                                                             p266
 
 
 
pour la généralité des hommes à qui elle
 
demandoit au-delà de ce qu´ elle espéroit en
 
obtenir), il y en a sans nombre avec
 
lesquels il est important de se familiariser,
 
qu´ il faut porter dans sa mémoire, graver
 
dans son coeur, comme autant de regles
 
inflexibles de sa conduite, sous peine de
 
manquer aux devoirs les plus sacrés, et
 
d´ arriver au malheur, le terme presque
 
nécessaire de l´ ignorance et de la méchanceté :
 
il faut les tenir d´ une bonne éducation,
 
ou les devoir à Séneque. Que ce
 
philosophe soit donc notre manuel assidu :
 
expliquons-le à nos enfants ; mais ne leur en
 
permettons la lecture que dans l´ âge mûr,
 
lorsqu´ un commerce habituel avec les
 
grands auteurs, tant anciens que modernes,
 
aura mis leur goût en sûreté. Sa maniere
 
est précise, vive, énergique, serrée ;
 
mais elle n´ est pas large. Ses imitateurs ne
 
s´ éleveront jamais à la hauteur de ses
 
beautés originales ; et il seroit à craindre que
 
les jeunes gens captivés par les défauts
 
séduisants de ce modele, n´ en devinssent
 
 
                                                             p267
 
 
 
que d´ insipides et ridicules copistes. C´ est
 
ainsi que je pensois de Séneque, dans un
 
temps où il me paroissoit plus essentiel de
 
bien dire que de bien faire ; d´ avoir du
 
style, que des moeurs, et de me conformer
 
aux préceptes de Quintilien, qu´ aux leçons
 
de la sagesse.
 
On verra, dans la suite de cet essai, aux
 
endroits où je me propose d´ examiner les
 
différents jugements qu´ on a portés de ses
 
ouvrages, l´ influence qu´ ont eue sur le
 
mien l´ expérience de la vie et la maturité
 
d´ un âge, où si l´ on m´ eut demandé,
 
que faites-vous, je n´ aurois pas répondu,
 
je lis les institutions de l´ art oratoire ; mais
 
j´ aurois dit avec Horace, je cherche
 
ce que c´ est que le vrai, l´ honnête, le
 
décent, et je suis tout entier à cette étude.
 
De combien de grandes et belles
 
pensées, d´ idées ingénieuses, et même bisarres,
 
 
                                                             p270
 
 
 
on dépouilleroit quelques-uns de nos
 
plus célebres ecrivains, si l´ on restituoit
 
à Plutarque, à Séneque, et à Montagne,
 
ce qu´ ils en ont pris sans les citer.
 
 
                                                             p273
 
 
 
J´ aime la franchise de ce dernier : " mon
 
livre, dit-il, est maçonné des dépouilles
 
des deux autres " . Je permets
 
d´ emprunter, mais non de voler ; moins
 
encore d´ injurier celui qu´ on a volé.
 
Lxiv je vais parler des ouvrages de
 
Séneque, sans prévention, et sans partialité :
 
usant avec lui d´ un privilege dont il
 
ne se départit avec aucun autre philosophe,
 
j´ oserai quelquefois le contredire.
 
Quoique l´ ordre selon lequel le traducteur en
 
a rangé les traités, ne soit pas celui de
 
leurs dates, je m´ y conformerai, parceque
 
je ne vois aucun avantage à m´ en éloigner.
 
Cette courte analyse achevera de dévoiler
 
le fond de l´ ame de Séneque, le secret de
 
sa vie privée, et les principes qui servoient
 
de base à sa philosophie spéculative et
 
pratique.
 
Je vais donc commercer par les lettres,
 
transportant dans l´ une ce qu´ il aura dit
 
dans une autre, généralisant ses maximes,
 
les restreignant, les commentant, les
 
appliquant à ma maniere, quelquefois les
 
confirmant, quelquefois les réfutant ; ici
 
présentant au censeur le philosophe
 
derriere lequel je me tiens caché ; là, faisant
 
le rÔle contraire, et m´ offrant à des fleches
 
qui ne blesseront que Séneque caché derriere moi.
 
 
                                                             p274
 
 
 
des lettres de Séneque. 
 
Lxv les lettres de Séneque sont
 
adressées à Lucilius, son ami, et son
 
eleve dans la philosophie stoïcienne.
 
" Lucilius, je vous réclame : vous êtes
 
mon ouvrage " : ils étoient âgés tous les
 
deux : " nous ne sommes plus jeunes " . Lucilius,
 
né dans une condition médiocre,
 
s´ étoit élevé par son mérite au rang de
 
chevalier romain, et avoit obtenu la
 
place d´ intendant en Sicile.
 
La matiere traitée dans cette correspondance,
 
est très étendue : c´ est presque un
 
cours de morale complet. Je vais le suivre.
 
Mais pour m´ épargner à moi-même, et aux
 
autres, la sécheresse et le dégoût d´ une
 
table, j´ indiquerai, chemin faisant,
 
quelques-uns des traits qui m´ ont le plus
 
frappé, ce que je voudrois avoir recueilli de
 
ma lecture ; et sur-tout qu´ on ne se
 
persuade pas qu´ il n´ y ait rien à remarquer, à
 
apprendre, dans celles dont je n´ annoncerai
 
que le sujet.
 
La premiere est sur le temps : Séneque
 
 
                                                             p275
 
 
 
dit, et ne dit que trop vrai, " qu´ une partie
 
de la vie se passe à mal faire, etc. "
 
il traite dans la deuxieme des voyages,
 
et des lectures, autre sorte de voyage.
 
" ne pouvant lire autant de livres que
 
vous en pouvez acquérir, n´ en
 
acquerez qu´ autant que vous en pourrez
 
lire " .
 
C´ est là qu´ il dit d´ Epicure ; " je passe
 
dans le camp ennemi, en espion, mais
 
non en déserteur " .
 
Si vous avez à faire choix d´ un ami,
 
lisez la troisieme, où l´ on trouve entre autres
 
cette maxime de Pomponius.
 
" il y a des yeux tellement accoutumés
 
aux ténebres, qu´ ils voient trouble au
 
grand jour " .
 
La quatrieme vous affranchira des terreurs
 
 
                                                             p276
 
 
 
de la mort, et des sollicitudes de la vie.
 
" le tyran me fera conduire, où ? ...
 
où je vais. Etc. "
 
frappez à cette porte pour autrui : n´ y
 
frappez jamais pour vous.
 
Dans la cinquieme, sur la singularité, il
 
adresse à Lucilius des conseils, dont
 
quelques-uns d´ entre nous pourroient profiter.
 
" n´ allez pas, à l´ exemple de certains
 
philosophes, etc. "
 
 
                                                             p277
 
 
 
voulez-vous savoir ce que c´ est que la
 
véritable amitié ? Vous l´ apprendrez dans la
 
sixieme.
 
" combien d´ hommes, dit-il, ont plutÔt
 
manqué d´ amitié que d´ amis " ! ... le
 
contraire ne seroit-il pas aussi vrai ; et ne
 
pourroit-on pas dire ? Combien d´ hommes
 
ont plutÔt manqué d´ amis que d´ amitié !
 
Il conseille, lettre septieme, la fuite du
 
monde. " je ne rapporte jamais de la
 
société les moeurs que j´ y ai portées " .
 
Quel est celui d´ entre nous assez sage,
 
ou assez corrompu, qui n´ en puisse dire
 
autant ?
 
 
                                                             p278
 
 
 
Ici, il apostrophe les romains, il leur
 
reproche d´ enseigner la cruauté à leur
 
souverain qui ne sauroit l´ apprendre.
 
Séneque n´ avoit pas encore démêlé le caractere
 
de son eleve, et son commerce épistolaire
 
avec Lucilius, commença apparemment
 
pendant les cinq premieres années du regne
 
de Néron.
 
" la route du précepte est longue ;
 
celle de l´ exemple est courte. Les
 
disciples de Socrate et d´ Epicure
 
profiterent plus de leurs moeurs, que de leurs
 
discours " . Il résulte de cette maxime,
 
applicable sur-tout à l´ éducation des
 
enfants, qu´ il faut leur adresser rarement de
 
ces préceptes dont la vérité ne peut être
 
constatée que par une longue expérience :
 
mais parlez sensément ; agissez toujours
 
bien devant eux. C´ est ainsi que les
 
romains préparoient à la république des
 
magistrats, des guerriers et des orateurs.
 
Vous serez difficile sur la compagnie dans
 
 
                                                             p279
 
 
 
laquelle vous pourrez les admettre, si vous
 
pensez qu´ il y a tel mot, telle action,
 
capable de détruire le fruit de plusieurs années.
 
L´ activité du sage est le sujet de la
 
huitieme : dans la neuvieme, où il en
 
caractérise l´ amitié, il prétend qu´ on refait aussi
 
aisément un ami perdu, que Phidias une
 
statue brisée. Je n´ en crois rien. Quoi !
 
L´ homme à qui je confierai mes pensées les
 
plus secrettes ; qui me soutiendra dans les
 
pas glissants de la vie ; qui me fortifiera par
 
la sagesse de ses conseils et la continuité de
 
son exemple ; qui sera le dépositaire de
 
ma fortune, de ma liberté, de ma vie, de
 
mon honneur ; sur les moeurs duquel les
 
hommes seront autorisés à juger des
 
miennes ; je dis plus, l´ homme que je pourrai
 
interroger sans crainte, dont je ne
 
redouterai point la confidence, dont j´ oserai
 
éclairer le fond de la caverne, sans sentir
 
vaciller le flambeau dans ma main ; cet
 
homme se refait en un jour, en un mois,
 
en un an ! Hé ! Malheureusement la durée
 
de la vie y suffit à peine ; et c´ est un fait
 
 
                                                             p280
 
 
 
bien connu des vieillards, qui aiment
 
mieux rester seuls, que de s´ occuper à
 
retrouver un ami.
 
Lorsque notre philosophe se demande
 
à lui-même, quel est son but en prenant
 
un ami ; et qu´ il se répond : " d´ avoir
 
quelqu´ un pour qui mourir, qui
 
accompagner en exil, qui sauver aux dépens
 
de mes jours " ; il est grand, il est
 
sublime ; mais il a changé d´ avis.
 
Lorsque, comparant l´ amour à l´ amitié,
 
il ajoute que l´ amour est presque la folie de
 
l´ amitié , il est délicat.
 
Lorsqu´ il répond à la question, quelle
 
sera la vie du sage sur une plage
 
déserte, dans le fond d´ un cachot, celle de
 
Jupiter dans la dissolution des mondes, il
 
montre l´ ame la plus forte. De pareilles
 
idées ne viennent qu´ à des hommes d´ une
 
trempe rare.
 
Lxvi il traite, dans la dixieme,
 
de la solitude.
 
" Cratès disoit à un jeune homme : que
 
fais-tu là seul ? Etc. "
 
 
                                                             p281
 
 
 
dans la onzieme, des avantages de la
 
vieillesse ; de la mort, et du suicide.
 
La maniere dont les habitants de sa
 
campagne, son fermier, son jardinier, ses
 
arbres, ses charmilles, lui rappellent son
 
grand âge, est charmante... " qu´ est-ce
 
que cet homme qu´ on a posté-là, etc. "
 
dans la douzieme, des effets de la philosophie
 
sur les défauts et sur les vices.
 
 
                                                             p282
 
 
 
Dans la treizieme, du courage que donne
 
la vertu, et du dessouci de l´ avenir.
 
" le sage qui craint l´ opinion, ressemble
 
à un général qui s´ ébranle à la vue
 
d´ un nuage de poussiere élevé par un troupeau " .
 
Dans la quatorzieme, des soins du corps.
 
" donnons-lui des soins, etc. "
 
maxime pusillanime : c´ est le condamner à taire la
 
vérité.
 
On dit, vivre d´ abord, ensuite philosopher : ... 
 
c´ est le peuple qui parle ainsi :
 
 
                                                             p283
 
 
 
mais le sage dit, philosopher d´ abord, et
 
vivre ensuite, si l´ on peut : ou aimer la
 
vertu avant la vie.
 
" il y a trois passions qu´ il ne faut point
 
exciter, la haine, l´ envie, le mépris...
 
cela est plus digne du moine de Rabelais,
 
que du stoïcien Séneque. C´ est vous,
 
Séneque, qui m´ avez appris à vous répondre :
 
il y a des hommes dont il est glorieux
 
d´ être haï : le tourment de l´ envie est
 
toujours un éloge : le mépris n´ est souvent
 
qu´ une affectation... " craignons l´ admiration " ... et
 
pourquoi ? Faisons tout ce qui peut en mériter.
 
Il s´ entretient avec son ami, lettres 15,
 
16, 17, 18, 19, des exercices du corps,
 
de l´ utilité de la philosophie, de la richesse,
 
de la pauvreté, des persécutions, de la
 
calomnie ; qu´ il faut embrasser la philosophie
 
sans délai ; des amusements du sage,
 
de la colere, des passions, des vices, des
 
vertus, des avantages du repos, de la
 
société, des fonctions publiques, du bonheur,
 
du malheur.
 
 
                                                             p284
 
 
 
Les préceptes de Séneque sont austeres,
 
mais l´ expérience journaliere et l´ usage du
 
monde en confirment la vérité : on ne les
 
conteste que par vanité, ou par foiblesse.
 
C´ est dans sa vingtieme lettre qu´ il dit aux
 
grands, aux gens en place, un mot
 
simple, mais qu´ ils devroient avoir sans cesse
 
à la bouche, s´ ils sentoient vivement les
 
inconvénients de leur élévation : " quand
 
viendra le jour heureux, où l´ on ne
 
me mentira plus " !
 
Je ne relis point les ouvrages de Séneque,
 
sans m´ appercevoir que je ne les ai
 
point encore assez lus.
 
Quel est l´ objet de la philosophie ? C´ est
 
de lier les hommes par un commerce
 
d´ idées, et par l´ exercice d´ une bienfaisance
 
mutuelle.
 
La philosophie nous ordonne-t-elle de
 
nous tourmenter ? Non.
 
Dans la lettre huitieme, sur l´ activité du
 
sage, il parle de drames mixtes, dont le
 
ton est grave, et le genre moyen entre la
 
comédie et la tragédie. Ce genre eut-il
 
 
                                                             p285
 
 
 
aussi des détracteurs chez les anciens ? Il
 
ne le dit pas.
 
Lxvii selon lui, lettre quatorzieme,
 
la philosophie est une espece de sacerdoce etc.
 
Non, non, Suilius, Aristophanes modernes,
 
jamais la dépravation ne sera assez
 
générale, assez durable, assez puissante,
 
ou la ligue de l´ ignorance et du vice,
 
contre la science et la vertu, assez forte, pour
 
empêcher la philosophie d´ être vénérable
 
et sacrée.
 
Ne nous engageons point dans des querelles.
 
Méprisons les propos de l´ impudent,
 
soyons convaincus qu´ il n´ y a que des
 
hommes abjects qui osent nous insulter. Ne
 
soyons pas plus offensés de leurs injures,
 
que nous ne serions flattés de leur éloge ;
 
abandonnons le pervers à sa honte secrette... "
 
est-ce qu´ il en éprouve " ? ... je
 
le crois depuis qu´ un de ces infâmes salariés
 
 
                                                             p286
 
 
 
des grands pour déchirer les gens de
 
bien, a dit d´ une satyre de commande,
 
qu´ il n´ étoit pas bien sûr d´ être content de
 
l´ avoir faite. Un des châtiments de la folie,
 
est de se déplaire à elle-même.
 
L´ ouvrage de Séneque est un champ où
 
l´ on trouve toujours à glaner. Je vois que
 
dans l´ opulence il s´ exerçoit à la pauvreté :
 
au milieu des richesses, il se rit de la peine
 
inutile que la fortune s´ est donnée.
 
Il dit, lettre vingt-une, à propos de la
 
vraie gloire du sage : " en vain Atticus
 
 
                                                             p288
 
 
 
auroit eu pour gendre Agrippa, etc. "
 
puis s´ arrêtant à la porte des jardins de ce
 
philosophe, il y grave une inscription qui
 
atteste l´ austérité de l´ un et l´ impartialité de
 
l´ autre. La voici :
 
" passant, tu peux t´ arrêter ici, etc. "
 
c´ est ainsi que Séneque pensoit de ce
 
philosophe, si mal connu, et tant calomnié.
 
On ne s´ est pas acharné avec moins de
 
fureur sur la doctrine d´ Epicure, que sur
 
les moeurs de Séneque.
 
Je lis dans un auteur moderne :
 
 
                                                             p289
 
 
 
on oppose Séneque, comme un bouclier
 
impénétrable, etc. "
 
lorsque Zéneque fait l´ éloge d´ Epicure,
 
il ne décrie point Zénon, non plus qu´ il
 
ne préconise celui-ci, lorsqu´ il attaque
 
le premier. C´ est un juge impartial, qui
 
pese ce que chaque secte enseigne de
 
contraire ou de conforme à la vérité, et qui
 
s´ en explique avec franchise. Si les talents
 
sublimes et les vertus transcendantes de
 
l´ académicien des inscriptions, qui a
 
enrichi l´ histoire critique de la philosophie,
 
de son examen de la vie et de la doctrine
 
d´ Epicure, ne m´ étoient parfaitement
 
connus, je penserois qu´ un auteur qui se sert
 
 
                                                             p290
 
 
 
de l´ éloge de l´ une des ecoles pour les
 
rendre toutes deux suspectes, est un
 
mauvais logicien, s´ il pense ce qu´ il écrit, ou
 
un dangereux hypocrite, s´ il écrit ce qu´ il
 
ne pense pas.
 
Un littérateur du jour auroit-il la vanité
 
de se croire mieux instruit des sentiments
 
d´ Epicure, dont les ouvrages nous
 
manquent, qu´ un ancien philosophe, qu´ un
 
Séneque, qui les avoit sous ses yeux.
 
Qu´ Epicure et Zénon se soient accordés
 
l´ un et l´ autre à regarder la vertu comme
 
le plus essentiel de tous les biens, et qu´ ils
 
en aient eu les mêmes idées : que
 
s´ enfuit-il ? Que l´ epicurien n´ en étoit pas moins
 
dissolu, et que le stoïcien en étoit
 
peut-être moins sage ? Voilà une étrange
 
conclusion.
 
Hé ! C´ est bien assez de condamner Epicure,
 
sans lui associer aussi lestement le
 
philosophe Séneque, son apologiste ;
 
Séneque, que S JérÔme, qui n´ étoit pas le
 
plus tolérant des peres de l´ eglise, loue
 
pour la pureté de sa morale, la sainteté
 
 
                                                             p291
 
 
 
de sa vie, et qu´ il a inscrit dans le
 
catalogue des auteurs sacrés.
 
Séneque ne ferme presque pas une de
 
ses lettres, sans la sceller de quelques
 
maximes d´ Epicure ; et ces maximes sont
 
toujours d´ un grand sens et d´ une sagesse
 
merveilleuse : quelle honte pour le
 
zénonisme !
 
Lxviii c´ est dans la vingt-deuxieme lettre
 
sur les conseils et sur les affaires, que
 
Séneque dit, des goûts passagers de l´ ambition :
 
" c´ est un amant qui querelle avec
 
sa maîtresse ; n´ allez pas prendre un moment
 
d´ humeur pour une rupture " .
 
Croit-on que cette pensée déparât celles de
 
la Rochefoucault ? Il ajoute : " nous
 
mourons plus mauvais que nous ne naissons.
 
Je t´ avois engendré, nous dit la nature,
 
 
                                                             p292
 
 
 
sans desirs, sans crainte, sans superstition,
 
sans perfidie, sans vice. " ... cela
 
est-il bien vrai ? ... " retourne comme
 
tu es venu, la vie nous corrompt. "
 
en parcourant les lettres 23 et 24, sur la
 
philosophie, source des vrais plaisirs, sur le
 
passé, le présent, le futur, les craintes de
 
l´ avenir, les terreurs de la mort ; je me suis
 
rappellé l´ endroit où Horace recommande
 
au poète la lecture des feuillets de
 
Socrate : on pourroit lui dire avec plus de
 
raison encore, (...). Si tu crains d´ être un poète
 
exangue, un diseur de puérilités sonores ;
 
si tu veux connoître les vices, les vertus,
 
les passions, les devoirs de l´ homme dans
 
toutes les conditions et les circonstances,
 
lis Séneque.
 
Il s´ occupe, lettre 25, des dangers de la
 
solitude : si l´ homme se retire dans la forêt
 
par vanité ou par misanthropie, s´ il y porte
 
une ame pleine de fiel, il ne tardera pas à
 
y devenir une bête féroce : celui dont il y
 
prendra conseil, est un méchant qui
 
achevera de le pervertir.
 
 
                                                             p293
 
 
 
Il écrit, lettres 26, 27, 28 et 29, des
 
avantages de la vieillesse, de la vertu, du
 
vrai bonheur, des voyages, des conseils
 
indiscrets. On voit dans cette derniere, qu´ il
 
y avoit aussi à Rome des hommes pervers
 
qu´ on se plaisoit à associer aux philosophes
 
en général, dans le dessein cruel de souiller
 
la pureté des uns par la turpitude des
 
autres. Ce fait me rappelle l´ auteur de
 
l´ anti-Séneque , et la constante affectation
 
des ennemis de la philosophie à le citer
 
parmi les hommes sages et éclairés, dont
 
la vie se passe à chercher la vérité et à
 
pratiquer la vertu. Si ces calomniateurs des
 
gens de bien n´ étoient pas étrangers à tout
 
sentiment honnête, ils rougiroient de
 
placer ce nom justement décrié, à cÔté des
 
noms les plus respectables et les plus
 
respectés.
 
La Mettrie est un ecrivain sans
 
jugement, qui a parlé de la doctrine de Séneque
 
sans la connoître ; qui lui a supposé toute
 
l´ âpreté du stoïcisme, ce qui est faux ; qui
 
 
                                                             p294
 
 
 
n´ a pas écrit une seule bonne ligne dans
 
son traité du bonheur, qu´ il ne l´ ait, ou
 
prise dans notre philosophe, ou
 
rencontrée par hasard, ce qui n´ est et ne
 
pouvoit malheureusement être que très rare ;
 
qui confond par-tout les peines du sage,
 
avec les tourments du méchant, les
 
inconvénients légers de la science, avec les
 
suites funestes de l´ ignorance ; dont on
 
reconnoit la frivolité de l´ esprit dans ce qu´ il
 
dit, et la corruption du coeur dans ce qu´ il
 
n´ ose dire ; qui prononce ici que l´ homme
 
est pervers par sa nature, et qui fait
 
ailleurs, de la nature des êtres, la regle de
 
leurs devoirs et la source de leur félicité ;
 
qui semble s´ occuper à tranquilliser le scélérat
 
dans le crime, le corrompu dans ses
 
vices ; dont les sophismes grossiers, mais
 
dangereux par la gaieté dont il les
 
assaisonne, décelent un ecrivain qui n´ a pas les
 
premieres idées des vrais fondements de la
 
morale, de cet arbre immense, dont la
 
tête touche aux cieux et les racines pénétrent
 
 
                                                             p295
 
 
 
jusqu´ aux enfers, où tout est lié, où
 
la pudeur, la politesse, la décence, les
 
vertus les plus légeres, s´ il en est de telles,
 
sont attachées comme la feuille au rameau
 
qu´ on deshonore en l´ en dépouillant ;
 
dont le cahos de raison et d´ extravagance
 
ne peut être regardé sans dégoût, que par
 
ces lecteurs futiles qui confondent la
 
plaisanterie avec l´ évidence, et à qui l´ on a
 
tout prouvé, quand on les a fait rire ; dont
 
les principes, poussés jusqu´ à leurs
 
dernieres conséquences, renverseroient la
 
législation, dispenseroient les parents de
 
l´ éducation de leurs enfants, renfermeroient
 
aux petites-maisons l´ homme courageux
 
qui lutte sottement contre ses penchants
 
déréglés, assureroient l´ immortalité au
 
méchant qui s´ abandonneroit sans remords
 
aux siens ; et dont la tête est si troublée,
 
et les idées sont à tel point décousues, que
 
dans la même page, une assertion sensée
 
est heurtée par une assertion folle, et une
 
assertion folle, par une assertion sensée ;
 
 
                                                             p296
 
 
 
ensorte qu´ il est aussi facile de le défendre,
 
que de l´ attaquer.
 
Lxix dans la même lettre, Séneque
 
cite un beau mot d´ Epicure sur les
 
jugements populaires. " jamais je n´ ai voulu
 
plaire au peuple : ce que je sais, n´ est
 
pas de son goût ; et ce qui seroit de son
 
goût, je ne le sais pas " .
 
La contrainte des gouvernements despotiques
 
rétrécit l´ esprit, sans qu´ on s´ en
 
apperçoive ; machinalement on s´ interdit
 
une certaine classe d´ idées fortes, comme
 
on s´ éloigne d´ un obstacle qui nous
 
blesseroit ; et lorsqu´ on est accoutumé à cette
 
marche pusillanime et circonspecte, on
 
revient difficilement à une marche
 
audacieuse et franche. On ne pense, on ne
 
parle avec force que du fond de son tombeau :
 
 
                                                             p297
 
 
 
c´ est là qu´ il faut se placer ; c´ est
 
delà qu´ il faut s´ adresser aux hommes. Celui
 
qui conseilla au philosophe de laisser un
 
testament de mort, eut une idée
 
utile et grande. Je souhaite pour le
 
progrès des sciences, qu´ il nous fasse
 
attendre le sien long-temps.
 
Lisez la lettre 30, de la mort, et de la
 
nécessité de l´ attendre de pied ferme ; et
 
vous me direz ensuite ce qu´ il y a de nouveau
 
sur ce sujet dans nos ecrivains modernes.
 
Quoi de plus délicat que ce mot ?
 
" l´ ame s´ échappe du vieillard, sans
 
effort ; elle est sur le bord de sa levre " .
 
Quoi de plus sensé que ce qui suit ?
 
" qu´ est-ce que ces noms d´ empereur, de
 
sénateur, de questeur, de chevalier,
 
d´ affranchi, d´ esclave " , ou en style
 
moderne, de rois, de grands, de nobles,
 
de roturiers, de paysans ? Ce que
 
 
                                                             p298
 
 
 
c´ est, répond-il, lettre 31 ? " des titres
 
inventés pour enorgueillir les uns, et
 
dégrader les autres. N´ avons-nous pas
 
tous le ciel au dessus de nos têtes " .
 
Il vous exhortera à la philosophie,
 
lettre 32 : il vous dira, lettre 33, que dans
 
un ouvrage de l´ art, il faut que la beauté
 
de l´ ensemble fixant le premier coup d´ oeil,
 
on n´ apperçoive pas les détails ; et que,
 
dans un ouvrage de philosophie ou de
 
littérature, les beaux vers, les sentences,
 
sont les dernieres choses à louer.
 
Il encourage Lucilius à l´ étude de la
 
philosophie, lettre 34, et le félicite sur ses
 
progrès. Il prouve, lettre 35, qu´ il ne peut
 
y avoir d´ amitié qu´ entre les gens de bien.
 
La mort d´ un ami ravit à l´ homme
 
vertueux, un témoin de ses vertus ; au
 
méchant, un complice, peut-être indiscret,
 
de ses crimes. Les avantages du repos, les
 
voeux du vulgaire, le mépris de la mort,
 
texte auquel il ne se lasse point de revenir ;
 
le courage que donne la philosophie, les
 
dangers de la prospérité, l´ éloquence qui
 
 
                                                             p299
 
 
 
convient au sage, la voix de la divinité
 
qui est en nous, ou la conscience, la
 
rareté des gens de bien, l´ occupent depuis la
 
lettre 36, jusqu´ à la 42 e.
 
Il dit à Lucilius, lettre 36 : " on blâme
 
votre ami d´ avoir embrassé le repos, etc. "
 
pour lui peut-être ? Mais pour la société ?
 
Il y a dans le stoïcisme un esprit monacal
 
qui me déplaît ; c´ est cependant une
 
philosophie à porter à la cour, près des
 
grands, dans l´ exercice des fonctions publiques,
 
ou c´ est une voix perdue qui crie
 
dans le désert. J´ aime le sage en évidence,
 
comme l´ athlete sur l´ arene : l´ homme
 
fort ne se reconnoît que dans les occasions
 
où il y a de la force à montrer. Ce célebre
 
danseur qui déployoit ses membres sur la
 
scene, avec tant de légéreté, de noblesse
 
 
                                                             p300
 
 
 
et de graces, n´ étoit dans la rue qu´ un
 
homme dont vous n´ eussiez jamais deviné
 
le rare talent.
 
Il dit, lettre 41, " dans le sein de
 
l´ homme vertueux, j´ ignore quel dieu,
 
mais il habite un dieu " ... belle idée !
 
Séneque pouvoit ajouter : et dans le sein
 
du méchant, j´ ignore quel démon, mais
 
il habite un démon.
 
Lettre 42, qu´ est-ce que l´ homme
 
léger : " c´ est un oiseau que vous ne tenez
 
que par l´ aile ; au premier instant il
 
vous échappera, et ne vous laissera dans
 
la main qu´ une plume " .
 
Je trouve, lettre 43, sur la vie cachée :
 
que ce fut moins l´ orgueil, que la honte,
 
qui créa les portiers chez les romains. De
 
la maniere dont on vivoit, entrer dans
 
une maison sans se faire annoncer,
 
c´ étoit prendre le maître ou la maîtresse en
 
flagrant délit.
 
Lettre 44, la philosophie est la vraie
 
noblesse : nul n´ a vécu pour la gloire
 
d´ autrui.
 
 
                                                             p301
 
 
 
Lettre 45, les chicanes futiles de la
 
dialectique seront méprisées de tout bon
 
esprit ; n´ en déplaise, dit Séneque, à nos
 
stoïciens, que j´ approuve ou blâme à mon
 
gré, " parceque je ne m´ asservis à aucun
 
maître, que je ne porte la livrée de
 
personne, et qu´ en respectant les sentiments
 
des grands hommes, je ne
 
renonce pas au mien " .
 
Même cause, même effet. Celui qui
 
connoîtra l´ esprit du stoïcisme, ne sera
 
point étonné qu´ un amalgame de philosophie
 
et de théologie, ait fait, des disciples
 
de Zénon, des moulins à sophismes et
 
des bluteurs de mots.
 
Lettre 46, il fait l´ éloge d´ un ouvrage
 
de Lucilius.
 
Il dénombre, lettre 47, la multitude des
 
esclaves. " c´ est un consulaire subjugué
 
par sa vieille femme ; etc. "
 
 
                                                             p302
 
 
 
il n´ y a point de cour où l´ on n´ eût besoin
 
d´ un officier, dont la fonction fût de se
 
trouver tous les matins au chevet du monarque,
 
et de lui citer cette maxime commune.
 
Après avoir exposé, lettre 48, les
 
devoirs de l´ amitié, et traité, lettre 49, de la
 
mort et de la briéveté de la vie, il tombe
 
sans ménagement sur les puérilités de la
 
dialectique de son ecole. " aujourd´ hui,
 
dit-il, la rapidité du temps me
 
confond, etc. "
 
 
                                                             p303
 
 
 
cette sentence austere de Séneque, brûle
 
quelque milliers de volumes ?
 
Est-elle juste ? Ne l´ est-elle pas ?
 
Et faudroit-il en effet dédaigner toute
 
étude qui n´ auroit pas un rapport immédiat
 
avec la connoissance des devoirs, et
 
la pratique des vertus ?
 
Lxx je vais passer rapidement sur
 
les lettres qui suivent ; on formeroit un
 
volume de ce qu´ elles offrent de remarquable.
 
 
                                                             p304
 
 
 
L´ éloge de Lucilius ; la description des
 
bains de baies ; les différentes classes de
 
sages ; que peu d´ hommes connoissent
 
leurs défauts ; les infirmités auxquelles
 
notre philosophe étoit sujet ; la maison de
 
Vatia, à l´ entrée de laquelle on auroit pu
 
graver comme au fronton de la plupart
 
de nos palais, ci-gît le bonheur ; son
 
séjour à Baies ; la possibilité de méditer,
 
d´ étudier, d´ écrire au milieu du tumulte ;
 
du premier mouvement dans la
 
passion ; de la division des êtres, selon Platon ;
 
de la disette de la langue latine ; de la
 
différence de la joie et de la volupté ; de
 
l´ objet méprisable des voeux et des prieres
 
du vulgaire ; de la soumission du sage à la
 
nécessité : " la nécessité n´ est que pour
 
le rébelle ; le sage n´ obéit point au
 
destin, ils veulent tous deux " : voilà ce
 
qui remplit l´ espace de la quarante-neuvieme
 
lettre à la soixante-deuxieme, où
 
notre philosophe se reproche d´ avoir
 
pleuré sans mesure la perte de son ami
 
Sérenus ; et nous dit, " vous avez inhumé
 
 
                                                             p305
 
 
 
votre ami ; etc. " cela est-il
 
vrai ? Il m´ a semblé qu´ on l´ admiroit,
 
qu´ on la louoit, et qu´ on la fuyoit.
 
Quoi ! L´ on se moque d´ un époux, d´ un
 
amant, d´ un fils, inconsolable de la mort
 
de sa femme, de sa maîtresse, de son
 
pere, de son ami. Il n´ en est rien ; et
 
pour répondre à Séneque dans sa maniere,
 
je lui dirai : " nous sommes touchés de
 
tout ce qui nous promet des regrets
 
éternels. Etc. "
 
 
                                                             p306
 
 
 
Séneque prétend, lettre 50, que le
 
vice est dans l´ ame une plante étrangere ;
 
que la vertu s´ y trouve dans son terrein,
 
et qu´ elle s´ y enracine de plus en plus,
 
 
                                                             p307
 
 
 
parcequ´ elle est dans l´ ordre de la nature,
 
dont le vice est l´ ennemi... cela
 
est-il bien vrai ? Pourquoi donc tant de
 
vicieux, si peu de vertueux, au milieu de
 
tant de prédicateurs de vertu ? Pourquoi
 
tant de besoin et si peu de succès de
 
l´ éducation dans la jeunesse ? Tant de conseils
 
et si peu de fruit dans l´ adolescence et dans
 
l´ âge viril ? Tant de fous dans la vieillesse ?
 
Tant d´ indocilité dans l´ esprit, au milieu de
 
la ruine des sens ? La passion parle
 
toujours la premiere, et la raison se tait, ou
 
ne parle que tard et à voix basse. Séneque
 
ne se contredit-il pas, lorsqu´ il reproche à
 
Apicius d´ inviter à la débauche une jeunesse
 
portée au mal, même sans exemple ?
 
Il raconte au même endroit une petite
 
anecdote domestique. Il garda la folle de
 
sa femme, comme une des charges de sa
 
succession. " j´ ai peu de goût, dit-il, pour
 
ces especes de monstres ; etc. "
 
 
                                                             p308
 
 
 
Séneque étoit si foible, si glacé, qu´ il
 
nous dit, lettre 57, qu´ il passoit presque
 
l´ hiver entier entre des couvertures.
 
On voit, lettre 58, que la langue latine
 
s´ étoit appauvrie, comme la nÔtre, en se
 
polissant : effet de l´ ignorance et d´ une
 
fausse délicatesse ; de l´ ignorance, qui laisse
 
tomber en désuétude des mots utiles ; d´ une
 
fausse délicatesse, qui proscrit ceux qui
 
blessent l´ oreille ou gênent la prononciation.
 
Des expressions d´ Ennius et d´ Attius
 
étoient surannées, comme plusieurs de
 
Rabelais, de Montagne, de Malherbe et
 
de Regnier. Au tems de Séneque, Virgile
 
commençoit à vieillir. Comme de toutes
 
les machines, il n´ y en a aucune qui
 
travaille autant que la langue, aucune d´ aussi
 
orgueilleuse et d´ aussi passive que l´ oreille ;
 
l´ une et l´ autre tendent à se délivrer du
 
malaise le plus léger, mais le plus continu.
 
 
                                                             p309
 
 
 
Lxxi il dit sur la vieillesse etc. :
 
et j´ ajouterai, à quoi
 
bon rester, quand on n´ est plus propre
 
qu´ à corrompre le bonheur, à troubler les
 
devoirs et à empoisonner les jours de ceux
 
que la reconnoissance et la tendresse
 
attachent à nos cÔtés : n´ attendons pas qu´ ils
 
nous donnent congé ; nous avons vécu,
 
permettons leur de vivre. Et ne craignons pas
 
que ce conseil soit funeste aux vieillards ;
 
ils ont tous la peur de mourir : la vie n´ est
 
vraiment dédaignée que par ceux qui
 
peuvent se la promettre longue ; ils ne la
 
connoissent pas, comment y attacheroient-ils
 
de l´ importance ou du mépris ; ils vivent,
 
comme ils font tout le reste, sans y penser.
 
 
                                                             p310
 
 
 
Séneque dit lettre 60, " l´ enfant croît
 
au milieu de la malédiction de ses
 
parents " : et si l´ on réfléchit aux actions
 
dont il est témoin, aux propos qu´ il
 
entend dans le foyer paternel, on ne
 
trouvera pas l´ expression exagérée.
 
" lettre 63, de toutes ces femmes
 
tendres qu´ on a eu tant de peine à retirer
 
du bucher, à séparer du cadavre de leurs
 
époux, citez-m´ en une qui ait eu des larmes
 
pour un mois " .
 
Lettre 64, où il traite de la vénération
 
pour les anciens philosophes ; " tous,
 
dit-il, ne sont pas dignes d´ applaudir au
 
philosophe " . Quelle douceur trouveroit-il
 
à l´ éloge de celui dont le blâme ne
 
le touche pas ? On n´ ambitionne la louange
 
que de celui dont on craindroit le
 
reproche. " Fabianus parloit en public ; mais
 
on l´ écoutoit avec décence : etc. "
 
 
                                                             p311
 
 
 
je crains que ces distinctions
 
ne soient plus subtiles que solides.
 
Au théatre, les spectateurs, dans l´ ecole,
 
le disciple, ne rompent le silence, que
 
parcequ´ ils ne peuvent plus le garder. L´ enthousiasme
 
est le même, et ce n´ est pas à
 
l´ homme, c´ est à la chose, grande,
 
honnête, que le premier applaudissement est
 
adressé... " le philosophe a beaucoup
 
perdu à s´ être trop familiarisé " ... je
 
n´ en crois rien... " il lui faudroit un
 
sanctuaire au lieu d´ une place " ... l´ endroit
 
où il s´ explique dignement, est toujours un
 
sanctuaire... " il faut à la philosophie des
 
prêtres, et non des courtiers " ... je
 
ne lui veux ni les uns, ni les autres.
 
Il expose, lettre 65, les opinions de
 
Platon, d´ Aristote et des stoïciens, sur le
 
 
                                                             p312
 
 
 
monde : on voit ici que le systême
 
de l´ optimisme n´ est pas d´ hier, et que
 
celui des indiscernables fut connu dès le
 
temps du proverbe, qu´ on ne se baigne
 
pas deux fois dans le même fleuve, et que
 
l´ homme et le fleuve ont changé.
 
La lettre 66, sur l´ égalité des biens et
 
des maux, n´ est qu´ un tissu de sophismes.
 
Il traite, lettre 67, du bon ; et lettre
 
68, du repos du sage qu´ il arrache de ce
 
recoin du globe pour le lancer dans les
 
plaines de l´ immensité. Je consens qu´ il y
 
fasse un tour, mais je ne veux pas qu´ il y
 
séjourne : s´ expatrier ainsi, ce seroit n´ être
 
ni parent, ni ami, ni citoyen... " le stoïcien
 
voit du haut des cieux, combien
 
c´ est un siege bas qu´ un tribunal, une
 
chaise curule " ... de dessus une chaise
 
curule, un tribunal, on voit combien
 
c´ est un rÔle insensé que de se perdre dans
 
 
                                                             p313
 
 
 
les nues : vues monastiques et anti-sociales.
 
J´ aime mieux ce qui suit.
 
" c´ est une puérilité que de se retirer de
 
la foule, pour l´ appeller : c´ est appeller
 
la foule, que de faire de sa retraite la
 
nouvelle publique " . C´ est une sotte
 
vanité, que de s´ affliger ou de s´ offenser quand
 
elle ne vient pas : c´ est ajouter à l´ éclat, que
 
de la repousser quand elle vient. Et qu´ importe
 
qu´ on parle ou qu´ on se taise de
 
vous, pourvu que vous vous retiriez à
 
temps ! Le malade craint-il ou souhaite-t-il
 
qu´ on dise qu´ il s´ est mis au lit ?
 
" attaquer ses vices, etc. "
 
ici, Séneque ne permet au sage de se
 
mêler de l´ administration publique, ni
 
dans toutes les contrées, ni en tout temps,
 
ni pour toujours.
 
Il me semble que je l´ entends s´ adresser
 
 
                                                             p314
 
 
 
en ces termes au candidat qui le consulte :
 
vous présumez trop de votre amour pour
 
le bien ; votre santé délicate ne suffira pas
 
à la fatigue de votre place ; vous êtes d´ un
 
caractere trop foible ou trop roide ; colere et
 
caustique, vous ne sympathiserez pas avec
 
les habitants de la cour. Vous allez vous
 
précipiter dans un cahos d´ affaires, d´ où
 
ni votre zele, ni vos talents supérieurs,
 
ni vos veilles, ne vous tireront pas. Vous
 
serez desservi par ceux mêmes qui vous
 
appellent à l´ administration ; vos projets les
 
plus sages seront, ou rejettés par l´ envie,
 
ou écrasés par l´ intérêt personnel ou par
 
la haine : il viendra un moment où vous
 
ne saurez ni comment rester, ni comment
 
sortir. Préférez le repos ; vivez avec vos
 
amis et avec vos livres : dans les temps de
 
peste, on se renferme.
 
L´ homme d´ etat qui craint de perdre sa
 
place, n´ osera jamais de grandes choses ;
 
son oreille toujours ouverte aux sollicitations
 
des hommes puissants, est toujours
 
fermée aux plaintes du peuple. Il faut qu´ il
 
 
                                                             p315
 
 
 
sache attendre sa disgrace, sans pâlir ;
 
l´ apprendre, sans murmurer : il faut qu´ il
 
dise : " mon maître avoit un bon serviteur ;
 
il n´ en veut plus, tant pis pour
 
lui : il seroit bien singulier que Ménès
 
pût se passer de Diogene, et que Diogene
 
ne pût se passer de Ménès " . Il est
 
des circonstances où les hommes revêtus
 
des premieres places, ne sont pas élevés :
 
ils sont en l´ air.
 
Lxxii la lettre 69, est de l´ inconvénient
 
des fréquents voyages.
 
La lettre 70, du suicide.
 
Voici les causes principales du suicide. Si
 
les opérations du gouvernement précipitent
 
dans une misere subite un grand nombre
 
de sujets, attendez-vous à des suicides. On
 
se defera fréquemment de la vie, par-tout
 
où l´ abus des jouissances conduit à
 
l´ ennui, par-tout où le luxe et les mauvaises
 
moeurs nationnales rendent le travail plus
 
effrayant que la mort, par-tout où des
 
superstitions lugubres et un climat triste
 
concourront à produire et à entretenir la mélancolie,
 
 
                                                             p316
 
 
 
par-tout où des opinions moitié
 
philosophiques, moitié théologiques,
 
inspireront un égal mépris de la vie et de la
 
mort.
 
Les stoïciens pensoient que la notion
 
générale de bienfaiteur ne nous faisant
 
point un devoir de garder un présent que
 
nous n´ avons pas sollicité et qui nous gêne,
 
soit que la vie fût un bien ou fût un mal,
 
la doctrine du suicide n´ étoit nullement
 
incompatible avec l´ existence des dieux.
 
Ils alloient plus loin ; le suicide que la loi
 
civile et la loi religieuse proscrivent
 
également, est un des points fondamentaux
 
de la secte : selon cette ecole, " le sage ne
 
vit qu´ autant qu´ il doit, non autant qu´ il
 
le pourroit : le bonheur n´ est pas de
 
vivre ; mais le devoir, mais le bonheur,
 
est de bien vivre " .
 
Les opinions tombent ou se propagent,
 
selon les circonstances ; et quelles circonstances
 
 
                                                             p317
 
 
 
plus favorables à la doctrine du suicide,
 
que celles où un geste, un mot, une
 
médisance, une calomnie, le ressentiment
 
d´ une femme, la haine d´ un affranchi,
 
une grande fortune, la délation d´ un
 
esclave mécontent ou corrompu, la jalousie,
 
la cupidité, l´ ombrage d´ un tyran, vous
 
envoyoient au supplice dans le moment le
 
plus inattendu. C´ est alors qu´ il faut dire
 
aux hommes : " mourir plutÔt ou plus tard
 
n´ est rien : etc. "
 
 
                                                             p320
 
 
 
les hommes ne se considerent pas assez
 
comme dépositaires du bonheur, même
 
de l´ honneur, de ceux auxquels ils sont
 
attachés par les liens du sang, de l´ amitié,
 
de la confraternité. La honte d´ une action
 
rejaillit sur les parents ; les amis sont au
 
moins accusés d´ un mauvais choix ; un
 
corps, une secte entiere est calomnié. Il
 
est rare qu´ on ne fasse du mal qu´ à soi.
 
En lisant Séneque, on se demande
 
plusieurs fois, pourquoi les romains se
 
donnoient la mort ? Pourquoi les femmes
 
romaines la recevoient avec une tranquillité,
 
un sens froid tout voisin de l´ indifférence ?
 
Les combats sanglants du cirque où ils
 
voyoient mourir si fréquemment, avoient-ils
 
rendu leur ame féroce ? Le mépris de la
 
vie s´ élevoit-il sur les ruines du sentiment de
 
l´ humanité ? Revenoient-ils du spectacle,
 
convaincus que la douleur de ce passage qui
 
nous effraye, est bien peu de chose,
 
puisqu´ elle ne suffisoit pas pour Ôter aux
 
gladiateurs la force de tomber avec grace, et
 
d´ expirer selon les loix de la gymnastique ?
 
Ce n´ étoit ni par dégoût, ni par ennui,
 
que les anciens se donnoient la mort ; c´ est
 
 
                                                             p321
 
 
 
qu´ ils la craignoient moins que nous, et
 
qu´ ils faisoient moins de cas de la vie. Le
 
dialogue suivant n´ auroit point eu lieu
 
entre deux romains.
 
" voyez-vous cet endroit ? Etc. "
 
dans un autre moment, vous l´ auriez
 
trouvée trop chaude ; celui qui tâte l´ eau, ne
 
s´ y jette pas.
 
Lxxiii les conseils, le courage
 
philosophique, sont les deux sujets de la
 
soixante-onzieme lettre. Rien de plus grand
 
et de plus beau, que la peinture du
 
courage philosophique... elevez votre
 
ame, mon cher Lucilius ; renoncez à
 
des recherches frivoles, à une philosophie
 
minutieuse, qui rétrécit le génie.
 
" il n´ y a point de vent favorable
 
 
                                                             p322
 
 
 
pour qui ne sait pas dans quel port il
 
veut entrer " ... cela est vrai : mais la
 
maxime contraire ne l´ est-elle pas
 
également, et le stoïcien ne pouvoit-il pas
 
dire ? Il n´ y a point de vent contraire pour
 
celui à qui tout port convient, et qui se
 
trouve aussi bien dans la tempête que dans
 
le calme.
 
Il prouve, lettre soixante-douze, que
 
la sagesse ne souffre point de délai ; et lettre
 
70 e, que le philosophe n´ est point un
 
séditieux, un mauvais citoyen.
 
Et comment pourroit-on être de bonne
 
foi, et regarder le philosophe comme un
 
ennemi de l´ etat et des loix, le détracteur
 
des magistrats et de ceux qui président à
 
l´ administration publique ? Qui est-ce qui
 
leur doit autant que lui ? Sont-ce des
 
courtisans, placés au centre du tourbillon,
 
avides d´ honneurs et de richesses ; pour
 
qui le prince fait tout, sans jamais avoir
 
fait assez ; dont la cupidité s´ accroît à
 
mesure qu´ on leur accorde ? Des hommes que
 
sa munificence ne sauroit assouvir, quelqu´ étendue
 
 
                                                             p323
 
 
 
qu´ elle soit, l´ aimeroient-ils
 
aussi sincerement que celui qui tient de son
 
autorité une sécurité essentielle à la
 
recherche de la vérité, un repos nécessaire
 
à l´ exercice de son génie ?
 
Le magistrat rend la justice ; le philosophe
 
apprend au magistrat ce que c´ est
 
que le juste et l´ injuste. Le militaire
 
défend la patrie ; le philosophe apprend au
 
militaire ce que c´ est qu´ une patrie. Le
 
prêtre recommande au peuple l´ amour et le
 
respect pour les dieux ; le philosophe
 
apprend au prêtre ce que c´ est que les dieux.
 
Le souverain commande à tous ; le philosophe
 
apprend au souverain quelle est
 
l´ origine et la limite de son autorité.
 
Chaque homme a des devoirs à remplir dans
 
sa famille et dans la société ; le philosophe
 
apprend à chacun, quels sont ces devoirs ?
 
L´ homme est exposé à l´ infortune et à la
 
douleur ; le philosophe apprend à l´ homme
 
à souffrir.
 
Si l´ on attenta quelquefois à la vie du
 
prince, fut-ce le philosophe ? Si l´ on écrivit
 
 
                                                             p324
 
 
 
contre lui un libelle, fut-ce le philosophe ?
 
Si l´ on prêcha des maximes séditieuses, fut-ce
 
dans son école ? A-t-il été le précepteur
 
de Ravaillac ou de Jean Chatel ? C´ est le
 
philosophe qui sent un bienfait, c´ est lui
 
qui est prompt à le reconnoître, et à s´ en
 
acquitter par son aveu.
 
Ce sujet mériteroit bien d´ être traité de
 
nos jours. La question se réduiroit à savoir :
 
s´ il est licite, ou non, de s´ expliquer
 
librement sur la religion, le gouvernement et
 
les moeurs.
 
Il me semble que si, jusqu´ à ce jour, l´ on
 
eût gardé le silence sur la religion, les
 
peuples seroient encore plongés dans les
 
superstitions les plus grossieres et les plus
 
dangereuses. Si la république avoit le même
 
droit au tems de l´ idolâtrie, nous serions
 
encore idolâtres : on fit boire la ciguë à
 
Socrate, sans injustice ; les Nérons et les
 
 
                                                             p325
 
 
 
Dioclétiens ne furent point d´ atroces
 
persécuteurs.
 
Il me semble que si, jusqu´ à ce jour, l´ on
 
eût gardé le silence sur le gouvernement,
 
nous gémirions encore sous les entraves du
 
gouvernement féodal : l´ espece humaine
 
seroit divisée en un petit nombre de
 
maîtres, et une multitude d´ esclaves : ou nous
 
n´ aurions point de loix, ou nous n´ en
 
aurions que de mauvaises ; Sidney n´ eut point
 
écrit, Locke n´ eut point écrit, Montesquieu
 
n´ eut point écrit ; et il faudroit compter
 
 
                                                             p326
 
 
 
au nombre des mauvais citoyens, ceux qui
 
se sont occupés avec le plus de succès de
 
l´ objet le plus important au bonheur des
 
sociétés et à la splendeur des etats.
 
Il me semble enfin que si jusqu´ à ce jour
 
on eût gardé le silence sur les moeurs, nous
 
en serions encore à savoir ce que c´ est que
 
la vertu, ce que c´ est que le vice. Interdire
 
toutes ces discussions, les seules qui soient
 
dignes d´ occuper un bon esprit, c´ est
 
éterniser le regne de l´ ignorance et de la
 
barbarie.
 
Séneque démontre, lettre 74 e, qu´ il n´ y
 
a de bon que ce qui est honnête ; et lettre
 
75, que la philosophie n´ est point une
 
science de mots. " en quoi, dit-il, consiste
 
la liberté du sage ? à ne craindre ni les
 
hommes ni les dieux. "
 
on est philosophe ou stoïcien dans
 
toute la rigueur du terme, lorsqu´ on sait
 
dire, comme le jeune spartiate, je ne serai
 
point esclave. 
 
 
                                                             p327
 
 
 
Ô la belle éducation que celle où l´ on
 
nous auroit appris à nous fracasser la tête
 
contre une muraille, plutÔt que de soutenir
 
un vase d´ ordures !
 
On voit, lettre 76, que Séneque ne
 
rougit point de prendre des leçons dans
 
un âge avancé.
 
" admirez, dit-il à Lucilius, combien
 
je suis de bonne foi avec vous, etc. "
 
 
                                                             p329
 
 
 
rejetté ! Ou ? Par qui ? Le méchant
 
a-t-il de l´ esprit ? Il sera recherché
 
par celui qui s´ ennuie... de la richesse ?
 
à deux heures sa cour sera pleine de clients,
 
et sa table environnée de parasites ! ... des
 
dignités ? On se pressera dans ses
 
anti-chambres.
 
Lorsque le placard affiche dans les
 
carrefours l´ infamie d´ un homme opulent,
 
d´ abord sa maison reste déserte ; mais cette
 
solitude dure peu : peu-à-peu la foule
 
revient ; peu-à-peu on l´ excuse ; peu-à-peu
 
on doute de ses forfaits ; peu-à-peu on
 
accuse ses juges ; peu-à-peu il est
 
innocent, et il ne lui en coûte, pour bien
 
marier ses filles, qu´ un accroissement à leur
 
dot.
 
Dans les sociétés corrompues, les avantages
 
du vice sont évidents ; son châtiment
 
est au fond du coeur, on ne l´ apperçoit
 
point. C´ est presque le contraire de la vertu.
 
Séneque prétend encore qu´ il est
 
indifférent qu´ on ensemence une vaste étendue
 
de terre ; qu´ on jouisse de grands revenus ;
 
qu´ on reçoive les hommages d´ un cortege
 
nombreux ; qu´ on boive des liqueurs
 
délicieuses dans de brillants crystaux... cela
 
seroit à souhaiter ; mais cela n´ étoit pas
 
plus à Rome de son temps, que cela n´ est
 
à Paris du nÔtre.
 
 
                                                             p330
 
 
 
Il n´ en est pas moins vrai que le
 
bon vaisseau, ce n´ est pas celui qui est le
 
plus richement chargé, et la bonne épée,
 
celle dont la poignée est damasquinée et
 
le ceinturon enrichi de pierreries : il n´ en
 
est pas moins vrai qu´ on se moque de
 
temps en temps de l´ idole de boue devant
 
laquelle on se prosterne ; mais on se
 
prosterne.
 
Lxxiv il entretient Lucilius, lettre
 
77, de la flotte d´ Alexandrie, et de la mort
 
de Marcellinus.
 
C´ est-là, " qu´ en généralisant le mot
 
de César à un soldat qui lui demandoit
 
la mort, etc. "
 
 
                                                             p331
 
 
 
celle des grands hommes, des hommes
 
vertueux, des hommes utiles, l´ est
 
toujours : c´ est ce qu´ annonce le deuil public,
 
après leur trépas. Il eut mieux valu, sans
 
doute, que l´ auteur de Mahomet,
 
d´ Alzire, de Brutus, de Tancrede, et de tant
 
d´ autres chefs-d´ oeuvre, mourût quinze
 
jours plutÔt, au retour de son triomphe :
 
mais il vaudroit encore mieux qu´ il vécût.
 
Comment se remplira le vuide immense
 
qu´ il a laissé dans presque tous les genres
 
de littérature ? Je dirois que ce fut le plus
 
grand homme que la nature ait produit,
 
que je trouverois des approbateurs ; mais
 
si je dis qu´ elle n´ en avoit point encore
 
produit, et qu´ elle n´ en produira peut-être
 
pas un aussi extraordinaire, il n´ y aura
 
gueres que ses ennemis qui me contrediront.
 
Séneque dit, à propos de Marcellinus,
 
je crois, " l´ homme fort se reconnoît,
 
jusques sur son oreiller. "
 
 
                                                             p332
 
 
 
il parle, lettre 78, des maladies et du
 
motif qui l´ empêcha de se délivrer d´ une
 
existence douloureuse ; lettre 79, de
 
Charibde, de Scylla et de l´ Etna.
 
On rencontre dans cet auteur des mots
 
d´ une délicatesse charmante, aux endroits
 
où on les attend le moins. C´ est-là qu´ il dit
 
de la gloire, qu´ elle est à la vertu, ce que
 
l´ ombre est au corps.
 
Lettre 80 e, de la frivolité des spectacles
 
et des avantages de la pauvreté.
 
Il est bien aisé, dira-t-on, de faire
 
l´ éloge de la pauvreté, quand on regorge de
 
richesses. Il est bien plus difficile encore
 
d´ être pauvre, quand on n´ est pas un avare ;
 
et c´ est ce que Séneque sut faire. Il est bien
 
plus difficile de n´ être pas corrompu par la
 
richesse, et Séneque ne le fut point. Censeurs,
 
suspendez un moment votre jugement ;
 
 
                                                             p333
 
 
 
voyez ce que la richesse produit sur
 
tous ceux qui vous environnent, et songez
 
que pour vous venger de vos ennemis, il
 
ne vous manque qu´ un puits d´ or.
 
Lettre 81 e, des bienfaits et de la
 
reconnoissance.
 
Lettre 82 e, de la molesse. C´ est-là,
 
qu´ apostrophant l´ efféminé, il lui dit :
 
" Ô, l´ homme vraiment digne d´ être livré
 
à la vie " .
 
Toute la philosophie se réduit au mépris
 
de la vie, au mépris de la mort, et à l´ amour
 
de la vertu. Ce texte laconique fournit à
 
Séneque une abondance incroyable d´ idées
 
neuves, originales, ingénieuses, fortes,
 
délicates, souvent grandes, quelquefois
 
sublimes. En le lisant, j´ ai plusieurs fois été
 
forcé de m´ écrier : non, je ne serai jamais
 
un sage ! Ses pensées sur la mort me
 
paroissoient si roides, que, m´ appliquant à
 
moi-même le mot que je viens de citer sur un
 
lâche qui craignoit de mourir, je me suis
 
dit : Ô, l´ homme vraiment digne d´ être livré
 
à la vie ! 
 
 
                                                             p334
 
 
 
dans la même lettre, il revient encore
 
sur les subtilités de l´ école de Zenon :
 
" si on l´ en croyoit, etc. " ce ne fut pas une
 
pareille sotise que Léonidas adressa aux
 
défenseurs des Thermopiles : " compagnons, leur
 
dit-il, dînez comme des hommes qui ce
 
soir doivent souper aux enfers. "
 
les sujets des lettres 83, 4, 5, 6 et 7,
 
sont très variés. Il s´ agit de la présence de
 
Dieu à nos pensées ; de ses infirmités ; des
 
vains raisonnements des stoïciens sur
 
l´ ivresse ; de son régime : " je me baigne à
 
 
                                                             p335
 
 
 
froid, dit-il ; à ce bain succede un dîner
 
sans table, après lequel je n´ ai pas besoin
 
de me laver les mains. "
 
on voit, et dans les ouvrages et dans
 
la vie privée de Séneque, que son bonheur
 
étoit parfaitement isolé de sa richesse ; que
 
son régime étoit austere, et qu´ il pouvoit
 
tomber dans la pauvreté, je ne dis pas,
 
sans se plaindre, mais sans s´ en appercevoir.
 
" la vertu, dit-il, passe entre la
 
bonne et la mauvaise fortune, et jette
 
sur l´ une et l´ autre un regard de mépris.
 
Séneque fut encore moins enorgueilli de
 
sa vertu, que de sa richesse. Sa vertu me le
 
fait respecter ; la modestie de ses aveux me
 
le fait aimer.
 
" mon matelas est à terre, et
 
moi sur mon matelas. Etc. "
 
 
                                                             p336
 
 
 
celui qui parle ainsi de lui-même, vaut
 
bien plus qu´ il ne veut se faire valoir.
 
N´ est-ce pas une chose bien singuliere,
 
d´ entendre Séneque, lettre 88, réduire
 
l´ étude des beaux arts à l´ inutilité, pour le
 
sage : et attacher de l´ importance à savoir si
 
le tems existe par lui-même ; s´ il y a
 
quelque chose d´ antérieur à la durée ; si elle a
 
commencé avant le monde ; si elle existoit
 
avant les choses, ou les choses avant elle.
 
J´ avoue que s´ il y a des questions oiseuses
 
et étrangeres à la sagesse, ce sont celles-là.
 
J´ en dis autant des disputes sur la nature
 
de l´ ame.
 
 
                                                             p337
 
 
 
Lxxv ses lettres sur la lecture, les
 
exhortations et les conseils, l´ opinion des
 
péripatéticiens sur les passions, la maison de
 
campagne de Scipion l´ africain, les bains
 
anciens et les bains de son tems, la culture
 
des oliviers, la frugalité, le luxe et les
 
richesses, sont pleines de principes et de
 
détails intéressants. En voici quelques-uns,
 
tels qu´ ils se présentent à ma mémoire.
 
Le salaire d´ un acteur étoit de cinq
 
mesures de froment et de cinq deniers.
 
Celui qui disoit à Ménélas, " si tu ne restes en
 
repos, tu périras de ma main " ; cet autre qui
 
débitoit avec emphase ces vers : " je commande
 
dans Argos, Pélops m´ a laissé un
 
vaste empire " , étoient payés à tant par jour, et
 
couchoient dans un grenier. Comment
 
concilier ces faits avec la fortune immense et
 
la juste considération dont jouissoit un
 
Roscius, et d´ autres comédiens ; car Séneque
 
ne fait ici aucune distinction d´ un bon et
 
 
                                                             p338
 
 
 
d´ un mauvais acteur ; et parle évidemment
 
de ceux qui jouoient les premiers rÔles. Ces
 
hommes rares étoient apparemment
 
enrichis par les gratifications des Scipions, des
 
Laelius, qui les admettoient à leur table, et
 
qui savoient apprécier l´ utilité de leurs
 
talents.
 
Sans Séneque et Martial, combien de
 
mots, de traits historiques, d´ anecdotes,
 
d´ usages, nous aurions ignorés.
 
La conformité de nos moeurs, et de
 
celles de son tems, est quelquefois si
 
singuliere, qu´ on revient de la traduction à
 
l´ original, pour s´ en assurer. " je voudrois
 
bien, dit-il, etc. "
 
 
                                                             p339
 
 
 
ah ! Si les maîtres savoient profiter de
 
la raison saine, et de l´ ame bouillante de
 
leurs innocents et jeunes eleves !
 
 
                                                             p340
 
 
 
Ces traits que j´ ai transcrits sans ordre,
 
se trouvent les uns dans les lettres que j´ ai
 
annoncées, les autres dans celles qui suivent.
 
L´ enthousiasme de la vertu lui dictoit
 
dans la 88 e lettre, tous ces paralogismes
 
que la manie de se singulariser a ressuscités
 
de nos jours.
 
" la force, dit-il, n´ éprouve
 
point de terreurs ; etc. "
 
 
                                                             p341
 
 
 
que Séneque pousse son énumération
 
aussi loin qu´ il voudra, je persisterai dans la
 
même réponse, et je lui dirai d´ après mon
 
expérience, d´ après l´ expérience des bons
 
et des méchants, que l´ imitation d´ une
 
action vertueuse par la peinture, la
 
sculpture, l´ éloquence, la poésie et la musique,
 
nous touche, nous enflamme, nous éleve,
 
nous porte au bien, nous indigne contre
 
le vice, aussi violemment que les leçons
 
les plus insinuantes, les plus rigoureuses,
 
les plus démonstratives de la philosophie.
 
Exposons les tableaux de la vertu, et il se
 
trouvera des copistes. L´ espece d´ exhortation
 
qui s´ adresse à l´ ame par l´ entremise
 
des sens, outre sa permanence, est plus à la
 
portée du commun des hommes. Le
 
peuple se sert mieux de ses yeux que de son
 
entendement, et les images prêchent, et ne
 
blessent l´ amour propre de personne. Ce
 
n´ est pas sans dessein ni sans fruit, que les
 
temples sont décorés de peintures qui
 
nous montrent ici la bonté, là, le courroux
 
des dieux. Raphael est peut-être aussi éloquent
 
 
                                                             p342
 
 
 
sur la toile, que Bossuet dans une chaire.
 
Lxxvi dans la 89 e lettre, il expose
 
les divisions de la philosophie ; puis
 
se repliant, selon son usage, sur la
 
morale, il gourmande avec beaucoup d´ éloquence
 
l´ avarice, l´ abus de la richesse et
 
l´ extravagance du luxe.
 
on ne peut, dit-il, avoir la vertu
 
sans l´ aimer. cela est vrai. on ne peut
 
l´ aimer, ajoute-t-il, sans l´ avoir : cela ne
 
me le paroît pas.
 
Il a consacré la 90 e à l´ éloge de la philosophie,
 
et à la réfutation de Possidonius.
 
Séneque s´ est complu dans cet endroit à
 
nous peindre d´ une maniere belle et
 
touchante, les premiers âges du monde. Mais
 
ce bonheur des hommes anciens n´ est-il
 
pas chimérique ? La félicité seroit-elle le
 
lot de la barbarie, et la misere, celui
 
des temps policés ? Le bonheur de mon
 
 
                                                             p343
 
 
 
espece m´ est si cher, que je suis toujours
 
tenté de croire aux romans qu´ on m´ en
 
fait : cela me laisse l´ espoir d´ un âge où le
 
plus vertueux seroit le plus puissant.
 
Possidonius pensoit que, dans les siecles
 
de l´ homme innocent, le commandement
 
étoit déposé dans la main des sages ; que
 
les sages contenoient le bras de l´ homme
 
violent, et protégeoient le foible contre le
 
fort ; qu´ ils conseilloient, qu´ ils
 
ou nuisible ; que leur prudence
 
pourvoyoit aux besoins des peuples ; que leur
 
courage écartoit les périls dont ils étoient
 
menacés ; que leur bienfaisance accroissoit
 
la félicité générale ; que la souveraineté
 
étoit un fardeau, et non une distinction ;
 
que ce n´ étoit point un riche héritage, mais
 
une charge onéreuse ; qu´ une puissance
 
accordée pour protéger, n´ étoit pas tentée de
 
vexer ; qu´ on obéissoit sans murmure,
 
parcequ´ on commandoit sans tyrannie ;
 
et que la plus grande menace d´ un roi,
 
étoit d´ abdiquer la royauté.
 
 
                                                             p344
 
 
 
Jusques-là Séneque est assez d´ accord
 
avec Possidonius ; mais lorsque celui-ci fait
 
honneur au sage de l´ invention des sciences
 
et des arts, enfants du besoin, des
 
plaisirs et du temps, Séneque s´ oppose à
 
toutes ces prétentions exagérées : et je crois
 
qu´ il a raison.
 
Lxxvii vous trouverez dans la lettre 91,
 
le récit de l´ incendie de Lyon, avec
 
des réflexions sur ce terrible événement.
 
Dans la 92, qui est fort belle, la
 
réfutation du principe fondamental des
 
epicuriens, qui plaçoient le souverain bien
 
dans la volupté.
 
Dans la 93, la mort de Métronax ; et
 
que la vie ne se doit pas mesurer par sa
 
durée, mais par son activité.
 
" la vie courte de l´ homme utile ressemble
 
au plus précieux des métaux qui
 
a beaucoup de poids sous un petit volume " .
 
Là, Séneque assure que rien n´ est plus
 
commun que des hommes équitables
 
envers les hommes, et rien de plus rare
 
 
                                                             p345
 
 
 
que des hommes équitables envers les
 
dieux. Je crois les uns et les autres fort
 
rares, et les premiers peut-être plus encore
 
que les seconds.
 
Dans la 94 e, l´ union de la philosophie
 
paraenétique ou de préceptes, avec la
 
philosophie dogmatique. Cette lettre est
 
pleine de sens ; il y a plus de substance dans une
 
de ses pages, que dans tous les volumes
 
des détracteurs de Séneque. Il y compare
 
le courtisan à ces insectes dont la piquure
 
imperceptible est suivie d´ une enflure
 
douloureuse, et il la termine par la sortie la
 
plus violente contre Alexandre et les
 
conquérants.
 
Ce seroit à tort, que les philosophes
 
modernes se glorifieroient du mépris qu´ ils
 
ont jetté sur ces fameux assassins. Il y a
 
près de deux mille ans, que Séneque en
 
avoit fait justice.
 
Chaque individu participe plus ou moins
 
aux vices de sa nation. Séneque et Tacite
 
en sont deux exemples frappants ; Séneque
 
s´ est laissé éblouir des victoires du peuple
 
 
                                                             p346
 
 
 
romain ; Tacite paroît avoir donné dans
 
les prestiges de l´ astrologie judiciaire. Le
 
premier, dont l´ indignation s´ exhale sans
 
ménagement contre les conquêtes
 
d´ Alexandre, ou ne s´ apperçoit pas, ou se
 
dissimule, que celles des romains ont été
 
plus longues, plus sanglantes et plus
 
injustes.
 
L´ homme peuple, est le plus sot et le plus
 
méchant des hommes : se dépopulariser ,
 
ou se rendre meilleur, c´ est la même chose.
 
La voix du philosophe qui contrarie
 
celle du peuple, est la voix de la raison.
 
La voix du souverain qui contrarie celle
 
du peuple, est la voix de la folie.
 
C´ est avec une espece d´ indignation, que
 
je l´ entends avancer dans la même lettre,
 
qu´ il ne trouve rien de plus froid, de plus
 
déplacé à la tête d´ un edit ou d´ une loi,
 
qu´ un préambule qui les motive. " prescrivez-moi,
 
ajoute-t-il, ce que vous voulez
 
que je fasse ; je ne veux pas m´ instruire,
 
mais obéir " .
 
J´ en demande pardon à Séneque, mais
 
 
                                                             p347
 
 
 
ce propos est celui d´ un vil esclave qui n´ a
 
besoin que d´ un tyran. J´ obéis plus
 
volontiers, quand la raison des ordres que
 
je reçois, m´ est connue. Lorsque notre
 
philosophe dit ailleurs que les loix
 
contribuent au bonheur quand elles sont
 
autant des enseignements que des ordres, ne
 
se réfute-t-il pas lui-même ?
 
Quoique nous ayions vu de nos jours
 
des souverains vendre leurs sujets, et
 
s´ entre-échanger des contrées ; une
 
société d´ hommes n´ est pas un troupeau de
 
bêtes : les traiter de la même maniere,
 
c´ est insulter à l´ espece humaine. Les
 
peuples et leurs chefs se doivent un respect
 
mutuel ; et, faites ce que je vous dis, car tel
 
est mon bon plaisir, seroit la phrase la
 
plus méprisante qu´ un monarque pût
 
adresser à ses sujets, si ce n´ étoit pas une
 
vieille formule transmise d´ âge en âge,
 
depuis les tems barbares de la monarchie,
 
jusqu´ à ses tems policés. Je décerne un
 
autel au ministre qui daigna le premier
 
nous rendre raison de la volonté de notre
 
 
                                                             p348
 
 
 
maître. Quant au souverain qui croira
 
pouvoir, sans descendre de son rang,
 
substituer à la phrase usuelle, celle qui suit :
 
" faites ce que je vous dis, etc. "
 
en quel endroit du monde ne remarque-t-on
 
pas cette contradiction des usages et
 
des loix ?
 
 
                                                             p349
 
 
 
Il faut laisser subsister la loi parcequ´ elle
 
est sage. Il faudroit réformer l´ usage :
 
mais cela ne se peut ; c´ est la folie générale
 
de toute une nation, à laquelle le
 
remede seroit peut-être pire que le mal ; ce
 
seroit un acte de despotisme. Celui qui
 
pourroit nous contraindre au bien,
 
pourroit aussi nous contraindre au mal. Un
 
premier despote, juste, ferme et éclairé,
 
est un fléau : un second despote, juste,
 
ferme et éclairé, est un fléau plus grand : un
 
troisieme, qui ressembleroit aux deux
 
premiers, en faisant oublier aux peuples leur
 
privilége, consommeroit leur esclavage.
 
La société ressemble à une voûte : si
 
la clef, ou le premier voussoir, pese trop,
 
l´ édifice n´ est tÔt ou tard qu´ un amas de
 
ruines.
 
Lxxviii la lettre 95 ne le céde en
 
rien à la précédente : Séneque y prouve que
 
la philosophie paraenétique ou de préceptes,
 
ne suffit pas. Lorsque S Evremond
 
s´ expliquoit si légérement sur Séneque,
 
il ne l´ avoit pas lu.
 
 
                                                             p350
 
 
 
Un de ces hommes frivoles qu´ on
 
appelloit, de son tems, d´ agréables débauchés,
 
un epicurien sensuel, un bel
 
esprit, étoit peu fait, par son état, son
 
caractere et ses moeurs, pour apprécier les
 
ouvrages de Séneque, et goûter ses
 
principes austeres. Voici mot à mot le jugement
 
que Saint Evremond portoit de Séneque.
 
" je vous avouerai, dit-il avec la
 
derniere impudence, que j´ estime beaucoup
 
plus la personne, que les ouvrages,
 
de ce philosophe " .
 
Saint Evremond, ainsi que la plupart
 
de ceux qui ont parlé de Séneque, soit
 
en bien soit en mal, ne connoissoient ni
 
ses ouvrages ni sa personne.
 
" j´ estime le précepteur de Néron, l´ amant
 
d´ Agrippine, l´ ambitieux qui
 
prétendoit à l´ empire " .
 
Séneque ne fut point l´ amant de Julie
 
ni d´ Agrippine ; la méchanceté le
 
soupçonna seulement, sur l´ intimité qui régnoit
 
entre cette femme et lui, d´ avoir été le
 
 
                                                             p351
 
 
 
confident de ses intrigues. S Evremond
 
n´ est ici que l´ écho de Dion, ou du moine
 
Xiphilin, l´ écho de l´ infâme Suilius.
 
Séneque corrupteur de Julie, estimé
 
par S Evremond, n´ en resteroit pas moins
 
exposé à la censure des hommes qui ont
 
un peu de morale. Quoique la dépravation
 
ait fait de grands progrès depuis un
 
siecle, nous n´ en sommes pas encore
 
venus jusqu´ à louer l´ adultere.
 
Séneque n´ eut point l´ ambition de régner.
 
Néron ne put jamais l´ impliquer dans la
 
conjuration de Pison ; et pour assurer qu´ il
 
n´ ignoroit pas que les conjurés avoient
 
résolu de l´ élever à l´ empire, il faut s´ en
 
rapporter à un bruit populaire.
 
Il ne suffit pas de faire une jolie phrase,
 
il faut encore y mettre de la vérité.
 
" du philosophe et de l´ ecrivain, je
 
ne fais pas grand cas " .
 
C´ est être bien difficile ; c´ est l´ être plus
 
 
                                                             p352
 
 
 
que Quintilien qui n´ aimoit pas Séneque,
 
plus que Columelle, Plutarque, Juvénal,
 
Fronton, Martial, Sidonius Apollinaris,
 
Aulu-Gelle, Tertullien, Lactance,
 
S Augustin, S JérÔme, Juste-Lipse,
 
Erasme, Montagne, et beaucoup d´ autres,
 
qui se sont illustrés comme philosophes et
 
comme littérateurs. Il y a plus de saine
 
morale dans ses écrits, que dans aucun
 
autre auteur ancien ; et plus d´ idées
 
dans une de ses lettres que dans les
 
quinze volumes de Saint Evremond.
 
" sa latinité n´ a rien de celle du temps
 
d´ Auguste ; rien de facile, rien de
 
naturel " .
 
Cela se peut ; mais c´ est un bien léger
 
défaut, sur-tout pour d´ aussi pauvres
 
connoisseurs que nous dans une langue
 
morte. Sa latinité est celle de Pline l´ ancien,
 
de Pline le jeune, et de Tacite : en
 
admirons-nous moins ces auteurs ? Tacite n´ écrit
 
 
                                                             p353
 
 
 
pas comme Tite-Live ; cependant,
 
quel est l´ homme d´ un peu de génie qui ne
 
préfere le penseur profond, à l´ ecrivain
 
élégant ; le nerf de l´ un, à l´ harmonie de
 
l´ autre. On est souvent pur, et plat ;
 
sublime, et barbare : on met quelquefois le plus
 
grand choix de mots à dire des riens, et
 
l´ on dit de grandes choses d´ un style très
 
négligé, très incorrect.
 
" toutes pointes, toutes imaginations
 
qui sentent plus la chaleur d´ Afrique
 
ou d´ Espagne, que la lumiere de Grece
 
ou d´ Italie " .
 
Sans doute, il y a dans Séneque des
 
jeux de mots, des concetti, des pointes
 
qui me blessent autant que Saint-Evremond ;
 
des imaginations outrées, dont
 
il faut moins accuser le manque de génie,
 
que l´ enthousiasme du stoïcisme, et que je
 
voudrois, non supprimer, mais adoucir.
 
La pensée de Séneque peut très souvent
 
être comparée à une belle femme sous
 
une parure recherchée ; Quintilien, le
 
rival de Séneque, s´ en étoit bien apperçu :
 
 
                                                             p354
 
 
 
" cet auteur, dit-il, fourmille de beautés,
 
il a des sentiments de la plus grande
 
délicatesse " . On y rencontre à chaque
 
page des idées sublimes qui forcent
 
l´ admiration ; et, n´ en déplaise à St Evremond,
 
Quintilien est un juge un peu plus
 
sûr que lui.
 
" Néron avoit auprès de lui des petits
 
maîtres fort délicats, qui traitoient
 
Séneque de pédant " .
 
St Evremond en a fait tout-à-l´ heure un
 
amant d´ Agrippine ; ici il en fait un
 
pédant : s´ entend-il bien lui-même ? Connoît-il
 
ceux qu´ il appelle des petits maîtres ?
 
Un Tigellin, un Pallas, un Narcisse, un
 
Sporus, un Athénagoras, un troupeau
 
d´ infâmes débauchés, de corrupteurs,
 
d´ adulateurs d´ un monstre, de scélérats
 
dignes du dernier supplice, en comparaison
 
desquels le plus vicieux de nos courtisans
 
est un homme de bien. Il est glorieux
 
d´ être ridicule aux yeux de tels personnages ;
 
c´ est presque leur ressembler, que de les
 
nommer sans indignation. Néron fut plus
 
 
                                                             p355
 
 
 
cruel qu´ eux, mais ils furent plus vils que
 
lui.
 
Séneque a dit : une ame qui connoît la
 
vérité ; qui sait distinguer le bien, du mal ;
 
qui n´ apprécie les choses que d´ après leur
 
nature, sans égard pour l´ opinion ; qui se
 
porte dans tout l´ univers par la pensée,
 
en étudie la marche prodigieuse, et
 
revient de la contemplation à la pratique ;
 
dont la grandeur et la force, ont pour base
 
la justice ; qui sait résister aux menaces
 
comme aux carresses ; qui commande à la
 
mauvaise fortune comme à la bonne ; qui
 
s´ éleve au dessus des événements nécessaires
 
ou contingents ; qui ne voudroit pas
 
de la beauté, sans la décence, de la force,
 
sans la tempérance et la frugalité ; une ame
 
intrépide, inébranlable, que la violence
 
ne peut abattre, que le sort ne peut ni
 
humilier, ni enorgueillir ; une telle ame est
 
l´ image de la vertu, etc. Voilà le philosophe,
 
dont S Evremond a osé dire
 
qu´ il ne lisoit jamais les écrits, sans s´ éloigner
 
 
                                                             p356
 
 
 
des sentiments qu´ il vouloit lui inspirer.
 
" sa vertu fait peur " . C´ est que sa
 
vertu n´ a ni l´ afféterie, ni les petites graces,
 
ni les petites mines d´ une femme
 
de cour. Sa vertu fait peur : oui, aux
 
efféminés, aux flatteurs, aux enfants, et
 
peut-être même à l´ homme que la
 
nature n´ a pas destiné au rÔle de Régulus
 
ou de Caton, si l´ occasion s´ en présente,
 
et par conséquent à beaucoup de monde,
 
à S Evremond, à moi : avec cette
 
différence qu´ il est fier de sa foiblesse, et que je
 
suis honteux de la mienne ; qu´ il plaisante
 
cette vertu, et que je me prosterne devant
 
elle.
 
" il me parle tant de la mort, et me
 
laisse des idées si noires, que je fais
 
ce qu´ il m´ est possible pour ne pas
 
profiter de ma lecture " .
 
S Evremond n´ est pas digne de l´ ecole
 
où il s´ est glissé ; et il n´ écouteroit pas sans
 
pâlir, l´ histoire des derniers moments
 
d´ Epicure, son maître.
 
 
                                                             p357
 
 
 
" il est ridicule qu´ un homme qui
 
vivoit dans l´ abondance, et se conservoit
 
avec tant de soin, ne prêchât que la
 
pauvreté et la mort " .
 
Celui qui s´ exprime ainsi, n´ a jamais lu
 
les ouvrages de Séneque, et n´ en connoît
 
gueres que les titres ; sa vie privée lui est
 
inconnue. Séneque étoit frugal ; riche, il
 
vivoit comme s´ il eut été pauvre,
 
parcequ´ il pouvoit le devenir en un instant ; sa
 
fortune étoit le fonds de sa bienfaisance ;
 
son luxe, la décoration incommode de
 
son état : c´ étoient ses amis qui jouissoient
 
de son opulence ; il n´ en recueilloit que
 
l´ embarras de la conserver, et la difficulté
 
d´ en faire un bon usage.
 
Le vrai ridicule, c´ est celui d´ un vieillard
 
frivole, prononçant d´ une maniere
 
aussi tranchée, et d´ un ton aussi indécent,
 
sur les écrits, la doctrine, et les moeurs
 
d´ un personnage aussi respectable que Séneque.
 
Le vrai ridicule, c´ est de permettre de
 
lire Séneque et de l´ imiter quand on en
 
 
                                                             p358
 
 
 
sera réduit à se couper les veines. Lorsqu´ on
 
en est là, il n´ est plus temps de lire.
 
Quand on n´ a pas lu et relu Séneque d´ avance,
 
on l´ imite mal. Il me semble que
 
j´ entends Séneque, s´ adressant à S Evremond,
 
lui dire : " et qui est-ce qui n´ est
 
pas exposé d´ un moment à l´ autre à avoir
 
les veines coupées ? Si ce n´ est par la cruauté
 
d´ un tyran, ce sera par le décret de la
 
nature : et qu´ importe, que votre sang soit
 
versé, ou par un centurion ou par un
 
phlébotomiste, par la fluxion de poitrine ou par
 
la proscription : en mourrez-vous moins ?
 
En serez-vous moins obligé de savoir
 
mourir " ?
 
J´ ai apostrophé S Evremond, parceque,
 
devant la justice également à ceux qui sont
 
et à ceux qui ne sont plus, je parle aux
 
morts, comme s´ ils étoient vivants, et aux
 
vivants comme s´ ils étoient morts.
 
On a écrit autrefois des libelles contre
 
les honnêtes gens, comme on en écrit
 
aujourd´ hui ; mais peu sont parvenus jusqu´ à
 
nous.
 
 
                                                             p359
 
 
 
Nos bibliotheques immenses, le commun
 
réceptacle et des productions du
 
génie, et des immondices des lettres,
 
conserveront indistinctement les unes et les
 
autres. Un jour viendra où les libelles
 
publiés contre les ecrivains les plus illustres
 
de ce siecle, seront tirés de la poussiere par
 
des méchants animés du même esprit qui
 
les a dictés ; mais il s´ élévera, n´ en doutons
 
point, quelque homme de bien indigné
 
qui décélera la turpitude de leurs
 
calomniateurs, et par qui ces auteurs célebres
 
seront mieux défendus et mieux vengés,
 
que Séneque ne l´ est par moi.
 
Le vice des ignorants est d´ enchérir sur
 
les invectives des méchants, dans la crainte
 
de n´ en paroître que les échos. Les
 
détracteurs modernes de Séneque, ont été
 
beaucoup plus cruels que les anciens : les douze
 
lignes d´ un Suilius ont enfanté des volumes
 
d´ injures atroces.
 
Lxxix la 96 e lettre est de la
 
résignation ; la 97 e, du jugement de Clodius :
 
lisez-la, si vous voulez frémir de la dépravation
 
 
                                                             p360
 
 
 
romaine, même au temps de Caton.
 
Un jeune libertin s´ introduit, à la
 
faveur d´ un déguisement, dans le lieu de la
 
célébration des mysteres de la bonne
 
déesse, et deshonore la femme de César :
 
il est appellé devant les tribunaux, et
 
renvoyé absous ; mais quel fut le prix de la
 
corruption des juges ? De grandes sommes
 
d´ argent ? Avec ces sommes d´ argent, on
 
stipula la prostitution de plusieurs
 
femmes désignées, et la jouissance de jeunes
 
gens de la premiere distinction. Nous le
 
cédons autant aux romains dissolus, qu´ aux
 
romains vertueux.
 
Dans la 98 e, il dévoile la frivolité des
 
biens extérieurs : et dans la 99 e, il veut
 
que le style de l´ orateur soit énergique ;
 
celui du poète tragique, sublime, et que
 
le poète comique ait de la finesse.
 
Le philosophe se soutiendra par la
 
grandeur des choses.
 
Les lettres 100, 101, 2 et 3, nous
 
instruisent de la mort du fils de Marcellus,
 
et de la modération dans la douleur ; du
 
 
                                                             p361
 
 
 
caractere des ouvrages de Fabianus Papirius ;
 
de la différence du style oratoire et
 
du style philosophique ; de la mort de
 
Sénécion ; de la célébrité dans les siecles à
 
venir ; des terreurs paniques. Dans celle-ci,
 
il dit à Lucilius, " que la philosophie vous
 
corrige de vos vices, mais qu´ elle
 
n´ attaque pas ceux des autres ; qu´ elle se
 
garde bien de se déclarer hautement
 
contre les moeurs publiques " . Il me
 
semble que Séneque a fait, toute sa vie, le
 
contraire de ce qu´ il prescrit ici, et qu´ il a
 
bien fait. à quoi donc sert la philosophie,
 
si elle se tait ? Ou parlez, ou renoncez au
 
titre d´ instituteur du genre humain. Vous
 
serez persécutés ; c´ est votre destinée : on
 
vous fera boire la ciguë ; Socrate l´ a bue
 
avant vous : on vous emprisonnera, on
 
vous exilera, on brûlera vos ouvrages, on
 
vous fera peut-être vous-même monter sur
 
un bûcher... vous pâlissez ! La frayeur vous
 
prend ! Et vous voulez attaquer les
 
mauvaises loix, les mauvaises moeurs, les
 
 
                                                             p362
 
 
 
superstitions régnantes, les vices, les vexations,
 
les actes de la tyrannie ! Quittez
 
votre robe magistrale, ou sachez renoncer
 
au repos : votre état est un état de guerre ;
 
vous n´ avez pas seulement à faire aux
 
erreurs et aux vices, mais encore aux
 
aveugles et aux vicieux ; votre unique souci,
 
c´ est d´ avoir raison. Ménager les préjugés,
 
c´ est manquer à la vérité ; ménager les
 
vices, c´ est rougir de la vertu.
 
Cet ouvrage sera bien mauvais, s´ il
 
n´ irrite pas la haine, et n´ excite pas les cris de
 
la méchanceté. Elle souffriroit patiemment
 
que je lui enlevasse une de ses victimes !
 
Je ne m´ y attends pas. Heureusement,
 
entre les ennemis de la philosophie, si les
 
uns ont la perversité des Tigellins, ils
 
n´ en ont pas la puissance ; et si les autres
 
en ont la puissance, ils n´ en ont pas la
 
perversité : ceux qui pourroient me nuire ne
 
le voudront pas, et ceux qui le voudroient,
 
ne le pourront pas.
 
Il parle, lettre 104, de sa foible santé,
 
et de la tendresse de sa seconde femme
 
 
                                                             p363
 
 
 
Pauline. " mes études, dit-il, m´ ont
 
sauvé : etc. " de-là, il passe au peu d´ effet
 
des voyages, dans les maladies de l´ ame.
 
Il prétend, lettre 105, que les vertus
 
sont corporelles : vaines disputes de mots.
 
La lettre 106 contient de bons préceptes
 
de conduite.
 
La 107 e est une exhortation dans les
 
adversités.
 
Il enseigne, lettre 108, la maniere de
 
lire et d´ écouter les philosophes. Si le
 
lecteur a eu la patience de me lire jusqu´ ici,
 
j´ espere qu´ il ne se rebutera pas pour
 
quelques lignes de plus ; en revanche, je
 
m´ engage
 
 
                                                             p364
 
 
 
à être beaucoup plus court dans l´ examen
 
des autres ouvrages.
 
" le sage peut-il être utile au sage ?
 
Chaque homme a-t-il son bon génie " ?
 
Et à ce sujet, le mot d´ Epicure qui ne
 
demandoit que du pain et de l´ eau pour être
 
l´ égal de Jupiter : à quoi bon les
 
sophismes et les chicanes dans la philosophie ? à
 
la deshonorer : les mauvaises habitudes se
 
déracinent-elles facilement : telle est la
 
nature des lettres 109, 10, 11 et 12.
 
Il dit, lettre 110, " soit que vous soyez
 
sous la protection d´ une providence, etc. "
 
ou je me trompe fort, ou mépriser le superflu est d´ un
 
sage, et mépriser le nécessaire, d´ un fou.
 
" Epicure demande du pain et de l´ eau :
 
 
                                                             p365
 
 
 
s´ il est honteux de faire consister son
 
bonheur dans l´ or et l´ argent, il ne l´ est
 
pas moins de le faire dépendre du pain
 
et de l´ eau " ... je voudrois bien savoir
 
où est la honte de ne pas vouloir mourir
 
de soif et de faim. On n´ est pas heureux
 
pour avoir l´ absolu nécessaire ; mais on est
 
très malheureux de ne l´ avoir pas.
 
Lettre 112, il désespere de l´ amendement
 
de l´ ami de Lucilius : il n´ y a rien
 
de bien à faire d´ un homme de cet âge.
 
Lettre 113, il se moque un peu de ses
 
bons amis les stoïciens, qui disputoient
 
entr´ eux si les vertus étoient des animaux...
 
en vérité lorsqu´ on voit des hommes, tels
 
qu´ un Cléanthe, un Chrisippe s´ occuper
 
de pareilles frivolités, on seroit tenté
 
d´ attacher peu d´ importance à la perte de leurs
 
ouvrages, et de les ranger dans la classe
 
des Albert Le Grand, des Scot, et autres
 
péripatéticiens dont la réputation s´ est
 
évanouie avec l´ ignorance de leur siécle.
 
Là il se déchaîne derechef contre
 
Alexandre : ailleurs il s´ adresse à ces hommes
 
 
                                                             p366
 
 
 
qui feroient peut-être assez peu de cas
 
de la vertu, s´ il ne leur étoit permis d´ en
 
afficher le faste ; qui en ont toujours le
 
mot à la bouche, et qui semblent nous
 
dire, par leur continuels apophthegmes,
 
écoutez-moi, regardez-moi ; c´ est moi
 
qui suis sage. Si tu l´ étois vraiment, tu
 
t´ occuperois moins à le persuader, tu le
 
serois sans ostentation ; la vertu obscure,
 
la vertu même couverte d´ une ignominie
 
non méritée, ne seroit pas sans attraits
 
pour toi.
 
Lxxx si Séneque a montré de
 
la finesse et du goût dans quelques-unes
 
de ses lettres, c´ est à la 114 e où il
 
examine l´ influence des moeurs publiques et
 
du caractere particulier, sur l´ éloquence et
 
le style. Mécene écrivoit comme il
 
s´ habilloit ; son discours fut mol, négligé, lâche
 
comme son vêtement. Séneque ne veut
 
pas que le philosophe, l´ orateur même,
 
s´ occupe beaucoup de l´ élégance et de la
 
pureté du style : il l´ aime mieux véhément
 
qu´ apprêté.
 
 
                                                             p367
 
 
 
Les richesses font-elles le bonheur ?
 
L´ opinion des péripatéticiens sur l´ utilité
 
des passions est-elle vraie ? Quelle
 
différence le stoïcien met-il entre la sagesse et
 
le sage ? Qu´ est-ce que le bon ? Qu´ est-ce
 
que l´ honnête ? Quels sont nos besoins et
 
nos desirs naturels ? Quelle est l´ origine de
 
nos idées du bon et de l´ honnête ? En quoi
 
consiste la constance du sage ? Les animaux
 
ont-ils le sentiment de leur état ? De
 
la vie réglée, de l´ extravagance du luxe,
 
de la frugalité ; le souverain bien
 
réside-t-il dans l´ entendement ? Sa notion y est-elle
 
innée ? Ou les premieres idées de la vie
 
heureuse ont-elles pour base, ainsi que les
 
éléments de toute science et de tout art,
 
quelques phénomenes acquis par les sens ?
 
Voilà le reste des questions agitées depuis
 
la 115 e lettre jusqu´ à la 124 e et derniere.
 
Lettre 116, " un jeune fou demandoit
 
à Panaetius, si le sage pouvoit être
 
amoureux. Panaetius lui répondit : oui,
 
le sage " .
 
 
                                                             p368
 
 
 
Il seroit difficile de citer un sentiment
 
honnête, un précepte de sagesse, un exemple
 
de beau, qui ne se trouvât dans ces
 
lettres. On y voit par-tout un penseur
 
délicat, subtil et profond, un homme de
 
bien. Cependant où ont-elles été écrites ?
 
à la cour la plus dissolue : dans quel tems ?
 
Au tems de la plus grande dépravation des
 
moeurs. Elles sont au nombre de cent
 
vingt-quatre ; et dans aucune, pas un seul
 
mot qui sente l´ hypocrisie. Ici sa pensée
 
s´ échappe librement de son esprit : là, son
 
ame et sa tête s´ échauffent de concert : il
 
est indigné, il est violent, mais, à
 
travers les différents mouvements qui
 
l´ agitent, toujours vrai, toujours lui. Je
 
suppose que ce recueil tombât entre les mains
 
d´ un homme de sens, mais assez étranger
 
à la philosophie pour ignorer le nom de
 
Séneque ; et qu´ après la lecture de ces
 
lettres, on lui demandât ce qu´ il pense
 
de l´ auteur. Balanceroit-il à répondre
 
qu´ on n´ écrit ainsi que quand on a reçu de
 
la nature une élévation, une force d´ ame
 
 
                                                             p369
 
 
 
peu communes ? Et réussiroit-on à lui
 
persuader le contraire, sur-tout si l´ on faisoit
 
passer successivement sous ses yeux les
 
autres ouvrages de Séneque, et qu´ on
 
terminât cet essai par l´ histoire de sa vie et
 
le récit de sa mort ? Ne seroit-il pas tenté
 
de s´ écrier de Séneque, comme Erasme
 
de Socrate, sancte seneca, ora pro nobis ? 
 
deux grands philosophes firent deux
 
grandes éducations : Aristote éleva
 
Alexandre ; Séneque éleva Néron.
 
Les deux hommes les plus sages, les
 
deux plus grands philosophes, l´ un
 
d´ Athènes, l´ autre de Rome, sont morts
 
d´ une mort violente : tous deux ont
 
été tourmentés pendant leur vie, et
 
calomniés après leur mort. Vous qui marchez sur
 
leurs traces, plaignez-vous si vous l´ osez.
 
Les lettres de Séneque sont trop pleines,
 
 
                                                             p370
 
 
 
trop substantielles, pour être lues sans
 
interruption. C´ est un aliment solide, qu´ il
 
faut se donner le temps de digérer.
 
consolation à Marcia. 
 
Lxxxi eloge de Marcia. Exemples,
 
inutilité de la douleur. Incertitude des
 
événements. Liaison de la vie avec la mort.
 
Sort dont son fils étoit menacé. Discours
 
du pere à sa fille.
 
Marcia étoit fille de Crémutius Cordus,
 
à qui l´ on fit un crime d´ avoir
 
loué Brutus, et appellé Cassius le dernier
 
des romains , dans une histoire qu´ il
 
venoit de publier. Crémutius se laissa mourir
 
de faim, pour se soustraire à la haine de
 
Séjan. Alors par une mort volontaire on
 
affligeoit des scélérats privés du plaisir
 
d´ assassiner. Les livres de Crémutius
 
furent condamnés au feu ; sa fille les
 
conserva.
 
 
                                                             p371
 
 
 
On lit dans cet ouvrage de Séneque,
 
que les flammes avoient consumé la plus
 
grande partie des monuments des lettres
 
romaines : trait qui ne peut avoir
 
rapport à l´ incendie de Néron, postérieur à
 
cette consolation.
 
Il me semble que la consolation est un
 
genre d´ ouvrage peu commun chez les
 
anciens, et tout-à-fait négligé des
 
modernes. Nous louons les morts qui ne nous
 
entendent pas : nous ne disons rien aux
 
vivants qui s´ affligent à nos cÔtés.
 
Cependant à quoi l´ homme éloquent peut-il
 
mieux employer son talent, qu´ à essuyer
 
les larmes de celui qui souffre ; à l´ arracher
 
à sa douleur pour le rendre à ses devoirs ;
 
à le réconcilier avec la vie, avec ses
 
parents, avec ses amis, par la considération
 
du bien qui lui reste à faire ; à déchirer le
 
crêpe qui voile le ciel aux regards du
 
malheureux, et à restituer la sérénité au
 
spectacle de la nature. Ce seroit d´ ailleurs un
 
moyen très délicat de louer le mort, s´ il
 
en valoit la peine.
 
 
                                                             p372
 
 
 
à quelque heure du jour ou de la nuit
 
qu´ Ariste lise ces lignes, il se rappellera
 
ce que Pithias lui disoit : lorsqu´ après
 
la perte d´ une épouse chérie, il s´ écrioit,
 
en versant un torrent de larmes : il n´ y a
 
plus de bonheur pour moi dans ce monde... "
 
il n´ y a plus de bonheur pour
 
vous dans ce monde ! Et vous êtes
 
opulent, et il existe autour de vous tant de
 
malheureux à soulager ! "
 
la vie d´ Ariste a bien prouvé jusqu´ à
 
ce jour, qu´ entre toutes les consolations
 
qu´ on pouvoit lui proposer, Pithias avoit
 
rencontré celle qui convenoit à son ami :
 
le temps lui en offrit d´ autres qui
 
n´ étoient pas moins solides.
 
Il y avoit trois ans que Marcia pleuroit
 
la mort de son pere, lorsque Séneque lui
 
adressa cet ouvrage.
 
Je tiendrai parole ; je me contenterai
 
d´ indiquer quelques-uns des beaux traits
 
qu´ on y lit.
 
" ce ne sont pas les pleurs qu´ on se
 
permet, qui prolongent le spectacle de
 
 
                                                             p373
 
 
 
la douleur ; ce sont ceux qu´ on se commande " .
 
Rien de plus ingénieux que la comparaison
 
du voyage de la vie avec le voyage
 
de Syracuse.
 
" que l´ homme connoît peu la misere
 
de son état, s´ il ne regarde pas la mort
 
comme la plus belle invention de la
 
nature.
 
Vous plaignez votre fils sur un sort que
 
votre pere a desiré " .
 
Les motifs que Séneque emploie dans
 
ses consolations, sont une cruelle satyre
 
du regne des tyrans : je me plais à
 
l´ avouer ; combien il en faudroit effacer de
 
lignes aujourd´ hui.
 
" les funérailles des enfants sont toujours
 
prématurées lorsque les meres y assistent " .
 
Idée touchante, qui a tout-à-fait le
 
caractere de l´ ancien temps, et le tour
 
homérique.
 
Au chap. 18 il arrête un des ancêtres
 
de Marcia sur la limite de l´ existence et du
 
 
                                                             p374
 
 
 
néant : le livre des destinées lui est ouvert,
 
et la nature lui dit : " tu connois
 
à-présent les biens et les maux qui t´ attendent, etc. "
 
il faut convenir que ce motif de consolation
 
donne une haute idée de la fermeté
 
de caractere dans la personne à qui on ose
 
le proposer. Les sentiments religieux à
 
part, quelle est celle d´ entre nos femmes à
 
qui l´ on pourroit dire : vous ne sauriez
 
cesser de souffrir ; mourez. 
 
" votre fils est mort trop tÔt ? Et Pompée,
 
et Cicéron et Caton, et tant
 
d´ autres, ont vécu trop d´ une année, trop
 
d´ un jour " . Cela est beau.
 
Ce qui suit est de tous les pays et de tous
 
les temps. " voyez la multitude des
 
meres qui se désolent sur leurs enfants vivants :
 
 
                                                             p375
 
 
 
votre fils a échappé à la perversité
 
de son siecle ; et vous le regrettez " !
 
J´ ai à cÔté de ma table, tandis que je
 
prononce tout haut ces dernieres lignes
 
que je viens d´ écrire, une mere qui me
 
répond : " avec tout cela, je veux conserver
 
mes enfants " ... mais, puisque
 
vous êtes à chaque instant menacée de les
 
perdre, apprenez ce que vous auriez à
 
vous dire si ce malheur vous arrivoit.
 
Séneque évoque des cieux l´ ame de
 
Crémutius qui s´ adresse à sa fille : et la
 
consolation finit par ce morceau
 
d´ éloquence qui mérite d´ être lu.
 
de la colere. 
 
Lxxxii il faut connoître cette
 
passion ; il faut la dompter en soi, il
 
faut l´ éviter dans les autres : quels en
 
sont les symptomes ? Quelles sont ses
 
définitions ? L´ homme colere en est-il la
 
seule victime ? Est-elle dans la nature ?
 
Est-elle utile, même modérée ? Augmente-t-elle
 
la force ? Ajoute-t-elle au courage ?
 
Y a-t-il des circonstances qui l´ excusent ou
 
 
                                                             p376
 
 
 
qui la justifient ? Marque-t-elle une ame
 
foible ou une ame forte ?
 
Ce traité, parfait dans son genre, est
 
adressé à un homme très doux, à Annaeus
 
Novatus, celui des freres de Séneque,
 
qui prit dans la suite le nom de Junius
 
Gallion.
 
On a pensé que l´ instituteur l´ avoit écrit
 
à l´ usage de son eleve : je n´ en crois rien.
 
Les leçons de sagesse qu´ il y donne sont
 
si générales, qu´ à peine en distingueroit-on
 
quelques-unes applicables aux souverains
 
en particulier, et encore moins au
 
prince dont on lui avoit confié
 
l´ éducation. Elles ont le caractere de la secte et
 
le ton du portique : elles ne sentent en
 
aucun endroit ni le palais de l´ empereur, ni
 
le fond de la caverne du tigre.
 
Si Séneque, en généralisant ses préceptes,
 
s´ étoit proposé d´ instruire Néron sans
 
l´ offenser, il auroit montré de la prudence
 
et de la finesse : mais cette circonspection
 
se concilie mal avec la franchise d´ un
 
philosophe et la roideur d´ un stoïcien.
 
Séneque est ici grand moraliste, excellent
 
 
                                                             p377
 
 
 
raisonneur, et de temps en temps
 
peintre sublime. Une réflexion qui se
 
présente, après la lecture de ce traité, c´ est
 
qu´ il est parfait dans son genre, et que
 
l´ auteur a épuisé son sujet.
 
Si l´ on y rencontre quelques opinions
 
hasardées, ce sont des corrollaires outrés
 
de la philosophie qu´ il avoit embrassée.
 
" la colere est une courte folie, un
 
délire passager " ... les bêtes sont
 
dépourvues de colere " ... et pourquoi
 
de la colere, plutÔt que de l´ amour, de la
 
haine, de la jalousie et des autres passions ? ...
 
" c´ est que la colere ne naît que dans
 
les êtres susceptibles de raison " ... et
 
pourquoi les animaux seroient-ils entiérement
 
dénués de raison ? Je crains bien que
 
dans cet endroit et quelques autres, Séneque
 
n´ ait donné des limites trop étroites
 
aux qualités intellectuelles de l´ animal.
 
" les animaux sont privés des vertus
 
et des vices de l´ homme... je n´ en
 
crois rien ; pas plus que l´ homme soit privé
 
des vices et des vertus de l´ animal : il n´ y
 
 
                                                             p378
 
 
 
a de différence réelle que dans l´ habit.
 
" la colere n´ est pas conforme à la
 
nature de l´ homme " ... je ne connois
 
pas de passion plus conforme à la nature
 
de l´ homme. Le ressentiment est un effet
 
de la colere ; et la sagesse de la nature a
 
placé le ressentiment dans le coeur de
 
l´ homme, pour suppléer au défaut de la loi. Il
 
étoit important qu´ il se vengeât lui-même,
 
au temps où il n´ y avoit aucun tribunal
 
qui connût de l´ injure. Sans la colere et
 
le ressentiment, le foible étoit abandonné
 
sans ressource à la tyrannie du fort ; et la
 
nature eût fait autour de quelques-uns de
 
ses violents enfants, une multitude
 
innombrable d´ esclaves.
 
" la vertu seroit bien à plaindre,
 
si la raison avoit besoin du secours
 
des vices " ... c´ est que les passions ne
 
sont pas des vices : selon l´ usage, ce sont
 
ou des vices ou des vertus. Les grandes
 
passions anéantissent les fantaisies, qui
 
naissent toutes de la frivolité et de l´ ennui.
 
 
                                                             p379
 
 
 
Je ne conçois pas comment un être
 
sensible peut agir sans passion. Le magistrat
 
juge sans passion ; mais c´ est par goût
 
ou par passion qu´ il est magistrat.
 
Quoi, Séneque ! " le sage n´ entrera
 
pas en colere, si l´ on égorge son
 
pere, si l´ on enleve sa femme, si l´ on
 
viole sa fille sous ses yeux ? ... non " ...
 
vous me demandez l´ impossible, le nuisible
 
peut-être. Il ne s´ agit pas de se conduire
 
ici en homme, c´ est presque dire en
 
indifférent ; mais en pere, en fils, en époux.
 
" il est impossible que l´ homme
 
de bien n´ entre pas en colere contre le
 
méchant, disoit Théophraste... " ainsi,
 
lui répond Séneque : " on sera d´ autant
 
plus colere, qu´ on sera meilleur " ...
 
vous vous trompez, répliquerai-je à Séneque :
 
vous oubliez la distinction que
 
vous avez faite vous-même, de l´ homme
 
colere, et de l´ homme qui se met en colere.
 
 
                                                             p380
 
 
 
Dites ; ainsi l´ indignation contre le
 
méchant sera d´ autant plus forte, qu´ on
 
aimera davantage la vertu ; et je serai de
 
votre avis.
 
L´ indignation contre le méchant, la
 
bienveillance pour l´ homme de bien, sont
 
deux sortes d´ enthousiasme également
 
dignes d´ éloge.
 
" pourquoi s´ irriter contre celui qui se
 
trompe " ? ... le méchant se trompe
 
presque toujours dans son calcul, presque
 
jamais dans son projet. Pour faire son
 
bien, il n´ ignore pas qu´ il fait le mal
 
d´ autrui. S´ il n´ étoit que fou, j´ en aurois
 
pitié.
 
" s´ il falloit se fâcher contre le
 
méchant, on se mettroit souvent en
 
colere contre soi-même " ... c´ est ce
 
qu´ on fait, et pas aussi souvent qu´ on le
 
devroit.
 
Pison condamne à mort un soldat,
 
pour être retourné du fourage sans
 
 
                                                             p381
 
 
 
son camarade. Ce soldat présentoit sa
 
gorge au glaive, lorsque son camarade
 
reparut. Ces deux hommes, se tenant
 
embrassés, sont reconduits, au milieu des
 
acclamations du camp, dans la tente de
 
Pison, qui dit à l´ un : toi, tu mourras,
 
parceque tu as été condamné à mourir ;
 
à l´ autre, toi, parceque tu as occasionné
 
la condamnation de celui-là ; et au centurion,
 
toi, pour n´ avoir pas obéi... à
 
ce récit, dites-moi, que se passe-t-il dans
 
votre ame ? Est-ce que vous ne sentez pas
 
la fureur s´ en emparer ? Est-ce que vous
 
ne criez pas à ces trois malheureux : lâches !
 
Que faites-vous ? Quoi ! Vous vous
 
laisserez égorger sans résistance !
 
Suivez-moi, élançons-nous tous les quatre sur
 
cette bête féroce, poignardons-la ; et
 
qu´ après il soit fait de nous tout ce que
 
l´ on voudra ; nous ne mourrons pas du
 
moins sans être vengés. Je le sens au
 
bouillonnement de mon sang ; j´ en conviens ;
 
c´ est la passion qui me transporte et qui
 
m´ associe, dans ce moment, aux trois soldats
 
 
                                                             p382
 
 
 
exécutés, il y a deux mille ans. Si je
 
suis fou, qui est-ce qui osera blâmer ma
 
folie ?
 
La passion et la raison ne se
 
contredisent pas toujours ; l´ une commande
 
quelquefois ce que l´ autre approuve.
 
La raison est tranquille, ou furieuse.
 
La différence que Séneque met entre la
 
colere et la cruauté, me paroît juste. L´ homme
 
colere est violent : l´ homme cruel est
 
froid.
 
Mais si le spectacle de l´ injustice excite
 
la colere, Socrate ne rapportera jamais
 
dans sa maison le visage avec lequel il en
 
est sorti... tant mieux : Socrate ne m´ en
 
paroîtra que plus vertueux.
 
" il y a plus d´ inconvénient à être craint
 
que méprisé " ... assurément ; cependant
 
il vaut mieux inspirer de la crainte,
 
que de s´ exposer au mépris.
 
En parlant de certaines loix, Séneque
 
dit qu´ elles ont été faites contre des
 
hommes qu´ on supposoit ne devoir jamais
 
exister... il me semble que c´ est le contraire
 
 
                                                             p383
 
 
 
qu´ il falloit dire. La loi seroit absurde,
 
sans l´ existence présupposée d´ un coupable,
 
fût-ce d´ un parricide, et même d´ un
 
infracteur : j´ ajoute et même d´ un infracteur ;
 
car il y a toujours deux délits commis à
 
la fois : l´ action proscrite par la loi, et
 
l´ infraction de la loi qui proscrit l´ action.
 
Dans le chapitre où Séneque examine
 
cette pensée, qu´ on me haïsse, pourvu qu´ on
 
me craigne ; il s´ écrie : " la crainte ! Etc. "
 
parmi les idées de Séneque, je me plais
 
encore plus à citer celles qui montrent la
 
bonté de son ame, que celles qui montrent
 
la beauté de son esprit ; parceque je fais plus
 
de cas de l´ une de ces qualités, que de
 
l´ autre ; parceque j´ aimerois mieux avoir fait
 
 
                                                             p384
 
 
 
une belle action, qu´ une belle page ;
 
parceque c´ est la défense des Calas, et non la
 
tragédie de Mahomet que j´ envierois à
 
Voltaire... mais ce Mahomet est en même-temps
 
un ouvrage de génie, et une
 
bonne action... j´ en conviens... le génie
 
est plus rare que la bienfaisance...
 
d´ accord... il se trouva en un jour trois cents
 
hommes qui se firent égorger pour la
 
patrie, et parmi ces trois cents hommes, il
 
n´ y en avoit pas un seul capable de faire
 
un vers d´ Euripide ou de Sophocle ! ... je
 
n´ en doute pas ; mais ils sauverent la
 
patrie. 
 
Tite-Live dit d´ un romain : " c´ étoit
 
plutÔt une ame grande, que
 
vertueuse " : n´ en croyez rien, répond Séneque ;
 
il faut être vertueux, ou renoncer
 
à être grand.
 
Ô Séneque, homme si bon, je suis
 
fâché de la préférence que tu donnes au
 
rÔle cruel de Démocrite qui se rit des malheureux
 
 
                                                             p385
 
 
 
humains, sur le rÔle compatissant
 
d´ Héraclite, qui pleuroit sur la folie de ses
 
freres.
 
Je ne crois pas qu´ il y eut d´ homme
 
moins disposé par caractere à la philosophie
 
stoïcienne, que Séneque, doux, humain,
 
bienfaisant, tendre, compatissant.
 
Il n´ étoit stoïcien que par la tête : aussi à
 
tout moment son coeur l´ emporte-t-il hors
 
de l´ ecole de Zénon.
 
Il n´ y a presque aucune condition dans
 
la société, qui ne puisât dans Séneque d´ excellents
 
préceptes de conduite. Il avoit
 
médité l´ homme dans la retraite, il l´ avoit vu
 
en action dans le grand tourbillon du
 
monde. Peres, et vous instituteurs de la
 
jeunesse, lisez et relisez le chapitre 21 du
 
même livre.
 
Le chapitre 30 est très beau.
 
Il dit, chapitre 31. " tous les hommes
 
portent au fond de leurs ames les mêmes
 
sentiments que les rois : etc. "
 
 
                                                             p386
 
 
 
le beau recueil qu´ on formeroit des
 
mots singuliers qu´ il nous a conservés !
 
Tel est celui du courtisan à qui l´ on
 
demandoit comment il étoit parvenu à
 
une si longue vieillesse, et comment,
 
pouvoit-on ajouter, il avoit conservé une aussi
 
constante faveur, et qui répondit, en
 
recevant des outrages, et en en remerciant. 
 
Lxxxiii c´ est, je crois, dans le
 
traité de la colere, qu´ il parle du
 
soliloque, la pratique habituelle de
 
Sextius. " à la fin de la journée, retiré dans
 
sa chambre à coucher, etc. "
 
 
                                                             p388
 
 
 
de la clémence. 
 
Lxxxiv ce traité est adressé à
 
Néron, au commencement de la seconde
 
année de son regne. Aussi le ton en est-il
 
noble et élevé, le style souvent ingénieux,
 
mais plus simple, moins haché, et, s´ il m´ est
 
permis d´ emprunter une expression de la
 
peinture, plus large.
 
On y est introduit par l´ éloge de
 
l´ empereur : d´ où l´ on passe à la nature de la
 
clémence, à ses motifs, à son utilité pour
 
tous les hommes, à sa nécessité pour un
 
souverain, et aux moyens d´ acquérir, de
 
conserver, et de fortifier en soi, cette
 
vertu.
 
Néron monta sur le trÔne à dix-huit ans :
 
on voit en cet endroit, que le philosophe
 
avoit découvert la bête féroce, sous la figure
 
humaine. Il y a des exemples, des réflexions,
 
des conseils, qu´ aucun orateur
 
n´ auroit l´ impudence de proposer à un
 
autre prince que Néron. Ce n´ est qu´ à un
 
tigre qu´ on dit, ne soyez point un tigre.
 
On trouvera au chapitre 24, des traits qui
 
justifieront ma pensée. Au reste, les rois,
 
les magistrats, les peres, les instituteurs,
 
les maîtres, tous ceux qui ont quelqu´ autorité
 
 
                                                             p389
 
 
 
sur les autres, y apprendront à juger
 
des circonstances où il convient de
 
pardonner ou de punir, et à discerner la ligne
 
étroite qui sépare la clémence, de l´ injustice.
 
Si l´ on doute que Séneque sache penser
 
de grandes choses, et les rendre avec
 
noblesse, je renverrai au discours qu´ il a
 
mis dans la bouche de Néron, au premier
 
chapitre de ce traité ; et je demanderai
 
quelques pages plus belles en aucun
 
auteur, sans en excepter l´ historien Tacite.
 
Si Racine doit à celui-ci la belle scene
 
entre Agrippine et son fils ; Corneille doit
 
à Séneque celle d´ Auguste et de
 
Cinna : voyez le chapitre 9 du premier livre.
 
Néron fut clément par dissimulation
 
dans sa jeunesse ; et Auguste par lassitude
 
dans sa vieillesse.
 
Le traité de Séneque n´ ayant pas corrigé
 
Néron ; celui-ci dut concevoir secrettement
 
 
                                                             p390
 
 
 
une haine d´ autant plus profonde
 
contre un peintre hardi, qui mettoit
 
d´ avance sous ses yeux le hideux portrait qui
 
lui ressembleroit un jour.
 
Dans cet ouvrage, les conséquences
 
des principes de l´ auteur le menent à des
 
assertions difficiles à digérer : il prononce
 
décidemment, que la compassion est un
 
défaut réel, que la cruauté et la compassion
 
sont deux extrêmes, l´ une de la sévérité,
 
l´ autre de la clémence : ce qui m´ inclinoit
 
d´ abord à croire, qu´ en passant du latin
 
dans notre langue, le mot compatir , avoit
 
changé d´ acception ; ou que l´ influence des
 
moeurs générales sur les notions du vice et
 
de la vertu, faisoit regarder à Rome,
 
comme une foiblesse, ce que nous regardons
 
comme un sentiment d´ humanité. Mais il
 
est évident, par ce qui suit, que l´ opinion
 
de Séneque est la pure doctrine de Zénon,
 
qui regardoit la grandeur d´ ame comme
 
incompatible avec la crainte et le chagrin,
 
et la leçon d´ une ecole dont le sage étoit
 
sans pitié, parceque la pitié étoit un état
 
 
                                                             p391
 
 
 
pénible de l´ ame... Zénon disoit, et Séneque
 
après Zénon, mais sans compassion
 
ni pitié, notre philosophe fera tout ce que
 
fait l´ homme sensible et compatissant...
 
j´ en doute, en secourant celui qui souffre,
 
l´ homme sensible et compatissant se
 
soulage lui-même.
 
de la providence. 
 
Lxxxv il y a une providence ;
 
les désordres physiques et moraux n´ en
 
contredisent pas la notion : ce que nous
 
regardons comme des maux, n´ en sont
 
pas ; quand ils en seroient, nous ne
 
pourrions nous en prendre aux dieux, qui
 
ont placé sous nos mains tant de moyens
 
pour nous en délivrer. " si vous souffrez,
 
c´ est que vous voulez souffrir ; vous
 
échapperez à la mauvaise fortune, quand
 
il vous plaira : mourez " .
 
Ce traité est dédié au même Lucilius,
 
à qui les lettres sont adressées : c´ est la
 
solution d´ une grande difficulté.
 
Ou le monde est éternel, ou il ne l´ est
 
pas : s´ il est éternel, voilà donc un être
 
 
                                                             p392
 
 
 
absolu et indépendant de la puissance des
 
dieux : s´ il ne l´ est pas, il a été créé.
 
S´ il a été créé : avant sa création, ou il
 
manquoit quelque chose à la gloire et à la
 
félicité des dieux, et les dieux étoient
 
malheureux ; ou il ne manquoit rien à leur
 
gloire et à leur félicité, et, cela supposé, la
 
création du monde, superflue pour eux,
 
n´ eut pour objet que l´ avantage des êtres
 
créés.
 
Si la création du monde n´ eut pour
 
objet que l´ avantage des êtres créés,
 
pourquoi y eut-il des bons et des méchants ?
 
Pourquoi y vit-on le juste opprimé, et
 
le méchant oppresseur ?
 
Cela ne s´ est fait que par impuissance,
 
ou par mauvaise volonté ; par impuissance,
 
si c´ est un vice auquel il étoit
 
impossible d´ obéir ; par mauvaise volonté, s´ il étoit
 
possible d´ obéir à ce vice, et qu´ on ne l´ ait
 
pas fait.
 
On pardonne un mauvais ouvrage à un
 
ouvrier indigent, on ne le pardonne point
 
 
                                                             p393
 
 
 
aux dieux : tout ce qui sort de leurs mains
 
doit être parfait.
 
Si la nature de l´ ouvrage ne comportoit
 
pas la perfection, pourquoi ne pas
 
demeurer en repos ? Pourquoi s´ exposer sans
 
nécessité et sans fruit, à la honte de n´ avoir
 
rien fait qui vaille.
 
Cette difficulté d´ enfant a occupé dans
 
tous les siecles les têtes les plus fortes. Elle
 
est proposée, tous les jours, sur les bancs
 
de nos ecoles, présentée dans les cahiers
 
de nos théologiens avec la plus grande
 
vigueur, et résolue de la maniere la plus
 
claire.
 
Ici Séneque se charge de la cause des
 
dieux. Il ouvre leur apologie par un
 
tableau majestueux de la grande machine de
 
l´ univers.
 
Il fait l´ éloge de la vertu ; la vertu, le
 
lien commun des hommes et des dieux.
 
Rien de plus énergique que la peinture
 
des illustres malheureux : " vous enviez
 
leurs tourments et leur gloire, etc. "
 
 
                                                             p394
 
 
 
il faut convenir que la difficulté si
 
incommode pour tous les autres systématiques,
 
s´ évanouit dans l´ ecole de Zénon...
 
quoi, l´ ulcere qui dévore ce malade
 
depuis le premier instant de sa naissance, et
 
qui le dévorera jusqu´ à sa mort, n´ est pas
 
un mal ? ... non... n´ entendez-vous pas
 
ses cris ? ... il a tort de crier.
 
 
                                                             p395
 
 
 
Vous direz que cela a l´ air d´ une
 
plaisanterie inhumaine ; soit. Mais
 
gardez-vous de dédaigner un ouvrage plein
 
d´ idées sublimes, qui vous détrompera ou qui
 
vous affermira dans votre opinion. Lisez-le
 
pour le bel endroit où Séneque incline la
 
tête de Jupiter vers la terre, et attache les
 
regards du maître de l´ univers sur Régulus
 
et sur Caton. Ô Jupiter, s´ écrie-t-il,
 
voici deux athletes dignes de ton
 
admiration : etc. "
 
mais, dit l´ epicurien, si la vertu de
 
Caton ne put éclater sans l´ ambition de
 
César, pourquoi créer l´ un et l´ autre ?
 
Accorder aux dieux la puissance d´ intervertir
 
l´ ordre de la nature ; c´ est rendre la
 
difficulté insoluble. Vous aurez de la peine à
 
me persuader que le pere des dieux et des
 
 
                                                             p396
 
 
 
hommes se soit plû à voir entrer Régulus
 
dans un tonneau hérissé de pointes. Vous
 
avez raison, j´ aimerois mieux être Socrate
 
qu´ Anyte ? Mais à quoi bon pour Socrate,
 
pour Anyte, et pour les dieux, l´ existence
 
d´ Anyte et de Socrate ?
 
C´ est par des faveurs apparentes, que le
 
ciel punit le méchant : c´ est par des revers
 
qui vous semblent cruels, et qui ne sont
 
rien, que la providence illustre le bon.
 
Jupiter dit à celui-ci, de quoi te plains-tu ?
 
Je t´ ai fait mon égal.
 
Cela se peut, répond le méchant ; mais
 
moi, pourquoi m´ avoir fait tel que je suis,
 
et tel que tu savois que je serois... dis,
 
malheureux, et tel que tu voulois être.
 
Et d´ après cette réplique, voilà nos
 
raisonneurs enfoncés dans les ténebres de la
 
liberté de l´ homme et de la prescience des
 
dieux.
 
Et quel parti prend l´ homme sage entre
 
ces disputeurs ? Il montre le ciel du doigt,
 
et abandonne à ses idées celui que ce
 
spectacle ne convainc pas.
 
 
                                                             p397
 
 
 
Ce traité finit par une prosopopée de
 
Jupiter à l´ homme vertueux : elle est très
 
éloquente.
 
des bienfaits. 
 
Lxxxvi savoir accorder, et
 
recevoir des bienfaits.
 
Ce traité des bienfaits en est un en
 
même temps de la reconnoissance et de
 
l´ ingratitude. Si les ingrats sont communs,
 
Séneque montre qu´ il faut s´ en prendre aussi
 
fréquemment aux défauts des bienfaiteurs,
 
qu´ au vice du coeur humain.
 
La matiere y est épuisée ; il n´ a été fait,
 
ni pour Néron, ni pour Aebutius Libéralis,
 
à qui il est adressé, mais pour tous les
 
hommes. On en citeroit difficilement un autre,
 
soit ancien, soit moderne, qui contînt
 
un aussi grand nombre de pensées fines et
 
délicates, de préceptes divins, de sentiments
 
que je dirois presque célestes.
 
Je l´ avois lu trois fois de suite, et à la
 
quatrieme lecture j´ en humectois encore
 
les feuillets de quelques larmes ; non de
 
celles qu´ on donne au récit d´ un grand
 
 
                                                             p398
 
 
 
malheur, à la tragédie, à Iphigénie, à
 
Mérope, elles sont mêlées de plaisir et
 
de peine ; mais de celles qui coulent
 
délicieusement lorsque l´ ame est émue de
 
quelque grande action, d´ un sentiment
 
délicat, qui naissent de l´ admiration, et
 
que j´ accorde aux héros de Corneille.
 
Combien j´ étois satisfait de mes
 
bienfaiteurs ! Combien je l´ étois encore
 
davantage de ce philosophe qui disoit des
 
hommes puissans qui s´ étoient ressouvenus de
 
lui, et des hommes puissans qui l´ avoient
 
oublié ; " c´ est à l´ oubli de ces derniers
 
que je dois le goût de la retraite, etc. "
 
on est convaincu, entraîné, en lisant
 
le traité de la colere ; on est attendri,
 
touché, en lisant celui des bienfaits. L´ un
 
est plein de force ; l´ autre de finesse : là,
 
 
                                                             p399
 
 
 
c´ est la raison qui commande ; ici, c´ est la
 
délicatesse du sentiment qui charme.
 
Séneque parle au coeur, et n´ en est pas moins
 
convaincant ; car le coeur a son évidence.
 
Il y a le goût dans les moeurs, comme le
 
tact dans les beaux arts : le jugement que
 
l´ un porte des actions, est aussi prompt
 
et aussi sûr que le jugement que l´ autre
 
porte des ouvrages.
 
Si je voulois citer des maximes, ce traité
 
m´ en offriroit sans nombre. J´ y lirois :
 
" la bienfaisance est-elle votre vertu ? Etc. "
 
comment une nation marquera-t-elle
 
sa reconnoissance au philosophe ? Par la
 
couronne civique (...). La
 
feuille de chêne l´ honorera sans appauvrir
 
 
                                                             p400
 
 
 
l´ etat. C´ est une feuille de chêne qu´ emporteront
 
avec eux, le sage en mourant,
 
le ministre en sortant de place.
 
" il n´ y a quelquefois aucune différence
 
entre le présent d´ un ami, et le voeu
 
d´ un ennemi. "
 
" refusez à votre ami l´ or qu´ il porteroit
 
chez une courtisanne " .
 
Je reprocherois volontiers à Séneque
 
d´ avilir la bienfaisance, lorsqu´ il compare
 
le secret d´ obliger, avec l´ art de la
 
courtisanne, qui rend ses faveurs piquantes
 
en les variant selon le caractere de ses
 
amants.
 
" placez vos bienfaits avec choix : etc. "
 
 
                                                             p401
 
 
 
rien de plus délicat et de plus vrai que
 
le chapitre 6, sur la question, si l´ ingratitude
 
peut être traduite au tribunal des
 
loix. " hé ! Dit Séneque, n´ est-il pas plus
 
honnête de laisser quelques méchants
 
impunis, que de faire soupçonner la
 
multitude de perfidie " ?
 
Ce que Séneque dit des honneurs accordés
 
à des descendants infâmes, par
 
reconnoissance pour leurs ayeux illustres, me
 
déplaît. Ce n´ est point par autrui, c´ est par
 
soi, qu´ on mérite ou qu´ on démérite. C´ est
 
mal défendre les dieux, que de leur faire
 
dire : que tel inepte soit roi, etc.
 
C´ est une singuliere compensation, que celle
 
d´ une injustice par une autre.
 
 
                                                             p402
 
 
 
Voici encore un endroit où je ne puis
 
être de l´ avis de notre philosophe. Alexandre
 
fait don d´ une ville à un simple particulier,
 
qui refuse un présent qui lui semble
 
trop important pour lui. " je n´ examine
 
pas ce qu´ il te convient de recevoir,
 
mais ce qu´ il me convient de
 
donner " . Séneque ajoute : " le mot est
 
d´ un fou " ... ce n´ est point le mot d´ un
 
fou, c´ est celui d´ un souverain généreux et
 
grand : qu´ est-ce qu´ une ville pour le maître
 
du monde ?
 
Et pourquoi ce particulier auroit-il été
 
incapable de bien administrer la cité ? Seroit-ce
 
son refus qui le feroit présumer ?
 
J´ aurois, ce me semble, plus de confiance
 
dans la modestie qui s´ éloigne des grands
 
emplois, que dans l´ ambition qui les poursuit.
 
Aux maximes qui précedent ajoutons
 
quelques-uns de ces faits intéressants
 
qu´ elles encadrent.
 
Lxxxvii les disciples de Socrate
 
offroient des présents à leur maître, et
 
 
                                                             p403
 
 
 
chacun d´ eux à proportion de sa fortune.
 
Eschine, qui étoit pauvre, lui dit : " je
 
n´ ai rien qui soit digne de vous, etc. "
 
si ce fait vous étoit connu, songez, lecteur,
 
que beaucoup d´ autres l´ ignorent : j´ aimerois
 
mieux instruire celui qui ne sait pas,
 
que de plaire à celui qui sait.
 
Voici comment il s´ exprime sur Alexandre.
 
" Alexandre ne fut, dès sa
 
jeunesse, etc. "
 
 
                                                             p404
 
 
 
je ne me rappelle plus à quel propos
 
cette sortie violente se trouve dans le
 
traité des bienfaits ; mais je suis sûr qu´ elle
 
n´ y est pas déplacée. Le style de Séneque
 
est coupé, mais ses idées sont liées.
 
Lxxxviii Séneque pressentoit, sans
 
doute, les reproches qu´ on lui feroit,
 
lorsqu´ il écrivoit " il ne m´ est pas
 
toujours possible de refuser : quelquefois je
 
serai forcé de recevoir un bienfait ; un
 
tyran cruel, ombrageux, prompt à s´ irriter,
 
regarderoit mon refus comme
 
une insulte " . Cette maxime pouvoit
 
lui coûter la vie.
 
Séneque exclut du nombre des bienfaiteurs
 
les animaux. Sans m´ engager de
 
répondre à ses raisons, je ne puis m´ empêcher
 
 
                                                             p405
 
 
 
d´ exiger du bestiaire quelque reconnoissance
 
pour le lion qui le reconnut et
 
qui le défendit. Parcequ´ un moment après
 
l´ animal bienfaisant avoit oublié le service
 
rendu, le bestiaire étoit-il dispensé de
 
s´ en souvenir ? Répondre qu´ oui, n´ est-ce
 
pas mettre l´ homme et l´ animal sur la même
 
ligne ? Il me semble que j´ aurois
 
mauvaise opinion de celui, à qui son chien
 
auroit sauvé la vie, et qui ne l´ en
 
aimeroit pas davantage.
 
Notre philosophe accuse l´ homme
 
d´ ingratitude, lorsqu´ il ose reprocher à la
 
nature de n´ avoir pas rassemblé sur lui tous
 
ses dons. Me permettra-t-on d´ ajouter une
 
raison à toutes celles qu´ il en donne, et
 
de la proposer à sa maniere ?
 
Homme, songe que c´ est à la foiblesse
 
de tes organes, que tu dois la qualité qui
 
te distingue des animaux. Ambitionnes-tu
 
le regard perçant de l´ aigle ? Tu regarderas
 
sans cesse : l´ odorat du chien ? Tu
 
flaireras du matin au soir. L´ organe de ton
 
jugement est resté le prédominant et le
 
 
                                                             p406
 
 
 
maître ; il eut été l´ esclave d´ un de tes sens
 
trop vigoureux : de-là ta perfectibilité. S´ il
 
existe dans ton cerveau une fibre plus
 
énergique que les autres, tu n´ es plus propre
 
qu´ à une chose, tu es un homme de génie :
 
l´ animal et l´ homme de génie se touchent.
 
La justesse et la force des arguments de
 
Séneque, plaidant la cause des enfants
 
contre les peres, subjuguent ma raison :
 
mais mon coeur se révolte contre cette
 
ingrate dialectique. J´ aime mieux m´ exagérer
 
le bienfait paternel, que d´ affoiblir la
 
reconnoissance filiale. Je demanderai si,
 
dans le nombre de ces enfants qui
 
prirent leurs peres sur leurs épaules, et qui
 
les transporterent le long des torrents de
 
la lave enflammée qui découloit
 
des flancs de l´ Etna, et qui brûloit
 
leurs pieds, il y en eut un seul qui eut
 
osé dire à sa mere, nous sommes quittes.
 
 
                                                             p407
 
 
 
Mes oreilles se ferment à ce propos, et
 
mon imagination se livre à un spectacle
 
plus doux ; je vois les peres, les meres,
 
se précipiter sur leurs enfants, et les
 
baigner de leurs larmes ; je vois les enfants
 
essuyer ces larmes de leurs mains : et dans
 
ce moment j´ ignore quels sont les plus
 
heureux. Je suis pere ; j´ ai des enfants ;
 
et c´ est ainsi que je sens.
 
Bienfaiteur, si tu m´ humilies, tu
 
entendras de moi le discours du citoyen sauvé
 
de la proscription des triumvirs par un
 
ami de César, qui lui rappelloit trop
 
souvent ce bienfait. Je te dirai, " rends
 
moi à César : etc. "
 
 
                                                             p408
 
 
 
peut-on quelquefois rappeller le service
 
qu´ on a rendu ? Séneque répond à cette
 
question, en introduisant un soldat
 
vétéran, accusé d´ avoir exercé des violences
 
contre ses voisins, et plaidant en
 
présence de Jules-César sa cause qu´ on
 
instruisoit avec chaleur... " vous souvenez-vous,
 
mon général, etc. "
 
 
                                                             p409
 
 
 
cependant un brave soldat peut être un voisin
 
incommode : et voilà ce que peut l´ éloquence.
 
Lxxxix le chapitre 3 du 6 e livre
 
est très ferme, très beau, et j´ en
 
conseillerai la lecture à celui qui veut savoir le
 
moyen de donner de la consistance à des
 
 
                                                             p410
 
 
 
choses passageres, qui par elles-mêmes
 
n´ en ont aucune.
 
J´ indiquerois bien les chapitres 32, 33,
 
et 34, du même livre, aux souverains :
 
mais quand le philosophe leur auroit appris
 
qu´ un bien, dont les plus grandes fortunes
 
sont privées ; un bien, qui manque à ceux
 
qui possedent tout, est un ami qui sache
 
dire la vérité, qui arrache au concert trop
 
harmonieux de la flatterie un grand enivré
 
par la foule des imposteurs, amené jusqu´ à
 
l´ ignorance du vrai, jusqu´ à la haine du
 
vrai, par l´ habitude d´ entendre, non des
 
choses salutaires et honnêtes, mais des
 
choses douces et empoisonnées ; un ami ! Où
 
le trouveront-ils ? Quand cet ami les auroit
 
convaincus de l´ importance d´ être entourés
 
de gens de bien, les appelleroient-ils
 
auprès de leur personne ? Et quand ils les y
 
auroient appellés, comment les y garderoient-ils ?
 
Que nous serions heureux, si nous
 
réfléchissions sur les avantages que nous
 
devons à notre médiocrité, et dont les hautes
 
 
                                                             p411
 
 
 
conditions sont privées. Nous avons
 
presque autant de ressources pour devenir
 
bons, qu´ ils en ont pour devenir méchants :
 
ils usent aussi bien des leurs, que nous
 
usons mal des nÔtres ; d´ où il arrive que
 
nous sommes tous corrompus.
 
Séneque remarque, " que c´ est le
 
caractere des rois, etc. "
 
le poète Rabirius met un très
 
beau mot dans la bouche d´ Antoine
 
mourant : " je n´ ai plus que ce que j´ ai donné " !
 
Heureux celui qui peut dire à la fortune :
 
enleve moi tout ce que j´ ai, et tu ne me
 
feras pas mourir tout à fait indigent.
 
Si la lecture de Séneque tourmente le
 
méchant ; l´ homme de bien y trouve souvent
 
son éloge.
 
 
                                                             p412
 
 
 
Dans ce traité des bienfaits, à chaque
 
chapitre on croit que tout est dit, et
 
cependant il n´ en est rien. Séneque ne
 
montre, dans aucun autre de ses ouvrages,
 
autant de fécondité. Les auteurs du siecle de
 
la grande éloquence ont su présenter leurs
 
idées d´ une maniere plus simple et plus
 
imposante ; mais en avoient-ils autant que
 
Séneque.
 
de la tranquillité de l´ ame. 
 
Lxxxx qu´ est-ce que la tranquillité de l´ ame ?
 
Qu´ est-ce qui nous l´ Ôte ?
 
Comment pouvons-nous la recouvrer ?
 
Ce traité est adressé à Sérénus, capitaine
 
des gardes de Néron, intime ami
 
de Séneque qui se reprocha, dans la suite,
 
l´ excessive douleur que sa perte lui causa.
 
Pline nous apprend que Sérénus
 
périt avec tous ses convives, empoisonnés
 
par des champignons.
 
 
                                                             p413
 
 
 
On présume que cet ouvrage est un des
 
premiers écrits de Séneque ; qu´ il le
 
composa peu de tems après son retour
 
de la Corse ; qu´ il ne jouissoit pas encore
 
d´ une grande opulence, et qu´ il étoit mal
 
affermi dans la philosophie, bien qu´ il
 
eût adressé à Marcia et à Helvia des
 
consolations qui ne sont pas d´ un stoïcien
 
néophyte, et qu´ il eût donné des leçons
 
publiques de zénonisme.
 
Il se montre ici flottant entre l´ obscurité
 
de la retraite, et l´ éclat des fonctions
 
publiques. La fortune l´ éblouit, le desir d´ une
 
grande réputation le tourmente ; il le sent,
 
il s´ en accuse : il se relegue dans la classe
 
de ceux qui oscillent entre le vice et la
 
vertu, et qui ne sont ni assez corrompus,
 
pour être comptés parmi les méchants,
 
ni assez vertueux pour être comptés parmi
 
les bons. On est charmé de la franchise
 
avec laquelle il dévoile le fonds de son
 
 
                                                             p414
 
 
 
coeur. Il dit, " j´ ai des vices qui
 
m´ attaquent à force ouverte ; etc. "
 
le stoïcien étoit valétudinaire toute sa
 
vie ; sa philosophie étoit trop forte : c´ étoit
 
une espece de profession religieuse, qu´ on
 
n´ embrassoit que par enthousiasme ; un
 
état d´ apathie auquel on tendoit de toutes
 
ses forces, et sous le noviciat duquel on
 
mouroit avant d´ être profès. Séneque se
 
désespere de rester homme.
 
 
                                                             p415
 
 
 
Mais d´ où lui venoit sa perplexité ? Son
 
ame avoit-elle été brisée par la longueur et
 
la dureté de son exil ? L´ horreur des antres
 
de la Corse avoit-elle embelli à ses yeux
 
les palais des grands ? La solitude dans
 
laquelle il avoit passé huit années, donné de
 
nouveaux charmes à la société ? Et les
 
rochers arides et déserts, aiguisé les attraits
 
de la capitale ? Ou le rÔle d´ Hercule, au
 
sortir de la forêt de Némée, entre le
 
chemin qui conduit à la gloire, et celui qui
 
mene au plaisir, seroit-il celui de tous
 
les hommes ? Non ; le nombre de ceux
 
dont on pourroit dire (...), est
 
petit. Quelque parti que prenne Séneque,
 
ce ne sera point l´ adulation de lui-même
 
qui le perdra.
 
Ce traité offre d´ excellentes réflexions
 
sur l´ emploi de son tems et de son talent ;
 
sur l´ essai de ses forces ; sur la vanité des
 
richesses, lorsqu´ on voit un affranchi de
 
Pompée plus opulent que son maître ; sur
 
la résignation aux peines de son état et
 
aux traverses de la vie : et cette morale
 
 
                                                             p416
 
 
 
est toujours relevée par des anecdotes
 
intéressantes.
 
Caligula dit, par forme de conversation,
 
à Canus Julius. " à propos, j´ ai
 
donné l´ ordre de votre supplice " : Julius lui
 
répond, " je vous rends graces, prince
 
très-excellent. "
 
il jouoit aux échecs lorsque le centurion
 
arriva : " au moins, dit-il à son
 
adversaire, etc. "
 
le philosophe qui l´ accompagnoit au
 
lieu du supplice, lui ayant demandé, au
 
moment où la hache étoit levée sur son
 
col, à quoi il pensoit : " j´ épie, lui
 
répondit-il, etc. " on n´ a jamais philosophé
 
si long-tems.
 
 
                                                             p417
 
 
 
Depuis le siecle de Néron, jusqu´ à nos
 
jours, les sectateurs de la doctrine
 
d´ Epicure n´ ont cessé de nous montrer un des
 
leurs, appellant la mollesse et les plaisirs à
 
ses derniers instants, et allant à la mort
 
avec la même nonchalance qu´ il auroit
 
continué de vivre. Certes, je n´ ai garde de
 
blâmer la maniere facile dont le voluptueux
 
Pétrone mourut : mais je trouve autant
 
de fermeté, autant d´ indifférence, et plus
 
de dignité, dans la mort de Canus Julius.
 
Etoit-il possible de porter le mépris, ou
 
pour la vie, ou pour l´ empereur, ou pour
 
l´ un et l´ autre, au-delà de ce qu´ il en a
 
mis dans sa réponse à Caligula. A-t-on
 
jamais exprimé ce mépris, d´ une maniere
 
plus simple et plus fine ? Pétrone est à
 
table ; il se fait lire des vers en mourant.
 
Julius, en attendant le centurion,
 
s´ amuse à jouer aux échecs. Quoi de
 
plus tranquille, et même de plus gai, que
 
 
                                                             p418
 
 
 
ses discours à son adversaire et à ses
 
amis ?
 
Pour un disciple d´ Epicure, qui sait
 
accepter la mort quand elle vient, Zénon
 
peut en citer nombre des siens, qui n´ ont
 
pas hésité d´ aller au-devant d´ elle.
 
Mais à parler vrai des uns et des autres,
 
chacun d´ eux se soumet à la nécessité, selon
 
ses principes et son caractere.
 
de la vie heureuse. 
 
Lxxxxi point de bonheur sans
 
la vertu.
 
Séneque adresse ce petit traité, qu´ on
 
peut regarder comme son apologie et
 
la satyre des faux epicuriens, à Gallion
 
son frere. " Ô Gallion, mon frere, tous
 
les hommes veulent être heureux ; mais
 
tous sont aveugles, lorsqu´ il s´ agit
 
d´ examiner en quoi consiste le bonheur " .
 
Notre philosophe avoit rencontré la
 
vraie base de la morale. à parler rigoureusement,
 
il n´ y a qu´ un devoir, c´ est d´ être
 
 
                                                             p419
 
 
 
heureux : il n´ y a qu´ une vertu, c´ est la
 
justice.
 
Avant que d´ entrer dans quelques
 
détails sur cet écrit, qu´ on peut analyser en
 
peu de mots, il faut que je jette un
 
coup-d´ oeil sur la morale des anciens, et sur les
 
progrès successifs de cette science importante.
 
Tout ce qu´ elle a de plus élevé, de
 
plus profond, les anciens l´ avoient dit ;
 
mais sans liaison : ce n´ étoit point le
 
résultat de la méditation qui pose des
 
principes, et qui en tire des conséquences ;
 
c´ étoient les élans isolés et brusques d´ ames
 
fortes et grandes.
 
Qui est-ce qui inspiroit au caraïbe de
 
se précipiter au milieu des flots en
 
courroux, pour ravir à la mort des européens
 
naufragés sur ses cÔtes et prêts à périr ?
 
Lorsque ces malheureux sont prosternés
 
tremblants aux genoux de leurs ennemis,
 
qui est-ce qui fit dire au cacique ? " relevez-vous,
 
ne craignez rien : etc. "
 
 
                                                             p420
 
 
 
le fait que je vais raconter, je le tiens
 
d´ un missionnaire de Cayenne, témoin
 
oculaire. Plusieurs negres marons avoient
 
été pris, et il n´ y avoit point de bourreau
 
pour les exécuter. On promit la vie à celui
 
d´ entr´ eux qui consentiroit à pendre ses
 
camarades, c´ est-à-dire au plus méchant.
 
Aucun n´ acceptant la proposition, un
 
colon commande à un de ses negres de les
 
pendre, sous peine d´ être pendu lui-même.
 
Ce negre demande à passer un
 
moment dans sa cabane, comme pour se
 
préparer à obéir à l´ ordre qu´ il a reçu : là, il
 
saisit une hache, s´ abat le poignet,
 
reparoît ; et présentant à son maître un bras
 
mutilé, dont le sang ruisseloit : à présent,
 
lui dit-il, fais-moi pendre mes camarades ?
 
Qui est-ce qui a placé ce sentiment
 
héroïque dans l´ ame d´ un esclave ? Est-ce
 
l´ étude, est-ce la réflexion ? Est-ce la
 
connoissance approfondie des devoirs ? Nullement.
 
Dans les premiers temps, les hommes
 
 
                                                             p421
 
 
 
qui se sont distingués par les actions
 
les plus surprenantes, étoient asservis aux
 
plus grossiers préjugés. Le rêve d´ une vieille
 
femme avoit peut-être mis les armes à la
 
main au brave cacique qu´ on vient
 
d´ entendre parler si fierement à ses ennemis.
 
Un autre cacique leur eût peut-être
 
impitoyablement cassé la tête.
 
Il n´ y a pas de science plus évidente et
 
plus simple que la morale pour l´ ignorant :
 
il n´ y en a pas de plus épineuse et de plus
 
obscure pour le savant. C´ est peut-être la
 
seule où l´ on ait tiré les corollaires les plus
 
vrais, les plus éloignés et les plus hardis,
 
avant que d´ avoir posé des principes.
 
Pourquoi cela ? C´ est qu´ il y a des héros,
 
longtemps avant qu´ il y ait des raisonneurs.
 
C´ est le loisir qui fait les uns ; c´ est la
 
circonstance qui fait les autres : le
 
raisonneur se forme dans les écoles, qui s´ ouvrent
 
tard ; le héros naît dans les périls, qui sont
 
de tous temps. La morale est en action
 
dans ceux-ci, comme elle est en maximes
 
dans les poètes : la maxime est sortie de
 
 
                                                             p422
 
 
 
la tête du poète, comme Minerve de la
 
tête de Jupiter... souvent il faudroit un
 
long discours au philosophe pour
 
démontrer ce que l´ homme du peuple sent
 
subitement.
 
Qu´ est-ce que le bonheur ? ... ce n´ est
 
pas une question à résoudre au jugement
 
de la multitude.
 
Qu´ est-ce que la multitude ? ... un
 
troupeau d´ esclaves... pour être heureux,
 
il faut être libre : le bonheur n´ est pas fait
 
pour celui qui a d´ autres maîtres que son
 
devoir... mais le devoir n´ est-il pas
 
impérieux ? Et s´ il faut que je serve,
 
qu´ importe sous quel maître ! ... il importe
 
beaucoup : le devoir est un maître dont on
 
ne sauroit s´ affranchir sans tomber dans
 
le malheur ; c´ est avec la chaîne du devoir,
 
qu´ on brise toutes les autres.
 
 
                                                             p423
 
 
 
Le stoïcisme n´ est autre chose qu´ un
 
traité de la liberté prise dans toute son
 
étendue.
 
Si cette doctrine, qui a tant de points
 
communs avec les cultes religieux, s´ étoit
 
propagée comme les autres superstitions,
 
il y a long-temps qu´ il n´ y auroit plus ni
 
esclaves ni tyrans sur la terre.
 
Mais, qu´ est-ce que le bonheur, au jugement
 
du philosophe ? ... c´ est la
 
conformité habituelle des pensées et des
 
actions aux loix de la nature.
 
Et qu´ est-ce que la nature ? Qu´ est-ce
 
que ses loix ? Il n´ auroit pas été mal de
 
s´ expliquer sur ces deux points ; car il est
 
évident que la nature nous porte avec
 
violence, et nous éloigne avec horreur,
 
d´ objets que le stoïcien exclut de la notion du
 
bonheur.
 
Mais Séneque écrivoit à Gallion, homme
 
instruit, que les définitions que l´ on
 
exige ici auroient ramené aux premiers
 
éléments de la philosophie.
 
L´ homme heureux du stoïcien, est celui
 
qui ne connoît d´ autre bien que la vertu,
 
 
                                                             p424
 
 
 
d´ autre mal que le vice ; qui n´ est
 
abattu ni enorgueilli par les événements ; qui
 
dédaigne tout ce qu´ il n´ est ni le maître
 
de se procurer, ni le maître de garder, et
 
pour qui le mépris des voluptés, est la
 
volupté même.
 
Voilà peut-être l´ homme parfait : mais
 
l´ homme parfait est-il l´ homme de la nature ?
 
Il me semble que, dans la nature, le
 
corps est le tyran de l´ ame, par les passions
 
effrénées et les besoins sans cesse
 
renaissants ; et qu´ au contraire, dans l´ état de
 
société, il n´ en est ni l´ esclave ni le tyran :
 
ce sont deux associés qui se commandent
 
et s´ obéissent alternativement ; quand j´ ai
 
mangé, je médite ; et quand j´ ai médité,
 
il faut que je mange.
 
La philosophie stoïcienne est une
 
espece de théologie pleine de subtilités ; et
 
je ne connois pas de doctrines plus éloignée
 
de la nature, que celle de Zénon.
 
La recherche du vrai bonheur conduit
 
Séneque à l´ examen de la volupté
 
d´ Epicure ; et voici comment il s´ en explique :
 
 
                                                             p426
 
 
 
" pour moi, dit-il, je pense, etc. "
 
la volupté naît à cÔté de la vertu, comme
 
le pavot au pied de l´ épi ; mais ce n´ est
 
point pour la fleur narcotique qu´ on a labouré.
 
Il paroît que le mot volupté , mal
 
entendu, rendit Epicure odieux ; ainsi que le
 
mot intérêt , aussi mal entendu, excita le
 
murmure des hypocrites et des ignorants
 
contre un philosophe moderne.
 
Des efféminés, de lâches corrompus ;
 
pour échapper à l´ ignominie qu´ ils
 
méritoient par la dépravation de leurs moeurs,
 
se dirent sectateurs de la volupté, et le
 
furent en effet ; mais c´ étoit de la leur,
 
et non de celle d´ Epicure. Pareillement
 
des gens, qui n´ avoient jamais attaché au
 
mot intérêt , d´ autre idée que celle de l´ or
 
et de l´ argent, se révolterent contre une
 
doctrine qui donnoit l´ intérêt pour le
 
mobile de toutes nos actions ; tant il est
 
dangereux en philosophie de s´ écarter du sens
 
usuel et populaire des mots.
 
De l´ apologie de l´ epicuréisme, Séneque
 
passe à l´ apologie de la philosophie en
 
général. Combien j´ ai été satisfait, en lisant
 
 
                                                             p427
 
 
 
les chapitres 17 et 18, d´ y trouver
 
les mêmes impertinences adressées à Séneque,
 
et par les mêmes personnages, que de
 
nos jours : on lui disoit, comme à nos
 
sages :
 
" vous parlez d´ une façon, etc. "
 
 
                                                             p433
 
 
 
Lxxxxii voici comment on attaquoit
 
autrefois le stoïcien Séneque, et la
 
maniere dont il se défendoit.
 
" si donc un de ces détracteurs
 
de la philosophie vient me dire, etc. "
 
tout ce qui précede, tout ce que j´ omets,
 
tout ce qui suit, est très beau. Quand
 
on cite Séneque, on ne sait ni où
 
commencer, ni où s´ arrêter. Les philosophes
 
modernes pourroient dire à leurs détracteurs,
 
ce que le sage de Séneque disoit aux
 
siens : " ne vous permettez pas de juger
 
ceux qui valent mieux que vous : etc. "
 
 
                                                             p435
 
 
 
du loisir, ou de la retraite du sage. 
 
Xciii on ne peut guere douter
 
que ce petit traité ne soit la continuation
 
de celui qui précede.
 
" Epicure dit que le sage etc. "
 
 
                                                             p436
 
 
 
mais le détail des obstacles s´ étend fort
 
loin. Par exemple, si la république est
 
trop corrompue, et qu´ il n´ y ait aucun
 
espoir de la sauver ; si les moyens souffroient
 
des contradictions insurmontables ; si l´ etat
 
est la proie des méchants : le sage se
 
sacrifieroit inutilement.
 
En effet, au milieu des brigues et des
 
cabales de l´ ambition : parmi cette foule
 
de calomniateurs, qui empoisonnent les
 
meilleures actions : entouré d´ envieux,
 
qui font échouer les projets les plus utiles,
 
tantÔt pour vous en ravir l´ honneur,
 
tantÔt pour se ménager de petits avantages ;
 
de ces politiques ombrageux, qui épient
 
les progrès que vous faites dans la faveur
 
du souverain et du peuple, pour saisir le
 
moment où il convient de vous desservir
 
et de vous renverser ; de cette nuée de
 
méchants subalternes qui ont intérêt à la
 
durée des maux, et qui pressentent la tendance
 
 
                                                             p437
 
 
 
de vos opérations : qu´ a-t-on de
 
mieux à faire, que de renoncer aux fonctions
 
d´ etat ? N´ est-on utile qu´ en produisant
 
des candidats, en secourant les peuples,
 
en défendant les accusés, en récompensant
 
les hommes industrieux, en opinant
 
pour la paix ou pour la guerre ? ...
 
non : mais je ne mettrai pas sur la même
 
ligne celui qui médite et celui qui agit.
 
Sans doute la vie retirée est plus douce ;
 
mais la vie occupée est plus utile et plus
 
honorable : il ne faut passer de l´ une à
 
l´ autre qu´ avec circonspection ; c´ est même
 
l´ avis de Séneque.
 
" et qu´ importe, ajoute-t-il, par quels
 
motifs le sage embrasse la retraite ! Si
 
c´ est lui qui manque à l´ etat, ou si c´ est
 
l´ etat qui lui manque " ... il importe
 
beaucoup : s´ il manque à l´ etat, c´ est un
 
mauvais citoyen ; si l´ etat lui manque,
 
l´ etat est insensé.
 
Séneque dispense encore le sage de
 
l´ administration, s´ il manque d´ autorité, de
 
force et de santé. Un homme s´ est montré
 
 
                                                             p438
 
 
 
de nos jours plus intrépide que le stoïcien
 
ne l´ exige.
 
En passant en revue tous les gouvernements,
 
Séneque n´ en trouvoit pas un seul
 
auquel le sage pût convenir, et qui pût
 
convenir au sage.
 
" s´ il est mécontent de la république, etc. "
 
en passant en revue plusieurs de nos
 
gouvernements, le sage seroit encore de
 
l´ avis de Séneque.
 
Après des siecles d´ une oppression
 
générale, puisse la révolution qui vient de
 
s´ opérer au-delà des mers, en offrant à
 
tous les habitants de l´ Europe un asyle
 
contre le fanatisme et la tyrannie, instruire
 
ceux qui gouvernent les hommes,
 
sur le légitime usage de leur autorité !
 
Puissent ces braves américains, qui ont
 
 
                                                             p439
 
 
 
mieux aimé voir leurs femmes outragées,
 
leurs enfants égorgés, leurs habitations
 
détruites, leurs champs ravagés, leurs
 
villes incendiées, verser leur sang et mourir,
 
que de perdre la plus petite portion de leur
 
liberté, prévenir l´ accroissement énorme
 
et l´ inégale distribution de la richesse, le
 
luxe, la mollesse, la corruption des moeurs,
 
et pourvoir au maintien de leur liberté,
 
et à la durée de leur gouvernement ! Puissent-ils
 
reculer, au moins pour quelques
 
siecles, le décret prononcé contre toutes
 
les choses de ce monde ; décret qui les a
 
condamnées à avoir leur naissance, leur
 
temps de vigueur, leur décrépitude et leur
 
fin ! Puisse la terre engloutir celle de leurs
 
provinces, assez puissante un jour et assez
 
insensée pour chercher les moyens de
 
subjuguer les autres ! Puisse dans chacune
 
d´ elles, ou ne jamais naître, ou mourir
 
sur-le-champ sous le glaive du bourreau,
 
ou par le poignard d´ un Brutus, le citoyen
 
assez puissant un jour et assez ennemi de
 
 
                                                             p440
 
 
 
son propre bonheur, pour former le
 
projet de s´ en rendre le maître !
 
Qu´ ils songent que le bien général ne
 
se fait jamais que par nécessité ; et que
 
c´ est le temps de la prospérité, et non
 
celui de l´ adversité, qui est fatal pour les
 
gouvernements.
 
L´ adversité occupe les grands talents ;
 
la prospérité les rend inutiles, et porte aux
 
premiers emplois les ineptes, les riches
 
corrompus, et les méchants.
 
Qu´ ils songent que la vertu couve souvent
 
le germe de la tyrannie.
 
Si le grand homme est long-temps à la
 
tête des affaires, il devient despote. S´ il y
 
est peu de temps, l´ administration se
 
relâche et languit sous une suite d´ administrateurs
 
communs.
 
Qu´ ils songent que ce n´ est ni par l´ or,
 
ni même par la multitude des bras, qu´ un
 
etat se soutient ; mais par les moeurs.
 
Mille hommes qui ne craignent pas
 
pour leur vie, sont plus redoutables que
 
dix mille qui craignent pour leur fortune.
 
 
                                                             p441
 
 
 
Que chacun d´ eux ait dans sa maison,
 
au bout de son champ, à cÔté de son
 
métier, à cÔté de sa charrue, son fusil,
 
son épée, et sa bayonnette.
 
Qu´ ils soient tous soldats.
 
Qu´ ils songent que si, dans les circonstances
 
qui permettent la délibération,
 
le conseil des vieillards est le bon ; dans
 
les instants de crise, la jeunesse est
 
communément mieux avisée que la vieillesse.
 
Xciv Séneque pense que la nature
 
nous a faits pour méditer et pour
 
agir ; mais lorsque les circonstances
 
réduisent le philosophe à la vie contemplative,
 
il est encore une gloire à laquelle il peut
 
prétendre. " Chrisippe et Zénon, dans
 
leur retraite, ont mieux mérité du
 
genre humain, que s´ ils avoient conduit
 
des armées, occupé des emplois et
 
promulgué des loix " . Vaut-il mieux
 
avoir éclairé le genre humain, qui durera
 
toujours, que d´ avoir ou sauvé ou bien
 
ordonné une patrie qui doit finir ; être
 
l´ homme de tous les tems, ou l´ homme
 
 
                                                             p442
 
 
 
de son siecle : c´ est un problême difficile
 
à résoudre.
 
Auguste, ce maître de l´ univers, cet
 
homme qui régloit d´ un mot le sort des
 
nations, regardoit le jour qui le
 
délivreroit de sa grandeur, comme le plus
 
fortuné de sa vie. Cependant il mourut
 
empereur, et fit bien. Rien de plus
 
difficile que de se défaire de l´ habitude de
 
commander, si ce n´ est de celle d´ obéir :
 
l´ esclave a perdu son ame, quand il a
 
perdu son maître ; comme le chien égaré
 
dans les rues, il crie jusqu´ à ce qu´ il ait
 
retrouvé la maison où il est nourri d´ eau et
 
de pain et assommé de coups de bâton.
 
Quelles moeurs ! Quelles effroyables
 
moeurs, que celles des romains ! Je ne
 
parle pas de la débauche, mais de ce
 
caractere féroce qu´ ils tenoient
 
apparemment de l´ habitude des combats du cirque.
 
Je frémis lorsque j´ entends un de ces
 
citoyens blasé sur les plaisirs, las des
 
voluptés de la Campanie, du silence et
 
des forêts du Bruttium, des superbes édifices
 
 
                                                             p443
 
 
 
de Tarente, se dire à lui-même : " je
 
m´ ennuie ; retournons à la ville, je me
 
sens le besoin de voir couler du sang " .
 
Et ce mot est celui d´ un efféminé !
 
Ici Séneque s´ exhorte à l´ examen des
 
choses, sans partialité, sans cette haine
 
implacable que sa secte a vouée à toutes
 
les autres.
 
D´ où venoit cette intolérance des stoïciens ?
 
De la même source que celle des
 
dévots outrés. Ils ont de l´ humeur,
 
parcequ´ ils luttent contre la nature ; qu´ ils se
 
privent, et qu´ ils souffrent. S´ ils vouloient
 
s´ interroger de bonne foi sur la haine qu´ ils
 
portent à ceux qui professent une morale
 
moins austere, ils s´ avoueroient qu´ elle
 
naît de la jalousie secrette d´ un bonheur
 
qu´ ils envient, et qu´ ils se sont interdits
 
sans croire aux récompenses qui les
 
dédommageront de leur sacrifice ; ils se
 
reprocheroient leur peu de foi, et cesseroient
 
de soupirer après la félicité de l´ epicurien
 
dans cette vie, et la félicité du stoïcien
 
dans l´ autre.
 
 
                                                             p444
 
 
 
consolation à Helvia. 
 
Xcv Helvia étoit mere de Séneque.
 
Elle resta orpheline presqu´ en
 
naissant, et passa sous l´ autorité d´ une
 
belle-mere. Quelqu´ indulgence qu´ on suppose
 
dans une belle-mere, ce n´ est pas sans
 
peine qu´ on réussit à lui plaire. Un oncle qui
 
la chérissoit lui fut enlevé au moment où
 
elle l´ attendoit, les bras ouverts, à son
 
retour d´ Egypte : dans le même mois, elle
 
perdit son époux. L´ absence de ses enfants
 
la laissa seule sous le poids de cette
 
affliction. Sa vie n´ avoit été qu´ un tissu
 
d´ alarmes, de périls et de douleurs,
 
lorsqu´ elle recueillit les cendres de trois de ses
 
petits-fils, dans le même pan de sa robe, où
 
elle les avoit reçus en naissant. Vingt
 
jours s´ étoient écoulés depuis les funérailles
 
du fils de Séneque, lorsque le pere fut
 
séparé d´ elle par l´ exil. Ce dernier événement
 
est le sujet de la consolation.
 
Cet ouvrage, écrit dans la situation la
 
plus cruelle, et la contrée la plus affreuse,
 
 
                                                             p445
 
 
 
est plein d´ ame et d´ éloquence. Le beau
 
génie et l´ excellent caractere du philosophe
 
s´ y développent en entier. On ne peut
 
s´ empêcher d´ accorder de l´ admiration à
 
l´ une de ces qualités, et de l´ estime à
 
l´ autre.
 
C´ est parceque tout seroit à citer de
 
ce bel écrit, que j´ en citerai peu de chose.
 
Séneque dit à sa mere :
 
" j´ espere que vous ne refuserez pas à
 
un fils, etc. "
 
je ne le pense pas ; cette
 
maxime contredit et les philosophes et les
 
poètes, qui tous ont unanimement reconnu
 
et préconisé l´ attrait du sol. Ainsi que tous
 
 
                                                             p446
 
 
 
les animaux, l´ homme ne s´ éloigne du lieu
 
de sa naissance, que d´ un assez court
 
intervalle : cet intervalle est limité par ses
 
besoins et par ses forces ; il le mesure sur la
 
fatigue du retour. Il ne quitte son berceau,
 
que quand il en est chassé. Le lievre et le
 
cerf, qui vont si vîte, changent rarement
 
de forêt : l´ aigle plane presque toujours
 
au-dessus des mêmes montagnes. Le sol
 
rappelle l´ homme des pays lointains, où
 
l´ intérêt ne l´ a point transporté sans
 
l´ arracher des bras de son pere, de sa mere,
 
de ses freres, de sa femme, de ses
 
enfants, de ses concitoyens : il s´ est retourné
 
plus d´ une fois ; ses mains se sont portées,
 
ses yeux baignés de larmes se sont fixés,
 
vers la ville, sur le rivage, qu´ il venoit
 
de quitter.
 
Séneque ajoute : " de vos enfants, etc. "
 
 
                                                             p447
 
 
 
Séneque n´ auroit laissé que ce morceau,
 
qu´ il auroit droit au respect des gens de
 
bien et à l´ éloge de la postérité. Lorsqu´ il
 
s´ occupoit des chagrins de sa mere, il étoit
 
bien plus à plaindre qu´ elle.
 
de la briéveté de la vie. 
 
Xcvi on présume que le Paulinus,
 
à qui Séneque adresse ce traité, étoit pere
 
de Pauline, la seconde femme de Séneque.
 
Il exerçoit à Rome une charge très
 
importante, la surintendance générale des
 
vivres.
 
" la vie n´ est courte, dit Séneque, etc. "
 
 
                                                             p448
 
 
 
ce traité, qu´ on ne lit point sans s´ appliquer
 
à soi-même la plupart des sages
 
réflexions dont il est semé, est sur-tout
 
célebre par la réponse vive, ingénieuse et
 
même éloquente, d´ un homme de lettres,
 
à laquelle il donna lieu. Un de ses amis,
 
témoin de ses regrets sur la rapidité du
 
temps, sachant d´ ailleurs combien il en étoit
 
prodigue, l´ interrompit en lui citant ce
 
passage de Séneque : tu te plains de la briéveté
 
de la vie, etc. 
 
 
                                                             p451
 
 
 
Séneque a raison : les journées sont longues
 
et les années sont courtes pour l´ homme
 
oisif : il se traîne péniblement du
 
moment de son lever, jusqu´ au moment de
 
son coucher ; l´ ennui prolonge sans fin cet
 
intervalle de douze à quinze heures, dont
 
il compte toutes les minutes : de jours
 
d´ ennui en jours d´ ennui, est-il arrivé à la fin
 
de l´ année, il lui semble que le premier de
 
janvier touche immédiatement au dernier
 
de décembre, parcequ´ il ne s´ intercalle
 
dans cette durée aucune action qui la
 
divise. Travaillons donc : le travail, entre
 
autres avantages, a celui de raccourcir les
 
heures et d´ étendre la vie.
 
Si le ciel nous exauçoit, l´ impatience de
 
nos craintes, de nos espérances, de nos
 
souhaits, de nos peines, de nos plaisirs,
 
abrégeroit notre vie des deux tiers. être
 
bizarre, tu crains la fin de ta vie ; et en une
 
infinité de circonstances, tu hâtes la
 
célérité du temps ! Il ne tient pas à toi qu´ entre
 
l´ instant où tu es, et l´ instant où tu
 
voudrois être, les jours, les mois, les années
 
intermédiaires ne soient anéanties : la
 
 
                                                             p452
 
 
 
chose que tu attends, n´ est rien peut-être,
 
ou presque rien, et celle que tu sacrifierois
 
volontiers, est tout !
 
Séneque prétend qu´ Aristote
 
intenta à la nature un procès indigne d´ un
 
sage, sur la longue vie qu´ elle accorde à
 
quelques animaux, tandis qu´ elle a marqué
 
un terme si court à l´ homme, né pour tant
 
de choses importantes. " nous n´ avons pas
 
trop peu de temps, lui dit-il ; nous en
 
perdons trop " ... certes, ce n´ étoit pas
 
un reproche à faire au plus laborieux des
 
philosophes... " la vie seroit assez
 
longue, et suffiroit pour achever les plus
 
grandes entreprises, si nous savions en
 
bien placer les instants " ... cela est-il
 
vrai ? La course de notre vie est déja fort
 
avancée lorsque nous sommes capables
 
de quelque chose de grand ; et celui qui
 
avoit formé le projet de te faire admirer
 
des françois, en leur mettant ton ouvrage
 
sous les yeux, est mort avant que d´ avoir
 
 
                                                             p454
 
 
 
mis la derniere main à son travail ? ...
 
Séneque, adressez ces reproches aux
 
hommes dissipés ; mais épargnez-les à Aristote,
 
épargnez-les à vous-même, et à tant
 
d´ hommes célebres, que la mort a surpris
 
au milieu des plus belles entreprises. Je
 
suis bien loin de sentir comme vous : je
 
regrette que vos semblables soient
 
mortels.
 
Je n´ aurois pas de peine à trouver dans
 
Séneque, plus d´ un endroit où il se plaint
 
de la multiplicité des affaires, et de la
 
rapidité des heures. L´ animal sait, en
 
naissant, tout ce qu´ il lui importe de savoir :
 
l´ homme meurt lorsque son éducation est faite.
 
Je ne suis pas plus satisfait de ce qu´ il
 
 
                                                             p456
 
 
 
vient de dire à Aristote, que de ce qu´ il va
 
dire à Paulinus.
 
" songez à combien d´ inquiétudes etc. "
 
je répondrois à Séneque : non, je ne compare pas ces
 
fonctions ; c´ est la premiere qui me paroît la
 
plus urgente et la plus utile... " on ne
 
manquera pas, dites-vous, d´ hommes
 
d´ une exacte probité, d´ une stricte
 
attention " ... vous vous trompez : on
 
trouvera cent contemplateurs oisifs, pour
 
un homme actif ; cent rêveurs sur les
 
choses d´ une autre vie, pour un bon administrateur
 
des choses de celle-ci. Votre
 
doctrine tend à enorgueillir des paresseux et
 
des fous, et à dégoûter les bons princes,
 
les bons magistrats, les citoyens vraiment
 
essentiels. Si Paulinus fait mal son devoir,
 
Rome sera dans le tumulte. Si Paulinus fait
 
mal son devoir, Séneque manquera de
 
pain. Le philosophe est un homme
 
estimable par-tout ; mais plus au sénat, que dans
 
l´ ecole ; plus dans un tribunal, que dans
 
une bibliotheque : et la sorte d´ occupations
 
que vous dédaignez, est vraiment celle que
 
j´ honore ; elle demande de la fatigue, de
 
l´ exactitude, de la probité : et les
 
hommes doués de ces qualités, vous semblent
 
communs ! Lorsque j´ en verrai qui se seront
 
 
                                                             p457
 
 
 
fait un nom dans la magistrature,
 
au barreau, loin de croire qu´ ils ont perdu
 
leurs années pour qu´ une seule portât leur
 
nom, je serai désolé de n´ en pouvoir
 
compter une aussi belle dans toute ma vie.
 
Combien il faut en avoir consumé dans l´ étude,
 
et dérobé aux plaisirs, aux passions, au
 
sommeil, pour obtenir celle-là. Sage est
 
celui qui médite sans cesse sur l´ épitaphe
 
que le doigt de la justice gravera sur son
 
tombeau.
 
Turannius a abdiqué les places où
 
il servoit utilement sa patrie, et s´ est
 
condamné au repos, quand il avoit encore des
 
forces d´ esprit et de corps ; et lorsque
 
Turannius se fait mettre au lit, et pleurer par
 
ses gens, comme s´ il eut été mort,
 
Turannius vous paroît ridicule ? Dans un
 
autre moment, vous eussiez dit que Turannius
 
avoit fait de lui-même, et de ceux
 
 
                                                             p459
 
 
 
qui quittent la république trop tÔt, une
 
satyre forte, une critique sublime.
 
" si quelques-uns de vos concitoyens etc. "
 
c´ est un défaut si général, que de se
 
laisser emporter au-delà des limites de la
 
vérité, par l´ intérêt de la cause qu´ on
 
défend, qu´ il faut le pardonner quelquefois
 
à Séneque.
 
Je n´ ai pas lu le chapitre 3, sans rougir :
 
c´ est mon histoire. Heureux celui qui
 
n´ en sortira point convaincu qu´ il n´ a vécu
 
qu´ une très petite partie de sa vie !
 
Ce traité est très beau : j´ en recommande
 
la lecture à tous les hommes ; mais
 
sur-tout à ceux qui tendent à la
 
perfection dans les beaux arts. Ils y
 
apprendront combien ils ont peu travaillé, et que
 
c´ est aussi souvent à la perte du temps,
 
qu´ au manque de talent, qu´ il faut
 
attribuer la médiocrité des productions en tout
 
genre.
 
de la constance du sage. 
 
Xcvii ou de l´ injure, de l´ ignominie,
 
de l´ arrogance, de la vengance, de
 
la force, de la sécurité, du chemin qui
 
conduit à la vertu.
 
Je ne crois pas que le vicieux puisse
 
 
                                                             p460
 
 
 
supporter la lecture de Séneque, à moins
 
qu´ il ne se soit fait un systême de perversité,
 
qui le garantisse de la honte et du
 
remords, ou que, né scélérat et bouffon,
 
il n´ ait le courage de se moquer de la
 
vertu.
 
Ce traité est adressé à Sérénus. Si le
 
chemin, par lequel le stoïcien conduit
 
l´ homme au bonheur, est escarpé ; en
 
revanche, rien n´ est si facile à suivre que la
 
pente qu´ il lui indique pour échapper à
 
l´ infortune.
 
Plus j´ y réfléchis, plus il me semble que
 
nous aurions tous besoin d´ une pincée de
 
stoïcisme, mais qu´ elle seroit sur-tout utile
 
aux grands hommes.
 
Quoi ! Tu t´ es immortalisé par une
 
multitude d´ ouvrages sublimes dans tous les
 
genres de littérature ; ton nom, prononcé
 
avec admiration et respect dans toutes les
 
contrées du globe policé, passera à la
 
postérité la plus reculée, et ne périra qu´ au
 
milieu des ruines du monde : tu es le premier
 
et le seul poète épique de la nation ;
 
 
                                                             p461
 
 
 
tu ne manques ni d´ élévation ni d´ harmonie ;
 
et si tu ne possedes pas l´ une de
 
ces qualités au degré de Racine, l´ autre
 
au degré de Corneille, on ne sauroit te
 
refuser une force tragique qu´ ils n´ ont pas :
 
tu as fait entendre la voix de la philosophie
 
sur la scene ; tu l´ as rendue populaire :
 
quel est celui des anciens et des modernes
 
qu´ on puisse te comparer dans la poésie
 
légere ; tu nous as fait connoître Lock et
 
Newton, Shakespear et Congreve : la
 
pudeur ne prononcera pas le nom de ta
 
pucelle ; mais le génie, mais le goût l´ auront
 
sans cesse dans leurs mains, mais les
 
Graces la cacheront dans leur sein : la critique
 
dira de ton histoire tout ce qu´ elle voudra ;
 
mais elle ne niera point qu´ on ne
 
remporte de cette lecture, non des faits,
 
mais une haine profonde contre tous les
 
méchants qui ont fait, et qui font le
 
malheur de l´ humanité, soit en
 
l´ opprimant, soit en la trompant : dans tes
 
romans et tes contes, pleins de chaleur,
 
de raison et d´ originalité, j´ entrevois
 
partout
 
 
                                                             p462
 
 
 
la sage Minerve, sous le masque de
 
Momus :
 
après avoir soutenu le bon goût par tes
 
préceptes et par tes écrits, tu t´ es illustré
 
par des actions éclatantes ; on t´ a vu
 
prendre courageusement la défense de
 
l´ innocence opprimée ; tu as restitué l´ honneur
 
à une famille flétrie par des magistrats
 
imprudents : tu as jetté les fondements
 
d´ une ville à tes dépens : les dieux ont
 
prolongé ta vie, sans infirmités, jusqu´ à
 
l´ extrême vieillesse : tu n´ as pas connu
 
l´ infortune ; si l´ indigence approcha de toi,
 
ce ne fut que pour implorer et recevoir tes
 
secours : toute une nation t´ a rendu des
 
hommages, que ses souverains ont
 
rarement obtenus d´ elle ; tu as reçu les
 
honneurs du triomphe, dans ta patrie, la
 
capitale la plus éclairée de l´ univers : quel
 
est celui d´ entre nous qui ne donnât sa vie,
 
pour un jour comme le tien : et la piquure
 
d´ un insecte envieux, jaloux, malheureux,
 
pourra corrompre ta félicité ! Ou tu
 
ignores ce que tu vaux, ou tu ne fais pas assez
 
 
                                                             p463
 
 
 
de cass de nous : connois enfin ta hauteur ;
 
et sache qu´ avec quelque force que les
 
fleches soient lancées, elles n´ atteignent point
 
le ciel : c´ est exiger des méchants et des
 
foux une tâche trop difficile, que de
 
prétendre qu´ ils s´ abstiendront de nuire : leur
 
impuissance ne me les rend pas moins
 
haïssables ; un vêtement impénétrable m´ a
 
garanti du poignard, mais celui qui m´ a
 
frappé n´ en est pas moins un lâche
 
assassin... hélas ! Tu étois, lorsque je te
 
parlois ainsi !
 
Ce livre de la constance du sage, est
 
une belle apologie du stoïcisme, et une
 
preuve sans réplique de l´ âpreté de cette
 
philosophie dans la spéculation, et de son
 
impossibilité dans la pratique. Je crois qu´ il
 
seroit plus difficile d´ être stoïcien à Paris,
 
qu´ il ne le fut à Rome ou dans Athènes.
 
à tout moment, on est tenté de dire à
 
Séneque, et aux autres rigoristes : vos
 
remedes sont superflus pour l´ homme sain,
 
trop violents pour l´ homme malade. Il faut
 
en user avec la multitude, comme les maîtres
 
 
                                                             p464
 
 
 
en gymnastique : c´ est par un long
 
exercice et des sauts modérés, qu´ ils
 
préparent leurs éleves à franchir un large
 
fossé ; encore entre ces éleves, y en a-t-il
 
dont les jambes sont si foibles, si pesantes,
 
les muscles des cuisses si mous, que,
 
quelques soins qu´ ils se donnent, ils n´ en
 
feront jamais que de mauvais sauteurs. Que
 
faut-il apprendre à ceux-là ? à marcher ;
 
et à ceux qui ont peine à marcher ? à se
 
traîner.
 
Je ne le dissimulerai pas, je suis révolté
 
du mot de Stilpon, et du commentaire de
 
Séneque. " je me suis échappé à
 
travers les décombres de ma maison ; etc. "
 
 
                                                             p465
 
 
 
si tu n´ as rien perdu,
 
il faut que tu te sois étrangement isolé de
 
tout ce qui nous est cher, de tout ce qui
 
est sacré pour les autres hommes. Si ces
 
choses ne tiennent au stoïcien, que
 
comme son vêtement, je ne suis point
 
stoïcien, et je m´ en fais gloire : elles tiennent
 
à ma peau, on ne sauroit me séparer
 
d´ elles, sans me déchirer, sans me faire
 
pousser des cris. Si le sage, tel que toi, ne se
 
trouve qu´ une fois, tant mieux ; s´ il faut
 
lui ressembler, je jure de n´ être jamais
 
sage.
 
Exiger trop de l´ homme, ne seroit-ce
 
pas un moyen de n´ en rien obtenir !
 
la consolation à Polybe. 
 
Xcviii tout meurt ; l´ affliction est
 
vaine ; nous naissons pour le malheur ; les
 
morts ne veulent point être regrettés ;
 
Polybe doit un exemple de courage :
 
l´ étude le consolera.
 
 
                                                             p466
 
 
 
Pour que le lecteur juge sainement de
 
cet ouvrage, qui a attiré tant de reproches
 
à Séneque, il est à propos, ce me
 
semble, de s´ arrêter un moment sur la position
 
de l´ auteur dont il porte le nom, et sur
 
le caractere du courtisan auquel il est
 
adressé.
 
Polybe, un des affranchis de Claude,
 
n´ étoit point du nombre de ceux qui
 
abusoient de la faveur du prince imbécille, pour
 
disposer de la fortune, de la liberté et de
 
la vie des citoyens ; il seroit injuste de le
 
confondre avec un Narcisse, un Pallas,
 
un Caliste : il n´ avoit point de liaison avec
 
Messaline, et on ne le trouve impliqué
 
dans aucun de ses forfaits : c´ étoit un
 
homme instruit qui cultivoit les lettres à la
 
cour, et qui exerçoit, sans ambition et
 
sans intrigue, une fonction importante,
 
qui l´ approchoit de l´ empereur, et qui
 
l´ auroit mis à portée de faire beaucoup de
 
mal, s´ il en avoit été capable. L´ amour
 
de l´ étude est toujours un préjugé favorable
 
aux moeurs.
 
 
                                                             p467
 
 
 
Séneque s´ étoit illustré au barreau, il
 
avoit obtenu la questure, et il l´ avoit
 
quittée pour revenir à l´ étude de la sagesse :
 
il avoit une grande réputation à ménager.
 
Ce n´ étoit point un novice dans l´ ecole
 
de Zénon ; il avoit donné des exemples
 
domestiques et des leçons publiques de
 
stoïcisme. Il avoit écrit les consolations
 
à Marcia, et à Helvia sa mere, deux
 
ouvrages fondés sur les principes les plus
 
roides de la secte. C´ est au commencement
 
de la troisieme année de son exil, à l´ âge
 
d´ environ quarante ans, qu´ il entreprit de
 
consoler Polybe, de la perte récente d´ un
 
frere, dont il étoit profondément affligé.
 
Il faut en convenir, il est incertain si
 
l´ auteur de cet ouvrage se montre plus
 
rampant et plus vil dans les éloges outrés
 
qu´ il adresse à Polybe, que dans les
 
flatteries dégoutantes qu´ il prodigue à
 
l´ empereur : ce n´ est point un poète qui
 
chante, c´ est un philosophe qui disserte ; et je
 
ne suis point étonné que dans un traité
 
plein de recherches, de raison, de goût,
 
 
                                                             p468
 
 
 
de sentiment et de chaleur, un des auteurs
 
modernes, qui pense et s´ exprime
 
avec le plus d´ élévation, ait versé, sans
 
mesure, son mépris sur la consolation à
 
Polybe. Mais je pense que, dans la supposition
 
même que Séneque l´ eût écrite, s´ il
 
avoit pesé les circonstances, s´ il s´ étoit
 
placé dans l´ isle de Corse, s´ il eût moins
 
considéré ce que l´ on exige du philosophe,
 
que ce que la nature de l´ homme comporte,
 
peut-être eût-il été beaucoup moins
 
severe : et j´ aurois desiré, qu´ avant de
 
s´ abandonner à sa noble indignation, il eût
 
examiné si la supposition étoit vraie.
 
S´ il ne s´ agissoit ici que d´ excuser une
 
foiblesse, je renverrois à la préface que
 
l´ editeur de la traduction de Séneque a mise
 
à la tête de la consolation à Polybe ; où,
 
dans un petit nombre de pages, écrites
 
avec élégance et sensibilité, il a montré le
 
jugement le plus sain, et l´ ame la plus
 
honnête : mais je me suis imposé une autre
 
tâche.
 
Les jugements successifs qu´ on a portés
 
 
                                                             p469
 
 
 
de la consolation à Polybe, ont été aussi
 
divers qu´ ils pouvoient l´ être. D´ abord le
 
scandale a été général ; ensuite on a
 
souhaité que cet écrit ne fût pas de Séneque ;
 
puis on a douté qu´ il en fût. Il restoit un
 
pas à faire : c´ étoit de prétendre qu´ il n´ en
 
étoit pas ; et c´ est ce que je vais prouver,
 
autant que la nature du sujet et la briéveté
 
que je me suis imposée me le permettront.
 
Si l´ on en croit Dion Cassius, la
 
consolation à Polybe ne subsiste plus. Que
 
Séneque, honteux de l´ avoir écrite,
 
l´ ait effacée, comme Dion son ennemi
 
l´ assure, il n´ en est pas moins vrai que nous
 
ne pouvons pas juger de celle qui n´ existe
 
plus, d´ après celle qui nous reste.
 
Lorsque la malignité fut instruite que la
 
consolation à Polybe ne subsistoit plus,
 
elle eut beau jeu pour en substituer une
 
 
                                                             p470
 
 
 
autre à sa place. Mais il n´ étoit pas facile
 
de publier, sous le nom de Séneque, un
 
ouvrage entier qui pût en imposer ; aussi
 
n´ avons-nous qu´ un fragment qui
 
commence au vingtieme chapitre.
 
Et qu´ est-ce que ce fragment ? Un centon
 
d´ idées ramassées dans les écrits antérieurs
 
et postérieurs de Séneque, sans précision
 
et sans nerf ; la rapsodie de quelques
 
courtisans, une rabutinade. Je l´ ai lue
 
et relue : je ne sais si mon oreille étoit
 
préoccupée ; mais il m´ a semblé constamment
 
que je n´ entendois qu´ un mauvais écho de
 
Séneque. Cependant le philosophe avoit
 
conservé, dans son exil, toute la fermeté
 
de son ame, toute la force de son esprit.
 
J´ en appelle à la consolation à Helvia.
 
La consolation à Polybe n´ eut point
 
d´ effet, et n´ en devoit point avoir. Polybe
 
étoit trop habile courtisan, pour solliciter
 
le rappel d´ un homme qui lui étoit aussi
 
supérieur que Séneque.
 
Polybe n´ avoit garde de se brouiller
 
avec Messaline, en s´ intéressant pour un
 
 
                                                             p471
 
 
 
citoyen aimé, plaint, honoré, considéré,
 
dont elle avoit causé la disgrace, et dont
 
elle pouvoit redouter le ressentiment.
 
Ces réflexions si simples, Séneque ne les
 
fait pas, et il ne balance pas à s´ adresser
 
à Polybe ? Cela est aussi trop mal-adroit.
 
Juste-Lipse, qui n´ étoit pas un critique
 
vulgaire, obsédé du doute que ce fragment
 
ne fût point de Séneque, a été tenté
 
de le rayer du nombre de ses
 
ouvrages ; et je n´ en suis pas surpris : celui
 
qui le jugeoit digne d´ un bas courtisan,
 
étoit bien fait pour le juger indigne de
 
Séneque.
 
Polybe y est placé à cÔté des hommes
 
du premier ordre : les écrits de Polybe
 
brilleront aussi long-temps que la puissance
 
de la langue latine durera, que les graces
 
de la langue grecque subsisteront ; son
 
nom passera à la postérité la plus reculée,
 
 
                                                             p472
 
 
 
aussi célebre que les noms des auteurs
 
qu´ il a égalés, ou, si sa modestie s´ y refuse,
 
auxquels il s´ est associé. Et qu´ est-ce que
 
Polybe avoit fait ? Il avoit mis en prose
 
Homere et Virgile : la tâche misérable
 
d´ un littérateur sans talent.
 
Si Polybe n´ étoit pas tout-à-fait un sot,
 
il a dû sentir qu´ on se moquoit de lui ; et
 
si Séneque s´ est moqué de Polybe, certes
 
ce n´ étoit pas le moyen d´ obtenir de lui
 
la fin de son exil.
 
S´ il y a des choses qu´ on ne dit point à
 
un homme d´ esprit ; il y en a d´ autres que
 
le courtisan le plus mal-adroit ne
 
communique point à son maître. De bonne
 
foi, Polybe auroit-il eu le front de lire à
 
Claude, quelque borné qu´ on le suppose,
 
que son sécrétaire pour les belles-lettres,
 
son ministre, si l´ on veut, étoit l´ atlas de
 
l´ empire, et portoit le fardeau du monde
 
sur ses épaules. Sous Louis Xiv, cette
 
exagération, en beaux vers, auroit amené la
 
disgrace d´ un Colbert.
 
Polybe recueillera les actions de César,
 
 
                                                             p473
 
 
 
et fera passer aux siecles futurs les hauts
 
faits dont il est témoin : Claude lui
 
fournira lui-même le sujet de l´ histoire, et
 
le modele du style historique. Je demande
 
si l´ on a pu dire sérieusement de pareilles
 
choses d´ un prince imbécille, et les dire à
 
un courtisan délicat.
 
Je ne sais ce que c´ est que l´ ironie, si
 
ce qui suit n´ en est pas.
 
" Ô fortune, etc. "
 
 
                                                             p474
 
 
 
si ce n´ est pas-là persister impudemment
 
et le sécrétaire Polybe, et le César
 
Claude, et le philosophe Séneque
 
que l´ on fait parler ainsi ; je n´ y entends
 
rien.
 
Polybe est peint comme un bas courtisan ;
 
Séneque comme un lâche : Claude
 
est plus cruellement traité ; on en fait le
 
plus grand des souverains.
 
 
                                                             p475
 
 
 
Tout est outré, tout est exagéré, au
 
point de faire éclater de rire.
 
Pour avoir l´ ame brisée par le chagrin,
 
on n´ est ni vil ni sot.
 
Je trouve le caractere de la satyre plus
 
marqué, dans la consolation à Polybe,
 
que dans le prince de Machiavel.
 
Mais si la consolation à Polybe est une
 
satyre, tout s´ explique, et l´ on ne peut
 
plus reprocher à Séneque l´ amertume de
 
l´ apocoloquintose.
 
Quoi, Séneque auroit eu la bassesse
 
d´ adresser à Claude les flatteries les plus
 
outrées pendant sa vie, et les plus cruelles
 
invectives après sa mort ! C´ étoit à faire
 
traîner dans le Tibre le dernier des esclaves.
 
Ou Séneque n´ est point l´ auteur de la
 
consolation à Polybe ; ou c´ est une satyre ;
 
ou Séneque n´ a point écrit l´ incucurbitation
 
de Claude.
 
Par quels exemples console-t-on l´ affranchi
 
Polybe ? Par les exemples d´ Auguste,
 
de Pompée, de Scipion, de Lucullus,
 
 
                                                             p476
 
 
 
des plus grands personnages de l´ empire :
 
et qui est-ce qui le console ? C´ est
 
l´ empereur lui-même. Si ce n´ est pas là un usage
 
ironique des disparates, c´ en est un abus
 
bien insipide.
 
Un satyrique ne se soucie gueres d´ être
 
conséquent ; pourvu qu´ il déchire, cela
 
lui suffit : aussi ne suis-je point surpris de
 
lire ici, " le destin a rendu commun à
 
tous la destruction, etc. "
 
et c´ est un stoïcien qui dit que la
 
destruction est le plus grand des maux ! Ce
 
n´ est pas en un endroit, c´ est dans cent,
 
que Séneque dit que c´ est le plus grand
 
des biens, puisque c´ est la fin de tous
 
les maux ; et que la perte la moins
 
terrible est celle qui n´ est suivie d´ aucun
 
regret. Jamais Séneque n´ a varié sur ces
 
principes, les fondamentaux de la secte.
 
 
                                                             p477
 
 
 
Je trouve le satyrique très délié, lorsqu´ il
 
introduit Séneque, s´ adressant, soit
 
à la justice, soit à la clémence de l´ empereur ;
 
" que Claude me reconnoisse pour
 
innocent, etc. "
 
il étoit difficile de le faire renoncer à son
 
innocence d´ une maniere plus adroite à la
 
vérité, mais plus indigne d´ un philosophe
 
et d´ un philosophe tel que Séneque.
 
Reconnoît-on à ces traits l´ homme qui se
 
fera couper les veines, plutÔt que de dire
 
un mot flatteur à son eleve.
 
Mais ce n´ étoit pas assez d´ avoir donné
 
à Séneque un caractere abject aux yeux du
 
peuple, et ridicule aux yeux des courtisans,
 
il falloit encore le décrier dans sa
 
secte ; et l´ on s´ y prend bien, lorsqu´ on
 
lui fait dire à Polybe : " je ne prétends
 
pas etc. "
 
 
                                                             p479
 
 
 
et
 
c´ est l´ éleve de Démétrius, l´ ami d´ Attalus,
 
l´ admirateur de Possidonius, qui parle
 
ainsi ! Non, ce n´ est pas lui qui parle ainsi ;
 
c´ est ainsi qu´ on le fait parler.
 
Mais un passage de la consolation à
 
Polybe, qui a embarrassé tous les critiques,
 
et dont aucun d´ eux n´ a tiré la
 
conséquence qui se présentoit naturellement,
 
c´ est celui où il exhorte Polybe à donner le
 
change à sa douleur, en s´ occupant de la
 
littérature légere, de l´ apologue, genre
 
d´ ouvrage, ajoute-t-il, sur lequel les
 
romains ne se sont pas encore essayés. 
 
quoi ! Le littérateur Séneque, le moraliste
 
Séneque, ne connoissoit pas les fables
 
 
                                                             p480
 
 
 
de Phédre ! Il ignoroit qu´ Horace
 
avoit fait la fable du rat de ville et du
 
rat des champs, et plusieurs autres ! Cela
 
se présume-t-il ?
 
Quant à moi, j´ en conclus que, soit que
 
l´ auteur de la consolation à Polybe se
 
soit proposé la satyre de Séneque, ou qu´ il
 
l´ ait faite sans s´ en douter, ce qui n´ est pas
 
impossible, ce mauvais fragment est beaucoup
 
moins ancien qu´ on ne le croit,
 
puisqu´ on avoit déja oublié que Phedre avoit
 
composé des fables. Ce qui peut ajouter
 
quelque poids à cette conjecture, c´ est
 
la rareté des anciens exemplaires de
 
Phedre : il ne nous en est parvenu qu´ un
 
seul.
 
Quelle que soit l´ opinion qu´ on préfere
 
sur la consolation à Polybe, elle n´ aura
 
pas l´ avantage de la vraisemblance sur la
 
mienne, qui aura sur les autres l´ avantage
 
de l´ indulgence et de l´ honnêteté :
 
je me serai du moins occupé de l´ apologie
 
d´ un grand homme. Je me suis mis à
 
la place de Polybe ; j´ ai reçu son ouvrage ;
 
 
                                                             p481
 
 
 
je l´ ai lu, et je me suis dit : ou Séneque
 
se moque de moi et de l´ empereur,
 
et c´ est un insolent ; ou c´ est un lâche ; ou
 
c´ est un sot. Un homme qui a autant d´ esprit
 
que Séneque ne s´ expose point à un
 
pareil jugement, sur-tout lorsqu´ il sollicite
 
une grace.
 
les epigrammes. 
 
Xcix Séneque avoit de l´ esprit,
 
du génie, de l´ imagination, de la verve ;
 
cependant ces petits ouvrages, écrits sans
 
grace et sans facilité, ne donneroient pas
 
une haute idée de son talent : tous relatifs
 
aux désagréments de son exil, et pleins
 
de mauvaise humeur, on n´ y trouve ni un
 
poète qui vous séduise, ni un malheureux
 
qui vous touche, ni un philosophe qui
 
vous instruise. Je crois qu´ on peut s´ en
 
épargner la lecture, et dans la traduction
 
et dans l´ original. Ce n´ est pas au premier
 
instant de la douleur, qu´ on parle bien ;
 
l´ on sent trop fortement, et l´ on ne pense
 
pas assez. Les vers de Séneque auroient été
 
 
                                                             p482
 
 
 
meilleurs, quelques mois, quelques années
 
peut-être, après son retour de la
 
Corse. Les plaintes ingénieuses d´ Ovide à
 
Tomes ne me feront pas changer d´ avis.
 
l´ apocoloquintose, ou la métamorphose
 
de Claude en citrouille. 
 
C on est étrangement surpris,
 
au sortir des fades éloges de la
 
consolation à Polybe, d´ entrer dans la satyre
 
la plus virulente. Quoi ! Philosophe, vous
 
adulez bassement le souverain pendant sa
 
vie, et vous l´ insultez cruellement après sa
 
mort ! ... " il ne pouvoit plus me
 
faire de mal " ... cette réponse est d´ un
 
lâche et d´ un ingrat ; car s´ il eût été votre
 
bienfaiteur, vous vous seriez tû parcequ´ il
 
 
                                                             p483
 
 
 
ne pouvoit plus vous faire de bien...
 
" mais il m´ a cru coupable d´ adultere avec
 
Julie " ... et que vous importoit, si
 
vous ne l´ étiez pas ! ... " il m´ a tenu huit
 
ans en exil " ... est-ce que le stoïcien
 
souffre en exil ? Est-ce que le stoïcien se
 
venge ? Toutes les belles choses que vous
 
écrivites à Helvia votre mere, n´ étoient
 
donc que des mensonges officieux ? Quand
 
je vous vois poursuivre avec fureur un
 
ennemi qui n´ est plus, que faut-il que je
 
pense de toutes ces belles maximes
 
répandues dans votre traité sur la colere ?
 
N´ êtes-vous, ainsi que la plupart des
 
prédicateurs, qu´ un beau parleur de vertu ? Celui
 
qui comparera votre consolation à
 
Polybe, avec votre apocoloquintose, en
 
concevra pour vous un mépris qui rejaillira sur
 
votre secte ; et vous n´ avez pas senti cela !
 
Si la réponse que j´ ai faite à ces reproches
 
n´ est pas solide, il n´ y en a point.
 
 
                                                             p484
 
 
 
les questions naturelles. 
 
Ci voyez la préface que l´ editeur
 
a mise à la tête de ce traité, dont il
 
étoit bien en état de juger, à titre de
 
littérateur, de philosophe, et par l´ étude
 
réfléchie qu´ il a faite des sciences qui en sont
 
l´ objet. " on y trouve, dit-il, des connoissances
 
très vastes etc. "
 
 
                                                             p485
 
 
 
Cii je pourrois m´ arrêter ici ; ce
 
que j´ ai dit de Séneque, sinon sans erreur,
 
du moins sans partialité, suffiroit
 
pour bien connoître l´ homme et l´ auteur :
 
mais il me reste à répondre à quelques-uns
 
de ses détracteurs ; ce que je vais faire le
 
plus succinctement qu´ il me sera possible.
 
L´ ingénieux et élégant Abbé De S Réal
 
a nommé Séneque en plusieurs endroits de
 
ses ouvrages : il y est parlé d´ un entretien
 
du philosophe avec la courtisanne Epicaris ;
 
de sa présence à une des assemblées
 
des conspirateurs de Pison, et de son
 
projet de monter au trÔne de l´ empire. Mais
 
lorsque l´ on cherche la preuve de ces faits
 
dans l´ histoire, on trouve que ce sont
 
autant de fictions, et que S Réal s´ est amusé
 
à écrire un roman : or, l´ on ne réfute point
 
un roman ; on désireroit seulement qu´ un
 
ecrivain ne s´ affranchît pas de la vérité,
 
au point de défigurer les caracteres, de
 
prêter des actions malhonnêtes à un homme
 
de bien, et d´ imputer des vues insensées,
 
à un homme sage. Rien ne peut excuser
 
 
                                                             p486
 
 
 
cette altération de la vérité ; et l´ on ne
 
peut pas faire un plus coupable abus de ses
 
talents. S´ il est moins dangereux, il est plus
 
lâche, de calomnier ceux qui ne sont plus et
 
qui ne peuvent se défendre : plus on met
 
d´ art et de vraisemblance dans ses
 
impostures, plus on est criminel ; ce qui
 
m´ inclineroit à croire que le roman historique est
 
un mauvais genre : vous trompez l´ ignorant ;
 
vous dégoûtez l´ homme instruit ;
 
vous décriez la vérité par la fiction, et la
 
fiction par la vérité. Le poète dramatique,
 
qui peut disposer des faits jusqu´ à un
 
certain point, garde un respect scrupuleux
 
pour les caracteres.
 
Ciii l´ auteur d´ un dictionnaire
 
historique, en 6 vol. In 8, dit, article
 
Séneque, qu´ un commerce illicite avec la
 
veuve de Domitius, le fit reléguer en
 
Corse.
 
L´ époux de Julie ne s´ appelloit point
 
Domitius, mais Vinicius : et voilà Séneque
 
accusé d´ adultere et d´ ingratitude par
 
un ecrivain qui se trompe sur le nom du
 
 
                                                             p487
 
 
 
bienfaiteur et du mari. Quand on assure de
 
belles actions, on pardonne l´ inexactitude :
 
mais doit-on la même indulgence à
 
celui qui atteste le crime ?
 
Il ajoute, " on ne peut douter etc. "
 
et où avez-vous vu cela ? Dans les ouvrages
 
de Séneque ? Non : vous auriez pu
 
y lire ; " lorsque vous me demandez
 
mes ouvrages, je ne m´ en croirai
 
pas plus éloquent, que je ne me croirois
 
d´ une belle figure, si vous me demandiez
 
mon portrait " . Dans Suétone ?
 
Non. Dans Dion ? Mais à l´ article Dion,
 
vous dites que cet homme est taxé de bizarrerie,
 
 
                                                             p488
 
 
 
de partialité, d´ un penchant
 
égal à la satyre et à la flatterie ; qu´ il paroît
 
avoir été l´ ennemi de Séneque. Et voilà le
 
témoin que vous produisez contre celui-ci !
 
Permettriez-vous qu´ on en usât ainsi avec
 
vous, ou avec un de vos amis ? ... " mais
 
Séneque est mort, et je ne suis, et ne
 
fus jamais, son ami " ... Séneque est
 
mort, et je suis, et je serai, son admirateur
 
et son ami, tant que j´ existerai. Si j´ ai
 
le malheur de vivre assez long-temps pour
 
perdre ceux qui me sont chers, Séneque,
 
Plutarque, Montagne, et quelques autres,
 
viendront souvent adoucir l´ ennui de la
 
solitude où mes amis m´ auront laissé ; et
 
en attendant, je défendrai ces illustres
 
morts, comme s´ ils vivoient.
 
Civ je finirai le combat, par l´ ennemi
 
le plus redoutable de Séneque : c´ est
 
un homme de poids, c´ est un ecrivain de
 
grand goût, c´ est un juge sévere ; c´ est
 
quintilien : et pour ne pas donner à mon
 
apologie une fausse solidité en affoiblissant
 
ses objections, je vais les rapporter
 
dans ses propres termes.
 
 
                                                             p493
 
 
 
" Séneque, dit Quintilien, s´ est distingué etc. "
 
Quintilien naquit la seconde année du
 
regne de Claude ; alors Séneque avoit
 
quitté le barreau : ils travailloient dans le
 
même genre ; ensuite l´ un professa la
 
philosophie, l´ autre, l´ art oratoire. Ils
 
furent tous deux instituteurs des grands,
 
leurs contemporains ; mais Quintilien resta
 
maître d´ ecole, et Séneque devint ministre.
 
Séneque avoit résisté avec courage aux
 
inclinations vicieuses de Néron :
 
Quintilien avoit divinisé Domitien du vivant
 
 
                                                             p494
 
 
 
même de ce prince sanguinaire.
 
Quintilien avoue qu´ on lui soupçonnoit
 
de la haine contre le philosophe : il me
 
semble que ce soupçon, qui en auroit
 
condamné un autre au silence, devoit rendre
 
Quintilien très circonspect.
 
Quintilien n´ est franc, ni dans sa
 
critique, ni dans son éloge : on y sent de la
 
gêne.
 
à son avis, le style de Séneque est
 
corrompu : le sien n´ a-t-il rien d´ âpre et de
 
barbare ? Le défaut de l´ un, n´ excusera pas
 
le défaut de l´ autre ; mais j´ espérerai de la
 
modération, lorsque le juge sera
 
l´ accusateur, et que la sentence tombera
 
également sur l´ accusateur et sur l´ accusé.
 
Quintilien sera-t-il plus excusable de
 
n´ être pas éloquent, en donnant des préceptes
 
d´ éloquence ; d´ être dur, en prêchant
 
l´ harmonie ; incorrect, inélégant, en
 
exaltant l´ élégance et la pureté de style ; que
 
Séneque d´ être laconique et scabreux en
 
philosophant ?
 
 
                                                             p495
 
 
 
Si l´ on veut savoir jusqu´ où quelqu´ un a
 
du goût, il faut l´ interroger sur Séneque ! ...
 
est-ce du goût pour la phrase ? Ou du goût
 
pour les choses ?
 
Pour nous, qui professons l´ impartialité,
 
admirateurs de Séneque et de Quintilien,
 
 
                                                             p496
 
 
 
nous prononcerons que leurs qualités leur
 
appartiennent, et que leur vice est celui de
 
leur temps, s´ ils ont été vicieux. Le critique
 
de Séneque ne sera pas l´ approbateur de
 
Tacite, et tant pis pour lui.
 
Maintenant, que la langue latine est
 
morte, et que nous n´ en pouvons être que
 
de mauvais ecrivains et de médiocres
 
juges, même après y avoir donné un aussi
 
grand nombre d´ années qu´ Erasme,
 
Meursius, Sadolet, Sannazar et Muret ; je
 
demanderai si c´ est le fonds des choses, ou le
 
style, qui doit nous attacher, sur-tout
 
dans les auteurs en prose.
 
Cv ah ! Si j´ avois lu plutÔt les ouvrages
 
de Séneque, si j´ avois été imbu de
 
ses principes à l´ âge de trente ans,
 
combien j´ aurois dû de plaisirs à ce philosophe,
 
ou plutÔt combien il m´ auroit épargné de
 
peines ! Ô Séneque, c´ est toi, dont le
 
souffle dissipe les vains fantÔmes de la vie ;
 
c´ est toi, qui sais inspirer à l´ homme de la
 
dignité, de la fermeté, de l´ indulgence
 
pour son ami, pour son ennemi, le mépris
 
 
                                                             p497
 
 
 
de la fortune, de la médisance, de la
 
calomnie, des dignités, de la gloire, de la
 
vie, de la mort ; c´ est toi, qui sais parler
 
de la vertu, et en allumer l´ enthousiasme :
 
tu aurois plus fait pour moi que mon pere,
 
ma mere, et mes instituteurs ; ils vouloient
 
tous me rendre bon, mais ils en ignoroient
 
les moyens. Que je hais à présent les
 
détracteurs de Séneque ! Leur goût
 
pusillanime me tenoit les yeux attachés sur
 
Cicéron, qui pouvoit m´ apprendre à bien dire, et
 
me déroboit la lecture de celui qui m´ auroit
 
appris à bien faire. Cependant quelle
 
 
                                                             p501
 
 
 
comparaison entre la pureté de style, que
 
je n´ ai point acquise avec le premier ; et
 
la pureté de l´ ame, qui se seroit certainement
 
accrue, fortifiée en moi, en étudiant,
 
en méditant, en me nourrissant du
 
second ! à l´ âge que j´ ai, à l´ âge où l´ on ne
 
se corrige plus, je n´ ai pas lu Séneque sans
 
utilité pour moi-même, pour tout ce qui
 
 
                                                             p504
 
 
 
m´ environne : il me semble que je crains
 
moins le jugement des hommes, et que je
 
crains davantage le mien ; il me semble
 
que j´ ai moins de regret aux années écoulées,
 
et que je prise moins celles qui suivront ;
 
il me semble que j´ en vois mieux
 
l´ existence comme un point assez insignifiant
 
entre un néant qui a précédé et le
 
terme qui m´ attend. Ah, quel mal on m´ a
 
fait ! Pour me rendre meilleur ecrivain, on
 
m´ a empêché de devenir meilleur homme.
 
Séneque ne m´ a point endurci ; mais j´ avoue
 
qu´ il y a bien peu de choses qui puissent
 
me faire crier.
 
Ce n´ est point sur quelques pages de Séneque,
 
qu´ on apprend à le connoître, et
 
qu´ on acquiert le droit de le juger.
 
Lisez-le, relisez-le en entier, lisez Tacite,
 
et jettez au feu mon apologie ; car c´ est alors
 
que vous serez vraiment convaincu que ce
 
fut un homme d´ un grand talent et d´ une
 
 
                                                             p505
 
 
 
vertu rare, et que vous mettrez ses
 
détracteurs dans la classe des hommes les plus
 
méchants et les plus injustes.
 
Cvi résumons. Séneque n´ a été,
 
ni le corrupteur de Julie, ni l´ amant
 
d´ Agrippine ; son exil en Corse fut amené par
 
une intrigue de cour : il ne déroba point
 
à son eleve la connoissance des grands
 
auteurs : il en reçut des largesses que les
 
hommes puissants sollicitoient sans pudeur,
 
qu´ il ne pouvoit rejetter sans péril, et qu´ il
 
posséda sans avarice, et sans faste :
 
comment auroit-il pu tremper dans un
 
parricide ? Auroit-il été confident du projet
 
d´ assassiner Agrippine sa bienfaitrice ? Il
 
n´ aspira point à l´ empire, Néron ne put
 
même l´ impliquer dans la conjuration de
 
Pison : il n´ applaudit point aux goûts
 
indécents de l´ empereur : sa conduite ne
 
démentit jamais ses principes : la consolation
 
à Polybe qui nous est parvenue, n´ est point
 
celle qu´ il écrivit ; le fragment qui porte
 
 
                                                             p506
 
 
 
son nom, est, ou l´ essai d´ un littérateur
 
obscur, ou l´ ouvrage d´ un satyrique qui
 
s´ étoit proposé de tourner en ridicule
 
l´ empereur et son ministre, d´ avilir le philosophe
 
aux yeux du peuple, d´ en faire la
 
risée de la cour, et de le brouiller avec les
 
stoïciens : il n´ eut, pour ennemis qu´ un
 
Suilius, homme couvert de forfaits, qu´ un
 
Dion Cassius, le calomniateur perpétuel
 
des grands personnages de la république,
 
qu´ un Xiphilin, auteur bizarre,
 
l´ infidele abréviateur de Dion ; parmi les
 
modernes, que des têtes rétrécies par un
 
fanatisme détracteur des vertus payennes ; pour
 
critiques que des ignorants qui ne l´ avoient
 
pas lu, que des envieux qui l´ avoient lu
 
avec prévention, que des epicuriens
 
dissolus et révoltés de sa morale austere, que
 
des littérateurs qui préféroient la pureté
 
du style à la pureté des moeurs, une
 
période harmonieuse à une sentence salutaire.
 
Quant à la prétendue lettre apologétique
 
adressée au sénat après la mort
 
d´ Agrippine, j´ inviterai ceux qui seroient
 
 
                                                             p507
 
 
 
encore tentés de lui en faire un reproche,
 
de revenir sur ce que j´ en ai dit plus haut,
 
et de peser murement ce que j´ en vais dire
 
ici.
 
Cvii on ne sauroit douter que Séneque
 
n´ en imposât au tyran, soit par
 
l´ autorité de l´ homme sage sur l´ homme
 
dissolu, soit par l´ exercice habituel de sa
 
fonction d´ instituteur ou de censeur. Ce
 
furent ses efforts réunis à ceux de
 
Burrhus, qui arrêterent le cours des assassinats
 
prêts à s´ exécuter. C´ étoit le seul personnage
 
de la cour, que Néron respectât ; la haine
 
secrete du souverain et des courtisans en
 
étoit d´ autant plus profonde : voilà le
 
témoin incommode dont il falloit se
 
délivrer, et contre lequel toutes les batteries
 
étoient dirigées ; aussi de tous les
 
meurtres ordonnés par le monstre, aucun ne
 
 
                                                             p508
 
 
 
lui fut plus agréable, il brisoit la
 
seule digue qui s´ opposoit à sa perversité ;
 
falloit-il le seconder ? En le chargeant de
 
la lettre apologétique, le tigre captieux lui
 
tendoit un piége : " je vais, se disoit-il à
 
lui-même, le placer entre la mort, s´ il
 
refuse, et le déshonneur, s´ il obéit. Que
 
fera-t-il " ? Ce qu´ il fera ? Ce qu´ il doit
 
faire. Il trompera ton attente, et il
 
continuera de te tourmenter par le spectacle
 
imposant de la vertu. Il est l´ égide de tous
 
les gens de bien que ta fureur menace ; il
 
la leur conservera. Il sait qu´ il y a des
 
circonstances où y a plus de courage à vivre
 
qu´ à mourir.
 
Par son refus et par sa mort, Séneque
 
auroit été l´ assassin de tous ceux qu´ il eût
 
 
                                                             p509
 
 
 
abandonnés à la férocité de Néron. Quelles
 
auroient été les premieres victimes d´ une
 
résistance inconsidérée ? Sa femme, peut-être,
 
ses freres, ses amis, une foule d´ honnêtes
 
et braves citoyens.
 
Vous qui l´ accusez, c´ est à vous qu´ il
 
demande conseil dans cette conjoncture
 
critique. Que lui eussiez-vous dit ? Je
 
l´ ignore ; mais je lui aurois dit, moi :
 
" quel avantage y a-t-il etc. "
 
 
                                                             p516
 
 
 
que Néron exigeoit-il de Seneque ? De
 
louer un parricide ? Non ; mais de prévenir
 
les suites funestes d´ un crime commis, en
 
peignant au sénat et au peuple une femme
 
ambitieuse, telle qu´ étoit Agrippine,
 
une mere dangereuse, telle qu´ étoit
 
Agrippine : ce qu´ il fit. Dans ce moment,
 
dit Tacite, les regards se détournerent de
 
la férocité inouie de Néron, pour s´ arrêter
 
sur l´ indiscrétion de Séneque. Et quelle
 
indiscrétion Séneque avoit-il commise ? Il
 
avoit avoué le crime. Non, il ne l´ avoit
 
pas avoué ; j´ en appelle au récit même de
 
Tacite. La tentative du vaisseau étoit
 
connue : quoi de mieux à faire que de la
 
pallier, en l´ imputant à la fortune de Rome ?
 
Agrippine étoit morte : quoi de mieux à
 
faire, que d´ en accuser sa propre fureur ?
 
Il étoit difficile de croire, ajoute
 
Tacite, qu´ une femme échappée aux
 
 
                                                             p517
 
 
 
flots eût envoyé un assassin avec un poignard,
 
contre une flotte et des cohortes.
 
Comme si tout audacieux n´ étoit pas le
 
maître de la vie d´ un général, même au
 
centre de son armée ! L´ attentat prétendu
 
d´ Agérinus avoit éclaté ; et il eut été, ce
 
semble, plus imprudent de s´ en taire, que
 
d´ en parler.
 
Cviii je m´ étois promis de ne plus
 
rien publier de ce que j´ écrirois : non que
 
j´ eusse pris en dédain la considération qu´ on
 
obtient par des succès littéraires ; mais nos
 
critiques sont si amers, le public est si
 
difficile, et l´ on a reçu avec une indifférence
 
si propre à décourager, des ouvrages
 
que je me glorifierois d´ avoir faits, qu´ il
 
n´ y avoit gueres qu´ un sujet aussi
 
intéressant pour une ame honnête et sensible, la
 
défense d´ un sage, qui pût me distraire
 
de la sévérité de nos juges, de la satiété
 
de nos lecteurs, de la médiocrité de mon
 
talent, et de la sagesse de mon projet.
 
Je me suis livré presque sans réserve à
 
mon goût pour les réflexions ; mais je consens
 
 
                                                             p518
 
 
 
qu´ on les omette ou qu´ on les oublie,
 
pourvu qu´ on retienne dans sa mémoire
 
les faits sur lesquels je les appuie, et qu´ on
 
en conserve au fond de son coeur plus
 
d´ horreur pour la calomnie, plus de
 
vénération pour le grand homme calomnié. J´ ai
 
écrit ce que j´ aurois désiré qu´ un lecteur
 
honnête se dît à lui-même en me lisant ;
 
moins jaloux que l´ homme de génie
 
retrouvât en lui quelques-unes de mes
 
pensées, que flatté, si l´ homme de bien se
 
reconnoissoit dans mes sentiments.
 
Cix M Carter, savant antiquaire
 
anglois, nous apprend, dans son voyage
 
de Gibraltar à Malaga, qu´ il subsiste
 
encore en Espagne des monuments élevés à
 
la mémoire de Séneque. Il a trouvé à
 
Mescania, ville municipale romaine, les restes
 
d´ une inscription, où le nom de Lucius
 
Annaeus Seneca s´ est conservé, et dont
 
il fixe la date avant la soixantieme année
 
de l´ ere chrétienne, et la mort de notre
 
philosophe. Il ajoute qu´ on montre à Cordoue
 
la casa de Seneca , la maison de Séneque,
 
 
                                                             p519
 
 
 
et au voisinage d´ une des portes de
 
la ville, el lugar de Seneca, la métairie de
 
Séneque. On s´ arrête avec respect à
 
l´ entrée de la chaumiere de l´ instituteur ; avec
 
horreur, devant les ruines du palais de
 
l´ eleve. La curiosité du voyageur est la
 
même ; mais les sentiments qu´ il éprouve
 
sont bien différents : ici, il voit l´ image de
 
la vertu ; là, il erre au milieu des spectres
 
du crime : il plaint et bénit le philosophe ;
 
il maudit le tyran.