Diderot

NOTES ÉCRITES DE LA MAIN D´UN SOUVERAIN A LA MARGE DE TACITE ou PRINCIPES DE POLITIQUE DES SOUVERAINS





1. Entre les choses qui éblouissent les hommes et qui excitent violemment leur envie, comptez l´autorité ou le désir de commander.

2. Regardez comme vos ennemis nés tous les ambitieux. Entre les hommes turbulents, les uns sont las ou dégoûtés de l´état actuel des choses ; les autres, mécontents du rôle qu´ils font. Les plus dangereux sont des grands, pauvres et obérés, qui ont tout à gagner et rien à perdre à une révolution. Sylla inops, unde praecipua audacia ; " Sylla n´avait rien ; et ce fut surtout son indigence qui le rendit audacieux. " L´injustice apparente ou réelle des moyens qu´on emploie contre eux est effacée par la raison de la sécurité ; ce principe passe pour constant dans toutes les sortes d´États, cependant il n´en est pas moins atroce de perdre un particulier par la seule crainte que l´on a qu´il ne trouble l´ordre public, Ii n´y a point de scélératesse à laquelle cette politique ne conduisît.

3. Il ne faut jamais manquer de justice dans les petites choses, parce qu´on en est récompensé par le droit qu´elle accorde de l´enfreindre impunément dans les grandes ; maxime détestable, parce qu´il faut être juste dans les grandes choses et dans les petites ; dans ces dernières, parce qu´on en exerce la justice plus facilement que dans les grandes.

4. L´exercice de la bienfaisance, la bonté, ne réussissent point avec des hommes ivres de liberté et envieux d´autorité ; on ne fait qu´accroître leur puissance et leur audace. Cela se peut.

5, C´est aux souverains et aux factieux que je m´adresse i lorsque les haines ont éclaté, toutes les réconciliations sont fausses.

6. Faire une chose et avoir l´air d´en faire une autre, cela peut être dangereux ou utile : c´est selon la circonstance, la chose et le souverain.

7. Prévoir des demandes et les prévenir par une rupture ; maxime détestable.

8. Donner la gale à son chien : maxime d´ingrat. J´en dis autant de la suivante : offrir, et savoir se faire refuser.

9. Faire tomber le choix du peuple sur Camille, ou l´ennemi du tribun : maxime tantôt utile, tantôt nuisible : utile, si le tribun est un factieux, nuisible si le tribun est un homme de bien.

l0. Ignorer souvent ce qu´on sait, ou paraître savoir ce qu´on ignore, cela est très fin ; mais je n´aime pas la finesse.

11. Apprendre la langue de Burrhus avec Néron, maerens ac laudans : il se désolait, mais il louait. Il fallait se désoler, mais il ne fallait pas louer. C´est ce qu´aurait fait Burrhus, s´il eût plus aimé la vérité que la vie.

12. Apprendre la langue de Tibère avec le peuple, Verba obscura, perplexa, suspensa, eluctantia, inspeciem recusantis composita. " Mots obscurs, perplexes, indécis, esquivant toujours entre la grâce et le refus. " Oui, c´est ainsi qu´il faut en user, lorsqu´on craint et qu´on s´avoue qu´on est haï et qu´on le mérite.

13. Étouffer en embrassant : perfidie abominable.

14, Froncer le sourcil sans être fâché ; sourire au moment du dépit : pauvre ruse, dont on n´a que faire quand on est bon, et qu´on dédaigne quand on est grand,

15. Faire échouer par le choix des moyens ce qu´on ne saurait empêcher. J´approuve fort cette ruse, pourvu que l´on s´en serve pour empêcher le mal, et non pas pour empêcher le bien ; car il est certain qu´il y a des circonstances où l´on est forcé. de suppléer à l´ongle du lion, qui nous manque, par la queue du renard.

16. Rester l´ami du pape, quand il est abandonné de tous les cardinaux, c´est un moyen de les servir plus sûrement ; c´est aussi un rôle perfide et vil : il n´est pas permis d´être un traître ; et de simuler l´attachement au pape quand même le pape est un brigand.

17. Placer un mouton auprès du souverain, quand on conspire contre lui. Pour bien sentir, et la méchanceté des conspirateurs, et la bassesse du rôle du mouton, il ne s´agit que d´expliquer ce que c´est qu´un mouton. On appelle mouton un valet de prison qu´on enferme avec un malfaiteur, et qui fait à ce malfaiteur l´aveu de crimes qu´il n´a pas commis, pour obtenir de ce dernier l´aveu de ceux qu´il a faits. Les cours sont pleines de moutons ; c´est un rôle qui est fait par des amis, par des connaissances, par des domestiques, et surtout par les maîtresses. Les femmes ne sont jamais plus dissolues que dans les temps des troubles civils ; elles se prostituent à tous les chefs et à tous ceux qui les approchent, sans autre dessein que celui de connaître leurs secrets et d´un user pour leur intérêt ou celui de leur famille. Sans compter qu´elles en retirent un air d´importance dont elles sont flattées. Le cardinal de Retz avait beaucoup d´esprit, mais il était très laid ; ce qui ne l´empêcha point d´être agacé par les plus jolies femmes de la cour pendant tout le temps de la Fronde.

18. Savoir faire des coupables, c´est la seule ressource des ministres atroces pour perdre des gens de bien qui les gênent. Il est donc très important d´être en garde contre cette espèce de méchanceté.

19. Sévir contre les innocents, quand il en est besoin : il n´y a point d´honnête homme que ne puisse faire trembler cette maxime qu´on ne manque jamais de colorer de l´intérêt public.

20. Penser une chose, en dire une autre ; mais avoir plus d´esprit que Pompée. Pompée n´aurait pas eu besoin d´esprit, s´il avait su faire ce qui, convenait à son caractère, dire vrai ou se taire, d´autant plus qu´il mentait maladroitement.

21. Ne pas outrer la dissimulation ; s´attrister de la mort de Germanicus, mais ne pas la pleurer, Alors les larmes, évidemment fausses, n´en imposent à personne, et ne sont que ridicules.

22. Parler de son ennemi avec éloge : si c´est pour lui rendre la justice qu´il mérite, c´est bien fait ; si c´est pour l´entretenir dans une fausse sécurité et le perdre plus sûrement, c´est une perfidie.

23. Publier .soi-même une disgrâce: souvent c´est un acte de prudence ; cela empêche les autres de vous en faire rougir et de l´exagérer.

24. Demander la fille d´Antigone pour épouser la soeur d´Alexandre ; mais être plus fin que Perdiccas. Perdiccas n´eut ni l´une ni l´autre.

25. Donner de belles raisons. Il serait beaucoup mieux de n´en point donner du tout, ou d´en donner de bonnes.

26. Remercier des comices quinquennales, cela signifie dissimuler un événement qui nous déplaît, et que nous n´avons pu empêcher, comme fit Tibère. Il avait tout à craindre des assemblées du peuple ; il aurait fort désiré qu´elles fussent rares ou qu´elles ne se fissent plus : elles furent réglées à cinq ans ; et Tibère en remercia et le peuple et le sénat.

27. La fin de l´empire et la fin de la vie, événements du même jour.

28. Ne lever jamais la main sans frapper. Il faut rarement lever la main, peut-être ne faut-il jamais frapper ; mais il n´en est pas moins vrai qu´il y a des circonstances où le geste est aussi dangereux que le coup. De là, la vérité de la maxime suivante.

29. Frapper juste.

30. Proclamer César quand il est dans Rome ; c´est ce que firent Cicéron, Atticus, et une infinité d´autres. Mais c´est ce que Caton ne fit pas. .

31. Etre le premier à prêter serment, à moins qu´on n´ait affaire à Catherine de Russie et qu´on ne soit le comte de Munich : cas rare.

Le comte de Munich resta attaché à Pierre III jusqu´à sa mort ; après la mort de Pierre III, le comte se présenta devant l´impératrice régnante, et lui dit : " Je n´ai plus de maître, et je viens vous prêter serment ; je servirai Votre Majesté avec la même fidélité que,j´ai servi pierre III. "

32. Ne jamais séparer le souverain de sa personne. Quelque familiarité que les grands nous accordent, quelque permission qu´ils semblent nous donner d´oublier leur rang, il ne faut jamais les prendre au mot.

33. Appeler ses esclaves des citoyens, c´est fort bien fait ; mais il vaudrait mieux n´avoir point d´esclaves.

34. Toujours demander l´approbation dont on peut se passer ; c´est un moyen très sûr de dérober au peuple sa servitude.

35. Toujours mettre le nom du sénat avant le sien. Ex senatus consulto, et ex autoritate Caesaris. On n´y manque guère, quand le sénat n´est rien.

36. N´attendre jamais le cas de la nécessité ; le prévoir et le prévenir. Lorsque la majesté n´en impose plus, il est trop tard. Cette maxime, qui est excellente sur le trône, n´est pas moins bonne dans la famille et dans la société.

37. Lorsque le peuple crie : " Donnons donc l´empire à César, sans quoi l´armée reste sans chef ", le peuple ment. C´est un adulateur dangereux qui cède à la nécessité. Cet homme aujourd´hui si essentiel à son salut, il le tuera demain. Ce qui fait sentir l´importance de la maxime suivante.

38. Connaître quand le peuple veut ou fait semblant de vouloir : cette maxime n´est pas moins importante dans le camp. Connaître quand le soldat veut ou fait semblant de vouloir.

39. Connaître quand le peuple veut par intérêt ou par enthousiasme. La Hollande n´a voulu un stathouder héréditaire que par enthousiasme.

40. Se faire solliciter de ce qu´on veut faire : secret d´Auguste.

41. Convenir que les lois sont faites pour tous, pour le souverain et pour le peuple ; mais n´en rien croire. Ils parlent tous comme Servius Tullius, et en usent tous avec la loi comme Tarquin avec Lucrèce. Mais il faudrait, quand on oublie la justice, se rappeler de temps en temps le sort de Tarquin.

42. Lorsque Tibère balançait entre ce qu´il devait aux lois et ce qu´il devait à ses enfants, il s´amusait .

43. J´aime le scrupule de ce pape, qui ne permit point qu´on ordonnât prêtres ses enfants avant l´âge ; mais qui les fit évêques.

44. Toujours respecter la loi qui ne nous gêne pas et qui gêne les autres. Il serait mieux de les respecter toutes.

45. Un souverain ne s´accuse jamais qu´à Dieu ; mais c´est qu´il ne pèche jamais qu´envers lui : cela est clair.

46. Affranchir les esclaves lorsqu´on a besoin de leur témoignage contre un maître qu´on veut perdre. Donner la robe virile à l´enfant qu´on doit mener au supplice. Faire violer entre le lacet et le bourreau, la jeune vierge. pour la rendre femme et punissable de mort, voilà ce qu´on appelle respecter les lois à la manière des anciens souverains : il est vrai que ceux d´aujourd´hui ne connaissent pas ces atrocités.

47. Au trait historique qui précède, on peut ajouter par exemple, dépouiller une femme de la dignité de matrone par l´exil, afin de décerner la mort, non contre une matrone, ce qui serait illégal, mais bien contre une exilée, ce qui est juste et permis. Toute cette horrible morale se comprend en deux mots : infliger une première peine, juste ou injuste, pour avoir le droit d´en infliger une seconde.

48. Je vous recommande un tel, afin qu´il obtienne par votre suffrage le grade qu´il poursuit. C´est ainsi qu´on persuade à un corps qui n´est rien, qu´il est quelque chose. Un maître n´a guère cette condescendance que lorsqu´il est faible et ne se croit pas en état de déployer toute son autorité sans quelque conséquence fâcheuse.

49. Faire parler le prêtre dans l´occasion où il est à propos de rendre le ciel responsable de l´événement ; ce moyen, assez sûr, suppose toujours un peuple superstitieux ; il vaudrait bien mieux le guérir de sa superstition et ne pas le tromper.

50. Le glaive et le poignard, gladius et pugio, étaient la marque de la souveraineté à Rome. Le glaive pour l´ennemi, le poignard pour le tyran. Le sceptre moderne ne représente, dans la main de celui qui le porte, que le droit de vie et de mort sans formalité.

51. Ne point commander de crime, sans avoir pourvu à la discrétion, c´est-à-dire à la mort de celui qui l´exécute : c´est ainsi qu´un forfait en entraîne un autre. Si les complices des grands y réfléchissaient bien, ils verraient que leur mort est toujours la récompense de leur bassesse.

52. Susciter beaucoup de petits appuis contre un appui trop fort et dangereux ; cela me paraît prudent.

53. Quand on a été conduit au trône par une Agrippine, la reconnaissance de Néron. Il n´y a pas à balancer. Reste à savoir si un trône est d´un assez grand prix pour devoir être conservé par un parricide. On n´en couronne guère un autre qu´à la condition de régner soi-même ; et voilà la raison de tant de disgrâces qui suivent les révolutions. On appelle le souverain ingrat, tandis qu´il fallait appeler le favori disgracié, homme despote.

54. Quand on ne veut pas être faible, il faut souvent être ingrat ; et le premier acte de l´autorité souveraine est de cesser d´être précaire.

55. Faire sourdement ce qu´on pourrait faire impunément avec éclat, c´est préférer le petit rôle du renard à celui du lion.

56. Rugir quelquefois, cela est essentiel ; sans cette précaution le souverain est souvent exposé à une familiarité injurieuse.

57. Accroître la servitude sous le nom de priviléges ou de dispenses ; c´est, dans l´un et l´autre cas, dire de la manière la moins offensante pour le favorisé et la plus injuste pour toute la nation, qu´on est le maître. Toute dispense est une infraction de la loi ; et tout privilège est une atteinte à la liberté générale.

58. Attacher le salut de l´État à une personne : préjugé populaire, qui renferme tous les autres. Attaquer ce préjugé, crime de lèsemajesté au premier chef.

59. Tout ce qui n´honore que dans la monarchie n´est qu´une patente d´esclavage.

60. Souffrir le partage de l´autorité, c´est l´avoir perdue : Aut nihil, aut Caesar~. Aussi le peuple ne choisit ses tribuns que parmi les patriciens.

61. Se presser d´ordonner ce qu´on ferait sans notre consentement ; on masque au moins sa faiblesse par cette politique. Ainsi, proroger le décemvirat avant qu´Appius Claudius le demande.

62. Un État chancelle quand on en ménage les mécontents. Il touche à sa ruine quand on les élève aux premières dignités.

63. Méfiez-vous d´un souverain qui sait par coeur Aristote, Tacite, Machiavel et Montesquieu.

64. Rappeler de temps en temps leurs devoirs aux grands, non pour qu´ils s´amendent, mais pour qu´on sache qu´ils ont un maître. Ils s´amenderaient peut-être, s´ils étaient sûrs d´être châtiés toutes les fois qu´ils manquent à leurs devoirs.

65. Celui qui n´est pas maître du soldat, n´est maître de rien.

66. Celui qui est maître du soldat, est mitre de la finance.

67. Sous quelque gouvernement que ce fût, le seul moyen d´être libre ce serait d´être tous soldats ; il faudrait que dans chaque condition le citoyen eût deux habits, l´habit de son état et l´habit militaire. Aucun souverain n´établira cette éducation.

68. Il n´y a de bonnes remontrances que celles qui se feraient la baïonnette au bout du fusil.

69. Exemple rare de la jalousie de la souveraineté : Tibère donna le commandement des légions à ses deux fils, et il se fâcha que le prêtre eût fait des prières pour eux. On en ferait peut-être autant au jourd´hui, Il faut prier pour le succès des armes de Louis XIV, mais non pour le succès des armes de Turenne.

70. Il me tombe sous les yeux un passage de Salluste, où il me semble que je lis le plan de l´éducation de la maison des cadets russes. L´historien fait parler ainsi Marius : " Je n´ai point appris les lettres ; je me soucie peu d´une étude qui ne donnait aucune énergie à ceux qui s´y livraient ; j´ai appris des choses d´une tout autre importance pour la République, Frapper l´ennemi, susciter des secours, ne rien craindre que la mauvaise réputation, souffrir également le froid et le chaud, reposer sur la terre, supporter en même temps la disette et le travail, c´est en faisant ces choses que nos ancêtres ont illustré la République. " Là on ne destine à l´état civil, à la magistrature, aux sciences, que ceux qui n´y sont entraînés que par leur penchant naturel ; les autres sont élevés comme Marius, On travaille actuellementà introduire dans cette maison un plan d´éducation morale, qui balance la vigueur de l´éducation physique. Plus l´homme est fort, plus il importe qu´il soit juste.

71. Peinture de la conduite du consul Rutilus à Capoue, que les soldats mutinés avaient projeté secrètement de piller. Il dit aux uns qu´ils ont assez servi, qu´ils méritent d´être stipendiés j aux autres, que brisés par l´âge et la fatigue, ils sont hors d´état de servir ; il disperse par petites troupes, ou seul à seul, ceux qu´il redoute ; différentes fonctions militaires lui servent de prétexte ; il en occupe à des convois, à des voyages, à des commissions ; il donne des congés ; il en dépêche à Rome, où son collègue ne manque pas de raisons pour les détenir~ ; il est secondé par le prêteur, et la conspiration s´évanouit ; ce qui prouve combien la discipline était faible, et combien la licence du soldat était redoutable,

72. Éparpiller les soldats partout où ils sont indisciplinés, comme on éparpillait les armées sous la République romaine ; Longis spatiis discreti exercitus, quod saluberrimum erat.

73. Il est facile de détourner les hommes nouveaux ~ de leurs projets, si l´on sait oublier à temps sa majesté, et profiter des circonstances.

74. Ébranler la nation pour raffermir le trône ; savoir susciter une guerre ; ce fut le conseil d´Alcibiade à Périclès.

75. " C´est l´affaire des dieux, ce n´est pas la nôtre. C´est au ciel à venger ses injures et à veiller que les autels et les sacrifices ne soient pas profanés. Nos fonctions se réduisent dans ce moment à souhaiter qu´il n´en arrive aucun malheur à la République. " Discours d´hypocrites, qui prennent le peuple par son faible.

76. On lit dans les Politiques d´Aristote (liv. V, chap. 9) que, de son temps, dans quelques villes, on jurait et l´on dénonçait haine, toute haine au peuple. Cela se fait partout ; mais on y jure le contraire.

77. Helvétius n´a vu que la moitié de la contradiction. Dans les sociétés les plus corrompues, on élève la jeunesse pour être honnête ; sous les gouvernements les plus tyranniques, on l´élève pour être libre Les principes de la scélératesse sont si hideux, et ceux de l´esclavage si vils, que les pères qui les pratiquent rougissent de les prêcher à leurs enfants. Il est vrai que, dans l´un et l´autre cas, l´exemple remédie à tout.

78. Presque pas un empire qui ait les vrais principes qui conviennentà sa constitution ; c´est un amas de lois, d´usages, de coutumes, incohérents. Partout vous trouverez le parti de la cour, et le parti de l´opposition.

79. On veut des esclaves pour soi : on veut des hommes libres pour la nation.

80. Dans les émeutes populaires on dirait que chacun est souverain, et s´arroge le droit de vie et de mort. Si. Les factieux attendent les temps de calamité, de disette, de guerres malheureuses, de disputes de religion ; ils trouvent alors le peuple tout prêt.

82, Longtemps avant la déposition et la mort du dernier empereur de Russie, la nation était imbue qu´il se proposait d´abolir la religion schismatique.grecque, et de lui substituer la religion luthérienne.

83. Un souverain faible pense ce qu´un souverain fort exécute. Par exemple, tout ce qui suit :

84. Il faut que le peuple vive, mais il faut que sa vie soit pauvre et frugale : plus il est occupé, moins il est factieux ; et il est d´autant plus occupé, qu´il a plus de peine à pourvoir à ses besoins.

85. Pour l´appauvrir, il faut créer des gens qui le dépouillent, et dépouiller ceux-ci ; c´est un moyen d´avoir l´honneur de venger le peuple, et le profit de la spoliation.

106. Mes idées, suivies par cinq ou six successeurs, conduiraient infailliblement à la monarchie universelle.

86. Il faut lui permettre la satire et la plainte : la haine renfermée est plus dangereuse que la haine ouverte.

87. Il faut être loué, cela est facile. On corrompt les gens de lettres à si peu de frais ; beaucoup d´affabilité et de caresses, et un peu d´argent.

88. Il faut établir la proportion et la dépendance dans tous les états ; c´est-à-dire une servitude et une misère égales. Il faut surtout exercer la justice; rien n´attache et ne corrompt le peuple plus sûrement.

89. Il faut que la justice soit prompte ; car moins on leur laisse, moins ils ont de temps à perdre.

90. Ne pas permettre aux riches de voyager ; encore moins aux étrangers qui se sont enrichis, de sortir sans les dépouiller.

91. Tout sacrifier à l´état militaire ; il faut du pain aux sujets, il me faut des troupes et de l´argent.

92. Tous les ordres de l´État se réduisent à deux, des soldats et leurs pourvoyeurs.

93. Ne former des alliances que pour semer des haines.

94. Allumer et faire durer la guerre entre mes voisins.

95. Toujours promettre des secours, et n´en point envoyer.

96. Profiter des troubles, pour exécuter ses desseins ; stipendier l´ennemi de son allié.

97. Point de ministres au loin, mais des espions.

98. Point de ministres chez moi, mais des commis.

99. Il n´y a qu´une personne dans l´Empire, c´est moi.

100. Dévaster dans la guerre ; emporter tout ce qu´on peut i briser tout ce qu´on ne peut emporter.

101. Etre le premier soldat de son armée.

102. Je me soucie fort peu qu´il y ait des lumières, des poètes, des orateurs, des peintres, des philosophes, etc. Je ne veux que de bons généraux ; la science de la guerre est la seule utile.

103. Je me soucie encore moins des moeurs, mais bien de la discipline militaire.

104. Le seul bon gouvernement ancien est, à mon avis, celui de Lacédémone ; ils auraient fini par subjuguer la Grèce entière.

105. Mes sujets ne seront que des ilotes sous un nom plus honnête.

106. Mes idées, suivies par cinq ou six successeurs, conduiraient infailliblement à la monarchie universelle.

107. Tenir constamment pour ennemi celui qu´on ne peut compter pour ami, et ne compter pour ami que celui qui a intérêt à l´être. .

108. Etre neutre, ou profiter de l´embarras des autres pour arranger ses affaires, c´est la même chose.

109. Demander la neutralité entre soi et les autres ; mais ne la point souffrir entre les autres et soi.

110. Marier ses soldats, ou les occuper pendant la paix à en faire d´autres.

111. Faire soldat qui l´on veut.

112. Point de justice du soldat à son pourvoyeur, le peuple.

113. Point de discipline du soldat à l´ennemi : la proie.

114. Secourir, ou subsister aux dépens d´autrui, c´est comme je l´entends.

115. Empêcher l´émigration du citoyen par le soldat, et empêcher la désertion du soldat par le citoyen.

116. Punir le malheureux dans la guerre, c´est prêcher énergiquement la maxime vaincre ou mourir.

117. L´impunité pendant la paix, la certitude de la proie après la victoire : voilà le véritable honneur du soldat ; c´est le seul que je lui veuille. Je n´en veux d´aucune sorte aux autres ordres de l´État.

118. L´habitant indigent doit spolier levoyageur.

119. Mal tenir les postes dans un pays où l´on ne voyage que par nécessité.

120. Le besoin satisfait, le reste appartient au fisc.

121. La discipline militaire, la plus parfaite de toutes, est bonne partout et possible partout.

122. Entre une société de fer et une société de glace ou de porcelaine, il n´y a pas à choisir.

123. Faire des crimes. Junius Torquatus a eu des nobles quos ah epistolis, et libellis, et rationibus appellet, nomiua summae curiae. Pomposianus s´est fait descendre de la famille impériale ; il a une mappemonde ; il colporte les harangues que Tite-Live a mises dans la bouche des chefs et des rois ; il a donné à des esclaves les noms d´Annibal et de Magon . La statue de Marcellus est située plus haut que celle de César. C´est avec de pareils moyens de perdre que personne n´est en sûreté.

124. Alexandre dira qu´Antipater a vaincu ; mais à condition qu´Antipater n´en conviendra pas.

125. Quand on sert les grands, toujours avoir moins d´esprit qu´eux. Témoin la disgrâce de Pimentel, secrétaire de Philippe II, roi d´Espagne ; au sortir d´un conseil d´État, il dit à sa femme: " Madame, faites vos malles ; j´ai eu la maladresse de laisser apercevoir à Philippe que j´en savais plus que lui . "

126. Malheur à celui dont on parlera trop.

127. Malheur à celui qui s´illustrera par ses services.

128, Malheur à celui qui m´aura mis dans l´alternative d´oublier ou la majesté ou la sécurité.

129. S´ils vainquent, c´est que je leur ai prêté mes dieux et mon destin.

130, Un roi n´est ni père, ni fils, ni frère, ni parent, ni époux, ni ami, Qu´est-il donc ? Roi, même quand il dort.

131. Le courtisan ne jure que par le roi, et par son éternité.

132. Le soldat est notre défenseur pendant la guerre, notre ennemi dans la paix ; il est toujours dans un camp, il ne fait qu´en changer.

133. La terreur est une sentinelle qui manque un jour à son poste.

134. Puisse Agrippine n´aller jamais à Tibur sans son fils, puisse son fils n´en revenir jamais sans elle!

135. Renvoyer la garde prétorienne i ce fut là le solécisme de César, et ce solécisme lui coûta la vie.

136. Caligula se fit garder par des Bataves, et Antonin par des Germains.

137. Rien à demi. Pompée avait eu la tête coupée;j César était poignardé ; il fallait assassiner Antoine et Lépide. Octave était trop éloigné et trop plat pour oser quelque chose.

138. La position de Tibère après la révolte de l´Illyrie, fort semblableà celle de tout souverain après une révolution ; Periculosa severitas ; flagitiosa largitio.

139. Lorsque le prêtre favorise une innovation, elle est mauvaise ; lorsqu´il s´y oppose, elle est bonne. J´en appelle à l´histoire. C´est le contraire du peuple.

140. Sous Auguste, l´Empire était borné par l´Euphrate, à l´orient ; par les cataractes du Nil et les déserts d´Afrique, au midi ; par le mont Atlas, à l´occident ; et par le Danube et le Rhin, au septentrion. Cet empereur se proposait d´en restreindre les limites. Plus un empire est étendu, plus il est difficile à gouverner, et plus il importe que la capitale soit au centre. On peut en restreindre le gouvernement, en le divisant, multiplier les gouverneurs des provinces et les changer souvent.

141. Avis aux factieux : Auguste fit périr les assassins de César au bout de trois ans. Septime Sévère traita de même ceux qui tuèrent Pertinax ; Domitien, l´affranchi qui prêta sa main à Néron ~ ; Vitellius, les meurtriers de Galba. On profite du crime ; et l´on s´honore encore par le châtiment du criminel.

142. Après la mort du tyran Maximin, Arcadius et Honorius publièrent une loi contre le tyrannicide. L´esprit de cette loi est clair.

143. On a dit que le prince mourait, et que le sénat était immortel. On nous a bien prouvé que c´était tout le contraire.

144. Les ordres de la souveraineté qui s´exécutent la nuit, marquent injustite ou faiblesse : n´importe. Que les peuples n´apprennent la chose que lorsqu´elle est faite.

145. " Tandis qu´ils élèvent la mer et qu´ils abaissent les montagnes, nous manquons d´asile. " Qui est-ce qui parle ainsi ? Catilina ! A qui ? A des hommes ruinés et perdus comme lui.

146. Que le peuple ne voie jamais couler le sang royal pour quelque cause que ce soit. Le supplice public d´un roi change l´esprit d´une nation pour,jamais.

147. Qu´est-ce que le roi ? Si le prêtre osait répondre, il dirait : C´est mon licteur.

148. Une guerre interminable, c´est celle du peuple qui veut être libre, et du roi qui veut commander. Le prêtre est, selon son intérêt, ou pour le roi contre le peuple, ou pour le peuple contre le roi. Lorsqu´il s´en tient à prier les dieux, c´est qu´il se soucie fort peu de la chose.

149. Créer une cognée à la disposition du peuple ; créer une cognée à la disposition du sénat : voilà toute l´histoire du tribunat et de la dictature.

150. Savoir dire non, pour un souverain ; pouvoir dire non, pour un particulier.

151. A la création d´un dictateur, de républicain, l´État devenait monarchique ; à la création d´un tribun, il devenait démocratique.

152. Le mélange des sangs ruine l´aristocratie, et fortifie la monarchie. L´état où ce mélange est indifférent est voisin de l´état sauvage.

153. Les femmes ne sont, nulle part, aussi avilies que dans une nation où le souverain peut faire asseoir sur le trône, à côté de lui, la femme qui lui plaît le plus ; là, elles ne sont rien qu´un sexe dont ona besoin.

154. Dans les aristocraties, relever plutôt les grandes familles indigentes aux dépens du fisc, que d´en souffrir la diminution ou la mésalliance.

155. César par la loi Cassia, Auguste par la loi Senia, relevèrent le sénat épuisé de familles patriciennes ; Claude introduisit dans ce corps tous les vieux citoyens, tous ceux dont les pères s´étaient illustrés. Il restait peu de ces familles que Romulus avait appelées majorum gentium, et Lucius Brutus, minorum.

156. On refit la barrière contre le peuple ; car les patriciens de la loi Cassia et ceux de la loi Senia avaient passé. Et ce sont des tyrans qui la refont.

157. Rien ne montre tant la grandeur de Rome que la force de ce mot, même chez les barbares dans les contrées les plus éloignées : Je suis citoyen romain. On y connaissait la loi Porcia ; on s´y soumettait. On n´osait attenter à la vie d´un Romain.

158. La loi qui défendait de mettre à mort un citoyen fut renouvelée plusieurs fois. Cicéron fut exilé pour l´avoir enfreinte contre les ennemis de la patrie ; et sous Galba, un citoyen la réclamant, toute la distinction qu´on lui accorda, ce fut une croix plus élevée et peinte en blanc.

159. La création d´un dictateur suspendait toutes les fonctions de la magistrature, excepté celles du tribun. Il fallait, pour se mettre dans une position aussi critique, que le cas fût bien important : toute l´autorité se partageait alors entre deux puissances opposées.

160. Véturius fut mis à mort pour avoir disputé le pas au tribun.

161. L´empereur créé disait : " Je vous rends grâce du nom de César, du grand pontificat, et de la puissance tribunitienne. "

162. Il fut statué que les huit mille captifs faits à la bataille de Cannes ne seraient point rachetés. Si vous voulez connaître un beau modèle d´éloquence, vous le trouverez dans une des odes d´Horace, où ce poète fait parler Régulus contre l´échange des prisonniers carthaginois et des prisonniers romains.

163. Je ne connais pas un trait de lâcheté mieux caractérisé que la réponse du soldat à Auguste, qui lui demandait pourquoi il détournait les regards de sa personne : C´est que je ne puis soutenir l´éclair de tes yeux. Le soldat qui n´est pas en état de soutenir l´éclair des yeux de son général, ne soutiendra pas aisément l´éclat des armes de l´ennemi.

164. Galba disait à Pison : Pense à ce que tu exigerais de ton souverain, si tu étais sujet. Ce conseil était très sage ; mais il est bien rare qu´il soit suivi.

165. Lorsqu´il s´agit du salut du souverain, il n´y a plus de lois. L´inquiétude, même innocente, qu´on lui cause, est un crime digne de mort. Lorsqu´il s´agit du bien public, relativement au bien particulier la justice se tait ; lorsqu´il s´agit de l´avantage de l´Empire, c´est la force qui´parle. Il faut dormir tranquillement chez soi. Tous les auteurs ont dit : " Cette subtilité scrupuleuse que nous portons dans les affaires particulières ne peut avoir lieu dans les affaires publiques. "

166. Le droit de la nature est restreint par le droit civil ; le droit civil, par le droit des gens, qui cesse au moment de la guerre, dont tout le code est renfermé dans un mot : Sois le plus fort.

167. " Othon ne voulut pas conserver l´empire dans un si grand péril des hommes et des choses. " L´histoire s´écrie : Oh ! l´héroisme ! J´aimerais mieux que cette exclamation fût d´un souverain.

168. " Il convient qu´un seul meure pour le peuple, et tous pour le souverain. "

169. " Le discours de Galba était avantageux pour la République, périlleux pour lui. " J´ai bien peur que ce discours de Galba ne fût qu´un compliment sans conséquence.

170. Caton le censeur1 qu´on me le ressuscite, et j´en ferai un excellent prieur ou gardien de couvent. Ce n´est pas là un chef de grande république ; la sévérité déplacée est pire qu´un vice. Il divisa l´État en deux factions, et pensa le renverser. Il eût été la machine d´un profond hypocrite. Il eût allumé la guerre civile à son péril, et au profit de son rival.

171. Un des grands malheurs du vice, lorsqu´il est général, c´est de se rendre plus utile que la vertu. Galba, l´honnête Galba, fut de son temps ce qu´un homme de probité est toujours à la cour ; ce qu´un souverain équitable serait de nos jours en Europe. " Le reste n´est point ajusté à cette forme. " Je ne sais si j´aurais été Saint Louis ; mais, aujourd´hui, il serait à peu près ce que je suis.

172. Machiavel dit : Le secret de l´empire. Tacite, beaucoup plus sage, et nommant les choses par leur vrai nom, dit : Le forfait de l´empire.

173. Le véritable athéisme, l´athéisme pratique, n´est guère que sur le trône ; il n´y a rien de sacré ; il n´y a ni lois divines, ni lois humaines pour la plupart des souverains ; presque tous pensent que celui qui craindrait Dieu ne serait pas longtemps craint de ses sujets, et que celui qui respecterait la justice serait bientôt méprisé de ses voisins. Voilà un de ces cas où le scélérat Machiavel dit : Dominationis arcana, secrets de domination, et où l´honnête Tacite dit : Dominationis flagitia, forfaits de domination.

174. Dans un État, il n´y a qu´un asile pour les malfaiteurs, le palais de César.

175. Il ne faut de la morale et de la vertu qu´à ceux qui obéissent.

Hélas1 je sais bien qu´ils n´en pourraient manquer impunément ; et que c´est le malheureux privilège de ceux qui commandent.

176. Quelle redoutable nation que celle où un souverain scélérat commanderait à des sujets vertueux ! Mais j´y ai beaucoup pensé ; cela ne se peut. Le Vieux de la Montagne ne commanda qu´à des fanatiques. Le sultan ne commande qu´à des fanatiques ; et si son empire se police, le fanatisme cessera. Si la barbarie de l´Empire ottoman pouvait cesser et le fanatisme rester, l´Europe ne serait plus en sûreté.

177. Celui qui introduirait la science de la guerre dans l´Asie serait l´ennemi commun de tous. Heureusement il a manqué un chapitre, peut-être un verset au Coran, et le voici : " Apprends de l´infidèle à te défendre contre lui, et n´en apprends que cela ; le reste est mauvais, laisse-le-lui. "

178. Parler aux hommes, non au nom de la raison, mais au nom du ciel, c´est bien fait, si ce sont des sauvages ou des enfants.

179. Ne jamais livrer le transfuge. Ce n´est pas une loi républicaine ; c´en est une de tous les États.

180. Sous Tibère on mit à mort un maître pour avoir châtié un de ses esclaves qui tenait dans sa main une drachme d´argent frappée à l´effigie de l´empereur. Il y a dans ce fait, s´il est vrai, moins encore d´atrocité que d´imbécillité. Il y avait tant d´autres moyens de perdre un honnête homme! Je suis sûr que Tibère en sourit de pitié.

181. Romulus eut un grand art, si le même jour qu´il subjugua un ennemi, il sut en faire un citoyen, sans lui conserver de privilége. Avec ce moyen, ce n´est rien.

182. Sentir toute la force du lien qui attache l´homme à la glèbe, sans quoi on risque de faire plus ou moins qu´on ne peut.

183. L´ennemi le plus dangereux d´un souverain, c´est sa femme, si elle sait faire autre chose que des enfants.

184. Persuader à ses sujets que le mal qu´on leur fait est pour leur bien.

185. Persuader aux citoyens que le mal qu´on fait à ses voisins, c´est pour le bien de ses sujets. Toujours enlever des Sabines.

186. Tout le temps que les autres perdent à penser ce que l´empire deviendra quand ils ne seront plus, je l´ai employé à le´rendre ce que je voulais qu´il fût de mon vivant.

187. Le seul éloge digne d´être envié d´un souverain, c´est la terreur de ses voisins.

188. Ne rien faire qui rende odieux sans une grande utilité. Par exemple l´inceste, il tache les enfants aux yeux des peuples. C´est une cause de révolution pour le moment ; et c´en est un prétexte après des siècles.

189. La médecine préservative, si dangereuse dans tout autre cas, est excellente pour les souverains. Ne noceri possit.

190. Une autre raison, que j´ai oubliée, de ne pas mettre les lois sous la sanction de la religion, c´est qu´il y a toujours du péril à s´en affranchir ; le prince est alors sous la volonté de Dieu, comme le dernier de ses sujets.

198. Le machiavéliste, c´est-à-dire l´homme qui calcule tout d´après son intérêt, met souvent l´amour de la justice à la place de la haine.

199. Ou consoler par de grandes récompenses, ou proscrire les enfants des pères factieux. L´un est plus sûr ; l´autre plus humain. Où est l´enfant à qui une récompense fit oublier la mort de son père ?

200. Un souverain qui aurait quelque confiance dans ces pactes si solennellement jurés, ne serait ni plus ni moins imbécile que celui qui, étranger à nos usages, mettrait quelque valeur à ces très humbles protestations qui terminent nos lettres.

191. Tibère sut penser profondément, et dire avec finesse : " Penses-tu, Séjan, que Livie, femme de Caïus César, femme de Drusus, pourrait se résoudre à vieillir à côté d´un chevalier romain ? "

192. " Le Romain se rendit maître de l´univers, toujours en secourant ses alliés. " C´est Cicéron qui le dit : Cicéron est bien naïf!

193. " Nous avons combattu en apparence pour les Sidiciniens, mais en effet pour nous. " Autre naïveté des envoyés de la Campanie au sénat. Heureusement on ne lit guère ces livres-là.

194. " Plautus, songez à vous ; faites cesser les rumeurs ; vous avez des ennemis qui se servent de l´apparition de la comète pour vous diffamer ; vous ferez bien de vous soustraire à leur calomnie : vos aïeux vous ont laissé des terres en Asie j sérieusement, je crois que vous feriez bien de vous y retirer, vous y jouiriez d´une jeunesse heureuse dans le repos et dans la sécurité, " Croirait-on que ce discours fût de Néron ? Il en est pourtant. Il fallait que ce Rubellius Plautus fût bien de ses amis ~. Cela ferait presque l´apologie de Linguet et des autres scélératesses de Néron.

195. Titus fit assassiner Caecina qu´il avait invité à manger ; Alexandre, Parménion ; Henri III, le Guise. " Quand il s´agit de la couronne, on ne s´en fie qu´à ceux qui sont morts. " Si cela est vrai du souverain, cela l´est bien davantage du factieux.

196. Il n´y a nul inconvénient à voir le péril toujours urgent.

197. César fit couper les mains à ceux qui avaient porté les armes contre lui, et les laissa vivre. Ils promenaient la terreur.

201. Si aucun souverain de l´Europe n´oserait tremper ses mains dans le sang d´un ennemi insidieusement attiré, ou dans une conférence, ou dans un repas, exemple dont les histoires sont remplies jusqu´à nos temps, c´est que les moeurs sont changées. Nous sommes moins barbares assurément ; en sommes-nous moins perfides ? J´en doute.

202. Aucune nation de l´Europe ne garde plus fidèlement le pacte qu´elle a juré que le Turc, capable toutefois de renouveler de nos jours les anciennes atrocités.

203. " Je n´ignore pas les bruits qui courent ; mais je ne veux pas que Silanus soit jugé sur des bruits. Je vous conjure de négliger l´intérêt que je prends à la chose, et la peine que cette affaire me cause, et de ne pas confondre des imputations avec des faits ´. " C´est ainsi qu´on parlerait de nos jours à une commission ; espèce de justice et d´humanité perfide. Plus le souverain affecte de pitié, plus la perte est certaine.

204. Le même discours a des sens bien différents dans la bouche de Tibère et dans celle de Titus. Quand Titus dira qu´il ne faut pas user d´autorité, lorsqu´on peut recourir aux lois, il parlera comme un homme de bien ; Tibère, au contraire, parlera comme un hypocrite qui se joue des lois dont il dispose ; il ne veut pas que son ennemi lui échappe ; mais il veut se soustraire à l´odieux de sa condamnation en la rendant légale. Il envoie le centurion au forfait notoire, et l´innocence au sénat, C´est un modèle à étudier toute la vie.

205. Tiridate disait : " Le plus équitable dans la haute fortune est toujours le plus utile. Conserver son bien, s´emparer du bien d´autrui : l´un est l´éloge d´un père, l´autre, l´éloge d´un roi. " Il se trouve de temps en temps des scélérats indiscrets, comme ce Tiridate, qui révèlent, très mal à propos, la doctrine des rois.

206. Les Romains se jettent sur la Chypre. Ptolomée, leur allié, est proscrit. Alors le fisc était épuisé. La proscription de Ptolomée n´eut pas d´autre motif que la richesse de ce prince, et la pauvreté du fisc romain. Ptolomée s´empoisonne, la Chypre devient tributaire. On la spolie. L´honnête Caton en transporte à Rome les riches dépouilles comme des guenilles, cela est tout à fait à la moderne, excepté le poison, On n´empoisonne pas, on ne s´empoisonne plus.

207. Jeter des haines entre ses ennemis, acharner deux puissances l´une contre l´autre, afin de les affaiblir et de les perdre toutes deux, c´est ce que Drusus fit dans la Germanie, et ce que Tacite approuve. Et l´on blâmera ce pape, qui fomentait la querelle des Colonnes et des Ursins ; tantôt favorable, tantôt contraire à l´un et l´autre parti ; leur fournissant secrètement de l´argent et des armes jusqu´à ce que, réduits à la dernière nécessité par des succès et des défaites alternatives, il les étouffa sans résistance de leur part et sans fatigue de la sienne!

208. Celui qui préfère une belle ligne dans l´histoire à l´invasion d´une province, pourrait bien n´avoir ni la belle ligne ni la province.

209. La raison pour laquelle on crie contre les fermiers généraux en France, est précisément celle pour laquelle on les institue ailleurs. Je ne veux que deux états, des soldats et des pourvoyeurs. Je veux que mes soldats soient bien et je ne me soucie pas que mes pourvoyeurs soient riches. J´emploie des fermiers à les dépouiller et je dépouille les fermiers. Je renouvelle tacitement le gouvernement de Sparte. Si mes sujets pourvoyeurs se croient autre chose que des sujets ilotes, ils ont tort. Je fais ou je projette en grand ce que Lycurgue exécuta en petit ; mais à moi il me faut de l´argent, je dis à moi, non à mes sujets. Privatus illis census erat brevis, commune tutum.

210. Disgracier ceux à qui l´on aurait des pensions à faire ; cela est toujours facile.

211. Tout voir par ses yeux, tenir de la clarté dans ses affaires, et rendre la colonne de la recette la plus longue, et celle de la dépense la plus petite possible ; il n´y a point de commerce ni d´empire qui ne prospèrent par ces moyens.

112. Plus un souverain recommande l´exercice des lois, plus il est à présumer que les magistrats sont lâches. Tibère avait continuellement dans la bouche qu´il fallait exécuter les lois.

213. Le crime de lèse-majesté est le complément de toutes les accusations. Ce mot de Tacite peint et l´empereur et le sénat et le peuple.

214. Les victoires en imposent autant au-dedans qu´au-dehors ; on se soumet plus volontiers à un héros qu´à un homme ordinaire ; peutêtre aussi s´y mêle-t-il un peu de reconnaissance et de vanité. On est fier d´appartenir à une nation victorieuse ; on est reconnaissant envers un prince à qui l´on doit cette illustration, compagne de la sécurité.

215. Je voudrais bien savoir ce qui se passait au fond de l´âme de Tibère, écoutant gravement en silence les sénateurs disputant si le préteur avait droit de verge sur les histrions : cela devait lui paraître plaisant.

216. Une autre fois, il garda le même silence, tandis qu´on agitait si le sénat pouvait délibérer d´affaires publiques dans l´absence de César ; et quoique la question fût plus importante, le doute ne lui en parut pas moins plaisant. En effet, de quoi s´agissait-il entre ces graves personnages ? de savoir s´ils étaient quelque chose ou rien.

217. La liberté d´écrire et de parler impunément, marque ou l´extrême bonté du prince, ou le profond esclavage du peuple ; on ne permet de dire qu´à celui qui ne peut rien.

218. Un peuple fier comme le peuple romain, lorsqu´il dégénère, est pire qu´aucun autre ; car toute la force qu´il avait dans la vertu, il la porte dans le vice : c´est alors un mélange de bassesse, d´orgueil, d´atrocité, de folie ; on ne sait comment le gouverner ; l´indulgence le rend insolent, la dureté le révolte.

219. Appeler le soldat camarade un jour de bataille, c´est accepter sa part du danger commun ; c´est descendre au rang de soldat ; c´est élever le soldat au rang de chef. Ce ne peut être que le mot d´un homme brave. Un lâche n´oserait pas le dire, ou le dirait mal. C´est le mot de Catilina : Vel me duce, vel milite, utimini.

220. Après la bataille de Pharsale, Labiénus fit courir le bruit que César était gravement blessé. Aux portes de Mantes, le Mayenne en fit autant. " Mes amis, dit-il, ouvrez-moi, nous avons perdu la bataille ; rriaifle Béarnais est mort. "

221. Salluste a fait l´histoire de toutes les nations dans le peu de lignes qui suivent : " J´ai beaucoup lu, j´ai beaucoup entendu, j´ai beaucoup médité sur ce que la république avait achevé de grand dans la paix et dans la guerre ; je me suis interrogé moi-même sur les moyens qui avaient conduit à une heureuse fin tant d´entreprises étonnantes, et il m´a été démontré que cette énorme besogne n´avait été l´ouvrage que d´un très petit nombre de grands hommes. "

222. Dans les grandes affaires, ne prendre conseil que de la chose et du moment.,

223. Les plus mauvais politiques sont communément les jurisconsultes, parce qu´ils sont toujours tentés de rapporter les affaires publiques à la routine des affaires privées.

224. Employer les hommes à quoi ils sont propres : chose importante, qu´aucune nation, qu´aucun gouvernement ancien ou moderne n´a si bien su que la petite société de Jésus : aussi, dans un assez court intervalle de temps est-elle parvenue à un degré de puissance et de considération dont quelques-uns de ses membres même étaient étonnés.

225. On ne peut pas dire qu´à ma cour Pars miseriarum sit videre et aspici, qu´il y ait des gens qui vultum, gemitus, occultum etiam murmur excipiant. Si l´on voyait au fond de mon coeur, on n´y remarquerait point ces laniatus et ictus des tyrans. Mais je ne sais pourquoi cela me déplaît à lire. Il faut avouer que j´ai des moments fâcheux. Qu´on m´apporte ma flûte... Monsieur ***, pourriez-vous m´expliquer ce passage d´Aristote : "Aei gar zhtousi to ison to dicaion oi httouz, oi de xratountez ouden jrontizousi"

- cela veut dire, Sire, en latin : Semper imbecilliores aequum et justum quaerere, sed qui plus possint talia parvi faciunt. - Ne pourriez-vous pas me dire cela en français ? - Le peuple n´est rien, le souverain en fait ce qu´il veut. Il se plaint d´abord, on ne l´écoute pas ; il se tait, il s´accoutume si bien au malheur même qu´il ne le sent plus. Il est dans l´empire comme les enfants des pauvres qui naissent dans la misère et qui jouent et rient sous le toit d´une chaumière. Moins il tient à son mitre, plus il faut que la milice soit forte.

226. Faire des soldats de ceux qui sont mauvais pourvoyeurs ; renvoyer parmi les pourvoyeurs ceux qui sont mauvais soldats. Cette dernière opération ne peut avoir lieu qu´avec le temps. L´égalité et la faiblesse des sujets font la sûreté du souverain ; la force du souverain, ou l´argent et les soldats, font la sûreté de l´empire.

227. Je ne crains aucun blâme ni du présent ni de l´avenir, et il n´ja qu´un seul éloge qui me touche, et c´est apparemment celui que je mérite le moins.

228. Et que mes sujets ne se plaignent pas de manquer d´une aisance qui ne fait rien à leur bonheur et que j'emploie à leur sécurité, et de la privation d'une liberté dont les autres peuples n'ont que l'ombre frivole.

229. Dans les choses hasardeuses, on attribue le succès à un génie particulier, protecteur de l´empire et du souverain. On opposait auj victoires du roi de Prusse le miracle de la maison d´Autriche.



***